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DORSENNE, Etienne Troufleau, pseud. Jean(1892-1945) : Polynésie .-Paris : Emile-Paul, 1929.- 85 p.-1 f. de pl. en front. ; 21 cm.- (Ceinture du monde ; 10). Saisie dutexte : S. Pestel pour la collection électronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (28.VII.2015) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque [Bm Lx : n.c.] POLYNÉSIE PAR Jean DORSENNE ~ * ~~ * ~I TAHITI C’EST en somme à Tahiti que j’ai le plussouvent senti l’odeur de l’allégresse. Elle y est subtile au pointqu’on ne la perçoit guère qu’à la prime aurore, à l’heure où lesparfums s’éveillent, s’exaltent et meurent en un instant, comme leselfes de la légende allemande ; ou encore, durant les fugitifscrépuscules, quand le soleil atténue l’ardeur des rayons sous lesquels,tout le jour, il a maintenu la campagne asservie. Elle vous saisit à l’improviste et transforme incontinent le noirchagrin et l’humeur mauvaise en une jubilation mystérieuse, sans causeapparente, en une joie si secrète, si profonde que notre pauvre cœurdéshabitué du bonheur ne peut la ressentir sans une vague souffrance,semblable à ces sourdes douleurs qui, dans la poitrine, vous empêchentde respirer profondément de crainte que ne se rompe quelque organeessentiel. Est-ce la tare de l’originel péché qui laisse traîner ainsi,au fond de nos transitoires délices, cette confuse alarme, cetarrière-goût d’indélébile amertume ? Pour le reconnaître, ce poignant parfum d’allégresse, il faut uneextraordinaire sensibilité olfactive, car il se mêle aux odeurs lesplus quotidiennes et passe, furtif, comme l’ombre d’une réminiscence oud’un espoir. Parfois, je l’ai surpris quand l’odeur chaude et dense dela tarte aux goyaves emplissait ma maison de bois sonore et, jusquedans le jardin, allait se mêler aux senteurs sucrées des fleurs dufrangipanier. Elle venait au-devant de moi, dans l’allée menant à mamaison spacieuse et claire, et m’accueillait joyeusement. Elledevançait les trois matous qui, chaque soir, m’attendaient sur lavéranda ; dès qu’ils reconnaissaient mon pas sur le sable du chemin,ils filaient à travers les grilles du portail, oreilles en arrière etmoustaches en bataille, pour me rencontrer sous le faux acacia dont lesfleurs roses et mauves, tombées sur le gazon, y formaient un tapisd’une somptuosité délicate. Escorté par mes chats, je grimpais légèrement les quatre marches depierre et me dirigeais à l’instant vers la cuisine. La table étaitblanche de farine ; de minces tranches de pâte fraîche, souple comme dumastic y adhéraient encore. Aux fenêtres grillagées venait s’aplatir labranche d’un goyavier. Souvent elle s’inclinait sous le poids d’unmerle des Moluques, gras comme une caille à l’époque des vendanges,gorgé des fruits du jardin et qui, paisiblement, éventrait de son grosbec une goyave mûre à point. Par la porte largement ouverte le regard embrassait tout le jardin :son herbe haute, ses jeunes manguiers protégés par une cage de bois,ses bananiers dont les régimes toujours verts étaient jalousementsurveillés par les merles irrassasiables et, dans le fond, ses bosquetsde goyaviers qui masquaient la clôture au-dessus de laquelleémergeaient les panaches héroïques des cocotiers innombrables. Leursrangs serrés escaladaient les pentes douces des derniers contreforts del’Orohena. Que l’ombre du soir avait de charme ! Elle descendait des rudesmontagnes, se condensait dans mon vallon et mêlait ses senteurs d’eauxvives et de fougères à l’arome puissant et tiède que la tarte auxgoyaves exhalait en refroidissant sur le large plat de faïence ! * * * Il y avait aussi les jours consacrés à la confection des confitures. Ala saison des goyaves succédait celle des oranges, qui précédait lemois des mangues. Dans l’office, déjà s’alignaient les pots de verre et de grès remplisde gelée rose comme des blocs de tourmaline et de marmelade jaune,sirupeuse, douce et amère. Par terre, dans la cuisine, gisaient delongs paniers tressés, gonflés de mangues – ces paniers en feuilles debananiers, tout pareils à ceux où, un siècle plus tôt, l’on enfermaitle cadavre de la victime destinée au temple d’Oro. Les journées étaient orageuses, durant lesquelles cuisaient les manguesdans le sucre roux. Car la saison des mangues est celle des pluiesdiluviennes et interminables ; c’est aussi la saison des fleurséclatantes qui tombent en grappes mauves et jaunes le long des rideauxde liane ; la saison où les ruisseaux sont transformés en rivières etles rivières en fleuves intrépides et tumultueux, où les anguillesénormes se promènent dans les caniveaux des rues de Papeete, où lesgousses de vanille s’allongent et se gonflent dans les vanillières, oùles thons et les bonites abondent dans le lagon. C’est l’époque où leciel, lourd et gonflé d’eau, descend si bas sur l’Océan, qu’il aspirela mer – comme un buveur de coktail dans son chalumeau – et que lestombes d’eau s’élèvent ainsi que des tourbillons de fumée. C’est lasaison où les roseaux doivent être cueillis près des étangs pour êtretressés en chapeaux légers, où le sol est flasque, tiède et tout imbibéde pluie ; où les fougères, dans les montagnes, atteignent desdimensions gigantesques, où les taros (1) abondent, qui doivent êtrerâpés et cuits dans le bambou avec le miel bronzé et le lait crémeux ducoco pour composer l’incomparable « poe ». C’est pour les abeillesfines et noires de Tahiti, la saison bénie entre toutes ; chaque herbeest odorante, les haies sont rouges d’hibiscus et les frangipaniersblancs comme de gros bouquets de mariée de campagne. C’est la saison defécondation et de vie où l’air est alourdi de pollen et l’eau de germes; la saison où l’on suffoque sous la moustiquaire impalpable, assiégéede moustiques, où la maison est envahie par des cohortes de fourmis,qui, abandonnant leurs fourmilières inondées, se viennent mettre, sansvergogne, à l’abri dans les habitations des hommes. On ne peut alorsoublier au jardin un arrosoir sans en retrouver, deux jours plus tard,l’eau grouillante de larves de moustiques, et si, par hasard, vous aveztaché une robe, elle sera, le lendemain, dévorée par les fourmis. C’est la saison des siestes déprimantes, des nuits moites etfiévreuses, l’époque où l’on rêve à de candides forêts nordiques,blanches de neige, et scintillantes de givre, froides comme un sorbet ;où l’on ne peut abattre un pied de bananier sans mettre en fuite unemultitude de cent-pieds noirs et venimeux ou de petits scorpionsmaléfiques ; où l’on ne peut soulever une éponge sans découvrir dessousde longs vers d’humidité nauséabonds qui empuantissent tous vos objetsde toilette. L’époque enfin où l’on est près de s’avouer vaincu devantl’envahissement d’une faune de cauchemar qui empoisonne tous vosinstants ! * * * Mais rien ne décourageait la maîtresse du logis lorsqu’elle avait fixéle moment de la cuisson des mangues. Ce jour-là, la maison bourdonnaitdu bruit d’une activité inaccoutumée. Allongé dans mes draps moites,sans force ni pensée, dès que la prime aurore commençait d’effeuillerles pétales incertains de ses pâles roses, j’entendais des rires et deschuchotements dans le jardin. On craignait d’éveiller le « popaa »(2),et ce bourdonnement continu était bien plus intempestif que des riresfrancs, et que des voix éclatantes ! La lumière confuse filtrant àtravers la frondaison dense et obscure de l’immense pistachier quimasquait ma fenêtre, parvenait dans ma chambre singulièrement glauqueet froide. A travers ma moustiquaire, cette pièce familière prenait unaspect irréel, inattendu : la portière de bambou et de perles devant lasalle de bain, les livres sur leurs rayons, la coupe de cristal surl’eau de laquelle tremblaient les fleurs de ylang-ylang et, à traversle rideau jaune soufre qui voilait la fenêtre largement ouverte, lesspectres des arbres que la brume matinale enlinceulait encore, toutecette ambiance quotidienne m’apparaissait étrangement dépourvue de relief et de densité, comme le décor inconsistant d’unrêve prêt à se dissoudre à la moindre oscillation de pensée. Bientôt, l’on devait juger que l’heure avait sonné de m’éveiller, caron ne prenait plus aucune précaution pour amortir le bruit des voix etdes pas. Les larges pieds des Tahitiennes se posant sur la vérandafaisaient trembler le parquet et la maison tout entière. Jereconnaissais le pas traînant de la vieille Teina, celui si lourd del’énorme Fahatiarau et, enfin, celui de la gentille Paaro, un peuindolent mais léger. La voix de la maîtresse du logis s’élevait, haute et claire, dans lejardin : - Paaro ! As-tu songé à commander le sucre roux chez l’épicier ? Je neveux pas celui du Chinois : la dernière fois, j’y ai trouvé des clouset il sentait le crottin… - Aue ! J’ai oublié… - Manéanéa (3) ! Dis à ta sœur qu’elle prenne la bicyclette et qu’ellefile en chercher. Quand, une heure plus tard, je venais réclamer mon petit déjeuner, jetrouvais assises par terre, en rond, dans la spacieuse cuisine, desfemmes jeunes et vieilles que pour la plupart je ne connaissais pas.Elles pelaient des mangues juteuses, détachaient les grands noyauxbruns et plats, puis rejetaient les beaux fruits éventrés dansd’immenses cuves de cuivre. Une forte odeur de térébenthine emplissait la maison. Je déjeunais seulà ma table, la maîtresse du logis ayant depuis longtemps pris sonpremier repas, et, perdu, désœuvré, au milieu de cette joyeuseeffervescence, je me sentais semblable au frelon oisif dans la ruchebourdonnante des abeilles. Dans leurs longues robes d’indienne roses, bleues ou mauves, les brasnus, les cheveux tirés découvrant le front et les tempes, elles seressemblaient toutes et, parmi elles, j’avais peine à reconnaître lesfilles attachées à la maison, au milieu des « fetii » (4) arrivés desquatre coins de Papeete pour leur venir en aide. La vieille Teina, selon son habitude, rabâchait dans un coin lesinnombrables griefs qu’elle nourrissait contre sa patronne qui refusaitformellement de se laisser dérober ses draps, ses mouchoirs, son sucre,tout ce qui, en un mot, tentait irrésistiblement la cupidité de lavieille femme. Son maigre profil d’oiseau rageur se contractait encorede fureur à la pensée de ce qu’elle avait dû restituer à ces « popaa »si peu accommodants ! Tous les trois jours un drame explosait à lamaison ; la vieille Teina était mise violemment à la porte avecinterdiction d’en franchir désormais le seuil. Cette comédie duraitdepuis six mois, et la vieille Teina n’avait pas quitté la maison. Lelendemain, elle revenait le sourire aux lèvres et, quand nous nouslevions, nous la trouvions accroupie devant un grand baquet rempli delinge, avec son grand canotier de bambou planté au bout de son chignon,frottant, battant, essorant et chantant d’une voix aigre de mornesrefrains dont elle avait dû, dans sa jeunesse, égayer et charmer dejeunes officiers en mal d’aventure exotique. Comme elle n’avait pointde rivale à Tahiti pour blanchir les costumes sur la rosée, lesamidonner dans de justes proportions et les repasser d’impeccablefaçon, on consentait à faire semblant d’avoir tout oublié. Un beau jour, elle avait amené avec elle sa nièce, Fahatiarau, luiavait découvert un emploi chez nous et l’avait installée à demeure,sans autre forme de procès. C’était une fille aux jambes énormes dontla crinière, toujours dénouée, répandait une forte odeur de clapier.Quand on la cherchait pour quelque travail on la découvrait sous lesbananiers, vautrée à même dans la brousse qu’elle avait foulée commeune litière. Elle se mettait à quatre pattes, avant de se lever, vousregardait en haussant pesamment les paupières et l’on était gêné, envérité, lorsqu’elle vous adressait la parole, car l’on s’attendait àentendre un sourd et plaintif beuglement. Enfin, il y avait encore la jeune et gentille Paaro, la fille de lamaison. Elle était vive et charmante, avec ses longs yeux de gazelle,sa taille petite et bien prise, ses bras ronds et lisses comme uncuivre clair. Le grain de sa peau était d’une délicatesse extrême et jeme souviendrai longtemps de ce coin de chair en haut de la cuisse,qu’elle montrait ingénument ; il m’apparut clair comme l’ambre et aussivelouté qu’une mangue, ce jour où, accroupie sur ses talons, la roberamenée entre les jambes pour former une culotte, elle râpait un cocoen chantant. Terii, son jeune frère, était chargé d’entretenir dans le jardin lestrois grands feux de bois sous les trois bassines où les manguesmijotaient. Armée d’une écumoire immense, la maîtresse du logis, avecses courts cheveux bouclés et le grand tablier rose qui l’enveloppaitet lui donnait l’aspect d’une pensionnaire, s’agitait et commandaitaussi pleine de sang-froid qu’un vieux capitaine. Comme, ce jour-là, on ne pouvait songer à préparer le repas de midi,Tétoua, la voisine tahitienne, acceptait d’allumer pour tout le mondele himaa(5).Le petit cochon de lait grillait sur les pierres chaudes auprès desfruits à pain, des bananes sauvages et des poissons soigneusementroulés dans des feuilles d’auti. Ainsi prenions-nous le repas encommun, mais je quittais rapidement la table car, visiblement, jegênais mes hôtes. Ils n’osaient point pétrir entre leurs doigts lefruit à pain, tremper dans le jus de coco les boulettes de poisson cruni aspirer goulûment la sauce qui ruisselait le long des doigts. Je fuyais la maison et ne revenais qu’à l’heure où la pénombre del’Orohena se noyait dans l’obscurité crépusculaire. Je retrouvais le logis apaisé. Dans le jardin, l’herbe calcinéemarquait encore l’emplacement des feux de bois. Paaro sortait de lasalle de douche et peignait ses lourds cheveux plats, lustrés ethumides. Elle avait revêtu une robe de mousseline blanche et sa peaubrune brillait sous les entre-deux de dentelle. Elle me souriait dès qu’elle m’apercevait et venait vers moi ; sespieds nus et puissants s’imprimaient à peine sur le gazon tiède. - Haere mai ! (Viens), faisait-elle en se dirigeant vers la cuisine. Sur la grande table de bois dont les pieds baignaient dans desrécipients remplis de pétrole afin d’éloigner les fourmis, unemultitude de pots s’alignaient en bon ordre. La gelée de manguesrefroidissait lentement, exhalant un parfum subtil de vanille et deviolette ; demain, elle aurait la couleur et la consistance des topazesbrûlées ; les pots de verre seraient recouverts de rondelles de papierimbibées de rhum, ceux de fer-blanc seraient soudés, empaquetés etexpédiés en France aux amis oublieux. Les trois grands chaudrons de cuivre fraîchement astiqués qui, dansl’ombre grandissante, luisaient faiblement, comme des astres morts,avaient repris leur place aux murs de la cuisine – jusqu’au jourlointain et proche où, dans les jardins et dans les vallées, lespapayers offriraient leurs fruits longs, jaunes, gonflés de soleil etde suc, jusqu’au jour où les papayers, symboles d’abondance et defécondité, érigeraient leurs troncs lisses, hérissés de papayessemblables au buste de la Diane d’Éphèse qu’alourdissent d’innombrablesseins. II VERS LES ILESSOUS-LE-VENT IL n’est pas aussi aisé qu’on pourrait lecroire de franchir les quelque soixante-dix milles qui séparent Tahitide Raiatéa. Ne vous attendez point, par exemple, à voir partir à date fixe lagoélette qui vous conduira aux Iles Sous-le-Vent. Nul ne sait quandl’embarcation lèvera l’ancre ; le capitaine moins que personne. Lespassagers, chaque jour, viennent sur le quai demander des nouvelles.Rassurés, ils constatent que la goélette n’a point pris le large sanseux. Les plus malins interrogent les matelots qui répondentinvariablement : « Aita ite ! » « Je ne sais pas ! » Alors, sans impatience, sans mauvaise humeur, ils retournent chez eux,attendant placidement qu’il plaise au destin de donner le signal delarguer les amarres. Rien ne presse, ma foi… le jour du départ finirabien par arriver… Et, pendant ce temps-là, le capitaine Martini, le maître du navire,mène joyeuse vie au cercle Bougainville. Il absorbe des pippermints etdes punchs glacés, il pérore et joue aux cartes. Bourré de souvenirs classiques, n’allez point vous imaginer quele Manahuraest retenu au port par des vents contraires, à la manière du vaisseaud’Agamemnon. Une embarcation à gazoline n’a cure des caprices d’Éole oude Borée. Le départ dépend uniquement du caprice du capitaine. Petithomme sec et noiraud, obligeant et poli, on le rencontre généralementsur les quais de Papeete, un bout de cigarette aux trois quartsconsumée entre les lèvres, en train de bavarder avec un ami derencontre. Le bavardage, c’est le péché mignon du brave homme, mais nonson moindre défaut. Le maître – après Dieu – du Manahura, estjoueur, mais joueur comme le sont les joueurs, c’est-à-dire que touteautre passion s’efface devant celle-là. Il a élu domicile au cercle Bougainville qui – Dieu merci – domine leport de Papeete. A peine débarqué de sa goélette, il court retrouverses partenaires habituels, et les parties d’écarté succèdent auxparties d’écarté ! En sirotant un punch glacé, le joueur marin, levantles yeux au-dessus de la dame de cœur et du valet de trèfle, lance unrapide regard sur les embarcations amarrées au quai et vérifie sile Manahurane s’est point, par miracle, envolé sur les eaux. Si l’excellent capitaine se trouve dans une période de guigne, c’estune bonne aubaine pour les voyageurs pressés. Le navire ne pourrirapoint dans les eaux du port de Papeete. A la première heure il cingleravers le large. Mais, hélas ! perdez tout espoir de vous embarquerrapidement si la veine favorise la capitaine Martini. Ne vous fiez pasà ses promesses. Quand vous l’interrogerez sur la date de départ du Manahura il vousrépondra sans sourciller : - « Le quinze. » - C’est certain ? - Absolument sûr. Mais la journée du 15 se passe sans que le capitaine Martini, occupé àbattre ses cartes, ait seulement manifesté la velléité de descendre surle quai. Que voulez-vous ? La chance est une divinité trop capricieusepour qu’on puisse se permettre de lui manquer de respect ! - Alors, à quand le départ ? demandez-vous, impatient. - Demain, sans faute. Demain, c’est la même comédie et les jours passent jusqu’à l’heure oùtourne la roue de la Fortune. Brusquement les cartes trahissent leuramant ; la malchance s’obstine acharnée sur le joueur. Soyeztranquille. Il n’insistera pas. La pratique de la mer lui a apprisqu’en cas de tempête, un marin doit fuir à toutes voiles devant legrain. Ainsi fait-il devant la guigne. En un tournemain il plie bagage,et vogue le Manahura! * * * Lorsque j’arrivai sur le quai Bougainville, certain de retrouver commela veille le Manahuraendormi entre ses amarres ainsi qu’un cheval dans ses brancards, etl’équipage indigène vautré indolemment sur l’herbe, j’eus ladésagréable surprise de constater que la goélette avait levé l’ancre etfilait à bonne allure vers la passe. Je lançai les bras en l’air pourprendre le ciel à témoin de mon infortune. Ce geste permit au capitaineMartini de me distinguer parmi les quelques badauds qui assistaient àce départ. Il jeta un ordre, aussitôt le bateau, docile, fit marchearrière et vint s’acculer à un mètre du quai. D’un bond je sautai etretombai à pieds joints sur la dunette d’arrière. - Mon cher, cria le capitaine jovial, vous avez de la veine ! - C’est-à-dire, répliquai-je, que la vôtre vous a quitté cinq minutestrop tôt… Aurons-nous une bonne traversée au moins ? - Épatante ! Regardez le ciel, cela nous permet d’espérer juste assezde brise et de mer pour aider notre solide Diesel à atteindre sesquatorze nœuds. Avant huit heures nous pouvons être à Uturoa. Jeregrette de ne pouvoir vous offrir une couchette dans ma cabine :moi-même j’ai juste la place de dormir en chien de fusil – et je nesuis pas grand. Tâchez de trouver un coin confortable, sur le roof depréférence, car maintenant que nous quittons le lagon pour la merlibre, je crois que nous allons embarquer quelques embruns. Je suivis les conseils du capitaine, me hissai sur le roof etm’installai tant bien que mal entre l’habitacle et le grand mât dont onvenait de hisser la voile. Dès qu’on eut doublé Mooréa, la houles’accentua, imprimant à la minuscule barque qui nous emportait à lavitesse de quatorze nœuds, un fort mouvement de roulis. De toute saforce, l’alizé de suêt pesait sur la toile gonflée, et je constataiavec inquiétude que les écoutes de gui étaient tendues à se rompre. « Une brusque saute de vent, pensais-je ; pour peu que les cordagessoient moisis dans les palans, il n’en faudrait pas davantage pourqu’ils se brisâssent comme les boyaux d’un violon… Le gui libérésauterait de bâbord sur tribord, nous balayant sur le roof et nousfichant à la baille… » Ce vent aigre et mouillé me laissait tout transi sous mon mincevêtement de toile. Le soleil déchu qui traînait sur l’horizon pareil àune vieille bassinoire de cuivre oubliée et ternie, n’avait plus niforce ni chaleur. Seul le vent, altier et libre, régnait en maître dansle ciel, étirant comme une molle pâte de guimauve des nuagesmulticolores. Il caressait les vagues à rebrousse-poil, arrachant surleurs crêtes l’écume et la pulvérisant en poussière d’arc-en-ciel. Mes compagnons de voyage étaient silencieux et graves. Tous les visagestournés au couchant, se teintaient de mauve, d’ocre et de pourpre.Jeunes ou vieilles, les femmes étaient belles, dans leurs robes demousseline blanche, impassibles comme des idoles, reflétant dans leurslongs yeux d’antilope, les teintes mourantes du crépuscule. Moi quigrelottais de froid dans l’humidité glaciale du vent nocturne,j’enviais vivement la sereine nonchalance de ces filles que lafraîcheur délectait. Elles exposaient leurs bras nus et sombres àl’âpre caresse des brises et leurs lourdes chevelures dénouéesm’apportaient une odeur chaude et intime, qui me faisait désirer deplonger mes mains transies dans ces tièdes crinières. J’allumai une cigarette et l’éteignis après trois bouffées : un malaiseindéfini m’envahissait contre lequel je tentais de me raidir. Le mal demer ? Quelle honte ! J’aurais vécu neuf mois sur l’Océan, j’auraisaffronté gaillardement les tempêtes des Açores, les bonaces desAntilles plus redoutables que les pires autans, – car sur une merd’huile le bateau secoué par des lames de fond semble en pleine crised’épilepsie, – les horreurs du pot-au-noir, sans éprouver la moindrenausée, et je pâlirais aujourd’hui, ainsi qu’un novice, sur des vaguesà peine houleuses ? Il est vrai que, même pendant les tempêtes lesmoins rassurantes, la Sataniten’avait jamais roulé ni tangué autant que cette maudite goélette.Comment en eût-il été autrement ? Avec son pont surchargé par unetrentaine de passagers, encombré de bagages hétéroclites : caisses decèdre, ballots roulés dans des nattes de pandanus ou dans des paréosrouges, paniers gonflés de mangues et d’oranges, et sa cale contenantjuste assez de coprah pour empuantir l’air que nous respirions, c’étaitmiracle qu’elle pût garder son équilibre sur les flots ! Que le ventredoublât, et le Manahurase retournait sur la mer, telle une simple pirogue sans balancier. Oh ! cette écœurante odeur de coprah mêlée à celle plus écœuranteencore de la gazoline ! Cette énorme palpitation du moteur, troppuissant pour la coque si exiguë du Manahura qui lafaisait gémir et l’exténuait comme l’énorme cœur d’un hypertrophiquedans un corps débile ! Combien la trépidation continuelle, obsédante dela machine me faisait regretter le lent roulis de la Satanite… Mescompagnons d’infortune ne semblaient guère se soucier de cesincommodités provisoires : ils riaient, fumaient, bavardaient. Une finenuit veloutée avait envahi le ciel et les eaux ; un matelot avaitallumé les feux rouges et verts et, dans l’habitacle, la lanterne quiéclairait le cadran de la boussole. Sur le gaillard d’avant, un homme chantait en s’accompagnant d’unukélélé. Le vent nous apportait par lambeaux les phrases d’une mélodierapide, syncopée et monotone. On ouvrit les paniers de provisions ; unefemme taillait un pain en larges tartines qu’elle distribuait à laronde avec d’appétissants morceaux de corned-beef tendus à la pointe ducouteau. Un sourire engageant aux lèvres, elle me proposa de prendrepart au repas ; je ne m’en sentis pas le courage. La douce filles’inquiéta ; elle m’offrit successivement du saucisson, des œufs durs,de la confiture et du vin rouge. J’acceptai seulement une large tranchede pastèque rose, dont les pépins noirs comme des perles de jaisrépondaient de sa parfaite maturité. Mon amie improvisée me regardaitavec compassion. - Toétoé(6) ? me demanda-t-elle inquiète. - Hé(oui), répondis-je piteusement. De fait, je grelottais. La jeune fille s’émut. Elle me fit un oreilleravec son baluchon de linge roulé dans un paréo et d’autorité bousculanos voisins : - Allons, recule-toi ! Tu vois bien que le « popaa » (blanc) n’est pasà son aise et qu’il a besoin d‘être couché ! Ils obéirent docilement. Une autre Tahitienne revint avec unecouverture dont on m’enveloppa. Je me laissai faire avec béatitude.Quel plaisir d’allonger mes jambes engourdies par une positioninconfortable ; d’étendre mon corps de tout son long, de l’étirer, d’endéfriper les muscles chiffonnés ! Le vent pouvait souffler à perdrehaleine, je le narguais, maintenant, à l’abri sous une moelleuseétoffe. Le malaise qui m’avait si fort incommodé, se dissipait commepar miracle et le bien-être que j’en ressentais me paraissaitindicible. J’appelais mes amies qui me contemplaient, maternellementattendries : - Haere mai! (Venez !) Je ne suis pas gros, il y a de la place pour vous… Elles se firent un peu prier, pour la forme. Afin de ne point salirleurs robes immaculées, elles les quittèrent et s’enveloppèrent dansdes paréos rouges égayés de larges fleurs blanches et jaunes. Elles seglissèrent en riant sous la couverture, chacune à chacun de mes côtés,et je sentis bientôt contre mon corps le doux contact de leur chairambrée. Mes mains un peu fiévreuses se posèrent sur la hanche et sur lagorge fraîche de mes complaisantes amies. Je les distinguais à peine,car la nuit était opaque. Mais leurs cheveux dénoués me frôlaient lajoue, répandant une odeur de monoï (7) et de sandal. Un à un, les bruits s’étaient éteints. Le chanteur, le dernier, rangeasa minuscule guitare et s’allongea sur le pont, entre des dormeurs quironflaient déjà. Le Manahurasemblait transporter une moisson de cadavres. Seul, le timonierveillait. Encore, n’apercevais-je de lui que sa chemise claire, et leblanc de la cornée où nageait la pupille comme une mouche sur du lait. Que m’importaient les brusques secousses du roulis, à présent ! Je m’yabandonnais mollement, et selon leur caprice mon corps s’appuyaittantôt contre Téhura qui était onctueuse et lisse comme de la mousse auchocolat, tantôt contre Térii dont la poitrine élastique se gonflait,semblable à la voile au-dessus de nos têtes. Cette nuit que j’avais appréhendée, je souhaitais maintenant qu’ellefût interminable. Ai-je dormi ? Je ne saurais l’affirmer, mais je nepuis davantage prétendre que l’insomnie me tint parfaitement éveillé.J’étais anesthésié par un bien-être animal : si mon cerveau reposait,mes sens veillaient. J’enfonçais voluptueusement ma tête dansl’oreiller improvisé qui dégageait une agréable odeur d’amidon frais etde madapolam. Blotti au fond de ce nid, je n’apercevais plus lesvisages de mes compagnes, mais seulement, au-dessus de moi, un grandmorceau de toile oscillant sur un ciel semé d’astres. « Demain, pensai-je, si elles se réveillent avant moi et me quittentpour se mêler à leurs compagnes, il me sera impossible de lesreconnaître. J’ignore presque tout de leur visage, mais je sais lasouplesse de leurs cheveux et la fine qualité de leur peau. Nues etmasquées, je les retrouverais sans peine : Tahu porte un grain debeauté à la hanche droite, et la paume de mes mains conservel’empreinte des seins de Térii. Mais quoi, quand il fera jour et quenous débarquerons sur le quai d’Uturoa, mes amies d’une nuit m’aurontoublié ; elles riront et minauderont comme elles le font toutes, en mecriant : - Ia ora na oe! (Je te salue.) A l’aube, Raiatéa jaillira des eaux en même temps que Tahaa, sa sœurjumelle, enfermées dans le même cercle d’écume blanche. Le soleiln’aura point de pitié pour le voyageur las que je serai ; sans aucundoute, la migraine serrera mes tempes et je me sentirai flétri etdésolé parmi mes joyeux compagnons qui sortiront de la nuit, ainsi qued’un bain réconfortant, dispos et pleins d’entrain… Mes compagnes me quitteront pour revêtir leurs belles robes demousseline qu’elles ont soigneusement pliées ; elles lisseront alorsleurs beaux cheveux de nuit. Elles seront fraîches, gaies et pures –hélas ! tandis que moi je ne pourrai montrer, dans la lumièreimplacable, qu’un visage flétri, souillé par la barbe, un costumedouteux et une âme désemparée. III UTUROA UTUROA. Je ferme les yeux sur trois images,trois fleurs parfumées. Elles composent le plus aimable bouquet que jepuisse déposer sur le bloc de corail du maraé (8) d’Opoa, en hommageaux divinités polynésiennes. La migraine, une intolérable migraine, m’encerclait le crâne comme uncasque, lorsque je sautai de l’embarcation sur le wharfd’Uturoa. Les planches de bois vermoulu craquaient sous nospas ; des hangars à coprah, où s’entassaient des sacs pourris,s’exhalait une écœurante odeur qui s’ajoutait à la chaleur étouffanteet au manque d’air pour accroître mon malaise ; un soleil implacabledardait des rayons qui s’abattaient sur ma tête et sur mes épaules,ainsi qu’une volée de coups de bâton… Uturoa ? C’est très simple : imaginez une route sur les bords delaquelle s’élèvent les comptoirs des quelques trafiquants de l’île :pauvres cases en bois couvertes en zinc que n’égaie même pas levoisinage d’un jardin… D’un côté, voici la montagne pelée, roussie,desséchée comme les fesses des hamadryas, de l’autre, le lagon, plaquede tôle incandescente dont la réverbération brûle impitoyablement lespaupières… Et par là-dessus, le soleil, un soleil sans merci ; iltransforme la route en un ruban de feu, et rend l’air pareil à unefournaise. Hommes, bêtes et choses, reposent dans un anéantissementcomplet. Je me traîne péniblement sur la route, à la recherche problématiqued’un ami qui doit m’attendre pour m’amener en canot automobile à l’îlede Tahaa, où il demeure. Une chape de plomb en fusion pèse sur mesépaules ; à peine si, dans cette atmosphère enflammée, mes prunellespiquées d’élancements cruels, peuvent-elles apercevoir quoi que ce soit… Tout d’un coup, je m’entends héler sur la route par un grandgarçon qui vient à ma rencontre : c’est mon ami, le musicien,M… Comment pourrais-je oublier le geste merveilleux de ce bon samaritain ?Il a trouvé le moyen de ranimer le moribond que j’étais ; il m’a faitreprendre goût à la vie en m’offrant simplement de m’arrêter quelquesminutes dans son pied-à-terre sur le bord du lagon. Une minuscule case se dresse devant nous. Le soleil tape d’aplomb surla tôle ondulée qui tient lieu de toiture. Le sable spongieux, toutautour, rutile… Quelle joie, au milieu de cet embrasement général, detrouver une oasis de fraîcheur ! A la suite de M… nous pénétrons dansla modeste case où les volets fermés entretiennent une discrètepénombre. Une odeur fine et subtile, une odeur de noisette et de cafégrillé flotte dans l’air… Pendant que nous nous débarrassons de nos bagages, notre ami s’estallongé sur un large lit de camp dans le fond de la pièce. Et voiciqu’une petite lueur brille comme le phare minuscule vers lequel tendentles regards des marins en péril. - Allongez-vous en face de moi, nous conseille M… Une pipe vousremontera avant de vous embarquer avec moi pour Tahaa… La petite larme brune se boursoufle, crépite et grésille au-dessus dela flamme de bon augure. J’aspire la lourde fumée et bientôt une vapeurmagique circule à travers tous mes membres. Une main invisible s’estposée sur mon front et ma migraine s’est envolée : tout mon corps estsoudain léger comme celui d’une sylphide. J’ignore les lois de lapesanteur, je suis devenu un pur esprit dégagé de l’odieuse matière. Lemonde prend à mes yeux un nouvel aspect : elles sont oubliées, lesheures pénibles passées en mer sur une goélette malpropre. La vies’offre à moi, riante et douce ainsi qu’une coupe d’eau pure à unvoyageur altéré. Pareil à un Démiurge environné d’encens, mon amiconfectionne les pipes dispensatrices de l’oubli. O la bonne substance,juste, puissante et subtile ! Qu’importe la fournaise sous laquellehommes et bêtes au dehors, halètent désespérément… J’envisage l’aveniravec une désinvolte bienveillance, et une traversée de deux mois,actuellement, ne m’effraierait nullement. - Rassurez-vous, scande mon hôte qui devine miraculeusement mespensées, une heure à peine nous suffira pour aborder à Tahaa. * * * Je ne vous oublierai pas, bienheureuse fumerie, et je n’oublierai pasnon plus cet après-midi étouffant au cours duquel je promenais monennui sur la route sinistre qui traverse Uturoa et longe les bords dulagon… Tout semblait plongé dans une morne torpeur ; l’œil, désespérément,cherchait un feuillage à l’ombre duquel on eût pu goûter quelquefraîcheur… Mais Uturoa est plus dénudée qu’une cour de caserne et laverte silhouette d’un arbre ne vient même pas égayer ce paysage désolé. Je laissai machinalement tomber mon regard sur le sol, en cet endroit,marécageux. Le soleil fouaillait ardemment le sable et la vase, et l’onsentait sous la brûlure de ses rayons, une fermentation, ungrouillement d’êtres hideux. Qu’il aurait été doux de se reposer lesyeux sur une fraîche pelouse ou sur un parterre de fleurs multicolores! Hélas ! la route s’allongeait, aveuglante de blancheur. Miracle ! Surla terre humide j’aperçois les plus merveilleuses fleurs vivantes.Quels sont ces pétales sanglants qui jonchent la vase pourrie ? Toutsimplement, de minuscules crabes, dont l’unique pince couleur depourpre, semble une fleur détachée et flamboyante. Les bestioles,inconscientes de leur délicatesse, entremêlent de charmantesarabesques. Uturoa, Uturoa, qui ne te pardonnerait ta route brûlante ettes montagnes roussies en faveur de tes petits crabes qui sur la vased’un marécage jettent le charme inattendu d’un bijou rouge et gris ? * * * La troisième image suffit à embaumer les souvenirs de mon séjour enOcéanie comme une branche de lilas suffit à parfumer toute une chambre ! C’était au moment de mon départ. La goélette qui me ramenait à Papeete,amarrée au wharf d’Uturoa, frémissait sur son ancre, prête à prendre lelarge. Accoudé à la lisse, je lançai un dernier regard sur cette terredes Iles Sous-le-Vent, que, vraisemblablement, je ne reverrais plusjamais. Tout à coup, du groupe d’indigènes, qui, jacassant et riant,assistaient à l’appareillage de notre bateau, se détacha une adorablesilhouette. Fine, élancée, robuste cependant, et harmonieusementproportionnée, la jeune fille en un geste mutin nous envoyait un baiserd’adieu. Je revois ce corps émouvant de jeunesse, à demi nu, sous unemodeste robe d’indienne ; je revois cette chair ombrée, couleur demangue mûre ; je revois ces formes gonflées de sève, ces bras ronds,cette jeune poitrine qui tend l’étoffe du corsage et dans le visage oùsaignait une bouche gourmande, des yeux veloutés et câlins, des yeux oùse cachait le mystère de la vieille race polynésienne…. Que m’importent désormais ce wharf vermoulu, ces cases sordides où desChinois crasseux débitent des boîtes de conserves, et cette gendarmerieprétentieuse, et cette route sans arbres, puisque, sous les traits decette fillette gracile et voluptueuse, c’est ton visage véritable quim’apparaît, « Raïatea la Sacrée ! » IV TAHU TAHU a Huitofaa, née de Tupuravahiné et depère inconnu, épouse aujourd’hui devant le chef du district et lediacre de Tiva, Mapuhi le mutoï (9). Mapuhi est un personnage d’importance : il sait lire couramment, etpresque couramment mettre l’orthographe – car il a fréquenté l’écoleprotestante de Uturoa ; – il possède quelques lopins de terre à Patiooù il récolte assez de coprah pour acheter, deux fois par an, un beaucomplet de toile blanche chez le tailleur chinois ; enfin, sa casesituée à l’extrémité de Tiva, construite en bambous neufs, contient unbeau lit de cuivre, une malle de cèdre luisant et un fauteuil d’osierpeint en vert d’eau. Mapuhi le mutoï est un riche parti. Tahu, elle, n’apporte en partage que son beau visage d’or mat et cecorps aux hanches lourdes, prometteur de maternités nombreuses etfaciles. Elle a d’ailleurs fait ses preuves : il y a deux ans, elle mitau monde un bébé robuste au teint presque blanc et aux prunellesgrises. Je ne doute pas qu’aux yeux de Mapuhi, ce petit bâtard de «popaa » qu’il va reconnaître avec orgueil, ne représente le plus grandtitre de gloire de sa fiancée. Il ne l’échangerait pas contre de bonnesterres étalées au soleil ! Tahu possède, en outre, des qualitéssérieuses : elle sait faire griller le fruit à pain mieux qu’aucuneautre de ses compagnes ; ayant servi quelque temps chez des Européens,à Papeete, elle sait accommoder quelques-uns de ces mets compliqués quemangent les Français. Enfin, grâce à ses gages, elle a pu acquérir unesuperbe machine à coudre aux nickels étincelants, qui prendra place surla véranda de la case de Mapuhi – ce qui certes ne manquera pas derechausser la réputation de l’heureux mutoï. Cette union ne pourrait débuter sous de meilleurs auspices. * * * Depuis huit jours, le district de Tiva est en effervescence. Lesgarçons ont abandonné les cocotiers et leur coprah, pour courir lamontagne : ils en ramènent chaque soir, des moissons de fougères et delianes odorantes ; elles devront, le grand jour venu, orner les murs du« faré putuputura » (10) et la table du festin qui se dressera sur lavéranda. Ils en ramènent aussi des monceaux d’oranges et de bananes quedes fillettes épluchent et jettent dans d’immenses calebasses où lesfruits fermenteront pour être transformés en vin et en alcool ! Un clande chasseurs renommés, pendant deux jours, dans la vallée, a poursuiviet massacré sans pitié des troupeaux de cochons sauvages. La veille, j’ai croisé sur l’unique route qui ceinture l’île de Tahaa,des processions de jeunes filles qui revenaient de la rivière. Leparéo, humide jusqu’à la ceinture, était d’un rouge sombre, plaquantaux jambes, aux hanches, les sculptant audacieusement, tandis quel’étoffe enroulée autour du buste, demeurée sèche, dissimulait lesseins sous ses plis légers et les rendait tentants comme de délicatesconfiseries protégées dans du papier de soie. Elles tenaient à la mainde minces harpons flexibles avec lesquels elles avaient pourchassé,entre les rochers, et les herbes de la rivière, les chevrettes griseset agiles dont elles rapportaient de pleins seaux. Des pêcheurs revenaient aussi du lagon ; ils portaient en équilibre surune épaule, de longs bambous ; à leur extrémité se balançaient delourdes grappes de poissons multicolores qui frémissaient encore. Le village entier bourdonnait ainsi qu’une ruche : les vieilles femmesqui ne pouvaient plus affronter les fatigues de la pêche ni des coursesen montagne, accroupies sur les vérandas et réunies par groupes,tressaient de fraîches couronnes pour les convives. Les enfants mêmesn’étaient pas oisifs ; ils allaient dévaster les bosquets et lesmassifs, rapportant des corbeilles de tiaré dont les blancs pétales ontl’onctueuse douceur des camélias, et d’hibiscus aux longs pistilsalourdis de pollen qui teignaient d’or les mains puériles. Il régnait partout cette atmosphère d’activité joyeuse antérieure auxjours de fête et plus exaltante que la fête elle-même ; elle mereportait à ces heures fiévreuses de l’adolescence qui précédaient, aulycée, les distributions des prix. Seul inactif, j’errais dans Tiva enfiévré : Comme en un village deFrance, des marmots étaient injustement souffletés par des parentsénervés et des jeunes filles devaient pleurer secrètement parce que larobe longuement rêvée n’était pas réussie ! Vers le « faré putuputura »l’agitation était à son comble : on plumait les poulets par douzaines,on éventrait les cochons, on brassait le poë (11) dans d’’énormescalebasses, on râpait les cocos dans une pirogue désaffectée. Tahus’affairait, son apprentissage chez les « popaa » lui conférait uneindiscutable autorité. On venait lui demander des conseils pourl’assaisonnement des cochons de lait, pour la proportion de miel àincorporer dans le poë de taro, pour la garniture d’une table ou d’unerobe. Calme, paisible, souriante, elle répondait aimablement à chacun, touten confectionnant d’imposants gâteaux. Elle était d’une beauté sereineet grave, avec ses cheveux lisses d’un noir bleu, tirés en arrière etretenus par un peigne rond, ses bras découverts jusqu’aux épaules et sarobe d’indienne dont les tons crus lui pâlissaient les joues etrendaient plus sombres ses yeux obliques de panthère apprivoisée. - N’oublie pas, expliquait-elle à l’une, en cassant délicatement desœufs dans une bassine, de mettre une pointe d’ail dans les cochons delait. Cela relève le goût du porc… Et à l’autre : - Que Ruru mette tout de suite le poëtaro au four, car il ne serajamais cuit pour demain ! A-t-on cueilli les papayes ? Il ne faut pasoublier d’en faire du poë, les « popaa » le préfèrent à tous les autres… Enfin à Tehura, qui, les yeux rougis par les pleurs, exhibait une robede voile abricot égayée d’entre-deux de dentelle noire : - Mais non, Tehura, elle n’est pas vilaine du tout, cette robe, j’ai vuexactement le même modèle sur Mme X…, la banquière de Papeete… Ainsi ! Et la fillette s’en allait rassurée et ravie, tandis que Tahupétrissait de ses bras robustes la pâte molle et jaune qui embaumait lafleur d’oranger. * * * Le district entier veilla tard, ce soir-là ; dans les cases àclaire-voie, les lampes ne s’éteignirent qu’à l’aube. Les jeunesgarçons et les fillettes répétèrent une dernière fois les « himéné »(chœurs). Leurs rires me poursuivaient jusque chez moi où j’essayais envain de trouver le sommeil. L’insomnie ne me fit grâce que fort tarddans la nuit. La lune filtrant à travers les bambous de la cloison,tendait sur ma moustiquaire des cordes lumineuses. Au-dessous de moi,la mer venait expirer contre les pilotis de la case avec un murmuretrès doux. Mais l’image de Tahu me poursuivait implacablement. Par une nuitpresque semblable, sur le pont du Manahura, j’avaistenu son doux corps dans mes bras ; j’avais apprécié sa peau lisse etsans défaut, la qualité de ses longs cheveux souples, et la fraîcheurétonnante de cette chair qui avait instantanément calmé ma fièvre.Ainsi, demain, ma chère Tahu serait la proie de ce rustre ? de ce mutoïmastoc et vulgaire ? Ma bouche desséchée rendait plus pénible encore cette insomnie. Je melevai et bus à même dans le broc une eau douteuse. Je m’endormis enfin,mais mal et m’éveillai fort tard de la plus méchante humeur. J’eusd’abord la désagréable surprise de constater que l’eau dont je m’étaisdésaltéré cette nuit, grouillait de larves de moustiques et de cesgermes qui propagent l’éléphantiasis. Mon estomac en fut contracté dedégoût. Quand je fus prêt, le mariage civil avait été célébré ; c’est au templeque je retrouvai Tahu, épouse devant dieu et devant les hommes deMapuhi le mutoï. Le diacre indigène prononçait un discours fleuri demétaphores, les yeux obstinément levés vers le plafond, gesticulantdans la chaire comme un guignol, avec de grands mouvements de bras etune conviction touchante. Dans sa redingote de lustrine, le pauvrehomme suait à grosses gouttes. Il ne nous fit pourtant pas grâce d’unepériode et, en son âme, devait offrir à Dieu sa souffrance – et lanôtre. Tahu, impassible, la tête inclinée sous son voile blanc, supportaitsans impatience ces flots d’éloquence. Mapuhi, comme le diacre, suait àgrosses gouttes. Je fus heureux de constater qu’au grand jour et dansses vêtements empesés, il était encore plus laid que je ne le croyais… Le diacre laissa tomber un dernier verset de la Bible et délivra lafoule. On se précipita dehors, avec d’autant plus de hâte que le repas,là-bas, attendait. La véranda était ornée de verdure odorante ; les murs disparaissaientsous des ti-féfé (12) multicolores, et la nappe était jonchée defougères. Comme le nombre d’assiettes était limité, seuls les hôtes demarque en étaient gratifiés – ; le reste devait se contenter defeuilles de bouraos. Il y avait plusieurs tables. La nôtre se trouvaitsur la véranda ; les autres avaient été dressées sur l’herbe, à l’ombred’un massif de manguiers. La joie de manger laissait les convivessilencieux ; le repas débuta dans un calme impressionnant. J’étaisplacé à gauche de Tahu, qui, de temps en temps, levait vers moi sesbeaux yeux soumis et indifférents. Certes, ce fut un repas qui comptera dans les annales de Tiva : descochons entiers, roux et odorants, des guirlandes de poulets, despoissons cuits dans le jus de coco ou macérés dans du citron, deshomards dont la mayonnaise était servie dans des saladiers – enfin, cesvaros délicats dont la chair rose et sucrée est incomparable mais dontl’aspect évoque de monstrueux cent-pieds gonflés de venin. La vue de toute cette mangeaille m’avait coupé l’appétit. Tahu,maternelle, s’inquiéta de moi : - Quoi, tu n’as pas faim ? Je lui jetai un regard désespéré qu’elle ne comprit point. - Veux-tu que je te fasse une omelette ? - Non, Tahu, je ne veux rien. Le gros Mapuhi intervint : - Tu ne veux pas un plat « popaa » ? Car tu sais, ajouta-t-il avec unorgueil touchant, ma femme sait faire la cuisine comme en France !C’est elle qui a battu la mayonnaise… Je remerciai le couple et fis semblant de goûter aux chevrettes aucary. La chaleur devenait dense, et rendait la digestion horriblementpénible. Cette nuit sans sommeil m’avait éreinté, et la pensée de cetteeau impure que j’avais absorbée m’obsédait. « Il est grand temps que je rentre en Europe, pensais-je ; ici, je nemanquerais pas de m’éveiller un beau jour avec le fee-fee !(éléphantiasis). » Au contraire de moi, que la fatigue et la chaleur abrutissaient, lesconvives étaient maintenant pleins d’entrain et de gaieté. Jecontemplais envieusement ces mangeurs étonnants qui savent se contenterde quelques bananes ou peuvent, à volonté, engloutir des victuaillespendant des heures ! Combien y avait-il de temps que nous étions àtable ? Je ne saurais le dire, mais je constatai avec joie que lesoleil s’inclinait, que la brise de la montagne au parfum d’eaux vivesse levait. Malheureusement, le mal de tête qui m’étreignait depuis monlever, ne lâchait pas prise. Bientôt, on alluma des lampes sur lavéranda et des lampions aux arbres. Je profitai du désarroi momentanépour m’éclipser : cette odeur de graisse et de viande m’incommodait àvomir. Je gagnai ma case, légère et transparente comme une cage d’écureuil,quittai mon vêtement fripé et m’allongeai avec délices sur le drapfrais comme un suaire. Le sommeil me fuyait obstinément ; je ne pouvaisfermer les yeux sans voir aussitôt le beau regard énigmatique de Tahuet mes mains moites conservaient la nostalgie de cette peau froide quim’avait rafraîchi. Je me tournai mille fois sur ma couche, exaspéré parles rires qui m’arrivaient de la fête. Or, tout à coup, ce fut lesilence. Et puis, dans la nuit apaisée, s’éleva un chant puissant,âpre, déchirant qui m’immobilisa. Cent voix se joignirent,s’étreignirent et, passionnément, s’amplifièrent jusqu’à couvrir lebruit du ressac. Quel philtre distillait ce chœur effréné pourqu’aussitôt je me sentisse pacifié ? Mon mal de tête se dissipa commepar enchantement, le battement désordonné de mon pouls se calma. Alorsje souris en songeant que, peut-être, Mapuhi et sa femme avaient gagnéle lit nuptial, et sur le bord extrême du sommeil qui m’envahissaitdélicieusement, je murmurai apaisé : « Après avoir goûté aux plats « popaa », Mapuhi va apprendre comment onfait l’amour en France – et c’est très bien ainsi… V AUX MARQUISES CINQ jours et cinq nuits passés à bord d’unconfortable vapeur, et sur l’horizon crépusculaire se découpent devantmoi les mornes de Nuka-Hiva. Dans une heure nous serons ancrés en radede Taiohaë. Le progrès n’est pas aussi détestable qu’on l’affirme dans des momentsde pessimisme : certes, le Manahuraqui me conduisit à Raiatéa, roulant bord sur bord douze heures durant,ne manquait pas de pittoresque. Mais je ne me vois guère vivant troissemaines – voire un mois si les vents se montrent capricieux – sur unegoélette de ce genre, aussi incommode et aussi bondée de passagers. Les paroles de mon amie Urarii, essayant de me dissuader de ce voyage,sonnent encore à mes oreilles, pleines de promesse : - « Taata oviri! (13) Crois-moi, les Marquisiens sont des sauvages ; ne va point dansce pays où tu ne trouveras même pas de cinéma ! Et puis, ajouta-t-elleen baissant la voix d’un ton, sais-tu que ces gens-là font encoretoutes sortes de bêtises que réprouvent les Pasteurs ? Naturellement,je n’irai pas jusqu’à affirmer comme cette vieille folle de Téïnaqu’ils sont encore cannibales… bien qu’avec de pareils maamaa (14) onne puisse pas savoir de quoi ils sont capables ! » Quoi ! des cannibales ! Aurais-je l’heureuse fortune de rencontrerencore, au vingtième siècle, des cannibales ? Mais non, je ne veux pascroire les racontars de cette vieille folle de Teïna : ce serait tropséduisant… Pourtant, si les hommes sont ondoyants, divers et variables, la nature,elle, est immuable. En vérité, dans le crépuscule grandissant,Nuka-Hiva m’apparut la patrie idéale du cannibalisme. Ses montagnesprimitives et calcinées, ses vallées béantes comme des plaiesinguérissables, ses côtes abruptes et déchiquetées qui tombaientperpendiculairement dans une mer rageuse et frénétique, ne pouvaientinspirer à ses habitants que des instincts sauvages, et une cruautéatteignant au paroxysme * * * Le Pasteurfranchit l’étroite passe menant à la rade de Taiohaë entre deux îlotsronds et nus qui prolongent les deux promontoires. La mer agitées’apaise dans ce mince couloir et s’étale à l’abri derrière ces jetéesnaturelles, molle, lisse et sereine comme un beau lac. La lune, poséepaisiblement dans l’aisselle d’une vallée, semblait s’être établie làpour une halte définitive. Elle blanchissait le sable des criques, lebord des nuages, la cime des cocotiers, l’unique voile de l’uniquebarque amarrée près du wharf, et ce que dédaignait la divinelavandière, semblait sombre et souillé comme une matière impure. Qu’ilétait lugubre, ce clair de lune, sur ce paysage de désolation ! Qu’ilétait peu sentimental et combien eût paru ridiculement mièvre, dans cecadre tragiquement grandiose, le petit violon de Massenet ! - Où diable perche Taiohaë ? demandai-je au commandant. - Là, devant vous, où s’avance le wharf. Quoi ? un village devant nous ? un hameau ? Pas même ! Tout étaitsilence, immobilité. Pas la moindre lumière clignotant à travers laverdure, pas la moindre animation que suscite, en chaque île, l’arrivéed’un navire. Sur les galets de la grève, ou sur le sable de la plage,seule l’ombre démesurément grêle et fragile des cocotiers traçait desbâtons comme sur une page blanche. On vit cependant se détacher etvenir vers nous une « gazoline » montée par des silhouettes casquées.Quelques minutes plus tard, le médecin et l’agent spécialfranchissaient la coupée du Pasteur. - Mais enfin, M. l’agent spécial, où sont vos administrés ? Et vosclients, docteur, se cachent-ils pour mourir ? - Vous ne croyez pas si bien dire… Et le docteur me désigna d’un geste large les vallées que la lune neparvenait pas à éclairer et qui s’ouvraient, sinistres, pareilles à destombes violées. - Tout cela, mon cher, des cimetières… C’est la curiosité qui vousamène chez nous ? Alors, un conseil, ne manquez pas, dès demain,d’aller visiter le père Siméon. S’il les connaît, ses îles ! Vouspensez, voici quarante ans qu’il les sillonne en tous sens… * * * Le lendemain matin, à la première heure, je me dirigeais vers lademeure du père Siméon. J’apercevais enfin les quelques maisons quiconstituent le port de Taiohaë et qui, la veille, étaient restéesinvisibles derrière leurs rideaux de verdure : cases sordides ettristes en bois vermoulu, aux peintures défraîchies, drôlement coifféesde leurs toits en tôle ondulée et que les rayons solaires, filtrant enfine averse à travers les palmes des cocotiers, ne parvenaient point àégayer. Ce matin était singulièrement lumineux et translucide ; je lareconnaissais bien, cette atmosphère juvénile que j’avais rencontréesur toutes les îles polynésiennes, répandue comme un bienfait. Maisici, je ne lui retrouvais pas cette qualité d’exaltation qui rendincomparable le printemps tahitien. L’odeur, non plus, n’en était pointla même : pourtant, ainsi que sur le quai Bougainville, les exhalaisonsdu coprah et de la vanille dominaient, mariées, par moments, à cellesdu frangipanier, de la térébenthine et du faux oranger. A quoi est duealors, cette imperceptible différence ? Eh ! tout simplement auxeffluves de la terre marquisienne, qui ajoutent à ce bouquet un arometriste, indéfinissable – non point celui de cimetière ni d’automne –mais plutôt, un parfum sublimé de joies mortes… La joie à Nuka-Hiva ! En vérité, alors que tout ici devrait l’évoquer :la molle mer sous le soleil, les verdures éclatantes des haies, letendre gazon du chemin, tout, au contraire, donne à ce mot un aspectparadoxal et le dépouille de sa vaine gloire. L’impression dedésolation, qui déjà, m’avait frappé la veille au soir, s’accentue cematin et me semble encore plus insinuante sous ce clair soleil, plusdéfinitive ! Partout et toujours règne un silence déprimant jusqu’àl’angoisse. Le bourdonnement même des moustiques qui, à Tahiti, mefaisait vibrer les nerfs à fleur de peau, ici me paraîtraitréconfortant ! Il n’y a, à Taiohaë que ces invisibles bestioles, les «nonos » dont le vol est silencieux, la présence insaisissable et lapiqûre imperceptible. Ce n’est que quelques jours plus tard que levenin injecté se révèle par d’insupportables démangeaisons qui vousmettent le corps en feu ! Certes, je les regrettais, les honnêtes etloyaux moustiques qui vous attaquent franchement et ne vous dérobentpoint, comme ces perfides « nonos », le plaisir de la vengeance… Ilfaut, pour l’apprécier, l’avoir connue, cette joie sanguinaire etconsolatrice qui vous saisit lorsque vous parvenez, d’une claque vive,à écraser contre votre peau un ennemi gorgé de sang ! Les cases s’espaçaient le long de l’unique route de Taiohaë ;l’activité commerciale était représentée par une boutique, succursaled’un comptoir de Papeete ou d’Auckland. Pour tenter l’acheteur, elleexhibait des pièces de paréos importées de Manchester et des boîtes debeurre de conserve venant des pâturages de Californie. J’arrivai enfin devant une vieille demeure telle qu’on en voit au fondde nos provinces de France. La maison solide et basse, construite enpierres grises et couverte de tuiles moussues, s’élevait au fond d’unclos planté d’herbes et d’arbres fruitiers. Ce tableau m’émut : si lefeuillage de ces arbres avait été plus léger et plus claire leurverdure, j’aurais pu me croire miraculeusement transporté devant uneferme berrichonne ou normande ! A droite se dressait une humble chapelle : je ne pouvais m’y tromper,j’étais dans les domaines de la mission catholique, et justement,casqué de liège, chaussé de sabots, le père Siméon s’avançait à marencontre. C’était un robuste vieillard dont la barbe plus jaune queblanche se répandait sur sa soutane plus verte que noire. Il me tenditla main, n’écoutant même pas mes noms et qualités que je lui déclinai :un compatriote errant sur le Pacifique est un titre suffisant, auprèsdu père Siméon, pour être accueilli avec sympathie et sollicitude. Etpuis, quel bonheur pour cet exilé volontaire, de pouvoir parler un peude cette France dont il garde la nostalgie au fond de ses yeux clairs,et qu’il ne reverra peut-être plus ! - Comment voulez-vous que j’aie le cœur de les abandonner, ces grandsenfants qui ne seront jamais majeurs, me dit-il ? Je suis seul àNuka-Hiva, à les aimer et les secourir. Ce n’est pas, hélas, qu’ilssoient très nombreux, mais l’île est grande, pour moi qui suis presqueun vieillard ; les chemins n’existent pas, et combien de fois déjà,ai-je connu la douleur d’arriver trop tard pour soigner un malade ouadministrer un mourant ! Hélas, hélas ! un cimetière, voilà ce qu’est aujourd’hui Nuka-Hiva…Vous ne vous êtes pas encore aventuré sur l’île ? Non ? Eh bien, faitesune petite promenade à cheval, et vous m’en direz des nouvelles. Voyezces vallées qui pourraient être les plus fertiles du monde – tout ypousse comme par miracle ! – vous ne trouverez plus que la traced’anciens villages dont tous les habitants, un à un, se sont éteints… - Mais, enfin, il doit y avoir une cause ? - Une cause ? il y en a mille… Deux, cependant, sont suffisantes : lamaladie et l’ennui. Les Marquisiens ont perdu le goût de vivre. Dèslors, quelles proies faciles pour la tuberculose, la lèpre et lasyphilis ! - Et qui serait responsable de cet état de choses ? - Sans aucun doute l’Administration. Nous n’avons pas de remèdes poursoigner les malades, pas de cliniques pour isoler les contagieux, pasd’écoles pour protéger les fillettes contre les entreprises des mâlesqui les rendent femmes à peine nubiles ! Un trait entre cent qui vousen dira long : un beau jour, l’Administration déclarant dangereuses lestoitures de feuillages, ordonna aux Marquisiens de recouvrir, dans leplus bref délai possible, leurs cases en tôle ondulée. Autrement dit,quelque commerçant influent ayant un stock de tôle à écouler, avaitpersuadé le Gouverneur de l’utilité de ce décret. Fatale décision !Alors que l’épaisse couche de feuillage entretenait dans les demeuresune température égale, le métal surchauffé transforma les cases enfours. Lorsque l’indigène engourdi par la sieste et la chaleur,quittait au crépuscule son logis pour respirer l’air frais, la sueur seglaçait sur son corps. Résultat : en peu de temps, le nombre destuberculeux avait triplé. - Et l’ennui qui, selon vous, serait la seconde cause de ladépopulation ? Le front du père Siméon se rembrunit. Avait-il deviné que je pensais àl’influence néfaste exercée par certains missionnaires ? Une question,en effet, me brûlait les lèvres ; je ne pus la retenir : - Oui, l’ennui ! N’a-t-on point transformé ces loups enagneaux, ces superbes guerriers en mauvais cultivateurs, cescannibales, enfin, en timides mangeurs d’herbes ? Le père Siméon haussa les épaules avec indulgence : - Ah ! ces hommes de lettres, ces amateurs de pittoresque à tout prix,tous les mêmes… Pour leur plaire, à mon prochain sermon, je devraisinciter mes ouailles à se manger les uns les autres ! Dieu merci, sivous offriez aujourd’hui quelque bifteck humain à un Marquisien, ilvous prendrait pour un fou et en aurait le cœur soulevé de dégoût… - Hé, hé ! ce n’est pas si sûr, car enfin, maintenant encore, uneMarquisienne, pour marquer son admiration devant un enfant bien enchair, s’écriera : « Me maitai aamu ! » (15) Et enfin, monpère, il n’y a pas dix ans que deux gendarmes replets et appétissantsdisparurent mystérieusement sans laisser de traces… Cette fois, le père Siméon rit de bon cœur : - Ah, romancier, romancier ! N’allez-vous pas me demander de vousconduire à une cérémonie païenne pour assister à un sacrifice humaindevant un des tekis de la vallée ? - Au fait, y en a-t-il encore, de ces tekis ? - Certes, ceux qui pèsent plusieurs tonnes et ne peuvent être enlevéspar les amateurs américains, s’élèvent toujours au fond de quelquesvallées… Mais pour les autres, qui sont maniables, pour les bouclesd’oreilles taillées dans l’os humain, pour les massues, casse-têtes etpagaies sculptés, bref, pour tous ces vestiges de l’anciennecivilisation maorie, vous pouvez sillonner l’île, plus rien ! A coupsde dollars, les Américains ont tout raflé ! Je montrai un tel désappointement, que le bon père Siméon en futtouché. Il se mit à réfléchir. - Vous y tenez tellement à ces « païenneries » ? Je ne m’en défendis point. Le père Siméon se gratta la barbe, me regarda pensivement, puis me dit : - Voyons, en fait de « teki » (16), j’en connais bien un, qui estmagnifique. Il appartient à un vieil indigène. Il a échappé jusqu’àprésent à la convoitise des amateurs, parce qu’il niche au centre del’île, dans un endroit presque inaccessible. Mais si vous êtes boncavalier, si vous ne redoutez pas la fatigue, vous pouvez tenterl’aventure… Il ajouta en souriant : - Une tradition affirme que les « tupapaus » (17) veillent sur ce «teki », et qu’ils châtieront l’étranger assez audacieux pour essayer des’en emparer… Mais je ne crois pas que, malgré votre amour dufolk-lore, vous ajoutiez foi à ces sornettes… Je fis « l’esprit fort ». Alors le père Siméon me conduisit devant unecarte détaillée de Nuka-Hiva et traça au crayon rouge l’itinérairequ’il me faudrait suivre. Quand je le quittai, il me souhaita bonne chance et me lança, goguenard: - J’espère que vous ne servirez pas de plat de résistance à une tribude cannibales… * * * Je rassurai le missionnaire et nanti des renseignements qu’il m’avaitdonnés, ainsi que de plusieurs bouteilles de rhum destinées à amadouerle possesseur du teki, je me mis en route dès le lendemain, monté surun de ces petits chevaux des Marquises dont le pied estparticulièrement sûr. Il faisait un de ces temps incertains, fréquentssous les tropiques. Le ciel au-dessus de la mer avait la limpidité d’unsaphir, mais sur la montagne, des nuées planaient lourdes de menaces.Je m’engageai rapidement dans la vallée. Mon cheval trottait à bonneallure sur un chemin bordé d’hibiscus dont les fleurs rouges mettaientdes taches de sang dans la verdure. J’étais parti, joyeux de cettechevauchée à travers une nature inconnue, mais au fur et à mesure quej’avançais, je me sentais oppressé par une pénible sensationd’angoisse. A chaque instant des cases abandonnées s’offraient à mavue. Aux Marquises les habitations reposent sur des plates-formes depierre. De plusieurs d’entre elles il ne restait que des tas decailloux écroulés. On eût dit que la guerre, ou plutôt qu’uneimplacable épidémie avait dévasté l’île. Tout semblait figé sous unechape de silence. Je n’entendais même pas le cri d’un oiseau ; aussi lebruit des sabots de mon cheval heurtant le sol rocheux et serépercutant dans la muette vallée résonnait-il douloureusement dans moncœur. Parfois, cependant, j’apercevais un être vivant. C’était un grandvieillard décharné et farouchement tatoué, que je croisais et qui, muetet grave, me fixait longuement de ses yeux aux paupières sanguinolentes; ou bien sur la véranda d’une case cachée derrière de grandsmanguiers, c’était un couple d’indigènes allongés indolemment. Dormaient-ils ? Rêvaient-ils ? Ils restaient immobiles comme descadavres, et ne paraissaient ni me voir ni m’entendre. Ils nedaignaient bouger que lorsque, à quelques mètres d’eux, je les saluaisd’un aimable « Kaora », auquel ils répondaient par un « Kaora »guttural et profond, comme un soupir de l’enfer. Depuis lors, ayantprolongé mon séjour aux Marquises, j’ai remarqué ces interminables etmornes siestes des indigènes. Ils demeurent ainsi des journéesentières, étendus à même le plancher ou sur de fines nattes depandanus, l’œil atone, indifférents à tout spectacle extérieur. Leurapathie m’intriguant, je me décidai à interpeller un jour un gaillarddans la force de l’âge : - Tu ne t’ennuies pas, toute la journée ? - Je pense quelquefois, je dors le plus souvent. Ainsi parla ce Polynésien, qui, à la manière de La Fontaine, divisaitson temps en deux parties : l’une à dormir, l’autre à ne rien faire. * * * Jusqu’à présent ma promenade avait été une partie de plaisir. J’avais –si j’ose dire – mangé mon pain blanc le premier. Maintenant, il n’yavait plus trace de sentier. Devant moi s’étendait un taillis compactd’arbres de toutes sortes : arbres-à-pain aux feuillages découpés commedes mains, banyans dont les monstrueuses racines rampent sur le solpareilles à de gigantesques serpents, filaos ou arbres de fer, dont lefeuillage léger s’éparpille au vent ainsi qu’une verte chevelure, etdes cocotiers, des cocotiers, encore des cocotiers… Je pressai mamonture et m’avançai entre les troncs couverts de mousse, à travers lesous-bois où régnait une humidité dense et malsaine. Des branches mefouettaient le visage, m’éraflant et m’égratignant ; la pluie s’étaitmise à tomber et l’eau crépitant sur le dôme de feuillage quim’abritait faisait un murmure assourdissant. Des mangues et des citronsjonchaient le sol, et de ces fruits gâtés s’exhalait une pénétranteodeur de pourriture et de mort qui me prenait à la gorge. Ce silence,ces troncs pleins de mousse, cette terre humide, tout me donnaitl’impression d’errer à travers un cimetière. Je me hâtai de sortir de cet inextricable fouillis végétal. Jedébouchai sur un sentier rocailleux au bout duquel grondait un torrent…Sous la pluie qui me flagellait je le franchis péniblement, et lançaimon cheval à l’assaut d’une masse de basalte, sinistre par ce jourmorose. Des cailloux noirs et pointus se détachaient sous les pas del’animal et roulaient dans l’abîme qui bordait le chemin d’un côté,tandis que de l’autre se dressait la muraille rocheuse, aussi lissequ’un miroir. J’arrivai, non sans peine, sur une sorte de plate-formed’où je dominai une partie de l’île. Le ciel s’éclaircissait ; sous lesnuées qui filaient comme un train de chalands sur un lac, commençaientà apparaître des bandes d’azur. Innombrables à mes pieds, des cocotiersdéferlaient, jusqu’à la mer qui se brisait avec des franges d’écume surle rivage. Le chemin, encombré de branches mortes et de morceaux deterre éboulés, descendait à pic dans une vallée édénique. Un ruisseaulimpide y coulait, ombragé de flexibles bouraos ; des bosquets demanguiers et d’orangers y mélangeaient leurs fruits d’or ; rien n’étaitplus impressionnant que ce jardin enchanté où régnaient le silence etle désert de la mort. J’arrivai au terme de ma course. Quel singulier pays que ces Marquises! A quelques mètres de ce verger idyllique, d’affreux rochers noirs etpelés se dressaient auprès d’une source sulfureuse d’où s’échappaientdes vapeurs jaunâtres, tandis que des pandanus aux racines obscènesalternaient avec des filaos funèbres pour entourer un maraë envahi parla brousse. C’était là, m’avait dit le père Siméon, derrière ces vestiges d’un desderniers sanctuaires du cannibalisme, que je trouverais le vieilindigène, propriétaire du teki recherché. * * * La case était en effet là, adossée à la montagne, au milieu d’un vasteespace désertique. Les palmes de cocotiers qui la recouvraient, malgréles prescriptions de l’Administration, s’effilochaient comme une pièced’étoffe rongée par l’usure. Sur la véranda aux planches vermouluesétait accroupi un vieillard dont un paréo (18) en loques entourait lapoitrine décharnée. Mon cheval heurta du sabot les rochers quidonnaient à ce coin l’aspect d’un paysage lunaire ; au bruit, l’hommetourna vers moi un visage de cauchemar. Il était entièrement tatoué debarres bleues transversales ; une barbiche blanche pendait sur sonmenton agité d’un continuel tremblement. Ses yeux aux paupièressanglantes larmoyaient misérablement. Il restait immobile comme le mauvais génie de ces lieux désolés et medévisageait de ses prunelles fixes. Ce fut à peine si je l’entendismâchonner quelques paroles confuses : elles paraissaient être plutôtdes injures que des souhaits de bienvenue. Je ne me laissai pas troubler, et ayant attaché mon cheval au troncd’un manguier aussi vétuste que le bonhomme, je pénétrai hardiment dansla case en multipliant les kaora et les mutaki ve (19) propitiatoires : - Que veux-tu ? se décida à me dire le vieillard d’une voix sépulcraleet chevrotante. Tant bien que mal, à l’aide des quelques mots de marquisien que j’avaisappris, j’exposai l’objet de ma visite : - On m’a dit que tu avais un beau teki, je voudrais bien le voir… A mon grand étonnement, le vieillard ne protesta point. Il étenditsimplement la main vers le fond de la case en marmottant : - Tera ! (20) J’entrai. Une demi-obscurité emplissant la pièce m’empêcha d’abordd’apercevoir quoi que ce fût, puis mes yeux s’habituèrent à la pénombreet je faillis pousser un cri. Appuyée contre la cloison en pandanustressé, une grande idole de bois dardait sur moi ses yeux ronds. Unrire farouche lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles. Les deux mainsétaient croisées sur le haut des cuisses, repliées comme celles desgrenouilles. Je me retournai pour regarder la lumière du jour, il me sembla que levieillard ricanait d’un air goguenard. Je ressortis rapidement et m’installai près du bonhomme. Je n’avaispoint fait une course inutile : c’était une curieuse sculpture quiavait dû assister à maintes scènes de sauvagerie. J’imaginail’expression effarée de mes amis de Paris lorsqu’ils verraient cetteidole d’aspect si farouche. J’allai chercher mes bouteilles de rhum et nous commençâmes à trinquer.L’œil du vieillard s’était animé et jetait des éclairs. Il se mit à meraconter des histoires que je ne compris pas. Quand je crus le moment opportun, je risquai ma demande. Oh ! Ce futvite fait. Avec quelques bouteilles de rhum, que n’obtient-on pas ? Levieillard ne se fit pas tirer l’oreille. Il parla longtemps. Que meraconta-t-il exactement ? Ma connaissance de la langue marquisienneétait trop faible pour que je comprisse tout. Quelques phrasesnéanmoins frappèrent mon oreille : je crus démêler qu’il s’agissait de« tupapau » et que l’idole porterait malheur au « popaa » qui laprendrait. J’étais prévenu. Il avait fait son devoir. Tant pis pour moisi je m’entêtais ! Je remerciai mon vendeur à qui je laissai, outre quelques billets de labanque d’Indochine, les bouteilles de rhum que nous n’avions pointvidées. Puis j’allai chercher mon achat. C’était un bloc de bois assezlourd. Je l’élevai dans mes bras et le portai sur la véranda.L’indigène fixa quelque temps le teki, puis me regarda d’un air que jecrus équivoque, en marmottant quelques paroles rauques et coléreuses.Je titubai légèrement en allant rejoindre mon cheval. Devais-jeattribuer cette démarche chancelante à la fatigue du fardeau pesant queje portais ou à l’effet des rasades de rhum que j’avais gaillardementavalées ? * * * Le soleil était tombé quand ayant péniblement enfourché mon cheval, latête légèrement bourdonnante, je pris le chemin du retour, fortembarrassé de mon teki. Je le serrais sous mon bras gauche, tandis quema main droite tenait solidement les rênes. Tout marcha bien jusqu’à un petit bois de manguiers, d’arbres-à-pain etde filaos où l’obscurité était complète. Mon cheval avançait en trébuchant. Je pestais et jurais contre monmaudit teki qui s’accrochait aux troncs et manquait à chaque instant deme précipiter à terre. Le « upé » commençait à souffler, et les rameauxbalancés au-dessus de ma tête étaient agités de mille frissons. Toutd’un coup je me rappelai avoir lu dans les ouvrages de folk-lorepolynésien que les cérémonies rituelles du plus affreux cannibalisme sedéroulaient dans des endroits pareils. Dans mon cerveau, échauffé parl’alcool absorbé, surgirent des images de meurtre et de sang.J’entendais les roulements des tambours et des tam-tams, les chants desprêtres et des sacrificateurs ; je devinais le cri poussé par lesvictimes qu’on égorgeait sur l’autel divin ; je discernais à traversl’obscurité les faces grimaçantes et tatouées des tahuas (21). Et voicique soudain, dans mes bras l’idole pesa plus lourdement que si elle eûtété de plomb. Pris de panique, je pressai les flancs de l’animal ; ilgalopa au risque de me faire tomber et de me rompre les os. Derrièremoi un coup de vent plus violent ayant secoué les branchages, il mesembla être poursuivi par une trôlée de tupapau. Déjà je sentais sur lanuque leurs mains menaçantes, prêtes à m’étrangler ; je percevais leurhaleine glaciale. Pour un empire je n’aurais consenti à regarder enarrière. N’était-ce pas ridicule ? J’avoue sans vergogne qu’une peurhorrible me tenaillait le cœur. Une lune, – oh ! bien pâle et bien malade, – sortait des nuages sa facesournoise, comme une vieille fille qui cache son visage cireux derrièrela jalousie d’une fenêtre. Quelques rayons blafards éclairaientsinistrement le sentier que j’avais enfin atteint. Une brume malsaineflottait devant moi et des formes imprécises surgissaient : elleseffrayaient mon cheval et me figeaient le sang dans les veines. La bête bondit affolée ; je lâchai les rênes, et le teki de malheur,glissant sous mon bras, faillit m’échapper. Je me cramponnai d’une mainà la crinière de ma monture et remis d’aplomb mon emplette maléfique. Quoi donc, devenais-je fou ? Une hallucination se jouait-elle de moi ? La bouche hideuse de la statue était ouverte et un chuchotementnarquois en sortait : - Tupapau ! Comment n’ai-je pas laissé rouler à terre ce morceau de bois qui semoquait de moi ? Je ne raisonnai plus, j’avais perdu le contrôle demoi-même. Toutes les légendes marquisiennes renaissaient dans mamémoire ; mes cheveux se dressaient hérissés sur ma tête ; jefrissonnais aux mille bruits qui troublent le silence de cesinquiétantes nuits marquisiennes, reines des terreurs et desépouvantements. Je me trouvai tout à coup sur l’étroit sentier en corniche que j’avaisgravi à l’aller. Il fallait descendre. Le clair de lune brillait sur leprécipice qui s’ouvrait à mon côté. Impossible de reculer… M’agripper àla paroi rocheuse ? Il n’y fallait pas songer. Je fermai les yeux, etme fiant à mon cheval, je l’engageai sur le chemin de l’abîme. Ungémissement d’épouvante s’échappa de ma gorge. Le teki, le maudit tekique je serrais de toutes mes forces horizontalement sous mon brasgauche, se redressa tout à coup, me heurta rudement le crâne, et devenumiraculeusement plus lourd que le poids de toute la misère humaine,appuya sur mon bras et m’entraîna dans le gouffre qui grondait à moncôté… * * * Que s’est-il passé ensuite ? Je l’ignore et je l’ignoreraivraisemblablement toujours. Le certain, c’est que je n’ai point basculéet ne me suis pas fracassé le crâne sur les rochers qui, quelquesmètres plus bas hérissaient le bord du torrent. Le lendemain, au milieu de la vallée d’Akaui, un indigène d’une beautégrave et d’autant plus émouvante que c’est celle d’une race agonisante,me trouva gisant inanimé sur le sol. Le cheval paissait l’herbe un peuplus loin ; mais le teki avait disparu… Le docteur de Taiohaë à qui je fis le récit de mon aventure, espritpositif et plein d’assurance, en fit des gorges chaudes : - Quelle cuite aviez-vous prise, hein ? conclut-il. Mais le père Siméon hocha la tête, sourit mystérieusement et se signa. NOTES: (1) Légume dont on mange la racine. (2) Européen, par extension, blanc. (3) Paresseuse. (4) Parents et amis. (5) Four tahitien. (6) Froid ? (7) Huile de coco parfumée. (8) Temple en plein vent polynésien. (9) Agent de police indigène. (10) Case où les indigènes se réunissent pour chanter. (11) Entremets tahitien, fait avec des fruits et de l’amidon. (12) Couverture indigène. (13) Hommes sauvages. (14) Insensé, fou. (15) Bon à manger. (16) Idole en bois ou en pierre. (17) Fantôme, revenant. (18) Pièce d’étoffe qui sert d’habillement aux indigènes. (19) Formules de politesse. (20) Voilà ! (21) Personnages sacrés qui vivaient près des marais. |