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DESCHAMPS, Emile(1791-1871) : Les Appartements àlouer(1832). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (06.VI.2018) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00. Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) de Paris ou le livre des cent-et-un,Tome VIII, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832. LES APPARTEMENTS A LOUER PAR Émile DESCHAMPS ~*~ Voici une lettre que j’ai reçue vers le milieu du mois de juilletdernier : London,4 juin 1832. « Après tous les chagrins que j’ai éprouvés ici, mon cher ami,j’éprouve le besoin de quitter ma belle Angleterre pour quelquesannées, et c’est à Paris que je désire passer ce temps d’exil. Quoiqueassez jeune encore, mon brick et ma calèche ont tant couru, que jeconnais tous les petits et grands états des quatre ou cinq parties dumonde connu, aussi parfaitement que mon comté de M…. ; et ce que j’airapporté de plus clair de mes voyages, c’est que, lorsqu’on ne voyageplus, il faut en revenir à votre Paris. On parcourt, on visite d’autrescapitales avec plus d’intérêt et plus de charme peut-être, mais c’estParis qu’il faut habiter, quand on ne peut pas habiter un bon châteaude la Grande-Bretagne. Paris, c’est le grand asile et la fêteperpétuelle. Tout le monde y trouve sa place ; chacun y est le bienvenu ; personne n’y gêne personne. Paris est réellement la patrie detous ceux qui fuient la leur ; d’ailleurs, mon ami, vous y faites votrerésidence habituelle, cette seule…. » (Je passe quatre lignes deflatteries amicales, afin que personne ne puisse dire que j’ai inventéla lettre entière tout exprès pour ces quatre lignes.) « Et puis, vous le dirai-je ? Mathilde N*** était de Paris !... Bref,aurez-vous le temps et la bonté de me chercher un grand et belappartement non meublé, pour le mois d’octobre prochain. Ma mère et masœur m’y viendront voir tous les ans ; il faut donc quelque chose detrès-complet. Vous connaissez mes goûts, vous savez le prix que j’ypuis mettre. Voyez le plus de maisons que vous pourrez, et ce que vousaurez choisi sera bien choisi. Surtout un jardin ; n’oubliez pas lejardin. Le quartier m’est indifférent, pourvu qu’il soit comme ilfaut ; avec des chevaux, on est voisin de tout. « J’ai encore quelques affaires à régler, mais j’irai bien certainementvous serrer la main au commencement de l’automne. Que deviendrais-je,bon Dieu, si j’attendais à Londres les brouillards de novembre !... dece mois néfaste, à l’approche duquel l’Anglais le plus heureux a toutesles peines du monde à ne pas se brûler la cervelle ! « Tout à vous, for ever. « ROBERT S***. » P. S. « Pour que cette lettre vous arrive plus promptement et plussûrement, je vous l’envoie par une bonne occasion. Répondez-moi vite unmot. » Je répondis en effet par le premier courrier le billet suivant quej’eus l’attention, pour ne pas rester en arrière de politesse, d’écrireen anglais, tout aussi peu élégant que le français de la lettre desir Robert. (Traduction française de ma réponse.) Paris,18 juillet 1832. « Comme vous m’avez adressé, mon cher Robert, par une occasion sûre etprompte, votre lettre du 4 juin, je ne la reçois qu’au bout de sixsemaines et dans un tel état d’avarie, qu’en l’ouvrant elle est tombéeen mille morceaux ; on dirait du premier billet d’amour que vient delire une jeune fille, ou du dernier miroir qu’une vieille coquette abrisé de dépit. Enfin, j’ai tout rapproché, tout recomposé ou deviné,et je vous envoie ce mot de réponse par la poste, la meilleure desoccasions. « Je sais les tristes motifs qui vous éloignent pour quelque temps devotre pays natal ; j’approuve, pour mille raisons, et surtout pour unequi vaut les mille raisons, et surtout pour une qui vaut les milleautres, le choix que vous avez fait de ce cher Paris que je ne quittejamais ; et c’est moi qui vous remercie de la peine, très-légèred’ailleurs, que je vais prendre avec un grand plaisir, pour voustrouver un appartement à votre convenance… J’allais dire confortable; mais c’est un mot qu’on a tant répété avec un rire bête, qu’il nefaudrait maintenant rien moins que la torture pour le faire sortir dema bouche. Ne plaignez pas le moins du monde mes ennuis ou mesfatigues. Je vous dirai en confidence que je suis le centquarante-troisième des Cent-et-Un ; et, en cette qualité, rien nepeut me dispenser d’avoir de l’esprit ou d’en faire, à telle époque,sur quelque sujet qui se rattache à Paris, comme disent nos grandsorateurs qui ne s’attachent pas à bien parler. Or, l’échéance approche,et j’ai le désert dans la tête !... Peut-être en courant pour vous danstoutes les rues, attraperai-je quelques idées, accrocherai-je quelquesobservations ?... Et le monde littéraire vous sera ainsi redevable d’unchapitre dont l’absence eût été vivement sentie par trois personnes :moi, d’abord, mon libraire, et puis, je ne sais plus qui. « Toutefois, je n’userai pas des pleins-pouvoirs que vous me donnez. Jene ferai que prendre note des appartements qui me paraîtront le plusselon votre goût, et j’irai les revoir avec vous à votre arrivée, etc’est vous, s’il vous plaît, qui choisirez parmi tous ces candidats ;je ne me réserve que le droit de présentation. Car, il est aussidifficile de loger quelqu’un que de le marier. On a beau savoir qu’ilveut un appartement de tel prix et de telle grandeur ; une femme detelle dot et de telle taille ; il y a toujours quelque petite chosequ’on ignore dans l’ami que l’on connaît le mieux, et c’estordinairement une très-petite chose qui détermine nos préférences ounos antipathies. Cela tient à l’organisme humain. Le plus sûr est doncde se marier et de se loger soi-même. – Et encore !... « Ne craignez pas, mon ami, qu’on nous enlève, dans l’intervalle, lesappartements que j’aurai notés. Hélas ! dans tout Paris, en l’an decolère et de choléra 1832, les écriteaux sont fidèles aux loyers de6000 francs ! c’est la solitude des palais de Venise, avec de bonsimpôts français ! « Puisse du moins notre Paris… ce qui reste de notre Paris, suffire àdistraire votre mélancolie. Et le souvenir de vos chagrins ! j’enretiens la moitié pour ma part ; c’est déjà un allégement. Qu’endites-vous, mon cher Robert ? « A bientôt, à toujours. Votre ami, etc. » ________ Sir Robert S*** avait fait son entrée, pour la première fois, à Paris,le 31 mars 1814, avec toute l’Europe ; il était alors le plus jeunecapitaine de cavalerie de l’armée anglaise. Le maire du premierarrondissement, ou le destin, si vous l’aimez mieux, voulut que cetofficier nous fît une visite par billet de logement ; la visite seprolongea un peu, elle dura trois mois ! et pourtant, lorsqu’il se levapour s’en aller, nous luis dîmes tous : « Quoi, déjà ! mais il n’estpas tard ! » C’est qu’on n’a jamais vu d’ennemi plus amical, devainqueur plus attentif. Il comprenait, il ménageait toutes lessusceptibilités de notre patriotisme blessé. Je me rappelle qu’iln’entrait jamais dans le cabinet de mon père avec son habit rouge. Il yavait dans ses jeunes manières quelque chose de la vieille politessefrançaise ; du reste, blond, silencieux, et instruit comme un officieranglais. Pour moi, à peine sorti du lycée, où j’avais dépensé dix ans àapprendre mal un peu de latin, je continuais, ou plutôt je recommençaismes études dans ma famille, et tout ce qui se passait ne me donnait pascœur à l’ouvrage ; pauvre petit bonapartiste que j’étais ! Sir Robert,tout en causant fort peu, m’apprit l’anglais. Sans lui, je croiraisencore, avec mon vieux professeur de seconde, et avec la moitié del’académie, que Shakespeare est un barbare ! Depuis cette époque, sir Robert est revenu dix fois à Paris, et jel’aime dix fois davantage. Deux traits de sa vie : En 1814, il coupa deson sabre étranger la première corde que des Français avaient attachéeau cou de leur empereur de bronze, pour le jeter à bas, et il cria : «Du trône, wery well, mais de la colonne, horror ! » – Dix-sept ansaprès, vers le mois de février 1831, il reconnut la même corde quitraînait dans quelque ruisseau la croix d’une église ; de son piedhérétique il arrêta le sacrilège, et dit à cette populace : « Vosbazars et vos théâtres ont tous leurs enseignes ; et Dieu, lui seul, nepourrait pas avoir la sienne sur ses temples ! Quelle égalité ! quelleliberté ! » Point de coups de pied au lion ou à l’agneau tombés ! lavérité à tous les pouvoirs de la terre, et l’encens à Dieu seul ! voilàvotre politique, sir Robert. Vous avez fait sagement de venir au mondeavec de la fortune. Vous n’auriez pas habité de si tôt un appartementcomme celui que je vais vous chercher. Les chagrins de mon honorable ami sont bien anglais ; je vous laisseen juger. Il y a un an que le père de sir Robert se trouvant à Naples fut insultéde la façon la plus scandaleuse par un seigneur sicilien. « C’est de lamort qu’il s’agit entre nous, lui dit-il ; pour de telles offenses, onprend chacun un pistolet, et on se les tire à bout portant dans lapoitrine : c’est la seule manière dont je consentirais à me battre avecvous. Mais des affaires impérieuses me rappellent à Londres ; il estindispensable que j’y mette ordre avant de mourir : qui sait ensuite oùet quand nous nous retrouverions ?... Il est un moyen plus simple etplus certain d’en finir. Jurons ici que, le 2 novembre prochain, jourdes Morts, à 6 heures du soir, nous monterons, moi, sur le toit de monhôtel de Portland-Place, vous, sur la terrasse de votre palais de larue de Tolède, et que chacun de nous se précipitera du haut en bas, latête la première. Acceptez-vous ce duel, ou sinon ?... Vous acceptez ;bien. Je jure par l’honneur de la marine anglaise ! jurez par tellemadone que vous voudrez. Adieu. » Il revint à Londres, s’occupa de trois procès avec son sang-froidordinaire et extraordinaire, et le 2 novembre, au moment où sa familleallait se mettre à table pour dîner, on entendit un bruit affreux,comme la chute de quelque cheminée… C’était lui, qui venait de se jeterpar la fenêtre du grenier dans la rue. Un billet de son écriture,laissé ouvert sur son bureau, expliquait la chose, et pourquoi, et avecqui il s’était battu. Malgré cette précaution, les hommes de justice ne voulurent jamaisreconnaître qu’il eût été tué en duel, et ses amis furent obligés de le certifier insensé, afin de soustraire son cadavre au supplice dessuicides. Les malheurs arrivent par légions, dit le poète. En effet, peu de tempsaprès, le jeune frère de sir Robert tomba fabuleusement amoureux dedona Léonora, jeune veuve espagnole, d’une conduite équivoque, maisd’une incontestable beauté, qui venait à Londres chercher un secondmari ou un vingtième amant. Quoi qu’il en soit, le gentleman nevoyait rien… que ses yeux de velours noir, et ses mains de satin blanc.La dame, qui le trouvait riche et sans doute aimable, mais qui enespérait de moins aimables peut-être, et de plus riches encore, tenaitson amour en haleine avec un art merveilleux. Le tout pour elle étaitde gagner du temps, sans que lui crût perdre le sien. C’étaient doncchaque jour des jalousies inconcevables, des épreuves inimaginables,des exigences impossibles… Mais tout s’aplanissait et s’exécutait avecune grâce et une facilité désespérantes. Toute la science de lacoquetterie venait échouer contre la naïveté d’un premier amour. Il n’yavait plus moyen de reculer. Poussée à bout par tant de résignation,elle s’avisa de prendre en haine la jument adorable sur laquelle ilvolait à sa porte soir et matin ; un Anglais, lui dit-elle, renonce àtout, excepté à ses chevaux, qu’il aimera toujours plus que femme etmaîtresse. Le malheureux gémit comme un cerf aux abois, mais lelendemain Sylphide était vendue, et il arriva dans un landau. – Bon !dit-elle ; mais si je cède à votre amour… et au mien, qui me répondraque, bientôt après, je ne serai point seule à me promener dans celandau, tandis que vous courrez sur quelque nouveau cheval, faisantadmirer ses jambes et les vôtres ! cette idée me tue. – Faut-il,Léonora, vous signer de mon sang que je ne monterai jamais à cheval ?Donnez-moi cette aiguille d’or… Tenez, êtes-vous contente ? – Elleétancha le sang avec ses lèvres ; il posa les siennes sur les yeux develours noir, et il partit triomphant. Un soir de la même semaine, Léonora revenait d’une longue promenade,dans une voiture bien fermée, avec ce monsieur moins aimable, maisplus riche, qu’elle avait enfin trouvé, lorsqu’elle aperçut, à deuxmille de Londres, son jeune amant qui galopait sur une bête d’assezmauvaise mine. Oh ! la bonne rencontre ! Le pauvre enfant, avant de secoucher, reçut un billet dans lequel on lui disait : « Vous m’aveztrompée indignement ;… je ne puis croire à aucun de vos serments… Neremettez plus les pieds chez moi… Je veux mourir seule ! » Il eut beaurépondre dans vingt lettres : « Mais c’est un mauvais cheval de louageque j’avais pris pour courir au château de ma mère, afin d’obtenir sonconsentement à notre mariage, ou de lui jurer désobéissance ! » toutlui était renvoyé recacheté. – Ah c’est ainsi, dit-il, nous verrons ! Pendant un mois, amis ni parents ne surent ce qu’il était devenu. Aubout de ce temps, il se rend chez Léonora, frappe avec autorité à laporte, écarte tous les domestiques sur son passage… On entendait sur letapis de l’escalier pouf, pouf, toc, toc ; il entre dans le salon. –« Eh ! bien, Léonora, dit-il avec une émotion qui laissait percerl’assurance, vous m’avez défendu de remettre les pieds chez vous ; jen’y en mets qu’un. Voyez ! j’ai trouvé un chirurgien qui a bien voulume couper une jambe pour que je lui brisasse pas la tête.Craindrez-vous encore que je monte trop à cheval, avec ma jambe de bois? Oh ! ma chère Lé… ̶ Ah ! mon cher, quelle sottise vous avezfaite là ! Vous étiez mille fois mieux avec vos deux jambes. Maisprenez garde de vous blesser en descendant… et de marcher sur le piedde lord B*** que j’entends monter. » Le pauvre jeune homme tomba roidemort. Que vouliez-vous qu’il fît ? Quant à Mathilde N***, c’est une jeune Parisienne que sir Robertrencontra aux eaux de Bath, avec son mari, il y a plus de quinze mois.Il m’écrivit alors qu’un regard de Mathilde avait décidé de sa vieentière. Je croyais donc qu’il n’y pensait plus. Mais les Anglais ontle cœur entêté. Avec tout cela, nous nous amusons (nous amusons-nous ?) et nous necherchons pas d’appartement. Commençons. Si vous voulez bien connaître une ville, il faut avoir, comme moi, unAnglais qui vous a prié de le loger. Jusque-là, à l’exception des lieuxpublics, et de quelques domiciles amis, vous ne connaissez que l’écorcedes cités. Cela est vrai, surtout de Paris, qui cache souvent au fondde ses cours, et derrière quelque insignifiante façade, un majestueuxchâteau, avec son parc, ou quelque gracieuse maison d’Athènes, avec sesgrands vases de fleurs et son petit bois sacré. On dit qu’il n’y aqu’un Paris dans le monde ; on devrait dire qu’il y a deux Paris biendistincts dans Paris même : la ville des boulevarts, des quais, despromenades, des magasins, des monuments, la ville officielle, en unmot ; et puis, la ville intime, belle aussi, mais voilée et variée àl’infini, et toujours imprévue. Londres a je ne sais combien de ruesmagnifiques, bordées de bâtiments alignés et assez réguliers, mais sanscaractère architectural, et dont les intérieurs sont fatigants deconvenance et d’uniformité. Un étranger qui s’est promené dans Londres,a vu les plus belles rues de l’Europe, et peut se vanter de connaîtreLondres à fond. Au contraire, il y a telles rues de Paris, d’un aspectassez mesquin, qui ne sont composées que d’hôtels splendides oud’habitations charmantes ; mais vous n’en voyez que les muraillesextérieures ou les communs. On n’en a jamais fini avec Paris ; c’estune capitale dont l’observateur doit faire le siége maison par maison.Il faut sauter par-dessus les murs pour y surprendre des palais telsque ceux qui vous sautent aux yeux dans les rues de Gênes ou de Berlin.J’habite depuis six ans la même maison, et je sais depuis six semainesque j’ai pour voisin, porte à porte, un Trianon, un palais de fée !... Il se trouve à louer en totalité ou en partie et c’est par là que j’aicommencé mes perquisitions. Un grand valet de chambre m’en a fait leshonneurs avec une prévenance très-digne. En me conduisant de pièce enpièce, il ne manquait jamais de me dire avec un ton de respectorgueilleux : « Ceci est le cabinet de monsieur le duc ;… voicil’appartement de madame la duchesse ;… l’appartement de mademoiselleest auprès ;… ces trois pièces étaient occupées par monsieur le vicomtequand il venait en semestre, etc., etc. » Puis il ajoutait, en baissantson diapason : « A gauche est le billard ; plus loin, la bibliothèque ;à droite, la salle de bain ; et, dans le fond, là-bas, un oratoire avecson prie-Dieu, mais dont la personne qui prendrait l’appartement,continuait-il avec une intention marquée, pourrait facilement faire unboudoir. » Du reste, grand vestibule, salle à manger en marbre, salonsen boiseries dorées, tentures de damas partout ; enfin, un de ces beauxhôtels du faubourg Saint-Honoré, qui sont les frères cadets de ceux dufaubourg Saint-Germain, presque aussi grandioses, avec desdistributions plus commodes, des ornements plus modernes, et les mêmesvalets de chambre. Je sortis par le jardin qui va se perdre dans lesquinconces des Champs-Élysées. « Cocher, au faubourg Saint-Germain, par le pont Louis XVI…c’est-à-dire, le pont de la Révolution… non, le pont de la Concorde… jedisais bien, le pont Louis XVI ;… enfin ce pont aux grandes statues. »Nous passâmes au milieu de cette double haie de grands hommes, qui setermine à la Chambre des Députés, et nous voilà dans la rue de Lille. –Une haute et large porte cochère de bois de chêne, sculptée comme lechœur de la cathédrale de Rheims, encadrée de colonnes corinthiennes,et surmontée d’armoiries de pierre qui se découpent blanches sur leciel bleu ; j’entre dans une cour spacieuse, semi-circulaire ; tout àl’entour, de grosses bornes enchaînées ; des deux côtés, des arcadesdessinées comme des arches d’aqueduc ; au fond, l’hôtel, ou pour mieuxdire, le château avec ses deux ailes et son vaste perron. C’estl’architecture un peu vague, mais noble et sévère de la fin du sièclede Louis XIV ; des colonnes plates, des balcons saillants, des fenêtresénormes, dont quelques-unes ont encore des petits carreaux ; un toit àmansardes aussi élégantes que mansardes peuvent l’être, et descheminées monumentales. A l’intérieur, même style : d’abord, aurez-de-chaussée, une salle d’armes, avec des faisceaux et des trophéesen bas-reliefs, puis des antichambres, salle à manger, salon de 22pieds de hauteur, et partout doubles portes et doubles croisées,plafonds peints et corniches d’or. (Moi, je me trouverais pourtantmieux là-dedans avec une banquette de jonc, et une peau de tigre, quedans nos jolis appartements, bourrés de meubles et si commodément distribués.) Je montai au premier étage par quarante marches longuesde deux toises. Un aigle volerait à l’aise dans la cage de l’escalier.Là, sont les chambres à coucher d’hiver et d’été pour Monsieur et pourMadame, avec toutes leurs dépendances ; les unes sur la cour, au midi ;les autres, au nord sur le jardin et la Seine. C’est, avec les maisonsde la rue de Rivoli, la plus belle position de Paris ; de même que lesmaisons du boulevart Italien sont celles qui ont la vue la plus animéeet la plus amusante. Au deuxième étage sont les logements des enfantset des amis. Quant aux mansardes (avant la première révolution), ellesétaient habitées par l’abbé, un musicien, un homme de lettres et troisperroquets attachés à la maison. – Telle fut jadis l’anciennedistribution de l’hôtel, qu’on a depuis divisé en autant d’appartementsqu’il a d’étages. Voilà ce que m’expliqua un petit vieux concierge qui,du fond de sa loge, avait vu entrer, briller, gesticuler, etdisparaître, douze propriétaires et cinquante locataires, comme autantd’acteurs dont le rôle est fini. Lui seul était resté, avec les jambestorses, un œil de moins, cinquante ans de plus, des douleurs par toutle corps, pauvre comme Job, et gai comme Piron ; il avait en outre unefemme acariâtre et sept enfants sans ouvrage. Si cet homme-là étaittriste, comme il serait malheureux ! Mais Dieu est juste. Endescendant, je lui demandai pourquoi on avait laissé, dans des chambresdémeublées, deux douzaines de grands portraits de famille. – « Oh,monsieur, c’est la famille de tout le monde ; ils sont à louer avec lereste… Excusez que je remette mon bonnet de coton de soie noire… Monmaître actuel s’étant fait marquis en 1816, avait acheté des aïeux surle quai, pour 20 à 25,000 francs… A présent, ceux qui en ont vendraientleurs vrais aïeux pour moins que ça, n’est-ce pas, monsieur ?... – Eh !mais, mon cher, vous êtes un savant, et je vois que vous marchez avecle siècle. – Tout comme un autre, reprit-il en boitant des deux jambes. J’ai visité, je crois, dans le même quartier, des appartements vacantspour quinze cent mille francs de loyers. Et les propriétaires qui onthorreur du vide, comme les philosophes cartésiens ! mon Dieu, mon Dieu,où en sont-ils logés ? Soyons justes pourtant ; il y a, de ce côté,quatre ou cinq hôtels parfaitement occupés, et qui même, dit-on, sontretenus d’avance ; ce sont les hôtels du ministère de l’intérieur, duministère de la guerre, du ministère des cultes, du ministère destravaux publics, du ministère, etc. Sir Robert m’ayant recommandé d’étendre mes recherches dans tous lesquartiers comme il faut, je ne pouvais pas oublier la Place-Royalequi, dans son temps, a remplacé l’île Saint-Louis, en qualité dequartier à la mode, et qui, plus tard, a été remplacée elle-même par lefaubourg Saint-Germain, qui l’a été par le Palais-Royal et la placeVendôme, qui l’ont été par la Chaussée-d’Antin, qui l’a été par lefaubourg Saint-Honoré, qui le sera par Beaujon et la ville FrançoisIer. Paris va toujours s’allongeant au sud-ouest vers Auteuil etNeuilly, tandis qu’il est comme paralysé du côté de Charenton et deSaint-Mandé, et que la vie se retire peu à peu de ses extrémitésnord-est. Toute ville, par une pente irrésistible, suit le courant desa rivière ; elle est, pour ainsi dire, embarquée. Les deux préfets,soutenus du conseil-général-municipal, tenteraient en vain, pendantquinze ans, de reculer de quinze toises la barrière du Trône ; etdemain Passy sera dans Paris, sans que personne n’y ait songé ; mais laSeine est là qui commande. C’est une loi naturelle que les populationsexécutent aveuglément et d’instinct. On ne fait pas plus rebrousser lesfleuves et les villes que rétrograder le temps : il faut que tout lemonde en prenne son parti ; c’est le meilleur qu’on ait à prendre. Revenons à la Place-Royale. Il tombait une pluie fine et serrée quandj’y arrivai ; mais, grâce aux longues arcades qui règnent tout autour,j’ai pu faire à pied sec mes perquisitions. Ces arcades de largespierres écrasées sous leurs grosses maisons de briques ; la teintegarance des façades, d’une construction assez irrégulière, quoiqueuniformes entre elles ; le vaste carré qu’elle décrivent ; la grillecarrée qui, au milieu de la place, entoure quatre allées d’arbrestaillés et plantés carrément ; le bruit faible et monotone des quatrefontaines épuisées qui pleurent aux quatre angles de ce maigre jardin ;tout cela, par un temps de brouillard, a quelque chose de mélancoliqueet de monacal, comme Louis XIII, dont la statue n’était pas possibleailleurs. Cependant, cette tristesse a de la majesté ; cettearchitecture, quoique d’un ordre peu harmonieux, a encore un caractèreet une physionomie qui décèlent une époque et une école. A toutprendre, ces constructions sont infiniment supérieures aux faces deplâtre de nos maisons blafardes : c’est la différence de l’architecte àl’entrepreneur. La disposition des hôtels de la Place-Royale ne ressemble en rien à ceque j’avais vu précédemment. – Ici, l’on entre d’abord sous un portailassez bas, où débouche le grand escalier ; après le portail, la courentourée de trois côtés par des bâtiments ; au fond de la cour, lejardin emprisonné dans une grille. Les escaliers sont beaux, sans avoirrien de très-remarquable, si ce n’est leur rampe qui, ainsi que lesbalustrades des balcons, sont tortillées et embrouillées comme deslogogriphes de fer. Le plus bel appartement que j’aie visité est unpremier étage qui se trouvait encore occupé ; à cela près de poëles etde cheminées immenses qui auraient avalé en quinze jours le bois deBoulogne, quand il avait des arbres ; de quelques tapisseries à jetsd’eau, à guirlandes et à Dianes poudrées ; de solives saillantes etdorées à quelques plafonds, tout y est moderne et presque à la mode. Undomestique très-âgé, très-goutteux, et surtout très-prévenant, s’offrità me conduire. Quand nous entrâmes dans le salon, une dame, jeuneencore, brodait un meuble au métier, en souriant à ses deux filles,déjà grandes, dont l’une peignait des fleurs, et l’autre faisait de laporcelaine du Japon avec des découpures de robes ; tandis qu’un cousinleur lisait des vers que je reconnus à une rime pour être de mes amis.Je traversai le salon en baissant la tête et en me faisant petit, commeun conscrit qui passe au milieu des balles ; on me conduisit de là versla chambre du fils de la maison. Ce grand jeune homme travaillait avecson maître d’allemand ; je ne fis qu’entr’ouvrir la porte, et je larefermai honteusement comme un voleur qui se trompe. Nous passâmesensuite dans le cabinet du père ; c’était une bibliothèque de quatremille volumes : un vieillard, poli et coiffé comme autrefois, vint àmoi avec une physionomie sereine et un sourire grave ; puis, aprèsm’avoir dit deux mots de l’appartement qu’il quittait, il l’occasion desa bibliothèque pour m’entreprendre sur la littérature. On voyait quec’était sa grande affaire ; il en avait suivi toutes les révolutions,sans être jamais abandonné du goût qui critique, et du goût, bien plusrare, qui admire. Aussi conservait-il la jeunesse et la mobilité desimpressions, n’ayant de la vieillesse que l’expérience et la mémoire.On peut dire de lui : Il a tout appris, et rien oublié. J’oubliais lesheures dans son entretien, et la pendule, en sonnant, me réveilla d’unsonge pour me rappeler que j’avais manqué l’heure d’une affairetrès-essentielle. – Tant mieux. De la poésie qu’on écoute, au lieu du journal des modes ; un maîtred’allemand, au lieu d’un tailleur ou d’un chien de chasse ; unebibliothèque de quatre mille volumes dans le siècle des cabinets delecture,… et un domestique de quatre-vingt ans !... Oh ! oh ! medis-je, en reprenant mon cabriolet, nous sommes bien loin du centre deParis ; bien loin des quêteurs de places, des quêteurs d’argent, desquêteuses de regards et de frivolités. C’est à la Place-Royale ques’est réfugiée la vie de famille, la vie du cœur et de l’intelligence ;on ne vit noblement qu’à la Place-Royale. Aussi n’est-elle guèrepeuplée. Tous les poètes devraient y aller demeurer. Continuons. – Pendant une semaine entière je ne sortis pas de laChaussée-d’Antin. Là, malgré le haut prix des loyers, on voit peud’écriteaux ; les locataires y sont beaucoup plus communs. Nous ne nousarrêterons qu’à la rue de Londres, qui est la plus nouvelle expression de ce riche quartier. D’ailleurs, ne serait-ce pas toutconcilier que de loger Sir Robert, à Paris, rue de Londres ? – C’estdonc là où fut Tivoli ! Tivoli, les délices des soirées de 1799 ; lejardin des feux d’artifice et des amours du Directoire ; lerendez-vous des muscadins, ces prédécesseurs classiques des dandis! Tivoli, l’aristocrate, le parfumé, l’illuminé ! le salon d’été, lapromenade nocturne de l’ex-bonne compagnie ; l’endroit de l’Europe,enfin, où les femmes honnêtes ont étalé les plus belles épaules, etattrapé les meilleures fluxions de poitrine ! A peine reste-t-ilquelques tilleuls mourants avec leur lampion mort ; et ces bellesépaules, où se cachent-elles !!.. Mais rien ne périt, tout change. Quelmagicien, venu d’Orient, a bâti dans une nuit ces portiques, cesbelvédères, ces colonnades, ces kiosques, ces maisons-pagodes, qu’onappelle la rue de Londres ? – Voici la plus extravagante et la plusjolie. Entrons. Aux formes élégamment bizarres de l’architecture, àl’extrême délicatesse des murs et des toits, à l’air d’étrangetéfantastique de tout l’édifice, on croirait voir une charmantedécoration de Daguerre ou de Cicéri. Quelqu’un siffla dansl’arrière-cour, et je trouvai que le changement à vue se faisaitattendre. Si l’on peut faire du feu dans ces cheminées, si un porteurd’eau peut monter par cet escalier sans qu’il croule avec lui dans lacave ; si, dans cette rotonde magique et sous ce plafond aérien, il nefaut pas dîner, la moitié du temps, avec un parapluie ; si, enfin, toutcela est habitable, c’est une délicieuse habitation. La divinité de ce temple était en plein déménagement, mais elleparaissait n’en rien savoir. Étendue sur un sopha dans la seule pièceencore meublée, elle écoutait les propos de quelques jeunes élégants,et la romance d’un vieux fat, au piano ; et elle bâillait fréquemment,en signe d’attention, tandis qu’un petit singe lui dénouait sessouliers et les emportait par toute la chambre. J’entrevis cette scèneà travers une porte en glace, et je passai rapidement aux autresparties de la maison. Cependant, douze laquais, en bas blancs et engants blancs, avec des aiguillettes sur l’épaule, présidaient àl’emballage de tout le mobilier. Ce n’étaient que vaisselle et surtout de vermeil, fauteuils de velours et d’or, lustres etcandélabres, tableaux et statues ; à remplir un palais, que sais-je ?Deux carrosses s’arrêtèrent à la grille de la rue ; deux ambassadeursen sortirent, et coururent à la déesse, que ses domestiquesn’abordaient qu’avec un religieux respect. Je me dis, c’est uneprincesse russe, ou une danseuse de l’Opéra. En sortant, j’eus la curiosité de regarder plus fixément. – Eh ! mais…oui… Oh ! non. – Si fait… – C’est Agathe, la gentille grisetted’autrefois, maintenant la prima dona. – Comment, c’est toi, belleAgathe ! – Comment, c’est vous, madame ! – Oh ! comme tu étais fraîcheet pauvre ! – Comme vous voilà riche et fardée ! – A peine avais-tu unpetit jeune homme pour t’aimer le dimanche dans ta chambrette ; etvotre hôtel, madame, ne désemplit pas de courtisans et d’adorateurs. –Tu avais dix-huit ans, tu étais mince et grasse, tes joues faisaienthonte aux pêches de Montreuil ; tu portais deux colliers de perles dansta bouche, et un ruban de velours au cou ; et tu donnais à un seul toutton amour pour quelque fleur ; car qui connaissait la pauvre Agathe ! –Vous avez, madame, l’âge qu’une femme n’a jamais ; votre cou estéblouissant… de perles et de diamants ; votre blancheur, votrefraîcheur, vos paroles d’honneur et d’amour, toutes ces choses ne sontpas très-vraies ; et la moindre de vos faveurs est, dit-on, hors deprix ; car, qui ne connaît pas la célèbre prima dona ? – On teplaisait avec la moindre chose, un rien, bonne Agathe, quand tu valaisdes trésors. – Aujourd’hui, madame, on jette à vos pieds des trésors,quand vous ne valez plus… Oh ! double sottise des hommes ! ce n’est pasle cœur, ce n’est pas la beauté, c’est le nom d’une maîtresse qu’ilsconvoitent ! Ils n’aiment plus par amour, plus même par les sens, maispar vanité ! Ce ne sont plus des plaisirs secrets, mais du scandalepublic qu’ils achètent. – Adieu donc, ma petite Agathe !... Va, je net’aurais pas changée pour tout l’or que vous avez gagné, madame,depuis que vous l’êtes tant. Arrêtons-nous un peu, et réfléchissons. Ce serait grand’pitié que detoutes ces courses il ne nous restât dans la tête que des écriteaux,des numéros et des portiers. Autant vaudrait voyager comme cesAnglaises qui ont fait trois fois le tour du monde, et n’en ontrapporté que leur ombrelle. Donc Paris, à ce que j’ai pu voir, est une œuvre qui ne brille pointpar l’ensemble et la composition, mais par la richesse et le charme desdétails. C’est une ville qui manque d’harmonie et d’unité. Regardez-labien, elle n’a d’autre caractère que le caprice, d’autre physionomieque la mobilité. Ce sont de belles parties qui ne se coordonnent pointentre elles. Il y a de tout à Paris, et cela ne forme pas un tout. Lesdifférents quartiers de Paris, comme les provinces de France, n’ontrien d’homogène. Le type parisien, le type français, pour la naturecomme pour l’art, est peu saisissable. C’est un thème qui disparaîtsous les variations. Mais, en cherchant un peu, vous trouverez, dansles monuments, dans les figures, dans les sites et les productions dece peuple et de ce pays, des modèles perfectionnés de tous les genresde beautés et de mérites qui sont divisés entre vingt autres peuples.La spécialité de Paris et de la France, c’est l’universalité. Si l’aspect des rues et des maisons de la capitale offre tant decontrastes heurtés, tant de bigarrures architecturales, c’est sansdoute parce que Paris n’a pas été fait dans un jour ; sorti de sonberceau romain, il a passé par une adolescence gothique pour arriver àsa virilité. Mais, à cette raison chronologique, il faut ajouter uneautre cause, tirée de l’irrésolution même du goût français ; car desconstructions de dates pareilles n’ont bien souvent, entre elles, quecette seule analogie. Encore une fois, les Parisiens n’ont point departi pris sur les plus simples choses. Sont-ils Grecs ou Gaulois,anciens ou modernes, hommes du Nord ou du Midi ? Ils ne se rendent pasbien compte de ces petits détails. De là les variétés et lesindécisions de leur architecture domestique. Rien n’y est franchementabordé. Sous le prétexte fort léger d’un climat tempéré, on y a négligéle plus essentiel : les cheminées, par exemple. Toutes fument, etaucune ne chauffe ; ce sont deux grands défauts sans doute pour descheminées, mais passe encore pour cela. Ce qu’elles ontd’impardonnable, c’est qu’elles sont abominables. Les toits de Parissont monstrueux et barbares, et si j’étais le Diable boiteux, je lesferais sauter d’un coup de béquille, moins pour voir ce qu’il y adessous que pour ne les plus voir eux-mêmes. Je ne suppose pasd’architecture possible avec toutes ces oreilles de plâtre ou de fonte,dressées sans symétrie et sans grâce, sur la tête de nos habitations.Nos plus jolies maisons ne seront-elles jamais que des élégantes malcoiffées ? Dans les pays chauds, le peu de cheminées dont on a besoinse trouve facilement caché derrière les grandes corniches des toits dità l’italienne ; dans les pays froids, où le gothique est resté envigueur, les cheminées, sculptées et disposées artistement, se groupentdans un ordre pittoresque, autour des toits en clocher, et simulent àl’œil, comme un grand jeu d’échecs, dont les figures verticalesremplacent, par d’autres agréments, la pureté des lignes horizontalesde l’architecture grecque. Mais nous, dans notre pays tiède, avec lestoits simplement inclinés de la plupart de nos maisons modernes,comment dissimuler nos horreurs de cheminées, ou comment en faire unornement qui s’harmonise avec le reste de l’édifice ? – Et commentaucun architecte n’a-t-il tenté la solution de ce problème, en serappelant surtout que le toit est le trait caractéristique, et, pourainsi dire, le générateur de tout ordre d’architecture ? Puisque, par mille raisons d’économie, de convenance, ou d’habitudesimpérieuses, les toits à l’italienne, ainsi que les toits gothiques, ne peuvent être appliqués à nos maisons ordinaires, legouvernement devrait ouvrir un concours solennel sur la questionsuivante : « Proposer, pour les habitations bourgeoises de Paris, une forme detoit appropriée au climat, et qui donne la possibilité ou de cacher lescheminées, ou de les employer comme ornement architectural. » Pendant que nous y sommes, j’ouvrirais encore un autre concours, en cestermes : « Proposer, pour les monuments publics de Paris, plusieurs ordresd’architecture nationale et actuelle, de manière à ce qu’on puissedistinguer extérieurement une église d’une bourse, un musée d’unehalle, et une chambre de députés d’un théâtre. » Telles étaient mes petites réflexions en courant d’appartement enappartement. J’achevai ma tournée par les magnifiques quartiers du cœurde Paris ; entre la rue de Richelieu et la place Vendôme (la placeVendôme, Louis XIV et Napoléon tout à la fois !) ; entre le boulevartdes Capucines et les Tuileries. On y remarque peu d’hôtels à jardins,mais un grand nombre de belles maisons à plusieurs locations, et dontbeaucoup de gens fort riches préfèrent les premiers étages à des hôtelsentiers dans d’autres parties de la ville. C’est encore le contraire deLondres, où le moindre bourgeois un peu aisé a sa petite maison pourlui, dont il emporte la clef dans sa poche, et où il rentre, le soir,tout seul, comme un égoïste. Ce que j’ai vu de logements dans ce Pariscentral serait à tuer mille fois de lassitude un homme mille fois plusfort que moi, s’il n’y apportait que l’esprit locataire. Mais laphilosophie nous soutient dans toutes les circonstances de la vie ; etun philosophe ne se fatigue point, tant qu’il observe. – Savez-vousqu’il n’y a pas de commissaire de police, dans les temps même de grandeliberté, qui puisse lutter de persécutions et de visites domiciliairesavec le plus simple particulier qui cherche des appartements ? C’est uninquisiteur qui pénètre partout, et à toutes les heures, et quipoursuit les plus chastes mystères du domicile jusque dans le fond des gynécées, sans aucune pitié des pénates effarouchés. – Combien dejolies demoiselles se sont-elles enfuies à mon approche, de peur que jene reconnusse, sous le tablier de Cendrillon, les nymphes couronnées denos bals ! Combien ai-je entendu, à travers quelque indiscrète cloison,de gentilles pensionnaires babiller hardiment sur des choses !... ellesqui encore, hier au soir, osaient à peine répondre : Oui, monsieur !Combien de beautés, de diamants et d’amabilités du soir, qui, lematin, ne sont que mauvaise humeur, créanciers et jaunisses ! – J’aitrouvé, devant un déjeuner splendide, trois banqueroutiers qui ont faitmourir de faim trente familles ; j’ai trouvé, sur une mauvaisecouchette sans rideaux, un jeune fashionable qui répand l’or sur toutesles tables de bouillotte. Et nos grands politiques, nos profondsdiplomates qui, dans les cercles ébahis, pèsent et traînent leursparoles, houa ! houa ! et qui hochent la tête et se grossissent lesépaules, oh ! oh ! comme s’ils portaient le fardeau du monde et lesecret de Dieu… combien en ai-je trouvé de ces messieurs, gravementoccupés, chez eux, à de misérables futilités dont nos petites filles nese mêleraient plus. J’ai eu vraiment du bonheur ; j’arrivais toujours aux bons moments,comme au signal d’une fée qui voudrait Étaler devant moi les cœurs, la vie à nu, Et des types humains le revers inconnu ; d’une fée qui m’aurait dit, de grand matin : Viens, et lorsqu’il se glisse à peine hors du lit, Prenons Paris entier comme en flagrant délit. Mais je l’ai souvent pris aussi en flagrante vertu ; et, dans mes visites domicilaires, je me suis convaincu de tout le bien que fait,avec peu d’argent, l’ingénieuse charité. C’est le vice qui est cher ;l’or s’y abîme comme dans un gouffre ; tandis que le denier de l’aumôneprospère et se multiplie miraculeusement comme les pains de l’évangile.Les riches, qui, en général, aiment à s’enrichir, ne devraient paschercher d’autres plaisirs que la bienfaisance ; ne fût-ce que paréconomie. Une autre vérité dont je me suis convaincu encore, en étudiant, avec maméthode expéditive, le langage et les manières de tant de propriétairesou locataires, si différents de professions, de naissance et defortune, c’est qu’un étranger, sir Robert, par exemple, qui voudrait seformer, à Paris, une société charmante d’instruction et d’éducation,devrait la prendre çà et là dans tous les états et dans tous lesétages, comme l’abeille compose son miel du suc de mille fleurs. Il n’ya plus, comme autrefois, de castes, de rangs, de professions quiprésupposaient l’élégance ou la vulgarité des mœurs, l’érudition oul’ignorance, l’esprit délié ou l’intelligence épaisse. La sociétéentière a été déclassée par les révolutions ; le fort et le faible,le commun et le distingué, sont éparts et mêlés sur les divers degrésde l’échelle sociale. L’individu est tout par lui-même aujourd’hui, etpeu de chose par sa position. On demande beaucoup moins : Qui est-il? et beaucoup plus : Comment est-il ? C’est presque le dernier motde la philosophie chrétienne. Voilà pourtant le progrès moral qui s’estaccompli graduellement depuis 1789, à travers toutes les turpitudes del’esprit de parti, le plus bête des esprits (je le répète), quelquedrapeau qu’il prenne. Il faudra bien que la politique, qui est toujoursen arrière du mouvement intellectuel, reconnaisse à son tour quel’argent même a perdu de son poids dans la balance de l’opinion, et quel’aristocratie flottante du mérite personnel est la seule aristocratiede l’avenir. J’en étais là de mes prophétiques méditations, lorsqu’un équipage àquatre chevaux m’éclaboussa depuis la cheville droite jusqu’à l’œilgauche, pour me rappeler que l’argent garde encore quelques-uns de sespriviléges. Tacheté comme un zèbre, je me réfugiai sous uneporte-cochère… Est-ce bien l’ancienne maison que nous avons occupéevingt ans ?... Oui ; c’est elle, c’est notre chère maison de la rueSaint-Florentin ! Et notre vieux appartement est vacant ! Oh ! j’ymonterai ! J’y monte ; j’y suis monté ! Je veux en baiser tous lesmurs, regarder par toutes les fenêtres, m’asseoir dans tous les coins,là,… là,… comme autrefois,… quitte à en mourir de joie ou de douleur !Le toit de notre enfance, l’appartement de nos belles années, c’est unepatrie ; tout autre, c’est l’exil ! un exil bien désert, bien froid !Hier, hier, toujours ! Jamais, demain !... Voyons, voyons : on ne t’apoint changé ; j’avais peur qu’ils eussent voulu t’embellir, lesbarbares ! Personne ne t’habite, oh ! non ! personne ne t’habitera,n’est-ce pas ? Ferme religieusement tes portes. Ce sont des ombres quit’occupent ; trois fantômes adorés ont passé avec toi le bail éternelde la tombe ; et moi, je reviens demeurer avec eux ! Je te ramène tousmes amis, et nos fraîches amours qui ne devaient point se faner, et nosrires, et nos fêtes poétiques ;… mais, pourquoi donc ne les vois-jepas, ces trois pauvres ombres… dans cette glace, au moins, comme dansun tableau magique ! Oh ! qui me rendra ma jeunesse, Ma jeunesse de dix-huit ans ! Qu’avec vous encor je renaisse, Première saison, heureux temps, Où l’azur du ciel se reflète Au fleuve indolent de nos jours ; Age où la famille est complète, Age où l’on aime pour toujours!... Auprès d’une mère et d’un père, Quel malheur peut nous effrayer ?etc. Ces stances me reconduisirent, tout en pleurs, jusque chez moi. J’ytrouvai sir Robert qui descendait de sa calèche de poste, et jel’abordai en souriant,… même en riant. – Toujours gai, me dit-il. –Toujours, lui répondis-je, quand je vous vois. – Je devrais être icidepuis deux heures, ajouta-t-il, mais j’ai fait le tour de Paris, pourentrer par la barrière de l’Étoile. Aucune capitale du monde n’a uneentrée comme celle-là. Si nous pouvions la transplanter à Londres !...Ah ! çà, mon ami, m’avez-vous retenu un logement ? – Mais vous avez lemien d’abord ; nous verrons les autres ensemble. – Pourquoi ? je necomptais que sur votre choix. C’est mal. Je revisitai avec lui les soixante et quinze appartements que j’avaismis en réserve, sur trois cent trente ; aucun ne lui convint. Quand jevous le disais ! – Un jour, nous entrâmes dans une nouvelle maison àlouer, dont les domestiques étaient en demi-deuil. Une dame d’uncertain âge nous pria fort poliment de revenir le lendemain, parce quesa fille, qui occupait le grand rez-de-chaussée, était en conférenceavec des hommes d’affaires. Il fallait que je partisse le soir mêmepour quinze lieues et pour quinze jours, de sorte que sir Robert dut yretourner seul. J’étais à peine arrivé au but de mon petit voyage, queje reçus le billet suivant : « Revenez vite, my dear ; c’était la mère de Mathilde !... Mathilde estveuve depuis près d’un an !... Mathilde m’aimait !... Qui eût puimaginer tant de hasards ?... Enfin, je prends l’appartement, etMathilde y reste. Vous aviez raison : il n’est pas plus difficile de semarier que de se loger. » Ils sont mariés depuis hier : c’est un des ménages les plus unis que jeconnaisse. ÉMILE DESCHAMPS. |