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DELORMEL,Henry(18..-1930): Jean de Tinan(1905).
Saisiedu texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.XII.2006)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de Vers et prose, revuetrimestrielle de littérature, éditée à Paris parl'Imprimerie H. Jouve (Tome 2, Juin-Juillet-Août 1905).

NOS MORTS

JEAN DE TINAN
par
HenryDelormel

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A HENRY GAUTHIER-VILLARS.

Je viens de regarder dans tesyeux, ô vie,
à cette volupté mon coeur acessé de battre.


FRIEDRICH NIETZSCHE.


Ceciest un essai de Biographie passionnée et eut dû comporter commesous-titre « la Passion de Notre Ami Jean de Tinan » ou « Un Hérosselon le nouvel évangile », héros dans le sens qu'y attachait Carlyleet Evangile selon Nietzsche.
 
Celui quimourut à 24 ans, en 1898, ne doit pas être considéré comme un homme delettres ; ne voir en lui qu'un écrivain, n'est-ce pas singulièrement lediminuer ? En considérant la mort si proche, tous les jours de bonheurperdus à des besognes vulgaires ou médiocres ne peut-on pas s'écrier :« A quoi bon écrire quand la vie est là ! » formule qui résume celui dequi je parle aujourd'hui. L'attitude de Jean de Tinan me rappelle celledes héros de Balzac ou des dandys stendhaliens, accommodée à notremoderne aventure ! Je n'ai calculé - comme un géomètre - que la courbede son évolution. Ce n'est pas ici de la critique littéraire, mais uneméthode de vie ou une grammaire de passion, tout à la fois un exempleet un enseignement.

Rien n'est plus émouvant que laformation des légendes : les nouvelles méthodes historiques et lepositivisme rendent ces phénomènes impossibles maintenant dans notrevieille Europe et les relégueront dans le domaine de l'imagination etde la fantaisie pures. On pourra s'en amuser, mais on n'y croira plus :objet de mépris pour les esprits sérieux comme a dit Heinrich Heineavec une arrière-pensée d'ironie profonde, car qu'y a-t-il de sérieuxau point de vue absolu ? Ne pourrait-on pas soutenir aussi bien que cesont la poésie et l'analyse, la philosophie et le lyrisme, le bonheuret la beauté ? Quoi qu'il en soit, nous allons reconstituer parl'analyse les traits qui caractérisent ces mirages quand l'incroyableet éternelle puissance du rêve l'emporte sur les domaines des réalités,que rien ne vient plus choquer notre complaisance et que la puissancecréatrice de l'imagination fait du passé un portrait idéal conforme ànos désirs intérieurs. Le souvenir que me laisse Jean de Tinanparticipe de cette magie et j'en use avec lui comme Maurice Barrès fitde Marie Baskirsheff, les Evangélistes de Jésus de Nazareth et lesHomérides pour la mythologie de l'Hellade. Je n'hésite pas à transcrirece que je sais être des fictions ! Quand j'évoque ce jeune hommeélégant évoluant à travers Paris dans les milieux qu'il avait élus deMontmartre au Palais de Glace, de l'Américain chez Maxim's, lapoussière des boulevards me semble devenir une atmosphère d'héroïsme,la place Pigalle et la place Blanche des noms chargés de poésie. C'estqu'il est l'exact symbole de l'avidité et de la fièvre de notrejeunesse, de notre mouvement éperdu vers la joie... Je sais... Lequartier Latin, aujourd'hui, dès dix heures du soir est plein demélancolie, Montmartre ne connaît plus sa splendeur passée. Ces lieuxque nous aimons pour des raisons transcendantes n'ont pas changé, carles choses sont ce que nous les faisons et n'existent pas enelles-mêmes, mais les nouvelles générations manquent dedésintéressement et de bohémianisme. Il ne s'agit pas de rire, il fautse faire une position ! Et l'on vit dans une vie sans fantaisie, onamasse des médiocrités et à l'inventaire on se retrouve un beau jouramoindri. Jean de Tinan justement nous montre que par la seule vertu del'exaltation on peut donner de la beauté et de la gaieté aux choses...

J'ensuis sûr, c'est par les nuits froides et mondaines d'hiver que seprécisa son idéal qui était, non pas de parvenir à la gloire, mais devivre en beauté, d'être heureux : il sortit de sa tour d'ivoire pouraller dans la vie et se chercher lui-même. Que sont des années debibliothèques auprès de telles secousses ? « Non pas s'évader de laréalité, comme prétendent certains, mais s'évader au contraire de lavie intérieure, de la vie contemplative, chasser les larves et lesfantômes ». Voilà quelle fut à peu près sa formule. Pour les sensitifsd'aujourd'hui qui connaissent jusqu'à ses dernières limites toutes lesnuances du monde moral, tout n'est pour ainsi dire que blessure : oules sensations extérieures glissent, ou elles ont une telle violenceque les réactions sont extrêmement lentes et sur le moment produisentune sorte d'angoisse. Ils sont dans l'ordre sentimental comme cevoluptueux de Sybaris qu'avait empêché de dormir dans sa couche le plid'une feuille de rose... Prendre conscience de soi-même, vaincre sesdégoûts, ses timidités, ses angoisses, naître à la vie, voilà ce que celibérateur nous propose, héros d'une tragédie intérieure, qui, àtravers toutes les douleurs personnelles, se préoccupait de thèsesgénérales.

Il avait vu que la vie des êtressensibles est la chose la plus noble et la plus dérisoire. Rimbaud déjàavait dit : « Par délicatesse, j'ai perdu ma vie. » Comprenant que leseul salut était dans la logique glacée des psychologues, dans leurattitude insolente et voilée de clairvoyance et d'ironie, il avaitdécouvert le grand secret. Convalescent d'une longue maladie delangueur - envoûtement de l'idéal - il reprenait lentement possessionde lui-même. N'étant plus aveuglé par son rêve intérieur, sous l'éclatde toutes ces clartés froides, les yeux encore éblouis par toutes cesanciennes chimères, parvenu enfin dans le chemin de la vérité et de lavie, dans une ivresse indolente et lucide il refaisait la découverteenfantine du monde ; le charme magique était rompu et son âme dès lorsdevint indulgente et curieuse de sensations. Le bonheur qu'il avaitcherché le pénétrait sensuellement. Sous quelles formes ?... Qu'importe!... Il chantait les nuits blanches des grands bars, les restaurants denuit, les promenoirs de music-hall et les salles lumineuses... Il yportait sa fièvre et sa passion, et les sensations les plus vulgairesil les ressentait avec une telle violence et un tel lyrisme qu'elles enrestaient ennoblies... Il aima les gens de plaisir parce que ce sont àla fois les plus libres, les plus calmes et les plus passionnés. Sousle titre de « Penses-turéussir ? », il écrivit une seconde éducation sentimentaleplus vécue que la première, n'en déplaise aux disciples de Flaubert, etd'où se dégage une poésie naturaliste, une vision de la vie à la foisironique et lyrique qui est d'une folle séduction. Pourquoi le nier ?Notre jeunesse grandit parmi de petites prostituées, des estaminets,des brasseries, l'eau de toilette et le musc artificiel. Comme M. deGoethe, Jean de Tinan raconta ses amours de jeunesse ; il se trouva quece furent des idylles réalistes au lieu d'être des amours de tête. Nousne sommes pas maîtres de nos destins ! Amusé en songeant à toutes sestimidités anciennes et indifférent aux jugements des hommes, ilproclama que la volupté est le souverain bien. Aux amoureusesdésormais, au lieu d'offrir un sentiment éternel, avec infiniment degrâce il proposait la méthode expérimentale par un paroxysmed'honnêteté..... Il rêvait une vie en beauté, en décor, monté de ton etd'un diapason élevé. Plongé dans le flot montant de la démocratie (car notre société tend àdétruire tout ce qui s'élève au-dessus du médiocre) ilnous faut saluer plus ardemment celui qui n'eut d'estime que pour toutce qui est romanesque et passionné et qui eût voulu que la vie fût unefête éternelle.
 
Ce garçon, d'une verveinfinie, d'une fantaisie exquise, aima les choses modernes, les milieuxoù il évolua en s'y plaisant infiniment : il savait que le présent seulnous appartient et ne le sacrifiait, - comme font ordinairement lespoètes - ni au passé, ni à l'avenir. Il aima Paris et tous ses décors,en artiste et nullement en provincial ahuri, comme une citémerveilleuse dans une atmosphère de réalisme doré. « Donnez-moi un vinassez fort pour me faire oublier l'amertume de la vie », a dit le poètepersan. Cette exaltation il l'eut en lui ; c'est dans une buée de rêvequ'il voyait le luxe de la rue  de la Paix, les horizons desChamps-Elysées, les music-hall lumineux. - Impressions rapides -confuses mais éblouissantes et toutes lumineuses de bonheur, sensationsqui vous envahissent parfois tout entier, l'on ne sait pourquoi :rythmes de valses - fumée de cigarette - balancement d'un rocking-chairsur une terrasse devant la mer - fin d'un bal qu'on considère del'angle d'un salon : étranges attendrissements, étonnante conscience desoi-même, visions merveilleuses. Jean de Tinan connut tous ces délireslucides qu'il traduisit dans une écriture impressionniste et brillante.Ce sont comme des gouttes d'essences qui en s'évaporant donnent unincroyable parfum.
 
Il chanta lessensations heureuses, les maîtresses, les passantes, les nuits deParis, la fumée bleue des havanes, les estampes, les livres rares etsut découvrir la poésie cachée qui sommeille en toutes choses.

Cettesensualité, ce désir d'étreindre la vie, cet amour du réel, rêveorgiaque et d'un enivrement analogue à celui que donne la morphine,cette fièvre... tout cela qui caractérise Jean de Tinan lui fut tout àfait particulier ; pour cela seulement ne devrait-on pas ranger seslivres sur l'étagère d'or des esprits originaux qui ont préparé lesTemps Modernes entre les romans idéologiques de Barrès, les livresd'égotisme de Stendhal, l'Aphroditede Louys, le Troupeaude Clarisse.

A des générations anémiéespar un long atavisme de rêves et de contemplations, il est bond'exalter la vie et la volupté ... Voilà en tout cas dans l'Art pur desidées neuves ? Je rends l'hommage qui leur est dû à quelques grandsartistes d'aujourd'hui, mais ils ont fourni leur formule et à l'horizonnous ne voyons rien venir... qu'une étonnante poussière. Quelques-unsespèrent une Renaissance. Maurice Maeterlinck, ce sage familier dessommets, regardant au loin, en signe d'allégresse agite déjà desrameaux d'olivier et Nietzsche dans les ténèbres comme l'oiseauannonciateur du jour a lancé un cri éperdu de victoire.
 
... Ceci est une leçon de sincérité et de sagesse, en mêmetemps qu'un chant à la vie, une prière du matin : sorte de cordial pourceux qui ont toutes les timidités, souffrent de l'idéalisme, et nepeuvent pour ainsi dire pas entrer en contact avec le monde extérieur.L'exemple de ce jeune homme nous enseigne qu'il faut aimer les seulesréalités et qu'il n'y a rien que des ténèbres derrière le monde desapparences...

Ce n'est pas sans raison que j'ainommé Jean de Tinan un héros, car il aima la vie tout entière et sessouffrances avec une clairvoyance attendrie, comme ces maîtressesauxquelles on tient parce que, malgré leurs bassesses et leurstrahisons, elles vous donnent parfois d'incomparables minutes ; ce sontces liaisons-là les plus profondes ! Mais ses ardeurs et ses fièvresépuisèrent son organisme délicat et il se tua par amour d'elles. S'ilfaut en croire certains pessimistes et même un oracle, ce fut encoreune particulière faveur ; je suis sûr qu'avec son exaltation il en eûtjugé de la sorte. Ce fut un apôtre à sa manière : il mourut par plaisiret pour le plaisir ; car c'est la maladie qui lui procura cetteexcitation nerveuse, cette exaltation dionysienne ; ces teintes rosesqui éclairent son oeuvre ne sont pas des lueurs de joie, mais l'éclatbrûlant de la phtisie ; ce ne sont pas les reflets de la jeunesse, maisles couleurs de la fièvre ; son exaltation était telle qu'elle ne tombaqu'avec sa vie. Il se tuait et la vision qu'il avait du monde étaitencore plus merveilleuse. Il assistait à son agonie, mais ill'acceptait avec enivrement. Quel plus bel exemple saurais-je offrir àdes passionnés ?

Je voulais faire un pèlerinage auxlieux où il avait vécu pour tenter d'y découvrir un secret inattendu,un sens nouveau, à l'abbaye de Jumièges, la vallée de Navarreux, unemaison de la rue de l'Université. Qu'y aurais-je trouvé ? Des paysagesanonymes, un appartement vide, des pièces nues d'une affreusetristesse, toutes ces choses n'ayant par elles-mêmes aucun sens mais lesentiment vague et forcé, et factice, qu'y pourrait donner larhétorique. J'aurais voulu voir aussi la tombe où était enseveli leplus étonnant jeune homme de toutes les dernières générations. C'eûtété un thème classique avec des développements faciles... temps boueuxd'automne, la Toussaint, la Fête des Morts, odeur âcre et fade deschrysanthèmes et des fleurs qui se décomposent. Pour donner toute savaleur à ce caractère, par antithèse c'est de là que j'aurais exaltéson culte de la vie. Où, mieux que dans un cimetière, saurait-onglorifier la passion par la valeur des contrastes ?...
 
Mais voilà que, dans un soir de Paris, je vis sur desaffiches de l'Olympia en hautes capitales noires le nom de Cléo deMérode : « Cléo de Mérode » offerte nue par un grand sculpteur aux yeuxdes foules, qui occupa des philosophes et des poètes, servit deprétexte à l'un des plus brillants essais de Jean de Tinan. Il fautcroire malgré tout que la beauté physique, le rythme des lignes et lagrâce ont une vertu spéciale pour émouvoir des artistes, c'est-à-direceux qui ont du monde la notion la plus abondante. Je voulus revoircelle qu'à n'en pas douter, il chérit quelques jours d'imagination toutau moins. Il s'y mêlait un sentiment d'attendrissante mélancolie...
 
Clubmen en habit, jolies femmes en toilette de soirée,délicieuses prostituées, défilé du Paris de la vie nocturne, tout cemonde qu'il chanta - dans la lumière incandescente des lampes à arc,faisait un tableau tout d'impressionnisme de Degas ou deToulouse-Lautrec, d'un art et d'un sens nouveaux. C'est bien là qu'ilfallait venir chercher son souvenir, appuyé à la haute table d'acajoud'un bar américain, aux étagères ornées de verres multicolores, dans lafumée d'un havane, parmi tout ce monde factice qu'il fréquenta pouréchapper aux crises vides et douloureuses et à toutes les idéesobscures.

HENRYDELORMEL