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DELRIEU, André(18..-18..) : LesEnfants-Trouvés, (1831). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (12.VII.2005) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux :nc) de Paris ou le livre descent-et-un. Tome deuxième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXI.- 422 p.; 22 cm. Les Enfants-Trouvés par Anaïs Delrieu ~~~~Voici,à mon sens, le résumé desmoeurs actuelles. D’autres, mieux prodigues de leurplume, et surtout mes maîtres, diront en se jouant cet infinipanorama de la cité qui fait le monde à sonmoule, cette vie nombreuse où le Parisien se berce ainsiqu’au roulis d’un vaisseau. Moi, observateur jeune,j’ai cherché naïvement lerésultat ; j’ai brodé sur le fond. Celivre est une histoire, dont mon texte, étudiésavamment, pourrait clore le drame en dernier chapitre. Dieu veuilleque mon ébauche se pardonne ! Ailleurs sont les curieusesspécialités, les investigations mordantes, lecoloris chaud de la ruelle, la fine langue des salons ; ici, lavérité crue, le détail honteux et lechiffre sanglant couvriront la faiblesse du narrateur. Et cen’est pas ma faute si un sujet, pris au hasard dans le romande la grande ville, rattache à une idée seule lasource, le noeud et le progrès de lasociété contemporaine ; il y a même,dans le fait unique de l’existence de l’hospice desEnfants-Trouvés, une question de haute théorie.Que vous jouissiez à l’Opéra de laplénitude d’une représentationsensuelle, ou que vous contempliez, binocle en main, le cadavred’un noyé sur les planches de la Morgue, partoutet à toujours la Gorgone del’immoralité regardera vos yeux de ses yeuxbéants. Chez quelques peuples, la mesure de la civilisationse prend encore à l’âge des monumentsfunéraires ; en France, on peut estimerl’humanité à l’infectiond’un berceau. Vous voyez donc que la raison del’homme a grandi de tout l’intervalle quisépare la vie et la mort ; c’est uneconquête immense, admirablement tailléeà nos imaginations géantes.L’égoïsme est presquelittéraire : il veut des monstres. J’allais vous parler de poésies modernes ; etc’est d’un hôpital qu’ils’agit. Jamais édifice public n’offrit un aspect plusdirectement opposé aux idées péniblesque son existence remue. Il semble qu’on y retrouveà plaisir ce contraste, si répandu chez nous, desimples choses et d’horreurs profondes. En y entrant, vouscherchez des larmes, des émotions philosophiques, dudégoût ; et c’est à peine sivous entendez les vagissements des nouveau-nés ; et partoutvous rencontrez, autour de vous et sous vos pas, des fleurs, de bonnessoeurs grises, des rideaux bien blancs, des crucifix, un peude crime, et voilà tout. On se promène entre cesrangées de berceaux comme dans une prairie ; seulement, dansune prairie, la terre, cette mère commune, rend aux plantesorphelines leur véritable nourrice. On voit destêtes blondes, des figures d’ange, une sallequ’on nomme poétiquement la Crèche,une chapelle mignonne, et un amphithéâtre dedissection. Les bâtiments formaient un ancien couventd’oratoriens ; aujourd’hui c’est unhospice d’enfants trouvés : il y a deuxsiècles dans ces deux mots. Rien de remarquable àcet hospice ; il ressemble à un collége,à une manufacture, à la maison du bout de la rue,à la maison de votre père. J’oubliaispourtant une statue que vous saluez pieusement àl’entrée. Vincent de Paule veille dans levestibule de son temple ; Vincent de Paule, cet homme dontl’instinct évangélique sauva lecinquième des populations qui passeront sur sa tombe. Sescontemporains embarrassés ont écrit son nom dansl’almanach ; Napoléon, lui, en aurait fait unministre, et pour cause. Lorsque j’arrivai à la grille, mes yeuxs’arrêtèrent sur une boîte, outourniquet, placé à droite de la porte, ets’ouvrant par deux coulisses àl’intérieur et sur la rue. Ce tourniquetreprésente parfaitement une boîte auxlettres. Il est vrai qu’une mère y jette sonenfant à peu près comme un billet douxà la poste, avec cette nuance que le billet doux entamel’intrigue, et que l’enfant la dénoue.L’histoire du tourniquet a subi les caprices de la moralepublique. Jadis, la femme misérable ou adultèredéposait là, de nuit etmystérieusement, son nouveau-né ; puis, tirant lasonnette pour éveiller la soeur de garde, elles’échappait dans l’ombre avec ses larmesou ses remords. A cette heure, un singulier abus a forcémentsimplifié le recrutement de l’hospice. Ilparaît qu’autrefois on trouvaitfréquemment au matin dans le tourniquet des enfants morts,et glissés avant le jour à ce lieu de passage,sans doute pour éviter les frais d’enterrement ouescamoter un crime. Ce moyen de frauder la guillotine et les pompesfunèbres a disparu. Une soeur veille, pendant lanuit, à l’entrée du parloir, etreçoit les survenants de la main à la main ; letourniquet ne s’ouvre plus, et son cadenas estrouillé. D’ailleurs, cette voie a perdu le charmedu secret. Je vous dirai que maintenant on tient fort peu àcacher qu’on est gêné d’unenfant ; qu’il vienne du boudoir ou du grenier,qu’il tombe d’une calèche oud’une hotte, avec des langes brodés ou un lambeaude laine, c’est une affaire de ménage, unintérêt de famille qu’on traiteà l’amiable. On présentel’enfant au parloir en plein midi ; on le recommandemême aux soeurs, en répétantavec soin le nom de son père ; on verse quelques larmes, etc’est fini. Après cela, quel’infortuné crie, meure, soitdéchiqueté par l’anatomiste et cousu enmorceaux dans une toile à sac qu’on jette au troubanal du cimetière, peu importe ! l’honneur estsauf, la mère va au bal ou à laSalpêtrière, la civilisation marche, lamédecine rayonne, et nous avons àl’université un coursd’économie politique : c’est admirable ! Quelquefois, dans des jours rares, le coeur de lamère se rompt d’angoisse au spectacle de cetteséparation hideuse ; ses mains tremblent endéroulant le maillot troué ; elle pleure et elleembrasse long-temps l’enfant qui ne l’appellerajamais sa mère. On m’a raconté desaventures touchantes, des regrets cuisants, des drames tout entiers, etdont le coloris rafraîchit cette fiévreuse nature.Il y a de pauvres ouvrières qui marquent leurnouveau-né ; qui suspendent à son cou un ruban,un chapelet, une vieille bague ; qui lui donnent un nom bienaimé, et supplient les soeurs de lui donner ce nom.Celles-ci viennent chaque mois, chaque semaine,s’enquérir avec anxiété dusort de la victime ; car elles ne doivent jamais la voir ; et, en casde mort, on leur refuse le cadavre : c’est lebénéfice du scalpel de l’interne.D’autres, ne sachant plus résister àleur douleur, usent d’une fraude pieuse, ets’engagent comme nourrices pour rendre le sein àleur enfant. Ces femmes-là mériteraient un prixde vertu. Ce serait une belle chose, philanthropique vraiment, que de rechercherdans quelle proportion les diverses classes de lasociété se distribuent ces coupablesmères ; un pareil dénombrement, s’ilétait praticable, fixerait ces mille physionomies du vice,qui nous échappent par leur mobilité, etdessinerait arithmétiquement la plus satisfaisante revue dece Paris complet, depuis la boue de ses carrefoursjusqu’à la flèche de sonPanthéon. Jamais populace romaine, fouettée parJuvénal, n’aurait étalé auForum plus d’insouciance et de haillons ; jamais surtoutdélicieuses infamies du prétoire ne seraientrévélées en mémoires pluspiquants, même après le pamphlet dePétrone. Voyez quel coup de massue sur ce réseausi fin d’élégance où dormentles vieux péchés de Lutèce !Peut-être les économistes trouveraient-ils danscette légende curieuse le résultat que le pauvreattend depuis la création de leur science. Bientôtil y aurait émulation, sinon de vertu, au moins de bon ton,à réduire progressivement le chiffrejusqu’à la pureté de zéro ;toutes les moralités passeraient à ce laminoir destatistique ; les grandes dames et les grisettes, le boudoir et laruelle, la misère et la luxure se balanceraient en produitnet : un jour, le quartier de la chaussée d’Antincacherait son nombre ; un autre, le faubourg Saint-Marceau feraitparade de sa fraction. Enfin, pour récompenser ce travailpatriotique, l’Académie des Inscriptions ouvriraitses portes au légendaire. J’ignore si les progrès de la philosophieamèneront cet essai de perfectionnement ; mais il estcertain que l’hospice des Enfants-Trouvéspossède déjà un excellent moyenpratique d’y atteindre. C’est un registre, unsimple registre où s’inscrivent, à laréception du nouveau-né, toutes les plusminutieuses circonstances qui ont accompagné sondépôt. Sur ce registre, par exemple, onécrit que l’enfant étaitrevêtu d’un linge grossier ou d’unechemisette de dentelle, ou bien encore qu’il étaitcomplètement nu ; on y écrit que les parents ontpleuré ou n’ont pas pleuré, les parolesqu’ils ont dites, leurs prières, leur sang-froid,leur gaîté ; on y mentionne le jour,l’heure de l’entrée, le nom del’enfant, s’il avait un nom, et souvent la maladiedont il était rongé. Vous remarquez làune tournure de renseignement. Enfin, quand la victime meurt, on yprend date qu’elle est morte. Ce registrereprésente donc les annales volumineuses etprécises de la plus extraordinaire chronique qui ait jamaisexisté. Au surplus, ce memorandum de l’hospice, ce grand livre de la dette publique, est rédigédans un but utile. Lorsqu’on désire reprendre unenfant des mains de l’État, les pages vieilles etjaunies fournissent le signalement ; vous achetez le souvenir duregistre ; on vous marchande le bout de ligne qui seul dans le monderéduit en symbole votre paternité, et tient votrefils sous trois mots. Aussi les employés del’administration gardent-ils ce livre fameux avec un respectde bedeau ; ils prennent des gants pour l’ouvrir :c’est une relique. Sacrifiez au Dieu ; le tabernacle sautera.Encore un louis, on vous donnera du papier pour transcrire. Personnen’a vu ce livre, personne, pas mêmel’administrateur qui le plonge dans une armoire : il trembled’ébruiter lui-même lemystère doré. Merveilleux impôt qui, levé sur des retours detendresse ou de fortune, frappe droit au consommateur ! Ilétait impossible d’asseoir pluséquitablement la balance entre le prêtà usage et la redevance en nature. C’est unchef-d’oeuvre de jurisprudence bureaucratique. Hélas ! que ne sommes-nous Espagnols ou Prussiens ! onverrait des femmes perdre à dessein leur enfant pour lesavoir trouvé. A Madrid, les enfants-trouvéssont tous censés légitimes :d’où il suit que les bâtards couvrentles rues ; En Prusse, sous le grand Frédéric,prince soldat, et par conséquent très-habileà soigner les populations, les filles-mèresnourrissaient publiquement leurs enfants, et prenaient rang dans lemonde à côté des femmesmariées. Ceci était renouvelé desGrecs. Hâtons-nous donc d’ajouter queFrédéric passait pour un monarque philosophe. Jen’ai jamais été en Prusse ; mais il estprobable que cette tolérance philanthropique du grand roisera tombée en désuétude. Il y a un fait curieux et que j’abandonne auxrêveries des utilitaires. Comparativement aux autrescapitales de l’Europe, et eu égard à sapopulation, la ville de Paris est celle dont les hospicesreçoivent, année commune, le moinsd’enfants-trouvés ; et pourtant c’est laFrance, parmi les nations, qui se montre la plus ingrate àfixer le sort de ces rejetons de la misère. A Londres, leuréducation sent l’école de Franklin etl’hospitalité d’un peuple industriel. Onva même jusqu’à leur donner de bonnesmoeurs et quelques vertus ; ce qui est très-rarechez nous. J’ajouterai que, par une mesure de police, lesmères sont obligées de se présenteravant les couches. Leur nom échappe au déshonneurde l’enregistrement ; et la honte de la comparutionn’amène que les plus misérables et lesplus effrontées. En Russie, à Naples, on laisseparler les dispositions naturelles des orphelins avant de leurenseigner une profession ; et Moscou renferme un hospice oùles enfants apprennent la danse, la musique et tous les accessoires del’art dramatique, sur un théâtre qui esttout entier leur ouvrage ; et cet hospice fut le premier auquelNapoléon envoya une garde, le soir même de sonentrée à Moscou. Ici, à peine adulte, l’enfant-trouvéreçoit, avec le congé del’administration, un brevet de domesticité. Lasociété, traitant ces malheureux enrégie comme les tabacs, veut bien les élever enmasse au dernier étage de ses catégories ; on lesdisperse, bon gré, mal gré, dans la classe laplus commune, avec le présent d’une instructionétroite ; et si le Paria, étonné dumassacre de son intelligence, tressaille dans son habit de bure, etmord le collier d’ilote, on lui jette un rabot, une pioche,ou la faim. Le choix n’est pas douteux. Et si je vous disais que la moitié seulement recueille cethéritage, et que l’autre meurt,décimée par la privation du lait maternel,l’incertitude de la science, et l’infection desmaladies honteuses ? Aujourd’hui, près des troiscinquièmes des enfants-trouvés succombent dans lapremière année de leur âge. Sur lesnouveau-nés, il en périt le quart en cinq jours,et plus des deux tiers après les premiers mois. Cinq ansaprès le jour où huit enfants auraientété déposés ensembleà l’hospice, il en resterait trois vivants. Mettezdouze ans, et vous n’en trouverez qu’un seul !Avouons que l’art et l’administration sontimpuissants à conjurer cette horrible ruine : elledépend de mille causes, locales ou hygiéniques,qui sont au-dessus de leurs ressources. Toutefois il est consolant dementionner que le chiffre de cette mortalitédécroît de jour en jour ; et lesrésultats obtenus jusqu’à cette heure,sous ce rapport, on totalement modifié la situation queprésentait, il y a quarante ans, l’hospice desEnfants-Trouvés. A l’appui de mon dire, je mepermettrai de citer un fait. Maintenant des voitures commodestransportent à Paris les nourrices du fond de leurscampagnes, et chaque département possède unesuccursale de l’hospice où lesnouveau-nés sont reçus dèsqu’on les présente. Croirait-on qu’avantla révolution, l’établissement de lacapitale devait suffire à toute la France, et que lesenfants étaient traînés de chaque pointdu royaume pour prendre à ce bureau central un billet de vie! C’était le plus souvent un certificat de mort.Un homme, un portefaix, traversait à pied les provinces,portant sur son dos une hotte où s’ouvrait uneboîte matelassée qui pouvait contenir troisnouveau-nés. Cet homme, à travers lapoussière, la boue, le soleil des grandes routes, lebranlebas des auberges, cheminait paisiblement vers Paris. Les enfants,debout dans la boîte, aspiraient l’air par le haut.De temps en temps, l’homme s’arrêtaitpour prendre ses repas et faire sucer un peu de lait à sescompagnons. Quand il ouvrait le coffre, il en trouvait presque toujoursun de mort. Sans plus de souci, il jetait le cadavre et rebouchant levide qu’il laissait, achevait tranquillement son voyage avecle reste du ballot. A son arrivée, on luidélivrait un reçu de la marchandise. Il nerépondait pas des avaries. Si le système actuellement suivi a faitdisparaître ces déplorables tracesd’imperfection, l’oeuvre sans doute estméritoire, mais le bienfait est perdu. En France, comme dansles autres états du continent,l’amélioration progressive du régimedes hospices marche en raison directe de l’accroissement dunombre des enfants abandonnés ; de telle sorte,qu’à la vue d’un pareilrésultat, tout individu, sans être douéd’un fort esprit, se surprend à convenirqu’il serait peut-être heureux, pour lacicatrisation de cette plaie sociale, que les nouveau-nésmourussent étranglés par leurs mères,dévorés par la faim, ou raidis de froid sur lepavé. C’est l’opinion savante deMalthus, célèbre économiste allemand,qui a écrit un admirable ouvrage sur la charité.Ce terrible arrêt n’est pas sans appel, mais enprésence du chiffre des admissions àl’hospice de Paris, on ne peut se défendred’y ajouter foi. Dans ces dernièresannées surtout, le nombre des nouveau-nés admiss’est accru d’un tiers par mois. En 1830, on acompté jusqu’à cinq mille deux ou troiscents dépôts ; et dans le cours del’année présente, où lemalaise général a frappé plus vivementsur les classes indigentes de la population, le mouvement desentrées s’est encore élevé.J’ai sous les yeux un billet de salle, daté du 3septembre, dont l’immatricule porte le numéro4202, et nous entrons dans l’hiver ! On a remarqué que les commotions politiques poussaienttoujours au recrutement des enfants-trouvés.Après la réaction thermidorienne et au sein desillusions patriotiques du directoire, le nombre augmenta du double endix-huit mois. Soit que le désir de réparer lestrouées ouvertes par le couteau de la terreur fûtaussi vif sous la mansarde des prolétaires qu’aumilieu des orgies du Luxembourg, soit que les femmes,singulièrement éprises de la mode attrayanteappelée demi-terme, en eussentépuisé toute la fleur, et puis redoutétous les fruits, l’ère républicaine segrossit à merveille de cynisme maternel. Cette boutaded’enfantement s’accordait de façontrès-logique aux goûts militaires du futurdictateur, qui se proposait de rétablir si activementl’équilibre des populations. Mercier assure, dansson Tableau de Paris, qu’on parla long-temps du projetd’embrigader l’hospice, et de baptiser soldat toutenfant-trouvé. C’eûtété une éducation à laFrédéric, la conscription au ventre. Le projetéchoua, comme tant d’autres. Mais l’influence des crises européennes, les noirsconseils de la misère, le plus sale raffinement del’égoïsme, auraient beau charger toute lacrudité de leurs couleurs, qu’ellespâliraient encore en regard du tableau de cette autre pestedont la débauche moissonne incessamment l’enfance,et qui perpétue au coeur de la citél’héritage de la lèpre et la contagiondu sang. Ici, trempons notre plume dans le ruisseau ; je vais vouspeindre un égout. Laissez-moi donc vous dire, et cette salleréservée où je suis entréavec un frisson d’horreur, et ces corbeilles blanches etvertes, berçant sous leur tenture un doublesacrilége, et le sommeil pur des nouveau-nés quidorment sur la foi du venin, et ces plaies hideuses dontl’homme a déplacé le supplice. Avez-vous vu la galerie de Dupont, rue Vivienne ? c’est lemême spectacle, plus la réalité deschairs, le tremblement des lèvres, le bruit de larespiration, et la moiteur de la peau. Les pauvres enfants illuminentdu sourire des anges le masque infernal de leur réprobation.Il y en a qui portent une griffe au front, et semblent rêverdu ciel ; ceux-ci, dans le saisissement de la douleur,entr’ouvrent éternellement la bouche comme si leurâme passait ; d’autres, vous regardent fixementavec des yeux si grands, si bleus, sipénétrés d’une vivelumière, que tout ému vous vous penchez sur leberceau pour baiser leurs paupières : ce sont des cadavres.Ils reposent, rangés là contre les murailles,ainsi que des ombres heureuses qui attendent le réveil. Avoir l’empressement des soeurs de saint Vincent dePaule autour de ces victimes, on devine qu’elles placent dansleur salut la plus digne oeuvre de leur missionchrétienne. Sitôt qu’un enfant expire,on couche sur son corps inanimé un crucifix, on ferme lesrideaux, et on place au sommet une petite couronne de margueritesblanches et d’immortelles. Ainsi distinguée pourquelques heures entre toutes ses compagnes, la fleur, que le mal et lamort ont flétrie, demeure un gage deréconciliation divine. La mèrepeut-être maudit encore le nouveau-né quedéjà il implore grâce pour elle. Femme qui me lisez, femme du faubourg noble ou de la rued’Antin, oubliez quelque jour, par une matinéebrillante d’hiver, la croisée voluptueuse qui voustamise vert et jaune l’éclat du soleil ; oubliezvotre garde-feu d’ambre, aux croquis chinois, aux arabesquesperlées ; et dirigez votre promenade vers cette maisonblanche de la rue d’Enfer, dont j’aiessayé de vous tracer l’histoire. Certes,l’enchantement d’une vie parfuméen’émigrera pas à votre suite pourgravir le plateau du quartier latin ; vos jolis piedss’embarrasseront dans les langes qui jonchent les largescorridors, et sèchent au chambranle des hautescheminées. La voix grave des soeurs, le cri desenfants nouveau-nés, le tableau de leur martyre,ébranleront vos nerfs délicats. Mais vous devezcette visite au refuge des misères que votre sexe alimentepour moitié. Car, devant le berceau del’enfant-trouvé, vous pourrez dire commeFontenelle, et en versant des larmes : L’amour apassé par là. ANDRÉDELRIEU. |