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DESCHAMPS, Gaston (1861-1931): Le Boulevard(1912). Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (04.II.2017) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : Deville br 2348) du numéro du 06 avril1912 dela Revue Hebdomadaire. LE BOULEVARD par GASTON DESCHAMPS ~ * ~ Le Boulevard sous le second Empire, l'esprit moqueur des boulevardiersde ce temps déjà lointain ; la crânerie, évidemment frivole, maisjoliment fringante, de ces mousquetaires de lettres, qui se battaient àcoups de plume, à coups d'épigrammes, à coups d'épée ou de pistoletpour les beaux yeux de quelque divette des Bouffes, du Vaudeville, desVariétés ou du Gymnase ; le perron de Tortoni, la terrasse du caféRiche ; les cabinets particuliers de la Maison d'Or ; les romans de laLibrairie nouvelle ; les caricatures de Gavarni et de Cham ; le Figarode Villemessant ; le Charivari de Pierre Véron ; les refrains de la Vieparisienne ; de la Belle Hélène, et d'Orphée aux Enfers ; les flonflonsd'Offenbach ; les chroniques de Jules Noriac, d'Albéric Second et deVillemot, les pointes et le monocle d'Aurélien Scholl ; lesintonations de Dupuis ; les gandins, les cocodès, les petits crevés, cesont là des choses, convenons-en, un peu fanées, ce sont là des gens —disons-le sans vouloir désobliger personne — un peu oubliés, et dontcependant les vieux Parisiens ne peuvent évoquer le souvenir sansrevoir, comme en rêve, une fête inoubliable, où Paris, capitalecharmante du plaisir, du talent, de la fantaisie, ouvrant à l'universentier le caravansérail de ses expositions universelles, s'attira, ensomme, beaucoup de déceptions et de déboires par la bonne grâce de sonexcessive hospitalité. Pour nous autres, citoyens d'une République qui était, comme l'adit un homme d'esprit, « bien belle sous l'Empire », et qui, sesouvenant apparemment de son ancienne beauté, puise dans l'austérité deses origines, beaucoup plus, n'est-ce pas ? que dans la pureté de sesmœurs actuelles, le droit de blâmer ce que certains moralistesimpénitents appellent encore, avec une verve courroucée et comique, la« corruption impériale »,— pour nous autres, contemporains d'une époquemoins amusante, sinon plus sérieuse, les prétendus vices du Boulevardnous semblent déceler une perversité vraiment bien anodine, lesscandales du Boulevard n'ont rien qui puisse effaroucher, nos âmes(nous en avons tant vu depuis !) — et enfin, je prends ici à témointous ceux qui ont assisté, l'an dernier, à l'innocente reprise de la Vie parisiennede Meilhac et Halévy, musique d'Offenbach, n'est-il pas vrai que cetteplaisante parodie, où les puritains du temps des crinolines refusaientd'emmener leurs femmes, sous prétexte que c'était l'abomination de ladésolation, nous semble aujourd'hui presque un divertissement depensionnat, si l'on compare cette honnête fantaisie de deux hommesd'esprit aux pornographies effroyablement bêtes, par lesquelles on aentrepris depuis quelques années de travailler à l'abrutissement dupeuple français ! Le désopilant héros de la Vie parisienne,le baron de Gondremarck, un Suédois d'opérette-bouffe, a entendu dire,en son lointain pays, dans les glaces polaires, sous le ciel boréal,que l'éducation d'un vertueux Scandinave est incomplète s'il ne vientpas terminer ses études à Paris, non pas à la Sorbonne, grand' Dieu !ni au Muséum d'histoire naturelle, ni au Conservatoire des Arts etMétiers, mais dans d'autres établissements, où les leçons coûtent sansdoute plus cher et que les Parisiens, assurément, connaissent beaucoupmoins que ne le font certains visiteurs étrangers. On connaît leprogramme de l'excellent baron, venu des terres septentrionales avecune sacoche bien garnie de ducats et de rixdales afin d'épuiser lacoupe des délices parisiennes : « Je veux m'en fourrer, m'en fourrerjusque-là... » Si nous pouvions prendre par la main le baron deGondremarck et détourner ce gentilhomme suédois des endroits bizarresou il se fourvoie, en compagnie de sa respectable épouse, sous laconduite de ses guides habituels, nous aurions plaisir à lui montrer,sur le Boulevard même dont il veut faire le théâtre de ses exploitsfrivoles, entre la rue Drouot et la rue du Helder, plusieurs hommes delettres qui ne sont pas, comme il pourrait le croire, des fêtardsprofessionnels, mais des travailleurs admirables, vivant et faisantvivre leurs familles du gain légitime de leur prodigieux labeur. Tel,par exemple, Théophile Gautier, alignant consciencieusement, chaquesemaine, son feuilleton du Moniteur,accumulant des monceaux de copie, de quoi former une collection deplusieurs centaines de volumes, et sachant garder, jusque dans le flotde cette production formidablement féconde, la belle tenue de son stylefertile en images, l'impeccable plasticité de sa phrase parfaite. Sinous sommes admis à l'honneur et au plaisir de converser un instantavec lui, le poète d'Albertus, l'historiographe de l'école romantique, le conteur picaresque des Jeune-Francenous dira plaisamment, dans son langage de rapin à la fois lyrique etrésigné, comment il est obligé de « tourner la meule dans plusieursergastules ». Ayant fini sa corvée quotidienne, et faisant un tour deboulevard afin de se détendre l'esprit par des conversations libres etingénieuses, il répétera peut-être, devant le baron de Gondremarck, saquestion familière : « Qu'est-ce qu'on va encore me faire faire ? »L'ancien dandy de 1830, l'homme au gilet rouge, effroi des bourgeois,celui qui, en compagnie de Petrus Borel le Lycanthrope, s'est vantéd'avoir bu du vin de Chypre dans le crâne d'un tambour-major tué à labataille de la Moskowa, le magnifique seigneur qui, vêtu de taffetas etde soie, rêva de fêtes vénitiennes, de costumes Renaissance, decréneaux moyenâgeux, de bergeries Watteau, de décors Pompadour, estdevenu chroniqueur forcené, tâcheron de lettres. Tout autre que cetartiste accompli serait émietté, gaspillé, anéanti par cette besogne.Mais comme tous ceux qui connaissent les multiples ressources du métierlittéraire, il trouve dans ce surcroît de travail l'occasion de mieuxexercer mesurer sa force. Ce régime d'écriture perpétuelle, loin'appauvrir sa veine, surexcite sa fécondité. Il se repose en faisantdes vers : Mes colonnes sont alignées Au portique du feuilleton ; Elles supportent, résignées, Du journal le pesant fronton. Jusqu'à lundi je suis mon maître. Au diable chefs-d'œuvre mort-nés ! Pour huit jours je puis me permettre De vous fermer la porte au nez. Les ficelles des mélodrames N'ont plus le droit de se glisser Parmi les fils soyeux des trames Que mon caprice aime à tisser. Voix de l'âme et de la nature, J'écouterai vos purs sanglots, Sans que les couplets de facture M'étourdissent de leurs grelots. Heureux temps, où lesfeuilletonistes de théâtre étaient capables d'insérer entre deuxfeuillets de « copie » des strophes aussi élégamment tournées ! AuxVariétés, au Vaudeville, aux Folies-Dramatiques, Théophile Gautier seconsolait des « couplets de facture », en causant, dans les entr'actes,avec un admirable interlocuteur qui s'appelait Paul de Saint-Victor. Decelui-ci, qui rédigea le feuilleton du Pays, de la Presse et de la Liberté,un critique grave et particulièrement autorisé, M. Edmond Schérer, adit ceci : « Nul n'a un vocabulaire plus riche, une plume qui ressemblemieux à un pinceau, un don plus enviable de tout voir dans la lumièreet la couleur et de tout rendre comme il le voit ; mais ce serait setromper que de prendre M. de Saint-Victor, sur la foi de ses qualités,pour un simple artiste en phrases et en mots. Il s'est toujours montré,au contraire, curieux d'informations, avide de lectures, et le charmede ses écrits vient' précisé-ment de l'emploi qu'il fait de sonimagination pour vivifier l'histoire ou animer la critique. Il a le tonbrillant, mais juste. Il a le mot qui peint, mais qui définit enpeignant. » Et cela justifie pleinement ce témoignage rendu par Théophile Gautier à Paul de Saint-Victor : « Son style, d'une perfection soutenue, d'une unité de trame sanségale, d'un éclat qui fait tout pâlir, ne laisse à désirer que quelquesnégligences. Il ne s'endort jamais ; tout se tient, tout s'enchaîne,les métaphores se suivent et se déduisent, les phrases sontétincelantes et coupées à angle vif, jetant des bluettes de toutecouleur... » « Quand je lis Saint-Victor, disait Lamartine, je mets des lunettes bleues. » Les articles de Saint-Victor, réunis en volumes, sous le titre des Deux masques, d'Hommes et Dieux,etc., ont fait de très beaux livres, dont la place est marquée dans labibliothèque des gens de goût. Ils attestent non seulement uneincomparable virtuosité verbale, mais aussi, une érudition solide etvariée, un-sens profond du passé de l'humanité, l'art de faire revivreen de magiques évocations le décor et les personnages de l'histoire parcet alliage de vérité et de poésie dont se compose le charme du passé.Le tableau qu'il a tracé de l'ancienne Espagne, à propos d'une reprisede Ruy Blas, est d'unecouleur et d'un relief tout à fait saisissants. On voit, par ces deuxexemples, que les habitués du Boulevard ne justifiaient pas tous cettedéfinition du « boulevardier » que propose notre Larousse national : « Boulevardier «, dit ce dictionnaire, « écrivain de la presse quifréquente habituellement les cafés et les restaurants des boulevards,et qui donne aux journaux des chroniques et autres articles sur dessujets légers, exigeant plus de verve que de science et de style. » Pour retrouver la tribu des « boulevardiers » ainsi définis,c'est-à-dire de ceux qui vivaient uniquement, exclusivement sur leBoulevard, il faut se livrer à tout un travail d'investigation etd'exégèse, comme s'il s'agissait d'une époque pharaonique. C'est,qu'entre ces « boulevardiers » et nous, l'Année terrible interpose unrideau sombre. Nous avons, pour nous renseigner, les souvenirs dePhilibert Audebrand, de Gustave Claudin, les Mémoires de Villemessant, et un document iconographique tout à fait curieux : le Panthéon Nadar,grande image ou sont représentés à peu près tous les « boulevardiers »de ce temps-là, tous les clients, plus ou moins célèbres, du caféAnglais ou du divan de la rue Le Peletier. Panthéon très hospitalier.On n'y compte pas moins de deux cent soixante-neuf dieux ou demi-dieux.Parmi les divinités de ce sanctuaire, il y en a beaucoup, hélas ! dontl'auréole s'est éclipsée ou éteinte. On ne lit plus guère les œuvres deLouis Lurine, qui eut un instant de célébrité. Jules de Prémaray estoublié. Méry lui-même, causeur étourdissant, improvisateurextraordinaire, a disparu de la mémoire des hommes. On en peut dire àpeu près autant d'Auguste Lireux et d'Eugène Chavette, encore quecelui, ci, inventeur du Saucisson à pattes et du Guillotiné par persuasion, ait fait une fable qui contient, en deux vers bien frappés, une vérité éternelle : Pépin le Bref est mort depuis bientôt mille ans. MORALITÉ Quand on est mort, c'est pour longtemps... Le Boulevard que fréquentaient les « boulevardiers » du second Empire,ne s'étendait pas, bien entendu, sur toute la longueur des larges voiesqui, depuis, la Bastille jusqu'à la Madeleine, marquent le tracé desanciennes fortifications de Paris. Le parcours de la tribu des «boulevardiers » ne dépassait guère les Variétés d'une part, leVaudeville de l'autre. Cet étroit espace a été décrit, à cette époque,dans un ouvrage intitulé Paris illustré : « De nombreux clubs étendent leurs somptueux salons, les voitures deluxe disputent le pavé aux fiacres et aux omnibus. Dès qu'il fait unpeu de soleil, une foule d'oisifs sortent de la rue Laffitte, de la ruede la Chaussée-d'Antin, de toutes les rues environnantes, et remontentle boulevard du côté du café de Paris. A certains moments, lacirculation devient presque impossible ; de riches banquiers, deshommes de lettres célèbres, des comédiens, des artistes, des viveurs,s'y croisent à chaque instant ; des dames bien mises s'asseyent sur deschaises, et se donnent le plaisir d'être beaucoup regardées et un peufoulées...) Dans cette description, l'auteur de Paris illustréoublie quelques-uns des traits qui faisaient, à certaines heures de lajournée, la beauté du Boulevard : le va-et-vient des équipages bienattelés, le passage des cavaliers, surtout la féerie multicolore desuniformes militaires. Les aquarelles d'Armand Dumaresq ont célébré encouleurs fraîches et vives les glorieux costumes des chasseurs àcheval, des carabiniers, des voltigeurs, des zouaves, des grenadiers,des lanciers, des dragons, des guides, des cent-gardes. Casques àcrinière et à panache, kolbacks ornés d'une flamme et d'une aigrette,épaulettes d'argent ou d'or, dolmans soutachés de brandebourgsétincelants, cuirasses d'acier, brillantes comme des Miroirs de métalpoli, cliquetis d'éperons sonnant en cadence an rythme des grandesbottes à l'écuyère, saccades des sabres traînant sur les pavés ou surle macadam, moustaches en pointes et barbiches aiguës, visagesguerriers et spirituels, gestes de bravoure et d'insouciance... Cesbrillants officiers étaient les vainqueurs de l'Alma, d'Inkermann,d'Eupatoria, de Sébastopol, de Montebello, de Magenta, de Solférino.Ils pouvaient croire que la victoire resterait toujours fidèle à leursdrapeaux rajeunis. Le peintre Meis-sonier, épris de ces splendeurspimpantes, s'habillait en officier d'état-major pour illustrer d'unpinceau soigneux les radieux triomphes de l'armée d'Italie, lesexploits de la garde impériale, l'ascension des aigles aux collines dePalestro, sous le feu des batteries autrichiennes, l'entrée del'empereur des Français et du roi d'Italie dans la ville de Milan,parmi l'applaudissement des femmes et l'épanouissement des fleurs,tambours battants, clairons sonnants... Dans cette athmosphère enivrée, les littérateurs du Boulevard firentcomme tout le monde. Confiants dans l'avenir, les « boulevardiers »passèrent leur temps à remettre au lendemain les affaires sérieuses,Quand il fait si bon vivre, on devient aisément viveur. Les «boulevardiers » ont beaucoup écrit, et ils n'ont presque rien laissé.Qui est-ce qui lit encore Gustave Claudin ? Gustave Claudin, né en 1823, était venu de la Ferté-sous-Jouarre àParis pour y chercher fortune dans la carrière des lettres. Il avait eupour professeur le poète Hégésippe Moreau. Il débuta dans lejournalisme dès l'âge de vingt-deux ans, en qualité de rédacteur à la Presse de Girardin. Puis il fut attaché au Moniteur. Il fit l'intérim de Gautier au feuilleton théâtral de ce journal, pendant le voyage que l'auteur des Emaux et Camées entreprit en Russie. Il a écrit des romans qu'on ne lit plus : Palsambleu ! et aussi Point et Virgule, et des esquisses, des fantaisies : Paris et l'Exposition universelle ; Méry, Entre minuit et une heure,études sur la « vie dorée ». Claudin faisait profession de ne jamaisquitter le Boulevard. Il avait loué une chambre au coin de la rue LePeletier et il ne quitta, pour ainsi dire jamais, les alentours de celogis de garçon. Ses amis ayant réussi à l'envoyer à la campagne, afinqu'il se guérît d'une maladie contractée à ce régime excessivementurbain, il revint au Boulevard, presque aussitôt, déclarant que la vued'une salade lui était insupportable ailleurs que dans un saladier. Cette horreur de la campagne était partagée par Aurélien Scholl, qui,au retour d'une promenade en banlieue, où il s'était ennuyé, résumaainsi ses impressions champêtres : « Mes amis, la campagne est un endroit où l'on voit des arbres avec des oiseaux crus. » Scholl ne concevait pas un poulet autrement que sauté à la bordelaise,par les soins de Casimir, cuisinier insigne d'un des plus fameuxrestaurants du Boulevard. Fils d'un notaire de Bordeaux, Aurélien Scholl vint tout jeune à Paris et débuta dans le Corsaire. Il passa ensuite au Paris et au Mousquetaire d'Alexandre Dumas. Ce Mousquetaire a toute une histoire que Philibert Audebrand a racontée dans son livre intitulé. Alexandre Dumas et la Maison d'or.Alexandre Dumas, revenant de Bruxelles où il s'était exilévolontairement, pour quelques semaines vite passées, avait imaginé defonder un journal littéraire quotidien, dont il s'était nomménaturellement le rédacteur en chef, et dont les bureaux étaientinstallés à la Maison d'Or. Voici le programme publié dans le premiernuméro du Mousquetaire : — Pourquoi fondez-vous ce journal ? — D'abord, parce que je me lasse d'être attaqué par mes ennemis et maldéfendu, par mes amis dans les journaux des autres ; ensuite parce quej'ai encore quarante ou cinquante volumes de mes Mémoiresà publier ; que ces quarante ou cinquante volumes deviennent de plus enplus compromettants au fur et à mesure qu'ils se rapprochent de notreépoque, et que j'en désire prendre la responsabilité non seulementcomme auteur, mais aussi comme publicateur. — Vous continuez donc vos Mémoires ? — Oui. — Vous avez tort. — Pourquoi cela ? — Parce qu'ils révèlent une foule de choses que vous feriez aussi bien de laisser cachées. — A mon avis, aucune chose ne doit rester cachée. Les bonnes chosesdoivent sortir de l'ombre pour être louées et applaudies ; lesmauvaises doivent être traînées au grand jour pour être honnies etsifflées. — Mais, dans vos Mémoires, vous attaquez non seulement les choses, mais encore les hommes. — Les hommes sont les pères des choses, et les pères répondent des enfants. — Vous vous ferez des querelles. — Nous nous appelons d'Artagnan, et nous avons pour amis Athos, Porthos et Ararnis. Aramis, Porthos, Athos, d'Artagnan ne manquèrent point d'occasions deferrailler à propos des innombrables incidents du Boulevard. Henry dePêne, ayant mis dans une chronique cette phrase : « Le sous-lieutenant,ce fléau des salons qui commencent », reçut, le lendemain, les témoinsde cinquante sous-lieutenants de l'armée française. Il fallut tirer ausort l'adversaire avec lequel il s'aligna. Après avoir fait sespremières armes au Mousquetaire, Scholl passa au Figarode Villemessant où il se montra volontairement agressif, et eut bientôttoutes sortes d'affaires sur les bras : poursuites judiciaires, procèsretentissants, duels, etc. C'est ce qu'il désirait. Et bientôt Schollfut le premier boulevardier du Boulevard. On redoutait ses mots, et laplupart de ses plaisanteries faisaient fortune. Un jour qu'il était agacé par un faiseur de professions de foidéclarant à ses électeurs qu'il faut « refaire la France », Schollobserva simplement : — Comme si la France n'avait pas toujours été refaite ! On a souvent cité à propos de tel ou tel quémandeur d'emploi ce projet d'épitaphe : Ci-gît Un Tel. C'est la seule place qu'il n'ait jamais demandée. Restituons ce mot d'esprit à son véritable auteur : Aurélien Scholl. Un soir, dans un bal, Scholl marche par mégarde sur la traîne d'une dame qui d'ailleurs était outrageusement décolletée. — Fichu maladroit ! s'écrie la dame. — Je vous demande pardon, madame, répondit Scholl sans se déconcerter. Mais ce fichu ferait bien mieux sur vos épaules. Sortant d'une soirée dans le grand monde, il dit à un de ses amis : — C'est drôle ! Dans ce monde-là, moins on est vêtu, plus on est habillé. Prodigue de son esprit, il le prêtait volontiers aux autres. Il citaitavec plaisir cette repartie d'une demoiselle, chez un glacier, à lasortie du Jardin Mabille. — Comment voulez-vous la glace ? A la vanille ? — Non. — Au café. — Pas davantage. — Au marasquin ? — J'aimerais mieux une glace... à l'armoire. Avec Scholl, le Figaro avaitrecruté toute une élite de jeunes plumes batailleuses : VillemotLespès, Rochefort, Banville, poète et humoriste, Edmond About, qui,frais émoulu de l'École d'Athènes, publia chez Villemessant ses Lettres d'un bon jeune homme. About était revenu de l'École d'Athènes avec le ferme propos de n'êtrepas professeur. Là-bas, il avait gardé la nostalgie du Boulevard. Ilécrivait à son ami, M. Tissot, attaché aux Affaires étrangères deslettres très amusantes, où il chansonnait sur le ton de la Belle Hélène : Athènes la grande Et le palais du bel Othon Ton ! C'est au Figaro également que Mouton-Mérinos publia sa joyeuse historiette de l'Invalide à la tête de bois. On avait de l'esprit au Figaro d'alors, comme au Figarod'aujourd'hui. En l'année 1856, le journal ayant été supprimé par lanouvelle loi sur la presse, la rédaction eut l'idée d'envoyer unesupplique au Prince impérial, âgé de quatre jours. L'Empereur rit, futdésarmé, et le Figaro reparut de plus belle. L'esprit du boulevard était surtout un esprit de mots. On se moquait desoi-même et des autres. On « blaguait » tout. Le « boulevardier »,c'est quelquefois Gavroche en habit noir. La « blague » était copieuse,divertissante, illimitée. En ce temps-là, tout le monde à Paris faisaitdes mots, et c'était un succès lorsque ces mots étaient colportés decafé en café par les conversations du Boulevard. L'exemple venait des gens du gouvernement lui-même et des gens de l'opposition, sans distinction de partis. M. de Morny avait dit au Prince-Président, la veille du coup d'État : — Que vous réussissiez ou non, demain vous êtes sûr d'avoir une sentinelle à votre porte. Ce soir-là, le futur président du Corps législatif s'était rendu à la première représentation du Château de Barbe-Bleue,à l'Opéra-Comique. Après une visites plusieurs loges, il se présentedans celle de Mme Liadières qui lui parle des bruits de la journée : — On annonce que le Président va balayer la Chambre. Que comptez-vous faire, monsieur de Morny ? — Oh !. Madame, répondit-il, s'il y a un coup de balai, je tâcherai d'être du côté du manche. Le lendemain du 2 Décembre, la duchesse de Luynes, accompagnée par sonfils, M. de Contades, se rendit à l'Élysée, afin de demander unlaissez-passer pour visiter les députés arrêtés. Dans l'antichambre duPrince-Président, elle rencontra M. Leverrier, le savant astronome, quiétait alors député de la Manche, et qui aspirait à être sénateur dunouveau gouvernement. — Vois-tu, dit-elle à son fils, vois-tu notre grand astronome, on nedira pas qu'il se laisse devancer dans la découverte des planètesnouvelles. Lorsqu'on jugea prudent d'écrouer un certain nombre de représentantspour assurer le succès du coup d'État, Crémieux fut transféré de Mazasà Vincennes où se trouvaient déjà plusieurs députés de la droite.Crémieux avait, dit quelques jours auparavant, qu'une « sentinelleinvisible », le peuple, veillait sur l'Assemblée. M. de Labordel'interpelle avec colère : — Eh bien ! où est le peuple, ce peuple qui, pour employer vosexpressions à la Chambre, était une « sentinelle invisible », veillantsur l'Assemblée ? — Invisible, en effet, répondit philosophiquement Crémieux. Vous avez pu le constater comme moi. Au temps où le baron Haussmann était préfet de la Seine, un flatteur lui dit : — On devrait vous nommer duc de Paris. — Paris n'est qu'un comté, répondit M. Haussmann, et son titulaire est de famille royale. — Alors, duc de la Dhuys, puisqu'on vous doit l'adduction de ses eaux. — Eh bien, nommez-moi aqueduc, répondit le préfet, et n'en parlons plus. Les rieurs furent ce jour-là du côté de M. Haussmann, mais Paris devaitrire à ses dépens, quelques années plus tard, lorsqu'un jeunepubliciste de l'opposition, Jules Ferry, dénonça les « comptesfantastiques d'Haussmann ». Dans cette guerre d'épigrammes, les journalistes amis du pouvoir faisaient assaut de verve boulevardière. Villemessant fit une plaisanterie célèbre sur les pièces de cinq francsde la République de 1848. La face de ces pièces montrait la têtesymbolique de la République avec des tresses au chignon. Au-dessus uneétoile. Au-dessous, la signature du graveur, qui s'appelait Oudiné,artiste éminent, dont le burin devait célébrer avec une égalevirtuosité, par des médailles commémoratives, l'établissement de laRépublique, le 2 Décembre 1851 et l'avènement de Napoléon III... — Voici, dit Villemessant, l'explication de la République : « Détresse... Où dîner sous la République ? A la belle étoile. » Ce n'est pas tout, le revers de la médaille portait pour légende les mots Liberté, Égalité, Fraternité, séparés par des points. — Je comprends, dit Villemessant : « Liberté, point. Égalité, point. Fraternité, point ». Villemessant exerçait aussi sa causticité en famille : Un rédacteur du Tam-Tam nommé Le Guillois, a prétendu que dans un moment d'humeur contre le critique Jouvin, son gendre, le terrible directeur du Figaro, lui lança cette réminiscence classique : Tous les gendres sont bons, hors le gendre ennuyeux. Villemessant, dans ses Mémoires,raconte que, fatigué des attaques d'un critique vénal contre MmeAlboni, le mari de la célèbre cantatrice, le comte Pepoli, avait prisle parti d'obtenir la bienveillance de ce critique par une subventionaussi généreuse que discrète. Cette rançon se payait par douzièmes. Un jour que le comte était absent, un messager maladroit vint présenterla note à Mme Alboni elle-même. Celle-ci répondit spirituellement : — Dites à votre maître que je ne chante pas hors du théâtre. Toujours à propos du même critique, on disait à une actrice : — Avez-vous lu son feuilleton d'aujourd'hui ? Ses lundis sont de plus en plus aigres pour vous. — C'est, dit-elle, que je ne les sucre pas le dimanche. Ainsi tout le monde faisait de l'esprit. D'Émile Deschamps qui ne pouvait arriver à l'Académie, le nombre dessuffrages amis décroissant à chaque élection, Arsène Houssaye disait : — Il va mourir d'une extinction de voix. — Vous n'aurez pas ma voix disait un académicien à Léon Gozlan, l'auteur des Émotions de Polydore Marasquin et d'une Tempête dans un verre d'eau. — Peu m'importe, répondit l'autre, pourvu que j'aie votre fauteuil. Une actrice assistait à la première représentation de Vert-Vert,tenant un magnifique bouquet de roses, et affi-chant un visage plusfleuri qu'elle n'eût voulu. Dumas fils improvisa le quatrain suivant : A Flore elle a fait un larcin. C'est un printemps en miniature, Elle a les roses dans la main Et les boutons sur la figure. En 1869, Amène Houssaye, grand inventeur et ordonnateur de fêtes, offre une garder partyà l'Agriculture dans son château de la Folie, près de Laon. Tout ce quipeut exciter l'appétit de la compagnie est prodigué avec une raresomptuosité. Le marquis de Tillancourt, un des dix mille invités, tombeen arrêt devant une Vénus de Milo, postée à l'entrée du parc. — On voit bien, s'écrie-t-il, que c'est la déesse de l'Agriculture. Elle manque de bras. L'usage, chez les gens de lettres, exigeant que l'on prodiguel'appellation de « maître », un jeune auteur se demandait quelsuperlatif il devait employer pour s'adresser à Victor Hugo. Privatd'Anglemont lui dit : — « Mon cher maître » est bien usé, bien faible, vous l'appellerez kilomètre. Le même Privat d'Anglemont, un des causeurs les plus appréciés du Divan de la rue Le Peletier, entend crier un marchand : Aux bottes d'asperges ! Il s'élance : — Combien celle-ci ? — Quatre francs. — Quatre francs la botte ! Mais, mon ami, vous avez donc mis à chacune de vos bottes un éperon d'or.., La nomination du vieux Dupin, en qualité de procureur général à la Courde cassation, met en circulation sur le Boulevard tout un essaimd'épigrammes : Tout pouvoir, tour à tour, peut dire : Il est des nôtres. Aux proscrits Dupin dur, — Dupin mollet aux autres. Et pour prendre son siège, il n'est point indécis. A soixante-quinze ans, c'est lui, Dupin, rassis. ........................................................ Oui, l'empereur, sans aucun doute, S'est bien trompé, l'autre, matin, Croyant prendre l'ami Dupin, Il n'a pris qu'une vieille croûte. C'était la peine du talion, car ce même Dupin, étant président de la Chambre, avait commis un calembour célèbre : — On peut, disait-il, comparer la tribune à un puits. Un seau n'y peutmonter sans que l'autre descende, mais jamais la vérité n'en sort. Lorsqu'on parla de former, en 1858, un ministère de combat, avec ungénéral à la Justice, un général à l'Instruction publique, un général àla direction de l'Opéra, ce mot courut sur le boulevard : « Tout seragénéral, jusqu'au mécontentement. » On parlait des magnificences de l'hôtel de la Païva, où se rencontraitle Tout-Paris du Boulevard. On admirait surtout un escalier en onyx duprix de cent mille francs. Le Figaro cita philosophiquement ce vers : Ainsi que la vertu, le vice a ses degrés. A propos de cet hôtel de la Païva, laquelle se fardait fort pour paraître blanche, Roger de Beauvoir improvisa ce distique : Quand donc finira-t-on ce bel hôtel d'albâtre ? La Païva pourtant ne manque point de plâtre. Ces mots, pour faire fortune, exigeaient, pour ainsi dire, l'existenced'un Paris exclusivement parisien. Survint un événement qui modifiaprofondément la, vie et les mœurs des boulevardiers. Vers le moisd'avril 1867, le théâtre des Folies-Dramatiques jouait les Voyageurs pour l'Exposition,de MM. Thiéry et Busnach. On assistait au départ du mandarin Péko,faisant ses malles pour Paris, en compagnie de sa bonne Tsing-lala etde son fils Bengali. Dès leur arrivée dans notre capitale encombrée,Bengali, Tsing-lala et Péko étaient en proie à mille tribulationscausées par la difficulté de trouver un logement. On voyait despropriétaires, ayant loué leurs maisons de la cave au grenier, obligésd'être eux-mêmes les concierges de leurs immeubles, et de se mettre auservice de leurs locataires cosmopolites. Les voyageurs américainsétaient particulièrement terribles. Venus des solitudes sauvages du.Far-West pour assister aux divertissements de la grande foireinternationale, ayant gardé de leur vie aventureuse et volontiersguerrière l'habitude d'agir comme les cow-boys qui, dans les saloons et dans les barsdu Texas ou de la Californie, saccagent tout ce qui leur tombe sous lamain, ces Yankees d'opérette-bouffe, essuyaient leurs bottes au veloursdes fauteuils et à la mousseline des rideaux, déchiraient à coupsd'éperons les papiers des tentures, et cassaient les glaces à coups derevolver. Les compatriotes du président Johnson furent les premiers àrire de cette innocente parodie. Dans cette même farce des Voyageurs pour l'Exposition,on voyait aussi des colonies de touristes camper sur des chaises decafé-concert aux Champs-Élysées. Toutes les heures, la loueuse dechaises sonnait une cloche en disant : « Renouvelons, messieurs,renouvelons ! » Elle ajoutait : « Ceux qui ont payé pour la nuitentière peuvent continuer à dormir. » Et tout cela, sans doute, n'étaitpas bien méchant. On voyait enfin un gentleman, qui sortait de soirée, ganté de blanc,l'habit fleuri d'un gardénia, le monocle à l’œil et qui, se penchantvers une bouche d'égout, avec la correction d'un diplomate, disait : «Personne n'est venu me demander ? » On riait. Et tout cela, en somme,était un jeu assez innocent. Le « numéro » le plus amusant de cetterevue, c'était une parodie de la Tour de Nesles en plusieurs langues. Les prédictions de Thiéry et $usnach ne tardèrent pas à se réaliser. Le mardi 2 avril 1867, l'Empereur et l'Impératrice, accompagnés par M.le général Rolin, adjudant-général du palais ; M. le général de Waubertde Genlis, aide de camp ; M. le capitaine Caffarel, officierd'ordonnance ; M. le marquis d'Havrincourt, chambellan ; M. le baron deBourgoing, écuyer ; M. le comte de Valabrègue, préfet du palais ; parMme la duchesse de Bassano, dame d'honneur de S. M. l'Impératrice, Mmela comtesse de la Poëse, et Mme la comtesse de Rayneval, dames dupalais ; Mlles de Kloeckler et Marion, demoiselles d'honneur ; M. lecomte de Lezay-Marnesia, chambellan, et M. le baron de Pierres, premierécuyer de l'Impératrice, sortirent en daumont du palais des Tuileries,à une heure quarante-cinq minutes, et se rendirent au Champ de Mars,pour l'inauguration de l'Exposition universelle, en traversant lejardin des Tuileries, la place de la Concorde, le Cours-la-Reine, lequai de Billy et le pont d'Iéna. L'escadron des cent-gardes, en grandetenue de cérémonie, formait l'escorte du cortège impérial, et encadraitcette apothéose. A l'entrée du pavillon impérial, à l'Exposition universelle, LeursMajestés mirent pied à terre, et furent reçues par S. A. I. Mme laprincesse Mathilde ; par LL. AA. RR. le prince d'Orange, présidentd'honneur de la commission des Pays-Bas, et le comte de Flandre,président d'honneur de la commission de Belgique, par S. A. I. le ducde Leuchtenberg, président d'honneur de la commission de Russie ; parLL. AA. le prince et la princesse Murat. En lisant, sur les feuillets jaunis de l'ancien Moniteur,la pompeuse énumération de tous ces noms sonores, de toutes cesdignités souveraines, de tous ces titres décoratifs, on croit assisterà une revue de fantômes, à un rappel des ombres... On remarqua, danscette assemblée de princes et de princesses, l'absence du princeNapoléon et de la princesse Clotilde. Le procès-verbal officiel nous apprend qu'ensuite, sous le porche dugrand vestibule du palais, Leurs Majestés ont reçu les hommages de lacommission impériale à la tête de laquelle se trouvaient LL. Exc. M.Rouher, ministre d'État et des Finances ; M. de Forcade la Roquette,ministre des Travaux publics, M. le maréchal Vaillant, ministre de lamaison de l'Empereur et des Beaux-Arts ; M. le marquis de La Valette,ministre de l'Intérieur ; M. Baroche, garde des sceaux ; M. Magne,membre du Conseil privé ; M. le baron Haussmann, sénateur, préfet de laSeine ; M. Piétri, préfet de police ; et M. le conseiller d'État LePlay, commissaire général de l'Exposition. LL. Exc. M. Vuitry, ministre, président le Conseil d'État ; M. Duruy,ministre de l'Instruction publique ; M. le maréchal Niel, ministre dela Guerre, et M. l'amiral Rigault de Genouilly, ministre de la Marine,faisaient partie du cortège. L'Exposition a tué l'ancien Boulevard, en ouvrant la série des grandesfoires internationales qui ont fait de ce coin de Paris uncaravansérail cosmopolite. Le même Moniteur officiel, rendant compte de la représentation de la Grande-duchesse de Gérolstein,rapporte qu'une loge a été mise à la disposition de quelques «étrangers de distinction ». Parmi ces « étrangers de distinction », ily avait M. de Bismarck, et son souverain, le roi de Prusse, et tous lesdeux avaient déjà des mines de trouble-fête. Le Boulevard s'amusa tout de même, comme dans une dernière crise deparoxysme forcené : Mlle Esther, des Variétés, était délicieuse,travestie en hussard. Une divertissante parodie de William Busnach etd'Alexandre Flan mettait en scène Mlle Frank, des Folies-Marigny, dansun rôle de fusil à aiguille. Les farces portent des titres alléchants : Coucou, ah ! le voilà !... Ohé,les petits agneaux ! Que c'est comme un bouquet de fleurs !... lesPetits Crevés... Oh ! là là ! que c'est bête, tout ça ! N'y avait-il pas comme un fond de mélancolie sous cette rage de divertissements ? L'auteur d'une récente étude sur les Revues de fin d'année, M. Robert Dreyfus, a fait un rapprochement bien curieux. En lisant, car on ne joue plus ces choses-là, une facétie intitulée Un souper à la Maison d'Or,on voit une scène où une joyeuse compagnie de soupeurs et de soupeusesfait monter de la rue un chiffonnier qui, en s'asseyant avec eux, et enbuvant du champagne, chante une chanson funèbre : Si vous voulez de ces folles nuits-là L'résumé final, le voilà : Des baisers, des chants et des fleurs, De l'or, de la boue et des pleurs. — C'est amusant et c'est triste, dit le compère... Cet homme-là a un crêpe dans ses chiffons. — Ne sommes-nous pas tous des nocturnes ? répond le chiffonnier... Nesommes-nous pas tous des enfants de la nuit ?... Chacun dans sa partie,c'est vrai. Et s'adressant au meneur de la fête des noctambules, à l'irrésistibleGaston, le chiffonnier psychologue lui dit, en lui montrant Albertine,une des personnes folâtres qui sont là : — Albertine est une paresseuse. C'est la fainéantise qui l'aperdue... C'est une ouvrière.. à qui la robe de soie a tourné latête... Elle ne pense à rien... ne croit à rien... Elle ne bougejamais... Elle se repose... On dirait qu'elle est fatiguée d'avance dumal qu'elle aura quand elle sera obligée de faire des ménages pourvivre. — Vous la connaissez donc? demande Marthe. — Si je la connais... je crois bien ! C'est ma fille. Qu'elle est lugubre et cruelle, cette scène de revue dit l'ingénieuxcommentateur à qui j'emprunte cette citation. Et il compare à cettescène cette page de Monsieur de Camors : Une heure plus tard, Louis deCamors et le prince d'Errol, en compagnie d'une demi-douzaine deconvives des deux sexes, prenaient possession d'un salon de restaurantdont on nous permettra de respecter le huis-clos. Aux lueurs pâles de l'aube, ils sortirent. Il se trouva qu'à ce momentmême un chiffonnier à longue barbe grise errait comme une ombre devantla porte du restaurant, piquant de son crochet les tas d'immondices quiattendent le balai de la voirie municipale. Camors, fermant sonporte-monnaie d'une main peu assurée, laissa échapper un louis, quialla se perdre au milieu des débris fangeux accumulés contre letrottoir. Le chiffonnier leva la tête avec un sourire timide. — Ah! monsieur, dit-il, ce qui tombe au fossé devrait être au soldat ! — Ramasse-le avec tes dents, dit Camors, et je te le donne. L'hommehésita et rougit sous son hâle ; puis il jeta aux jeunes gens et auxfemmes qui riaient autour de lui un regard de haine mortelle, ets'agenouilla ; il se coucha, la poitrine dans la bone, et, se relevantl'instant d'après, leur montra la pièce d'or serrée entre ses dentsblanches'et algues. Cette belle jeunesse applaudit. Il sourit d'un airsombre, et tourna le dos. — Hé ! l'ami, dit Camors le touchant du doigt,veux-tu gagner cinq louis maintenant?... Donne-moi un soufflet ; ça tefera plaisir, et à moi aussi ! L'homme le regarda en face, murmura quelques mots indistincts, et lefrappa soudain au visage avec une telle force, qu'il l'envoya culbutercontre la muraille. Il y eut un mouvement parmi les jeunes gens commes'ils allaient se précipiter sur la barbe grise. — Que personne ne le touche! dit vivement Camors. Tiens, mon brave, voilà tes cent francs ! — Gardez-les, dit l'autre; je suis payé. On sait ce qui arriva, et comment la fête du Boulevard fut interrompuepar des événements souvent prédits par le dépit et par les convoitisesde ceux qui ne furent pas invités à cette fête. Une singulière coïncidence a voulu que, précisément, un.auteur aimé duBoulevard, M. Ludovic Halévy, assistât, le 4 septembre 1870, au dernieracte de cette comédie historique qui, en tournant au tragique, conservatout de même quelque chose de ce qui avait amusé l'invincible bonnehumeur des Parisiens. L'heure de la « douloureuse », comme disaient déjà les viveurs duBoulevard, était proche. Et une ironique fatalité veut que le principaltémoin des tribulations de l'échéance fatale soit précisément l'auteurd'Orphée aux Enfers et de la Belle Hélène.Attaché à l'administration intérieure de la Chambre. Ludovic Halévy apublié, dans un très curieux récit, la lettre suivante qui parvint à M.Hébert, questeur du Corps législatif, le matin du 4 Septembre, en mêmetemps que la nouvelle d'une révolution : MONSIEUR LE QUESTEUR, Le Corps législatif devant être envahi dans la séanced'aujourd'hui, j'ai l'honneur de solliciter de votre bienveillance lafaveur de trois billets pour ma femme, ma fille et moi. Agréez, etc. Mystification suprême. Venait-elle d'un « boulevardier » incorrigible ou d'un révolutionnaire en goguette ? Quoi qu'il en soit, Ludovic Halévy se promit bien de ne pas manquercette représentation et d'être, cette fois-là, du Tout-Paris desdernières. A midi sonnant, il était dans une loge, toute pleine decurieux et de curieuses, venus pour assister à la dernière séance duCorps législatif. De la même plume qui a fait parler Zulma Bouffar etHortense Schneider, il nous raconte ce chapitre final : « Deux jeunesfemmes fort élégantes riaient, plaisantaient, parlaient tout haut etdemandaient à un jeune hàmme qui les accompagnait. « — Pour quelle heure est l'invasion ? « — Pour deux heures, paraît-il. « — J'espère bien que ce sera fini avant six heures. Nous avons du monde à dîner et j'ai à m'habiller. « Arrive un monsieur, et l'une de ces dames, cellequi avait du monde à dîner, se met à interroger ce monsieur : « — Vous arrivez, monsieur ? « — Oui, madame. « — Il y a beaucoup de foule sur le quai ? « — Énormément, madame. « — Et, qu'est-ce qu'on crie ? « — Vive la République ! madame. « — Merci, monsieur. » A une heure, pour la dernière fois, M. Schneider, président de laChambre, monte à son fauteuil, en cérémonie, au son d'un tambour. Etcomme d'habitude, il donne la parole à l'un de ses secrétaires pour lalecture du procès-verbal. C'est macabre, cette permanence du rite usueldans une conjoncture aussi tragique. On dirait des morts continuant àfaire des gestes comme les vivants. La séance continue. M.Glais-Bizoin, qui semble ne se douter de rien, demande la parole sur leprocès-verbal. Étonnant, en vérité, ce M. Glais-Bizoin ; si ce pèrenoble n'était un très honnête homme et très sérieux, on pourrait croirequ'il s'est chargé d'un intermède lugubre. Une des jeunes femmes, dansla loge de Ludovic Halévy, exprime tout haut l'ennui que lui causel'obstination du vieux parlementaire. — Parler sur le procès-verbal aujourd'hui, c'est de la démence. La Chambre se retire dans ses bureaux, et l'entr'acte se prolonge outremesure, comme dans les théâtres, et c'est une habitude qui, depuis untemps immémorial, continue de faire rager les Parisiens, et surtout lesParisiennes. Les nerfs des deux jolies voisines de Ludovic Halévy sontagacés par cette attente imprévue. Celle surtout qui a du monde à dinerle soir est impatiente, fébrile, indignée. — Est-ce que cela va se prolonger, cette discussion dans les bureaux?C'est absurde, une Chambre ne se retire pas dans ses bureaux dans descirconstances pareilles. Deux heures sonnent. C'est l'heure marquée au programme, pourl'invasion de la Chambre par le peuple. Avec une exactitude admirable,tous les figurants de ce numéro sensationnel sont à leurs postes dansles tribunes, pour commencer. Les deux voisines de l'auteur de la BelleHélène sont enchantées. — Ça commence, ça commence, voilà l'invasion, ils vont maintenant occuper les bancs des députés. Un jeune Méridional s'écrie : — Les députés ? Où sont-ils les députés ? — Ils sont dans les bureaux. — Dans les bureaux ?... Ils se sont retirés dans les bureaux. C'esttrop fort, ils ne reviendront pas, nous sommes volés, allons leschercher dans les bureaux. Le président se décide à remonter sur la scène. Un huissier, derrièrelui, porte cérémonieusement son chapeau haut de forme. Cet accessoireest nécessaire, plus que jamais. On sait, en effet, que dans lesgrandes cir-constances, lorsque les huées des gosiers irrités et lesclaquements des pupitres en fureur font un infernal tohu-bohu, ladignité parlementaire exige que le président se couvre d'un gestesilencieux et navré. Le couvre-chef du président donne le signal des bagarres attendues.Deux jeunes gens montent, quatre à quatre, les degrés de l'estradeprésidentielle. L'un d'eux s'empare du levier de la sonnette etcarillonne à tour de bras. Au milieu de cette effroyable bagarre, impassibles, admirables, les secrétaires continuent à prendre des notes. Quelles choses extraordinaires ils ont dû recueillir ce jour-là pour l'histoire ! La curiosité pousse l'auteur d'Orphée aux Enfersà sortir de sa tribune pour aller faire, lui aussi, un tour dansl'hémicycle. Nourri dans le sérail, il en sait les détours. Mais il seheurte, avec des compagnons, à une porte que le chef des huissiersvient de fermer au nez du public. Les coups de pied et les coups depoing tombent sur cette porte de fer, résonnant avec le bruit d'untam-tam. Le vacarme est assourdissant... Un sergent de la gardenationale arrive à ce tapage. — Qu'est-ce que c'est que ce bruit, s'écrie-t-il. Allons, allons, envoilà assez ! De l'ordre, sacrebleu, de l'ordre On ne fait rien de bonavec du désordre. Qu'est-ce que vous voulez ? Ouvrir cette porte ?Attendez-moi. Il s'en va... Nous l'attendons. Quelques instants après, il revient suivi de deux gardes nationaux et leur dit : — Attaquez-moi cette porte à coups de crosses. Vous, tapez à droite, etvous, à gauche, le plus près possible de la serrure. Attention aucommandement, et de l'ensemble. Une, deux ! Une, deux ! Les coups de crosse tombaient régulièrement sur la porte, Et la serrure au cinquième ou sixième coup, vole en éclats : — Eh bien ! nous dit le sergent triomphant, vous voyez, ce n'est pasplus malin que ça. Il faut faire les choses avec méthode, voilà tout.Allons, entrez, maintenant, et pas de désordre, vous entendez, pas dedésordre. Et ce sergent donne à ses hommes des consignes impitoyables : — Pas d'intrus dans la salle, vous entendez. Pas d'intrus, et pas de députés, surtout, pas de députés. « Pas de députés », en un tel lieu, est, tout bonnement, impayable. Cesergent devait être un auteur dramatique, car il avait le sens dessituations. M. Thiers, ayant pris très philosophiquement le parti des'en aller, un garçon de bureau vint à lui : — Voilà votre chapeau et votre paletot, monsieur Thiers. Je les avaismis de côté parce que, voyez-vous, les jours de révolution, leschapeaux et les paletots, si on n'a pas l'œil dessus... C'était fini, et comme vous le voyez, par une scène qui, malgrél'horreur tragique de la situation, ne manqua point de fantaisieboulevardière. Ces brillants officiers, qu'on avait admirés, sur leBoulevard, guerroyaient maintenant dans une lutte ingrate, dix contreun. Beaucoup de ces artistes qui étaient l'objet de l'entretien duBoulevard et qui avaient vu poindre dans ces parages l'aurore de leurcélébrité naissante, avaient suivi sur les champs de bataille lesjeunes chefs et les vieux généraux. Plusieurs ont donné leur vie, enpleine jeunesse, comme Henri Regnault, pour la défense de la patrieenvahie, voulant que, si tout le reste était perdu, l'honneur du moinsfût sauvé. On raconte qu'en voyant monter au calvaire d'Illy, vers lachevauchée de la mort, les cavaliers de Galliffet, le roi Guillaume dePrusse s'écria : « Oh ! les braves gens ! » Il y avait beaucoup de braves gens, en somme, et de gens braves dans cetumulte de têtes un peu folles que troublait la griserie du Boulevard.Ce sera la conclusion de notre étude sur ce petit monde d'autrefois.Ils ont joué. Ils ont perdu. Très galamment, ils ont payé. GASTON DESCHAMPS. retour tabledes auteurs et des anonymes |