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SUE,Eugène(1804-1857) : Étudessur le prolétariat dans les campagnes – Jean-Louis le journalier (1850-1851).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (20.III.2015)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux: nc) de La Liberté depenser : revue philosophie et littéraire [puis revue démocratique], n° 36 ( mars1851), n°38 (janvier 1851),n°39 (février 1851).
 
RÉALITÉS SOCIALES.
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ETUDES SUR LEPROLETARIAT DANS LES CAMPAGNES.
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PREMIÈRE ÉTUDE.
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JEAN-LOUIS LEJOURNALIER

par

EUGÈNE SUE

~ * ~

La Liberté de penser n°36 - novembre 1850

PREMIER ARTICLE
___


INTRODUCTION


Cerécit est réelde tous points, ainsi que l’indique le titre de cesétudes ; ce que je raconte, je l’ai vu ; un longséjour à lacampagne, où m’appelaient un besoin croissant de retraite, de solitudeet de travail, m’a mis à même de connaître des misères, des douleurs,et parfois des vices, fatalement inhérens à la condition sociale duprolétaire des champs ; ce sont, pour ainsi dire, des chiffres morauxque je pose ; une sorte de bilan de l’état physique et intellectueld’une population que j’ai attentivement étudiée ; attiré vers elle, parl’attrait du malheur d’abord, puis par l’attrait des bonnes et vivacesqualités que n’étouffent jamais entièrement ces vices auxquels cespopulations sont parfois forcément condamnées, oui, forcémentcondamnées ; pour qui a réfléchi, pour qui a sans passion,sanspréjugés, observé en pratique l’humanité, il est incontestable : « quel’homme par instinct, par nature, est bon, sensible, généreux, et selonla mesure de son intelligence et de l’instruction qu’il a reçue,accessible à tous les sentiments délicats et élevés ; la mauvaiseéducation, le milieu où nous vivons, l’ignorance, et surtout la misèreet l’abandon, seuls, nous dépravent, nous rendent criminels, maisjamais assez cependant pour que l’excellence originelle de notrenature soit complètement étouffée. »

Cette vérité est niée avecautant d’opiniâtreté que de fureur par les gens du parti prêtre et parles gens de gouvernementou d’autorité,comme ils s’intitulent ences temps-ci ; ces gens, afin de se faire croire indispensables etdonner un prétexte à la plupart de ces lucratives et hautes positionsdont ils sont si jaloux lorsqu’ils les possèdent, et si envieuxlorsqu’ils ne les possèdent point, affirment que l’homme estfatalement, originellement né méchant, voué au mal, à la révolte, et seproclament gardiens et dompteurs de cette immense ménagerie de bêtesféroces qui, selon les sauveursordinaires de la société, composel’humanité. Donc, l’homme est une bête féroce, unemanière de tigre,cela a été officiellement dit ; muselez la bête, chargez-la d’entraves,ayez toujours pointée contre elle une artillerie chargée jusqu’à lagueule, sinon la société sera dévorée.

Bêtes féroces, soit ;voici les bêtes féroces des campagnes, elles sont trois ou quatre foisplus nombreuses que les bêtes féroces des cités, elles ont été, par unexécrable calcul des gens d’autorité,laissées généralement dans uneignorance égale à leur misère, elles sont pour ainsi dire livrées àleurs seuls instincts, et, de plus, elles connaissent à peine de nomces formidables et innombrables instrumens de toute autorité,mouchards, sergens de ville, gendarmes, geoliers, prisons, bagnes etbourreaux ; elles sont mille, dix mille, vingt mille contre unfonctionnaire, ces bêtes féroces ; cent mille contre un riche, commeon dit ? Sûres de l’immense supériorité du nombre, aiguisent-elles dansl’ombre leurs ongles et leurs dents ?

A cela je répondrai :

J’habiteune commune peuplée de ces mêmes bêtes féroces, qui peuplent lesquarante-quatre mille autres communes de France ; souvent attardé dansma promenade, je traverse la nuit ce village, et toujours je suis aussifrappé que touché du calme, de la confiante sécurité dont jouissent leshabitans de ces maisons rustiques ; au temps du battage, leur modesterécolte de seigle ou de froment, arrosée de tant de sueurs, reste surl’aire de leurs granges ouvertes ; les légumes et les fruits du petitjardin, sans clôture, sont à la portée du passant ; le bois sec,péniblement ramassé par les femmes durant les rudes froids de l’hiver,est empilé le long des masures ; le foin ou quelques racines destinéesà la nourriture de la vache sont abrités sous un hangard ouvert à toutvenant ; ce sont là tous les biens de ces pauvres gens, biens humbleset précieux à la fois, car ils représentent l’unique capital du pauvre: son tempset son travail.Cette propriété est-elle violée ? unepoignée de froment, un fruit, un légume, un morceau de bois, sont-ilsquelquefois dérobés ? non, jamais, et cependant où sont les gendarmes ?les mouchards ? les commissaires de police ? où sont-ils donc enfin cesindispensables instrumens de répression et d’autorité ? cesinnombrables fonctionnaires qui dévorent les revenus de la France, etque nos bonnes gens, pour leur quote part d’impôt, soldent, vêtissent,arment, brodent, entricornent et empanachent, sans jamais, Dieu merci,user d’eux ni les voir ; sinon en la triste personne du percepteur,représentant fiscal de cette légion de grugeurs de budget ?

Oui, ces bêtes féroces, qui les contient dans leurs mâles et saineshabitudes d’ordre, de travail et de probité ?

Est-cele gendarme caserné à la ville distante de quatre lieues d’ici ? Est-cele prêche de M. le curé ? Quant au prêche, hélas ! je l’avoue, dans macommune ainsi que dans beaucoup d’autres, il règne une extrêmeindifférence en matière de religion ; et un saltimbanque s’établissant,à l’heure de la messe, sur la place de l’église, attirerait, je lecrains, la majorité des croyans. Quant au gendarme de la ville, sibêtes féroces il y avait chez nous, elles s’assembleraient engrand’bande et se soucieraient du gendarme, environ comme les loups denos pays se soucient du berger quand la faim les pousse hors du bois.

Oh!... mais les bêtes féroces des champs sont des agnelets comparées auxbêtes féroces des citées… C’est là surtout où il faut les terrifier parl’aspect des baïonnettes, des canons, et autres doux procédésd’autorité, sinon, vous verrez la bête se déchaîner et faire rage.Cependant nous les avons vues déchaînées en février 1848, les bêtesféroces de Paris et des grandes villes de France ! Et sauf quelquesrares excès malheureusement inséparables des violentes commotionspopulaires, toujours soulevées d’ailleurs par l’impéritie,l’aveuglement ou la trahison de l’autorité, où a-t-on vu le pillage,l’incendie, le massacre ? Les ennemis les plus acharnés de laRévolution et de la République n’ont-ils pas cent fois proclaméeux-mêmes l’admirable attitude de ce peuple, tout frémissant encore desa victoire, mais aussi pénétré de ses devoirs que de ses droits ! Nel’a-t-on pas vu, gardien vigilant, impitoyable, des richesses publiqueset privées, prêt à les défendre si une poignée de misérables avaienttenté de ternir par quelque acte criminel la gloire de ces grandesjournées !

Non, non, les instincts de l’homme tendentnaturellement vers le beau et le bien ; les âmes les plus dégradées parl’inexorable influence de cette trinité maudite (dont aucune autoritén’a voulu jusqu’ici délivrer l’humanité) : abandon, misère etignorance, restent toujours involontairement sympathiquesàl’expression des sentimens généreux, de même que, selon le poète,l’ange déchu se souvient du ciel. – Veut-on des preuves à l’appui decette thèse ? En voici de plusieurs sortes.

Il y a quelquesannées, j’ai donné, dans les Mystères de Paris,un spécimen descontes particulièrement affectionnés des prisonniers, et desprisonniers dont les antécédens sont souvent les plus épouvantables :le fond de ces contes est presque invariable, la forme seule change. Ils’agit presque toujours d’une créature faible, inoffensive et douce,tourmentée par un méchant, puis un vengeur, plus fort que le méchant,surgit soudain et punit brutalement l’oppresseur. Ce dénouement, simplecomme la justice, est toujours couvert d’applaudissemens par lesprisonniers les plus endurcis.

Et non-seulement il y a dansl’homme d’irrésistibles tendances vers ce qui est juste, mais aussi unerépulsion instinctive à l’endroit de ce qui est immoral et grossier.Allez à un théâtre de vaudeville, que la gravelure dépasse certaineslimites, la toile baissera devant les huées du public ; et pourtant,ces spectateurs indignés ont sans doute, individuellement, cent foisdit ou écouté des gravelures pareilles, sinon pires, sans rougir ousans se révolter. Est-ce donc fausse pruderie, hypocrisie ? Non ; c’estque les hommes réunis en masse possèdent l’admirable vertu de dégagerje ne sais quelle puissante électricité morale qui exalte spontanémenten eux toutes les délicatesses, toutes les susceptibilités de l’âme, etsurtout le respect humain, autre sublime instinct que la plusaudacieuse perversité ne comprime jamais. Une femme éhontéeavouera-t-elle ses amans devant sa fille ? Non, par respect humain ! Unpère coupable d’une action honteuse en instruira-t-il son fils ? Non,par respect humain !

Je me souviens d’une scène de bagne où deuxforçats condamnés pour meurtre s’accablaient de récriminations devantleurs camarades. Enfin, l’un dit à l’autre : « Tu as donné un coup decouteau à ta mère ! – Tu en as menti ! »  ̶  s’écrialeforçat. Et pourtant, conduit au bagne pour d’autres crimes, il avait eneffet frappé sa mère ; mais ce misérable, par une sorte de respecthumain, reculait devant cet aveu public (un public de bagne !): J’aifrappé ma mère.

Veut-on une dernière preuve de cette tendancede toutes les âmes vers les principes éternels, empruntons encore cetexemple aux représentations dramatiques ; il est frappant.

Allezà un théâtre où l’on joue des mélodrames, observez l’attitude, lesimpressions de cette VILE MULTITUDEoccupant les petitesplaces. Cesont des spectateurs de toutes conditions : des ouvriers honnêtes etlaborieux venant avec leur famille chercher une innocente distraction ;de pauvres enfans abandonnés, flétris par un vice précoce, et apportantau théâtre quelques sous gagnés à ouvrir les portières des voitures ;des gens sans aveu, appartenant à cette population oisive, sans feu nilieu, dépravée dès le berceau par l’ignorance, la misère ou lacontagion des mauvais exemples ; là se trouvent aussi des repris dejustice, car le goût passionné des libérés pour les émotions scéniquesest un fait singulier ; eh bien ! cette foule hétérogène, si diversepar ses mœurs, par ses habitudes, par ses passions, semble n’avoirqu’un seul cœur, qui palpite, s’émeut, s’épanouit, se serre ous’épouvante selon les péripéties du dame classique en son dénouement,comme le conte de la prison : le faible vengé du fort, lavertupersécutée, puis enfin triomphante par la punition du crime.En unmot, quel que soit le fond du drame, il est de nécessité absolue quele dénouement consacre, exalte le triomphe des sentimens généreux, etflétrisse les sentimens criminels. Les auteurs dramatiques les plusenclins aux nouveautés, les plus oseurs, n’osent etn’oseront jamais,non pas seulement au point de vue de l’art, mais au point de vue de lamoralité humaine, montrer l’infamie triomphant à la fin du drame ; non,les huées, les cris des spectateurs feraient crouler la salle, et lesplus indignés, s’armant de projectiles vengeurs, lancés auscélérat,critiqueraient à leur façon l’impunité de la scélératesse.

Oh !je le sais, les esprits superficiels, blasés ou sceptiques, n’ont pasassez de moqueries, de dédains, pour cette naïve et éternelle fabled’une action éternellement puissante, soit sur l’antiquité païenne,soit sur la société chrétienne. – La vertu persécutée, puistriomphante, et le crime châtié… – Je vois, moi, dans l’actioninvariable de cette fablesur les âmes, une des preuves les plussaisissantes des impérissables instincts de justice et de bonténaturelle à l’homme.

En vain dira-t-on : qu’est-ce que celaprouve ? Voilà des gens qui, réunis en masse, pleurent sur l’oppressiondu faible par le fort, applaudissent à la punition du scélérat,trépignent d’enthousiasme à la représentation d’une action touchante ouhéroïque, et en sortant de cette belle école de moralité, ils irontcommettre quelque lâche brutalité, ou fouiller la poche de leur voisin.Soit ; mais quelle éducation, quelle instruction ont-ils reçues ? Quelest le milieu où ils ont vécu ? où ils vivent forcément ? Qui a prissoin de cultiver, de développer en eux ce sublime instinct du beau etdu bien, si primordial, si vivace, je ne saurais trop le répéter, queles passions les plus désordonnées, les plus mauvaises, ne peuventl’annihiler dans ces âmes pourtant corrodées par le vice ?... Oui,voyez-les ces âmes coupables, échappent-elles momentanément à lapression fatale de l’atmosphère corrompue où elles vivent, aussitôt, etsi cela peut se dire, la force ascensionnelle de leurs vertus nativesles emporte dans les régions les plus pures de l’idéalité, et là, encommunion de nobles émotions avec les honnêtes gens, ces âmes coupablesoublient le mal pour admirer le beau, pour aimer le bien !!

Etcette créature marquée de ce sceau divin : conscience et amourimpérissable du beau et du bien, les gens d’autorité, flanquésde Basileet de Tartufe,osent la dire originellement, éternellementmarquée du sceau de la réprobation, de la misère et de la férocité !Vous vous moquez de nous, sycophantes ! Votre temps est passé, le mondea marché, la raison du siècle est une belle et robuste fille, vousvoudriez l’attirer dans quelque recoin de sacristie pour la traiter àpeu près comme le doux frère Léotade atraité CécileCombette ;mais de sa main vierge et virile la raison du siècle vous soufflettera,Basile et Tartufe, vous en serez pour la honte bue !


JEAN-LOUIS LEJOURNALIER.

Jean-Louis *** est âgé de quarante-cinq ans ; c’est un homme de hauteet robustetaille. Avant les cruels malheurs qui l’ont frappé, sa physionomieétait, m’a-t-on dit, joyeuse, ouverte et intelligente ; elle estaujourd’hui encore intelligente, mais triste et abattue ; ses cheveuxsont devenus presque blancs. Appelé sous les drapeaux en 1825, ilservait, lors de la dernière campagne d’Espagne, dans le 34e régimentde ligne, qui prit part à l’attaque du Trocadéro. Nous avons souventcausé, Jean-Louis et moi, de Puerto-Real, où jeme trouvais alors enmême temps que lui sans le connaître. Journalier, avant que d’êtresoldat, il est redevenu journalier en rentrant au pays avec le grade decaporal de grenadiers, humble distinction qui attestait, du moins, sabonne conduite au régiment. Pendant son absence, il avait perdu sa mère; son père, journalier comme lui, était devenu impotent, par suited’un lombagoinvétéré, contracté en allant le soir, après sa rude journéede travail, pêcher à la lumière dans les ruisseaux des écrevisses dontil tirait un petit profit ; il souffrait aussi depuis longtemps d’uneaffection chronique du foie, maladie fréquente dans nos contrées,surtout il y a quelques années, le pays très-marécageux étant à cetteépoque beaucoup moins assaini par les cultures ; ce pauvre homme mourutà l’hôpital d’Orléans, laissant quelques guenilles pour tout héritage àson fils, encore au service.

Jean-Louis, après un séjourd’environ deux ans dans la commune, suivit l’exemple de presque tousles journaliers, il se maria. Le mariage est une des conditions presqueindispensables de la vie de l’homme des champs ; il lui faut une femmepour préparer son repas du soir, blanchir son linge, raccommoder sesvêtemens, aller aubois ramasser les branches mortes ou à la bremaille couperdes bruyères sèches pour alimenter le foyer etchauffer le four. Au temps de la moisson, de la fenaison et desvendanges, les femmes dont les enfans ne sont plus à la mamelle ou auberceau peuvent glaner et trouver à gagner quelques journées, quivarient comme salaire de six à huit sous, avec soupe, pain et fromage ;mais la fenaison et la vendange ne durent guère que cinq à six jourschacune.

Jean-Louis épousa RoseMoisant, orpheline etdomestique dans une ferme, où elle avait servi pendant cinq ans ; jeconnais son ancien maître, bon fermier du val ; voici ce qu’il me ditde Rose Moisant, lorsqu’après des tristes événemens que je doisraconter je lui ai parlé d’elle :

«  - Ah ! monsieur, quiaurait jamais cru cela de laRose ! elle aresté cinq ans chez nouscomme pôque(domestique), et pendant ce temps là ni moi ni la mère(la femme du fermier) nous n’avons eu l’ombre d’un reproche à luiadresser, à cette enfant, car lorsque nous l’avons choisie àla louée(1) de la Saint-Jean, elle avait quinze ans ; sa mère était mortedepuis longtemps, ainsi que son père, elle avait trouvé une rétirance(2) chez son oncle, charron à Saint-Laurent des Eaux,elle y gardaitla vache et les enfans, la taute restant  toujours alitée, parsuite d’une maladie de couche ; lorsque la Rose a eu quinze ans, sononcle lui a dit :

- Mon enfant, tu travailles ici comme uncheval (et c’était vrai, monsieur, c’était un cheval pour le travail,que la Rose), tu gagnes plus que ta rétirance, car je ne te donne pasde gages ; voici ma fille aînée, assez grandelette pour soigner sesfrères et sœurs ; je ne veux plus te voler ton temps ; il faut temettre domestique quelque part, tu gagneras dix ou douze écus de gages,sur lesquels tu pourras toujours en mettre cinq à six de côté par an,après t’être nippée ; voici la louée de la Saint-Jean, tu es bravefille, forte au travail, courageuse à la besogne, tu auras peut-être lachance de te placer.

La Rose pleura beaucoup, monsieur, ça luisaignait le cœur de quitter son oncle, sa tante, et surtout les enfans,car elle était comme une déchaînée pour aimer les enfans ; mais l’oncletint ferme et conduisit la Rose à la louée. C’est là, je vous l’ai dit,monsieur, que moi et la mèrenous l’avons choisie ; d’abord elle nousavait attiré l’œil, comme très-forte fille, nous lui aurions donnédix-huit ans, et puis, elle avait l’air tout honteux, et pleurait dansun coin de la place, assise au pied d’un orme, paraissant plutôtvouloir se cacher aux loueurs que de les affronter comme lesautres pôques; elle espérait ne pas être engagée et retourner auprès desenfans de son oncle. La mèreme dit !

Papa,vois donccette forte fille qui pleure là-bas, dans son tablier, c’est pascelle-là qui broncherait sous une triple hottée d’herbes, ou qui seraitgênée pour curer,à elle seule, notre grande étable… quelle fameusefille ! et puis son visage est doux comme celui d’une sainte Vierge.

Lefait est, monsieur, qu’en ce temps-là, si vous aviez vu la Rose, avecses deux bandeaux de cheveux blonds sous sa petite coiffe blanche, sesyeux bleus baissés, ses joues rondelettes, son joli visage et son œilmodeste, vous l’auriez, ainsi que tout le monde, trouvée très-avenante; enfin, monsieur, nous avons engagé la Rose comme pôque, et, je vousle disais tout à l’heure, jamais, au grand jamais, la mère ou moinous n’avons eu à la gronder ; elle passait le dimanche à raccommoderson linge ou à coudre pièce sur pièce sur ses vieilles nippes, car elleavait, par exemple, le défaut d’être avaricieuse pour son corps ; l’ététoujours pieds nus, l’hiver jamais de bas dans ses sabots ; lesautres pôques,vous le savez, se pendraient plutôt que de ne point avoir ungentil habit du dimanche, un fichu à ramage, un tablier de soie, un finbonnet ; la Rose ne donnait pas dans ces colifichets, aussi sur quinzeécus et plus tard vingt écus de gages que je lui payais, et qu’ellegagnait fièrement, faut être juste, elle en économisait au moins huitou dix par an ; seulement, d’après ce que me disait la mère, cettepauvre fille était, pour son linge, d’une grande propreté ; à partcela, elle avait l’air d’une mendiante ; je l’ai vue par des froidsterribles avoir les jambes, les bras et les mains bleus et presquesaignans de froidure, c’est égal, elle était têtue comme une mule pourne rien dépenser.

- Mais, la Rose, – lui dit un jour la mère, – que veux-tudonc fairede tes écus ?

Maîtresse,je veux me marier quand j’aurai vingt ans : je n’ai qu’uneidée, c’est d’avoirdes enfans à moi, et d’être à mon ménage;aussi, en amassant quelques sous, je trouverai à me marier plusaisément.

- Te marier, – lui disait la mère en haussantlesépaules – te marier ! Les voilà bien toutes ! ces têtes à l’envers avecleur rage de se marier, d’avoir leur ménage, et de prendre le collierde misère ; mais qu’est-ce qui te manque ici, voyons, la Rose ? Si tun’étais pas si avaricieuse, tu pourrais, comme les autres pôques,avoir ton habit des dimanches, pour aller à la danse à Saint-Laurent ;mais non, tu aimes mieux rester ici comme un vieux loup, être vêtue enpauvresse, et l’hiver amasserparfois des rhumes si terribles, siterribles qu’on ne t’entend plus parler et que tu tousses à déchirer lapoitrine aux autres ; tu préfères enfin te priver de tout, être à toimême la marâtre, et empiler sou par sou.

A ce que lui disait la mère,savez-vous, monsieur, ce que répondaitla pôque? toujours la même chanson.

- Maîtresse, je veux me marier pour avoir des enfans et être à monménage.

LaRose ne sortait pas de là, et elle a fait comme elle se l’était promis,la malheureuse. A vingt ans, elle avait amassé soixante et deux écus etquelques sous ; Jean-Louis était revenu de l’armée depuis près de deuxannées ; je l’employais comme journalier tant que j’avais de l’ouvrage; c’était et c’est encore, sauf le malheur que vous savez, monsieur, leplus franc travailleur de la commune ; jamais de ribotte, soignant toutce qu’il fait, comme s’il le faisait par amour ;glorieux de sonouvrage, quand même il s’agit d’écarter le fumier sur les guérets,travaillant à la journée comme un homme à la tâche, c’est tout dire ;il n’y a pas besoin de le surveiller, celui-là ; il croirait se volerlui-même en mésemployant son temps ; c’est, enfin, un journalier bon…bon… mais bonexprès. Donc, cet hiver-là, j’avais eu pas mal defroment et de seigle à battre ; j’ai pris Jean-Louis comme batteur, caril est aussi fin batteur que fin faucheur ; le soir, à la veillée, aulieu de s’en aller chez lui, où il s’ennuyait comme un mort, il restaitsouvent avec nous jusqu’à la couchée ; je lui donnais la soupe, etcomme il avait une manière de fierté à lui, en retour du souper, ilnous fabriquait des fourches et des rateaux de bois pour le fanage.Tout en travaillant, il nous racontait sa campagne d’Espagne et deshistoires de moines du temps de l’autre guerre sous l’Empereur, quinous donnaient la chair de poule. La Rose écoutait aussi, tout enallant et venant, écurant la vaisselle, lavant l’évier, car elle avaitencore cela, qu’elle était aussi propre autour d’elle que sur elle,malgré ses guenilles. Son ouvrage fini, elle venait s’asseoir sur sonescabeau, en face de Jean-Louis, et, tout en rapiéçant ses loques, sanssouffler mot et sans lever le nez, elle ne perdait rien de ce qu’ondisait ; la mèreet moi nous étions là comme deux bêtes, ne nousdoutant pas de la chose. Cependant, un soir, je me le rappelleraitoujours, c’était un samedi, jour de marché, voilà-t-il pas que laRose, jusque-là muette, selon son habitude, ni plus ni moins qu’unetanche, se met à dire sans lever le nez de dessus sa couture :

- Jean-Louis, est-ce que vous aimez les enfans, vous ?

-Oh ! pour ça oui, la Rose ! et, si j’en avais, ils pourraient se vanterceux-là d’être aimés. Mais, pourquoi me demandez-vous si j’aime lesenfans, la Rose ?

- Oh ! pour rien, Jean-Louis, pour rien…répond-elle en devenant rouge jusqu’aux oreilles, en s’efforçant detousser, et baissant davantage encore le nez sur sa couture ; aprèsquoi, elle reste muette toute la soirée. En se couchant, la mère medit :

Papa,as-tu entendu la Rose ?

- Pardi, si jel’ai entendue, çay est, va ! la mère, ça y est ! encoreun ménageoù il y aura plus de soucis que de bon temps, et plus de faim que depain.

Huit jours après cette soirée, la Rose dit à ma femme :

Maîtresse,je me marie avec Jean-Louis, mais nous attendrons après laSaint-Jean, afin de vous laisser le temps de trouver à la louée unedomestique pour me remplacer.

Le même jour, Jean-Louis me dit de son côté :

-La Rose et moi, nous nous marions à la Saint-Jean ; c’est une bonne etbrave fille, nous nous convenons en tout, je ne peux mieux choisir,n’est-ce pas, maître Brossard ?

- Ce soir, à la veillée, mon garçon, nous causerons.

La veillée vient ; après souper, je dis à la Rose et à Jean-Louis :

- Ainsi, mes enfans, vous voulez absolument vous marier ?

- Oh ! oui, maître Brossard, c’est décidé, bien décidé.

-Vous faites une grosse sottise, dont vous vous mordrez plus d’une foisles pouces jusqu’au sang ;je vas vous le prouver, après quoi vousaviserez. Dis-moi, Jean-Louis, combien gagnes-tu en bon an mal an (3) ?

-Environ vingt-cinq sous par jour, maître Brossard ; car si, en temps demoisson, il y a des journées de trente-cinq et quarante sous, il y en ade vingt et de quinze en la morte saison.

- Bon, ça feraitenviron 450 fr. par an si tu travaillais tous les jours ; mais, tu lesais, il faut là-dessus déduire les dimanches, les fêtes, les jours demauvais temps, ou l’on peut même en belle saison aller aux champs, etsurtout les jours de gelée, de neige et de dégel durant l’hiver ; desorte qu’en supposant, y compris les dimanches et fêtes, trois mois dechômage forcé sur douze mois, c’est plutôt tabler sur moins que surtrop. Est-ce vrai ?

- C’est vrai, maître Brossard.

- Doncsi sur 360 jours tu en ôtes 90, il t’en rester 270. Or, à vingt-cinqsous par jour, c’est environ 337 fr. par an ; mettons 340, mettons 360,si tu veux… te voilà donc en ton ménage, à la tête de vingt sous parjour, en admettant que tu trouves toujours de l’occupation en lasaison, et que tu ne sois jamais malade…

- Oh ! le coffre estbon, maître Brossard, et je tâche de contenter de mon mieux ceux qui,comme vous, me donnent de l’ouvrage ; j’espère ainsi ne pas chômer tantque le travail est possible…

- Je l’espère aussi, mon garçon, etje compte non moins que toi sur la solidité de ton coffre. Maintenantcalculons, mes enfans ; car les chiffres, voyez-vous, les chiffres sontbourrus en diable, et n’ont point souci des amourettes. Vous voilà doncmariés, avec l’espoir, avec la certitude si vous voulez que Jean-Louisgagnera, bon an mal an, de quoi dépenser vingt sous parjour, et quejamais il ne sera malade… Venons à ces diables de chiffres ; vous nepouvez vous loger à moins de 50 à 60 fr. par an ?

- Non, maîtreBrossard ; j’ai arrêté pour la Toussaint la maison de Claude Belnou ;il y a une belle grand’chambre, avec four et fournil, une petiteétable… un toît à porc, un puits et un carré de jardin, bonne terre àlégumes, plantée de cinq gros noyers et de trois superbes pommiers ;nous en aurons moi et la Rose pour 56 fr.

Il fallait voir,monsieur, me dit le fermier, la mine de la Rose quand son Jean-Louisparlait de la maison, de l’étable, du toit à porc, des noyers et despommiers. Bonne fille ! elle rougissait, elle ne se possédait pasd’aise sur son escabeau et semblait avoir des fourmis dans les jambes ;elle allait enfin avoir sonménage, samaison, sonjardin, sesarbres à elle, ou quasiment à elle… Cela me touchait, monsieur, car lesplus pauvres gens sont glorieux d’avoir leur petite retirance ; c’estsi naturel de désirer son chezsoi, quand on a servi longtemps chezles autres ; cependant j’eus le courage de dire la vérité à ces deuxfous :

- Bien, Jean-Louis, te voilà logé pour cinquante-sixfrancs par an, avec l’impôt soixante francs, c’est un peu plus de troissous par jour ; tu en auras vingt à dépenser, reste à dix-sept ; tu esfort travailleur, la Rose aussi ; qui dit fort travailleur, dit fortmangeur. Mettons trois livres de pain pour toi et deux pour ta femme.

- Ce n’est pas trop, mais c’est assez, maître Brossard ; n’est-ce pasla Rose ?

-Oh ! moi, Jean-Louis, pourvu que j’aie une livre de pain, je seraiassez nourrie. Dame ! il faut savoir rester sur sa faim, quand on est àson ménage et que le pain est cher.

- Mettez cinq livres, maître Brossard, – s’écria Jean-Louis, ̶  Je ne veux pas que ma femme reste sur sa faim !

-Tu as raison, mon garçon ; car la nourriture, c’est la force, la forcefait le bon travail, et les bons travailleurs chôment moins que leschétifs. Cinq livres de pain par jour, que vous le cuisiez ou que vousl’achetiez, vous reviendront toujours à deux sous la livre. C’est doncdix sous, et trois de logement, ça nous fait déjà treize sous

-Déjà treize sous ! maître Brossard, s’écria la Rose en ouvrant degrands yeux et joignant les mains. Hélas ! – mon Dieu ! déjà treizesous…

- Oh ! ce diable de pain, – reprit Jean-Louis en segrattant l’oreille, – ce diable de pain, c’est la mort aux ménages ;mais enfin on a deux bras, et quand on les manœuvre rudement du matinau soir, il vous pousse du pain dans les mains !

- BraveJean-Louis ! tu es un honnête garçon… Maintenant, mes enfans, on ne vitpas de pain sec ; je ne vous parle pas d’acheter un porc qu’on choisitbien gras, parce que ça écœure, et qu’on en mange moins : non, un porcserait trop cher pour vous ; mais il vous faut au moins un morceau defromage, et entre vous deux un fromage de quatre sous par jour, est-cetrop ?

- Oh ! un fromage peut faire deux jours, maître Brossard; n’est-ce pas Jean-Louis ? Pourvu que ça sale un peu le pain, c’esttout ce qui faut.

- Oui, oui, la Rose ; que ça vous égaye un brin le palais, ça suffit.

-Ça n’est guère, mais enfin va pour un demi-fromage par jour… Mesenfans, c’est deuxsous ; ajoutons-y les autres treize sous dedépense, il vous reste cinqsous. Si peu qu’on brûle de chandellel’hiver, à la veillée, qu’on mette de graisse dans l’eau de la soupe,le sel, le savon, le fil, les aiguilles pour raccommoder les hardes…..ça vaut il bien deux sous par jour ?

- Oh ! oui, au moins, maître Brossard… au moins.

-Ça fait dix-sept.Ne mangeant pas de viande, il faut bien que tonmari boive un peu de vin ; en l’achetant à la pièce, dans les bonnesannées, Jean-Louis en boira pour un sou par jour, à peine unebouteille, ça nous fait dix-huitsous ; restent donc deux sous parjour ou trois fr. par mois pour vous vêtir et vous entretenir. Pour neparler que des sabots, il vous en faut au moins six paires à chacun :ils vaudront quatorze sous pour Jean-Louis, douze sous pour la Rose, envoilà pour sept à huit fr. chaque année.

- Oh ! moi, maîtreBrossard, je n’en porte jamais l’été des sabots. Mais vous parleztoujours des vingt sous de Jean-Louis ? Est-ce que vous croyez que moije resterai là comme une borne ? Et mon gain, donc ?

- Ton gain,ma fille ; je vais le compter : tant que n’auras pas d’enfant, tu irasramasser du bois mort, couper de la bremaille… Vous aurez donc votrechauffage gratis ; tu pourras de plus, de ci, de là, trouver quelquesjournées de sarclage ; vienne la moisson, tu auras le glanage ; autemps du foin, le fênage ; au temps des raisins, la vendange ; hormisça, vous le savez, mes enfans, les travaux de femme sont rares. Maisenfin, mettons, et c’est beaucoup, que tu fasses, bon an mal an,cinquante à soixante journées à dix sous, c’estvingt-cinq à trentefr., il vous en reste environ une trentaine, c’est près de soixante fr.pour vous vêtir et vous fournir de linge : c’est tout juste… Maisenfin… tant que vous n’aurez pas d’enfant, vous pourrez joindre à peuprès les deux bouts ensemble… Je pourrai même vous donner une vacheà moison(4) pendant la belle saison, car, durant l’hiver, vousn’auriez pas de quoi la nourrir…

- Une vache, – s’écria la Rose,aussi surprise, aussi joyeuse, monsieur, que si j’avais fait safortune, – une vache… à moi ! ou enfin comme dirait à nous, puisqu’ellesera chez nous, soignée par moi… Ah ! maîtresse, si ça pouvait êtrela Bélotteque vous nous donnerez à moison dans notre étable !

Un roi, monsieur ; ne dirait pas glorieusement mon palais, que lapauvre fille ne disait notreétable.

-Va pour la Bélotte,elle vous donnera ses cinq à six litres de lait.Ainsi mes enfans, moyennant la Bélotte à moison, vouspourrez,pendant sept à huit mois de l’année, économiser le fromage et lagraisse, puisque vous aurez le lait et beurre ; la Rose ira fairepaître la vache à la corde le long des haies…

- Et chercher defameuses charges d’herbe dans vos blés du val, maître Brossard ; çanettoiera vos récoltes, et notre Bélotte sera commeune fontaine àlait. Oh ! elle ne pâtira pas dans notre étable, poursûr.

-Je le sais bien. De plus, ma fille, tu bèches comme un homme ; pendantque Jean-Louis sera aux champs, tu cultiveras et tu arroseras le jardin.

-A quoi nous servirait donc notrepuits, sinon à arroser ; aussi, vousle verrez, notrejardin, maître Brossard ; vous le verrez avec lefumier de notrevache, nos légumes seront superbes…

- Je leveux bien : et de plus, vous récolterez quelques boisselées de pommesde terre, quelques mesures de noix et de pommes quand vos pommiers etnoyers donneront drû ? Enfin, je vous le répète, vous pourrez vivre… àpeu près… mais toujours et surtout à la condition que ton mari ne serajamais malade… et ne chômera jamais d’ouvrage… Maintenant, la Rose,écoute-moi : Un enfant vient, te voilà en couches… et plus tard unmarmot au sein et sur les bras !!

- Oh ! maître Brossard, –s’écria la Rose, ne pouvant se contenir d’aise, – des enfans à moi :ah ! si j’avais ce bonheur-là ! sont-elles heureuses ces mères… nourrirson enfant ! le bercer dans ses bras, ne le quitter ni jour ni nuit,être là… toujours à le regarder ! ah ! maître Brossard, ah ! maîtresse…

Etelle ne savait plus ce qu’elle disait, la pauvre fille, tant elle étaitcontente, c’était plus fort qu’elle, aussi, monsieur, il me fallut,allez, un grand courage pour continuer ma morale.

- Tu auras unenfant à toi, bon, la Rose, mais sais-tu que pendant dix-huit mois, aumoins, tu ne pourras plus ni aller au bois, ni à la bremaille ; est-ceque ton enfant n’aura pas besoin de téter, est-ce que tu peux l’emmeneraux champs avec toi ? ou le laisser seul à la maison ? donc, plus debois, il faudra l’acheter, plus de vache… car tu ne pourrais la meneraux champs, avec ton enfant dans les bras, vous voilà donc encoreobligés d’acheter le fromage et le beurre ; tu pouvais glaner après lamoisson et gagner quelques journées aux sarclages, aux vendanges, à lafenaison ; tu ne le peux plus, c’est fini, ton enfant te retient à lamaison ; vous voilà réduits aux vingt sous par jour de ton mari, etvotre dépense augmente de plus en plus ! Et encore je ne parle que d’unenfant ! Mais, s’il en vient deux, mais s’il en vient trois ! et quatre? et cinq, et six ? Enfin, ça s’est vu ! te voilà clouée chez toi, dusoir au matin, pendant des années ; ce n’est pas tout, ces enfans,comment les nourrir avec les vingt sous par jour de ton Jean-Louis quivous suffisent à peine à vous deux ? car avant neuf ou dix ans, unenfant ne peut pas gagner le pain qu’il mange, et encore… netrouve-t-il pas souvent à le gagner ! sinon au temps des semailles, àchasser à coups de pierre les corbeaux qui déterrent le grain desguérets, c’est une pièce de cinq sous par ci par là qu’ils attrapentces petits, pas davantage ; ou bien encore ils vont au crottin sur laroute, au bois mort, ou à la bremaille, mais ça n’est pas lourd lachargée que rapporte un enfant… et pourtant en rentrant à la maison, çaen mange du pain, ces petites gueules fraîches… oui, ça en mange… quandil y en a.

- Maître Brossard, il n’y aurait qu’un morceau à la maison, il seraitpour les enfans !

-Jean-Louis, tu me dis là des bêtises, mon garçon. Si tu ne manges pasoù trouveras-tu des forces pour travailler ? qu’est-ce que le meilleurcheval sans l’avoine, tu sais le proverbe : Ventre creux n’est bon àrien…

- Maître Brossard a raison Jean-Louis, s’il y a à se priver je mepriverai, moi…

-Toi, ma fille ? et si tu nourris un enfant ? est-ce que tu crois qu’enne mangeant pas, ton lait ne tarira point ? est-ce que si le ratelierde la vache était vide, son pis ne serait pas vide aussi ? Ce ne sontpoint là, voyez-vous, des raisons, et si Jean-Louis tombait malade, ets’il était quinze jours, un mois, deux mois sans pouvoir travailler, ousans rencontrer d’ouvrage ? dites-moi donc un peu qu’est-ce que vousrépondriez aux enfans qui vous crieraient : – J’ai faim ! Je saisqu’après tout la commune a du pain pour ses pauvres.

- MaîtreBrossard, – s’écria Jean-Louis les larmes aux yeux, – je me saigneraisles quatre veines plutôt que de voir mes enfans manger le pain del’aumône !

- Tu me dis là, mon garçon, encore des bêtises ; tut’ouvrirais les quatre veines ?... après ? cela donnerait-il du pain àtes enfans ? Si tu ne peux travailler, de deux choses l’une, ou tesenfans mourront de faim ou ils seront à l’aumône ? C’est ainsi ; ah !vous me prenez pour un oiseau de mauvais augure, mes amis, et pourtantj’ai raison et j’irai jusqu’au bout ; deux mots encore et j’ai fini.Avec tes vingt sous par jour, il ne faut pas compter faire des épargnespour les cas de maladie ou de chômage ? Voyons, réponds, avec quoiallez-vous entrer en ménage ? La Rose a cinquante-deux écus, et toi,mon garçon, en fait de meubles tu as une paillasse sur trois planches,un escabeau, un coffre et tes vieilles épaulettes de grenadier penduesà un clou, avec ton étui de congé en fer blanc. Je ne t’en fais pas unreproche, tu es un garçon, tu ne rentres chez toi que pour dormir, tuemportais ton pain aux champs dans ton bissac et puis tu allais souperchez les Bellenou ; mais vous voici en ménage, il faut vous meubler,acheter un vrai lit, des matelas, une table, une armoire, des chaises,de la vaisselle, un peu de linge, aussi les cinquante-deux écus de tafemme suffiront à peine à vous emménager, et encore je ne parle pointdu repas de mariage et de la robe de noce de ta femme ; si vous voulezà toute force vous mettre la pierre au cou, je me charge du repas qu’onfera ici, et la mèrese charge de la robe de noce et du bonnet !

-Maître Brossard, – s’écria ce garçon, qui, je vous l’ai dit, monsieur,avait une manière de fierté à lui, – je vous remercie de votre bonneamitié et intention, mais…

- Il n’y a pas de mais, repris-je enhaussant les épaules, tu es laborieux et brave garçon, la Rose est uneexcellente fille, la mèreet moi nous ferons pour vous ce que nouspourrons, non ce que voudrions, car nous aussi, notre fermage payé,nous joignons à peine les deux bouts ; mais, enfin, ce qu’on peut, onle fait, et je le ferai, si malheureusement, malgré mes conseils, toiet la Rose, vous vous obstinez à vous mettre de gaîté de cœur la pierreau cou.

Pendant que je leur parlais ainsi, monsieur, en leurdisant d’ailleurs, vous le savez, ni plus ni moins que la pure etsimple vérité, Jean-Louis et la Rose semblaient tout de même unpeu battus del’oiseau… ils ne savaient trop que répondre, de temps entemps tous deux se regardaient en dessous en soupirant ; je voyais degrosses larmes rouler dans les yeux de la pauvre fille ; elle avait lecœur gros… mais gros à étouffer , et tortillait sans mot dire un coinde son tablier ; Jean-Louis baissait la tête, sifflotait entre sesdents, ou de temps à autre tambourinait du bout des doigts sur la table; enfin il fit hum… hum… d’une voix étouffée, et puis il dit :

-La Rose… il en sera ce que vous voudrez… vous avez en nous mariant plusà perdre que moi, vous êtes placée chez de bons maîtres, ils nedemanderont pas mieux que de vous garder ; ils nous montrent par amitiéla vérité, ce n’est pas de leur faute si elle n’est pas belle… Ilparaît que le mariage et les enfans, ça n’est point fait pour tout lemonde ; il faut choisir… creverde misère en famille ou vivre seulcomme un ours… Que voulez-vous ? j’aurais aimé, ainsi quetantd’autres, voir, le soir en rentrant bien las, une femme et des enfansaccourir à moi et m’embrasser… ce n’est pourtant pas une mauvaiseambition… c’était la mienne… je me serais carnagé pour donnerdu painà tout mon petit monde… c’était une folie, selon maître Brossard, ceserait nous mettre la pierre au cou… n’en parlons plus, la Rose… n’enparlons plus… c’est fini… allons… n’y pensons plus…

Et Jean-Louis passa sa main sur ses yeux et se tourna du côté de laporte pour qu’on ne vit pas qu’il pleurait.

-Jean-Louis, dit la pauvre fille d’une voix que l’on entendait à peine ?est-ce à cause de moi ou de vous, que vous craignez maintenant de nousmarier ?...

- Oh ! c’est à cause de vous, la Rose !... – s’écriaJean-Louis en se retournant et essuyant ses yeux du revers de sa main ;– si je m’écoutais, je répondrais : Bah ! marions-nous tout de même !je ne dis pas que maître Brossard ait tort, mais, s’il fallait penserau mauvais côté de tout, l’on serait toujours en peur, comme un lièvreau gîte… Il y a bien d’autres gens dans la commune qui ne sont pasmieux lotis que nous, ils se sont mariés cependant, et ils vivent tantbien que mal, eux et leurs enfans, dans leur ménage !

A ces mots: d’enfanset de ménage,me dit le fermier, la Rose perdit la tête,c’était plus fort qu’elle, monsieur, elle se mit à pleurer comme uneMadeleine, et dit à ma femme, comme pour lui demander excuse de semarier malgré nos avis.

- Vous verrez, maîtresse… vous verrez que Jean-Louis et moi nous neserons pas plus malheureux… que les autres !

Alors,monsieur, moi et la mère,nous avons vu que c’était peine perdue quede vouloir encore raisonnerJean-Louis et la Rose et les empêcher dese marier ; ils en ont fait à leur tête, nous les avons aidés selonnotre pouvoir, et vous savez le reste…………………………………………………….

Cesont les conséquences fatales de ce mariage que je vais raconter ;drame étrange et cependant profondément humain, qui montre la terribleréalité de ces paroles de Jean-Louis : – Il faut choisir : vivre seulcomme un ours ou crever de misère en famille. »


EUGÈNESUE.


NOTES :
(1)Nous reviendrons sur cette singulière coutume ; disons seulement icique la louéeest une sorte de marchéaux domestiques qui se tientsur une place publique. Les serviteurs et servantes qui se trouventsans condition, ou qui désirent en changer, s’offrent à qui veutles louerpour l’année.
(2) Un asile.  ̶  Heureux qui trouve une retirancepour ses vieux jours – dit-on dans notre pays.
(3)Nous affirmons l’exactitude des calculs suivans ; ils peuvent êtreappliqués à l’immense majorité des départemens de la France.
(4)Dans nos pays, un propriétaire de vaches donne temporairement une vachepleine à un ménage qui nourrit la vache et profite de son lait avant etaprès le velage, mais le veau appartient au propriétaire de l’animal ;c’est ce qu’on appelle AVOIR OU PRENDRE UNE VACHE A MOISON.Pratiquésur une grande échelle, c’est un placement fort avantageux, car unevache de 150 à 180 fr. peut donner chaque année un veau vendu à sixsemaines de 20 à 25 francs.


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La Liberté de penser n°38 - janvier 1851

DEUXIÈME ARTICLE (1)
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Jean-Louis épousa la Rose.

Lorsque, plus tard, ce courageux martyr de l’insuffisance et del’incertitude des salaires me raconta ses malheurs, il medit avec une naïveté navrante :

-Je n’ai peut-être pas le droit de me plaindre de mon sort ; car,pendant plus d’une année, j’ai été le plus heureux des hommes ; tout lemonde ne saurait en dire autant. »

J’ai vu la maison oùJean-Louis alla s’établir avec la Rose après leur mariage ; cettehumble demeure se composait d’une grande chambre carrelée, luxegénéralement inusité dans nos pays ; au-dessus de la chambre était ungrenier, à côté une petite étable en pisé,le tout couvert en chaume ; un jardinet entouré d’une haie vive etplanté des fameux noyers et pommiers, attenait à la maison ; lepropriétaire de ce logis me dit, en me montrant la chambre éclairée parune petite fenêtre et par le vantail supérieur de la porte, lequels’ouvrait à volonté :

- Ah ! monsieur, du temps de cette pauvre Rose (hélas ! qui se seraitalors douté qu’elle devait tournerainsi, car chaque fois que je rencontre le père Brossard,chez qui elle a été pôque,nous ne pouvons nous empêcher de nous dire : Hein ! qu’est-ce quiaurait jamais cru cela ?), enfin, monsieur, du temps de la Rose,c’était un miracle de propreté que cette maison ; tous les jours lecarreau de la chambre lavé à grande eau, les vitres nettoyées, et lesmeubles donc, il fallait les voir ! Dans ce coin, il y avait une grandearmoire en noyer avec des ferrures tortillonnées à chaque gond, ainsiqu’autour de la serrure, l’armoire reluisait à s’y mirer, les ferruresbrillaient ni plus ni moins que de l’argent, et le lit ? toujours faitau point du jour, et si nettement bordé que c’était un charme !!la où l’on serrait le pain était non moins reluisante que l’armoire ;au-dessus de la ,la Rose avait cloué le congé de Jean-Louis, avec ses épaulettes degrenadier, de chaque côté du papier ; c’était l’ornement deleur retirance,et, au fait, il y a bien des riches demeures où l’on ne retrouveraitpas un ornement pareil ; Celui-là prouvait du moins que Jean-Louisavait fait la guerre en brave soldat. Quant au jardin, monsieur,c’était un petit paradis, tant c’était soigné, fumé, arrosé, sarclé ;il poussait là dedans, voyez-vous, des choux, des carottes, à effrayer! La petite allée du milieu était sablée de beau sable jaune que laRose allait chercher, dans une brouette, à la sablière des vignes ; aubout de l’allée il y avait, s’il vous plaît, une jolie tonnelle, queJean-Louis avait fabriquée, pendant ses dimanches, avec des échalas etdes branches de marsaule, le jardinier de M. Raymond lui avait donné dela graine de volubilis, et, en été, cette tonnelle était comme unechambrette de verdure, couverte de clochettes de mille couleurs ;aussi, dans le village, on disait : « Qui n’a pas vu la tonnelle de laRose au mois de juin n’a rien vu. » Ce n’est pas tout, monsieur, dechaque côté de la tonnelle, Jean-Louis avait planté deux beauxéglantiers qu’il était allé chercher dans les bois, et le jardinier deM. Raymond les avait greffés, l’un de roses blanches, l’autre de rosesrouges remontantes, pendant tout l’été, ils foisonnaient de fleurs etembaumaient ; aussi, le secrétaire de la mairie, garçon pleinde moyens,nous faisait toujours rire en nous disant : « Il n’y a que la Rosepour avoir de beaux rosiers. » Vous comprenez, monsieur, ce garçondisait cela à cause du nom de la Rose ; mais, n’allez pas croire aumoins qu’elle ne faisait que s’amuser à son jardin, ah bien oui ! je nesais pas comment diable elle s’y prenait, mais elle trouvait du tempspour tout ; tenez, monsieur, jugez-en. Au petit point du jour, ellecommençait par laver sa chambre et faire le lit ; après ça, vite àl’étable, pour traire la vache que la Rose avait à moison.Ensuite elle s’en allait à l’herbe dans les champs et s’en revenait sichargée, si chargée, qu’un homme fort n’aurait pu porter une pirecharge ; elle affourageait alors sa vache avec cette bonne herbefraîche, et faisait sa seconde traite, après quoi, selon les jours oula saison, elle battait son beurre, faisait ses fromages, ou leschangeait de cagerons,allait savonner au (petite rivière), ou bien elle repassait son linge, raccommodait sesnippes et celles de son homme, ou bien encore elle allait ramasser dubois mort ou couper des bruyères, et en rapportait tant, et tant, surson dos, qu’il y aurait eu de quoi éreinter un bon âne… mais elle étaitsi courageuse ! Vers le fin de la journée, elle prenait sa vache à lacorde, et s’en allait la mener paître au long des haies. Il n’y avaitpersonne comme la Rose pour dénicher les cachettes de fine herbe, maiselle ne ménageait point ses jambes et faisait parfois une lieue pourtrouver les bons endroits, et sa vache ne se plaignait point de lapromenade. Au retour des champs, la Rose faisait sa troisième traite et préparaitla poticheaux légumes pour le souper de son homme. Fallait voir, monsieur, leursdeux couverts de fer ! j’en ai connu en argent qui ne brillaient pasautant, et les verres et les deux assiettes ! comme c’était clair etpropre. Enfin, on soupait, après le souper la Rose rangeait tout,curait la vaisselle, allait donner une dernière affouragéeà sa bête et se couchait… après l’avoir bien mérité, comme vous voyez…Ce n’est pas tout, vous croyez peut-être, monsieur, qu’étant si occupéedéjà de son ménage, de sa vache et de son homme, la Rose se refusait àgagner des journées quand elle en trouvait, soit pour le sarclage, soitau temps de la vendange et de la fenaison ? Non, monsieur, la Rosesavait encore s’arranger. Mais, me direz-vous, et sa vache ? car enfinelle ne pouvait la nourrir qu’en allant chercher l’herbe aux champs, ouen la conduisant à la corde, ça lui prenait au moins quatre ou cinqheures par jour ? Comment pouvait-elle fairedes journées malgré cela ? Oh ! oh ! la Rose ne s’embarrassait point desi peu : obligée de ne pas aller à l’herbe pour sa vache, savez-vous,monsieur, comme elle s’en tirait ? Elle prenait sur sa provision depommes de terre, ou en achetait au besoin pour quatre ou cinq sous, lescoupait en tranches avec des feuilles de choux et des froûlesde carottes, du jardin, jetait sur le tout une poignée de sel pouraffriander sa vache, et après l’avoir traite avant de partir pour lajournée, elle lui donnait la moitié de cette provende, et le restant lesoir en rentrant, avant de la traire ; la Rose y perdait, il est vrai,un peu de lait, parce qu’elle n’avait que deux traites au lieu detrois, mais, en fin de compte, elle gagnait ses douze sous. Cessoirs-là, comme elle ne rentrait pas plus tôt de sa journée queJean-Louis et qu’elle n’avait pas le temps de lui préparer la potiche,on soupait avec du pain et du fromage. Si la Rose devait faire quelqueraccommodage ou repassage, dont elle n’avait pu s’occuper pendant lajournée, elle travaillait bravement à la chandelle, et veillait jusqu’àdes onze heures, des minuit, et était pourtant sur pied à trois heuresdu matin pour la fenaison. Voici son calcul : elle disait : « Pourpouvoir aller en journée, faut que je nourrisse ma bête à l’étable, çame coûte quatre à cinq sous de pommes de terre, un sou de chandellepour la veillée, c’est donc six sous, j’en gagne douze, c’est donc sixde bénéfice, et six sous… ah ! ah ! mais six sous…. c’est le pain demon homme pour tout un jour. » Le dimanche, après avoir été à l’herbe,elle passait avec Jean-Louis à sarcler, biner, éplucher, arroser,ratisser, sabler le jardinet, à faire la chasse aux buirons,ces vilaines bêtes qui viennent manger le cœur des roses, et elletenait tant à ses deux rosiers ! Jean-Louis, de son côté, palissait lesvolubilis de la tonnelle sous laquelle on soupait le soir, dans labelle saison, et il accompagnait la Rose à l’heure où elle sortait savache. En hiver, comme il n’y avait pas à travailler au jardin,Jean-Louis et la Rose passaient leurs dimanches à fabriquer desfourches et des rateaux de bois, dont ils tiraient un petit profit, ouà chercher ensemble des taillis des églantiers qu’ils revendaient auxjardiniers des environs. Il faut avouer, monsieur, que Jean-Louis et laRose n’avaient jamais été bien acharnés sur la messe et les vêpres.Jean-Louis disait : « Chacun son goût : je comprends qu’un bravegarçon, ou qu’une brave fille, qui, toute la semaine, ont rudementtravaillé, se donnent leurs dimanches, s’ils ont d’avance gagné le painde ce jour-là, ou s’ils sont certains de le gagner pendant les autresjours de la semaine. Après ça, faut être juste, pour les jeunes filles,aller à la messe, c’est se donner le plaisir de montrer leur corsetneuf, pour les hommes, c’est l’occasion de mettre leur belle veste develours et de coiffer leur chapeau tromblon; et puis, l’on se trouve là en assemblée de connaissances, on entendjouer du serpent, on entend la grosse voix des chantres et la voixflûtée des enfans de chœur, c’est toujours une musique ; ensuite onvoit brûler des cierges en plein midi, ce qui est une rareté, on flairel’odeur de l’encens, on voit promener la procession  dansl’église, avec M. le curé tout flambant sous les galons d’or de sachasuble des dimanches, marchant sous le dais d’un air superbe ; enfinl’on a la chance d’attraper à la fin sa petite bouchée de pain bénit,qui est souvent de la brioche. Que voulez-vous, la messe, c’est le seulspectacle des pauvres gens, et, à défaut d’autres, je comprends fortqu’on aille à celui-là, mais il ne faut disputer ni des goûts ni descouleurs ; moi, quand j’ai le bonheur de trouver à travailler ledimanche, je ne ratepasl’occasion. Diable ! il n’est que trop de jours qui, faute d’ouvrage,deviennent pour nous jours fériés ; toute ma peur est d’avoir toute masemaine de dimanches ; aussi, dès qu’on m’offre du travail, je neconsulte pas le calendrier, je prends ma pioche, et la maniantbravement, je me dis : voilà encore une journée au bout de laquelle ily aura du pain pour la Rose et pour moi. Mais si je suis malgré moibourgeois le dimanche, ma foi, j’aime mieux jardiner que de rester lesbras croisés dans l’église ; je préfère l’odeur de nos deux rosiers àl’odeur de l’encens, le chant des oiseaux du bon Dieu aux fron-fronsdu serpent, le soleil aux cierges, et ma tonnelle fleurie sous laquelleje fume ma pipe, aux murailles grises de la paroisse ; la Rose est demon avis : chacun prend son plaisir où il le trouve. »

Voilà,monsieur, quelle a été la vie de la Rose pendant qu’elle a demeuré ici,du moins, tant qu’elle n’a pas eu d’enfans, car, hélas, monsieur… c’estdu moment où elle a eu des enfans qu’elle a été perdue… la pauvrecréature !!. le père Brossard le lui avait prédit… Mais quevoulez-vous, ces jeunesses,ça n’en fait qu’à leur tête ; quant à Jean-Louis, c’était la fleur desbons journaliers. Après, comme avant son mariage, jamais de ribotte,toujours content, toujours joyeux, quand l’ouvrage donnait (je ne parlepas du temps où il a eu des enfans) ; je demeurais ici, en face ; dèsl’aube j’entendais Jean-Louis chanter en s’en allant à l’ouvrage, sonbissac au dos, sa bouteille de grès en sautoir, et sa pioche ou sacoignée sur l’épaule ; je n’avais pas besoin de réveille-matin poursavoir l’heure ; je me disais : Voilà Jean-Louis qui part, c’est qu’ilfait à peine petit jour. S’il s’en allait en chantant, ce brave garçon,il revenait de même ; la Rose, qui l’entendait de loin, accourait auseuil de sa porte, sautait au cou de son homme, et le débarrassait desa pioche et de son bissac. Pauvre femme ! toujours aussi aise etamoureuse de son Jean-Louis, après un an de mariage, que le lendemainde ses noces. Aussi, tenez, monsieur, si la Rose et son homme n’avaientpas eu ces maudits enfans… ils seraient encore à cette heuretranquilles et heureux dans cette maison ; en supposant que l’ouvragene leur ait jamais manqué ils auraient continué de me payer exactementleur loyer à la Toussaintcomme ils l’avaient payé pendant la première année, et je n’aurais pasété obligé, bien à regret, de les renvoyer. C’est en sortant d’iciqu’ils ont été demeurer dans cette espèce de tanière isolée, toutlà-bas à la lisière du bois Rêné,eux et leurs deux enfans, car alors ils n’avaient encore que deuxenfans. Mais, monsieur, ne parlons pas de ce mauvais temps-là, c’est àfaire saigner le cœur.

……………………………………………………………………………………………………………………….

Ce naïf récit peut donner une idée de ces jours de bonheurdont me parlait Jean-Louis, jours de bonheur, hélas ! bientôt écoulés,mais qui, me disait-il, lui ôtaient presque le droit de se plaindre deses jours d’adversité !

J’entends d’ici un fervent catholique s’écrier :

-« Votre Jean-Louis et sa femme, s’ils deviennent malheureux, subirontla peine de leur impiété ; ils n’allaient le dimanche, ni à la messe,ni à vêpres ; là, ils auraient trouvé ces consolations morales,ce rafraîchissement de l’espritet de l’âme,si admirablement, si religieusement dépeints, l’autre jour, par notreillustre Montalembert, qui enjoignait si fièrement, au pouvoir, dedécréter l’observation forcée du dimanche au nom de la foi de Clovis etde Jeanne d’Arc! »

Nous prouverons par la suite de ce récit que l’instruction religieuse(à la façon dont l’entend et la donne le parti clérical) eût empiré,s’il est possible, la position de Jean-Louis et de la Rose ; mais, sanssortir de notre sujet, nous dirons deux mots de l’orateur catholique àpropos de la loi sur l’observation du dimanche.

Oui, M. de Montalembert a osé invoquer la foi de Clovis,le roi des Franks ! ce bandit, ce pillard, ce meurtrier couronné, ceféroce conquérant de la Gaule, notre mère-patrie, favorisé dans cetteconquête sanglante, dévastatrice, par l’infâme complicité des évêquesgaulois ; puis choyé, caressé, loué, béni, baptisé par ces prêtresrenégats, avides de partager avec ce roi barbare les terres, lesrichesses et le gouvernement de la Gaule conquise, ravagée par lepillage, l’incendie et le massacre ; honte et exécration sur eux !répétons-le sans cesse. Ces évêques et leurs successeurs, ces prétendusapôtres du Christ, ont eu dès lors des esclaves; des esclaves, Gaulois comme eux, qu’ils ont vendus, achetés,exploités, puisque l’église catholique a possédé des esclaves, desserfs et des vassaux depuis le cinquième siècle jusqu’en 1789.

Oui, M. de Montalembert a osé prononcer sans rougeur au front le nomde Jeanne d’Arc,l’immortelle fille du peuple, cette héroïne qui, en expiation de sonpatriotisme et de sa gloire, fut torturée, puis brulée vive par le clergé…cela va de soi ; l’Eglise a chanté les louanges de Clovis,l’abominable conquérant de notre sol, et elle a brûlé Jeanne,qui a délivré la patrie du joug des Anglais. Ces monstruosités,débitées avec la grâce ingénue et l’ardeur virginale d’un jeuneinquisiteur soupirant après son premier auto-da-fé, nem’ont point étonné, Romen’a point été bâtie en un jour, et de l’observation forcée du dimancheà la loi du sacrilége, il y a tout au plus la largeur d’un bûcher ;mais, moins rompu que je le suis aux roueries de sacristie (les plusdiaboliques de toutes), je me serais laissé aller à quelque surprise,lorsque l’orateur catholique vint à s’apitoyer, dévotement,chrétiennement, s’il vous plaît, sur le sort des classes laborieuses,indignement exploitées, écrasées, disait-il, par l’égoïsme, par lacupidité des privilégiés, riches endurcis, qui s’opiniâtrent à ne voirdans le travailleur qu’une bête de somme, et ne prennent aucun souci deson intelligence et de son âme.

Si séduisantes que me parussentces prémisses, j’attendis leur conclusion, et fis bien ; l’orateurcatholique déplorait, flétrissait, condamnait, il est vrai, au nom dela fraternité chrétienne, l’égoïste et cupide exploitation des classeslaborieuses ; mais il ne la déplorait, il ne la flétrissait, il ne lacondamnait qu’un joursur sept, à savoir le dimanche, parcequ’elle empêchait le travailleur d’aller à la messe ; de sorte que M.de Montalembert aurait safraternité des dimanches,de même que les bonnes gens ont leur habit des dimanches ; oui,écrasez, abrutissez votre prochain le lundi, le mardi, le mercredi,etc., etc., l’orateur catholique s’en soucie peu ; mais le dimanche, oh! oh ! le dimanche, c’est autre chose.

Mieux que cela. M. deMontalembert, qui l’autre jour s’essayait à une homéliequasi-socialiste prêchée avec la conviction que vous savez ; M. deMontalembert s’est toujours montré l’un des plus impitoyablesadversaires de toutes les réformes qui tentaient à affranchir lestravailleurs du servage, industriel ou agricole, où ils végètent ; àassurer leur travail, à élever le taux de leurs salaires, et à leurdonner ainsi le loisir d’éclairer leur esprit,  de développerleurintelligence par l’instruction ; liberté de réunion, libertéd’association, liberté d’écrire, liberté de penser, libertéd’enseigner, droit au travail ou à l’instrument de travail, droit àl’éducation, crédit foncier, abolition de certains impôts, progressionde certains autres ; répétons-le, toutes les mesures qui pouvaient, quidevaient moralement et matériellement émanciper le prolétaire desvilles ou des champs, et l’arracher à la cruelle fatalité de la misèreet de l’ignorance, M. de Montalembert les a combattues, repoussées,insultées ; bien plus, lui aujourd’hui, si pitoyable pour la vile multitude,n’a-t-il pas été l’un des plus fanatiques promoteurs de la loi contrele suffrage universel, loi d’exclusion, qui atteint dans leur droitimprescriptible, souverain, la majorité de ces travailleurs, en faveurdesquels l’orateur catholique se montre si subitement épris de latendresse desdimanches…Et pourtant, ce droit souverain, légalement, dignement exercé, ainsiqu’il l’avait toujours été jusqu’alors, pouvait seul… seul affranchirun jour le travailleur de ce joug écrasant, qui, selon lesultramontains, ne devient odieux, inique, impie, qu’au jour et àl’heure de la messe. En un mot, M. de Montalembert ose à la face dupays se permettre la détestable plaisanterie cléricale que voici :

«Grâce à six mois de catéchisme et à deux heures de messe en latin, lesvictimes d’un labeur écrasant et d’une ignorance odieusement calculée,entretenue par le parti prêtre et les gouvernans, trouveront, dans lapratique des offices divins, de telles consolations, un tel rafraîchissement del’esprit et de l’âme (sic)qu’ils retourneront allégrement chaque lundi reprendre leur joughebdomadaire ! Leur misère atroce, celle de leur famille, les duressouffrances d’un travail sans merci ni pitié, l’incertitude dulendemain, le chômage forcé qui ôte le pain, tous les maux enfin quipèsent si douloureusement sur les travailleurs des champs et desvilles, seront conjurés par l’audition des offices, et les exploiteurspourront désormais continuer de trafiquer en paix de la chair et del’âme de leur prochain, à la condition de le laisser aller à la messe. »

-Mon Dieu ! monsieur de Montalembert, nous concevons, nous apprécionscomme il convient les devoirs, les engagemens de toute nature que vousa imposés votre titre officiel et récent de sacristain de Rome,de grandsacristain si vous voulez ; nous comprenons votrebelliqueuse impatience à l’endroit de cette campagne de Rome à l’intérieur,dont vous nous avez si intrépidement menacés, pauvres libres penseursque nous sommes. Hélas ! nous avons grand peur, oui, grand peur nousavons. Voici pourquoi. L’on nous dit que vous haïssez également labranche cadette et la branche aîné des Bourbons ; nous le croyons sanspeine, vous haïssez fort et beaucoup, l’on ajoute que vous rêvez une RÉPUBLIQUETHÉOCRATIQUE composée ainsi qu’il suit :

    Pour président, un CARDINAL;
    Pour assemblée nationale,un CONCILE ;
    Pour préfets, les ÉVÊQUES;
    Pour maires, les CURÉS;
    Pour tribunal suprême, l’INQUISITION;
    Pour force armée, unemanière de SAINTE-HERMANDAD, gendarmerieinquisitoriale chargée d’appliquer les arrêts de ladite inquisition.

Cettesociété, dans le goût de celle que les bons pères jésuites ont fondéeau Paraguay, est votre idéal : la fameuse campagne de Rome àl’intérieur aurait pour but l’établissement de cette adorablerépublique théocratique ; aussi, nous vous le répétons humblement,grand peur nous avons, car nous n’ignorons point que, généralissime del’armée noire,vous disposez d’une force régulière d’environ quarante quatre mille goupillons,sans compter d’inombrables troupes de partisans, comme qui dirait lescosaques catholiques. C’est formidable, et quoique vous ayiez toutrécemment eu le malheur de perdre le brave capitaine Gothland, et cetautre vaillant frère ignorantinqui eut, il y a trois jours, le désagrément d’être condamné aux galèrespour avoir violé un enfant, nous savons que vous réparerez facilementces pertes douloureuses ; le combat va donc s’engager : votre loidominicale est une affaire de tirailleurs, le premier acte de cettebelle guerre sainte où vos hommes noirs s’en vont aller avec la croixet la bannière à la conquête de la république théocratique ; cependant,tout en concevant parfaitement l’ardeur batailleuse qui doitbouillonner au cœur d’un grandsacristaintel que vous, il nous afflige de vous voir commencer une si grande, unesi sainte croisade par un acte où les méchans pourraient voir unemisérable querelle de boutique entre la sacristie etle cabaret.

Vraiment, à nous autres hérétiques, il répugne de voir mêler l’augustenom de Dieuà ces querelles, qui finiraient par trop ressembler à ces jalousies detrafiquans cherchant qui l’un, qui l’autre, à s’enlever leurs pratiques.

Nousrespectons toutes les religions ; quel que soit leur dogme, ellescorrespondent à un invincible besoin de l’âme ; mais, à l’inverse desultramontains, nous pensons que si les religions améliorent les gensassez éclairés pour en extraire les vérités saines et pratiques, lesreligions mal digérées, mal comprises, empirent les ignorans, enfaisant d’eux d’aveugles ou de dangereux fanatiques. Commencez donc parassurer aux travailleurs l’instruction et un salaire assez certain,assez élevé, pour qu’après leur labeur quotidien ils aient le loisird’étudier, d’apprendre, de comparer, de méditer, de mûrir leur raison,d’exercer leur esprit par le libre examen; alors, et à mesure que leur intelligence se développera, grandira,tous abandonneront d’eux-mêmes les cabarets pour les bibliothèques ; etbientôt, le sentiment véritablement religieux viendra pénétrer leursâmes ; du fini, ils marcheront forcément vers l’infini, vers l’idéal,progressant toujours dans ces recherches si salubres pour l’âme, quinous conduisent tôt ou tard à l’affirmation raisonnée de la divinité, qui n’estautre chose que la VÉRITÉ

Cepeuple, ainsi éclairé, convaincu, ne sera pas religieux à la façon desgens de Rome, car son bon cœur et son bon sens se révolteront contrecet abominable blasphème : « Dieu a créé ses créatures pourla misère et la douleur.» Non, ce peuple aura une foi profonde à l’amélioration continue,progressive, infinie de l’humanité, dans l’ordre moral et dans l’ordrematériel. Cette foi, le peuple la pratiquera en s’employant corps etâme à faire disparaître du monde cette horrible trinité du mal : l’IGNORANCE,la MISÈRE, et l’OISIVETÉ.Alors, honorant Dieu par le travail, par la diffusion du bien-être, parle développement des facultés de tous, pratiquant le bien, l’homme,enfin, délivré de l’hébêtement ou d’ambitieux et cupides hypocritestenaient son esprit enchaîné, suivra pour toujours la divineinspiration de ses instincts naturels et de ses vertus originelles.

Ceci dit, revenons à la Rose et à Jean-Louis.


EUGÈNE SUE.


NOTE :
(1) Voir la Libertéde penser du mois de novembre 1850.


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La Liberté de penser n°39 - février 1851

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TROISIÈME ARTICLE (1)
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Jean-Louisquitta la petite maison, où il avait connu quelque bonheur durant deuxannées de sa vie, et alla demeurer, avec sa femme et ses enfans, versla lisière du boisRéné ;il occupait une masure dépendant d’une ancienne métairie tellementdélabrée, que le fermier l’avait quittée pour aller habiter d’autresbâtimens d’exploitation.

« - Ce logement que j’abandonne – ditle cultivateur à Jean-Louis – est devenu presqu’inlogeable, faute deréparations ; le propriétaire ne peut pas les faire, elles sont tropcoûteuses ; il a préféré me donner deux chambres dans l’une de sesgranges neuves. Veux-tu habiter ici ? Tu me paieras quinze francs paran, ça n’est pas lourd ; je te demanderai seulement de veiller sur ungrenier où je continuerai de mettre mes fourrages, de même que jeconserve la bergerie pour mon troupeau. »

Jean-Louis acceptacette offre ; car, à mesure que sa famille augmentait, il voyait saposition devenir de plus en plus pénible : les tristes prévisions demaître Brossard se réalisaient : la Roseluttait avec une vaillance héroïque contre les envahissemens de lamisère ; lors de la naissance de son premier enfant, elle avait eu lecourage d’aller à l’herbe, au bois ou en journée (lorsqu’elle trouvaitdu travail) jusqu’à son huitième mois de grossesse.

- Ah !Monsieur – me disait plus tard Jean-Louis, les larmes aux yeux –combien de fois j’ai vu ma chère femme, enceinte de sept ou huit mois,revenir à la maison, courbée sous le poids d’une lourde charge etpouvant à peine marcher ! – Mais ça n’a pas de bon sens ! – luidisais-je – c’est risquer de te tuer. – Alors la Rose me répondait : –Mon pauvre homme, faut se dépêcher de jouir de notre reste… et amassernotre provision de bois pour l’hiver ; car, lorsque je serai accouchée,mon enfant me prendra tout mon temps, me retiendra à la maison ; fautdonc que j’aille tant que je le pourrai. »

La Rose, en effet, allatant qu’elle put,comme elle le disait : les heures qu’elle passait au logis, elle lesemployait à préparer et à coudre sa layette, taillée dans des chemisesà elle ; sa pauvreté l’empêchant d’acheter du linge neuf. La naissancede son premier-né faillit la rendre folle de bonheur. Elle avaitenfin un enfantà elle!... selon le vœu le plus ardent de son cœur. Ce bonheur, Jean-Louis lepartagea : il y trouva presque l’oubli des privations croissantes de savie, déjà si rude ; un seul chagrin se mêlait aux premières joiesmaternelles de la Rose, c’était l’inactivité forcée où elle se voyaitsouvent réduite durant la journée, tant que durait le sommeil de sonenfant qu’elle couvait des yeux. Ce fut un beau jour pour elle quecelui où elle eut la pensée d’apprendre à filer ; elle y réussit ; onlui confia du chanvre : elle put ainsi gagner quelques sous parsemaine… Vint une seconde grossesse, un second enfant ;malheureusement, Jean-Louis resta quelque temps sans trouver d’ouvrage,et, pour la première fois depuis son mariage, il fut obligé d’acheterson pain à crédit. En me parlant de ce temps de chômage prolongé,Jean-Louis me disait plus tard :

- Ah ! Monsieur ! si voussaviez combien c’est triste ! se sentir plein de bonne volonté, pleinde courage ! ne demander qu’une seule chose au monde : du travail ! eten manquer ! Le cœur vous saigne, quand on se voit forcé de rester lesbras croisés à côté d’une femme et de deux enfans qui n’ont que vosbras pour  vivre. Comment donc faire ? On ne peut pas se fairevoleur, pourtant ? »

Ce fut en suite de ce chômage et despetites dépenses nécessitées par les deux accouchemens de sa femme queJean-Louis, n’ayant pu payer le loyer de la maison qu’il avait d’abordoccupée, se vit obligé d’aller s’établir dans cette ferme àdemi-abandonnée sur la lisière du Bois-Réné.Ce fut là qu’environ huit à neuf ans après son mariage je vis pour lapremière fois la Rose et Jean-Louis ; cette scène m’est encore présenteà l’esprit.

Je revenais chez moi, vers la fin d’une froidejournée d’automne, laissant à ma gauche une immense plaine de bruyèrecoupée çà et là de pièces de terres récemment défrichées ; à l’horizon,une ceinture de grands bois de sapins s’étendait à perte de vue ; à madroite était un épais taillis de chênes, et non loin de là, cette fermeabandonnée où demeuraient Jean-Louis et sa famille depuis plusieursannées. Selon l’usage, ces constructions rustiques entouraient de troiscôtés une cour dont les pentes rapides aboutissaient à une cavité oùséjournaient les eaux pluviales, et où l’on entassait le fumier de labergerie. Les bâtimens de pisé,aux toitures de tuiles moussues ou de chaume devenu verdâtre par lavétusté, étaient dans un état de délabrement complet ; les muraillesici éboulées en un monceau de décombres, ailleurs crevassées,lézardées, ne se soutenaient qu’à l’aide d’étais formés de grandstroncs de sapins encore couverts de leur écorce. Pourris par la pluie,les chevrons du toit des greniers fléchissaient sous le poids destuiles disjointes ou brisées ; en d’autres endroits, les bâtimens,absolument découverts, n’avaient plus pour faîte que la charpente etson lattage à demi-détruit ; la bergerie seule paraissait moins enruine ; les ais des portes vermoulues, renforcés de quelques planchesneuves, offraient une fermeture capable de résister aux entreprises desloups rôdeurs, si nombreux dans notre pays. Un humide bouillardd’automne, voilant ce tableau, lui donnait un aspect lugubre. Ilpouvait être cinq heures de l’après-midi ; mais l’atmosphère était sibrumeuse, que le jour semblait toucher à sa fin ; je passais à quelquedistance des bâtimens, lorsque soudain j’entendis les cris perçans deplusieurs enfans. Quittant aussitôt le sentier que je suivais, j’entraiprécipitamment dans la cour ; quatre enfans hâves, décharnés, à peinevêtus de guenilles et dont le plus âgé avait sept ans au plus, le plusjeune deux ou trois ans, sortaient d’une petite porte, d’où s’exhalaitune épaisse fumée, les uns se culbutant, les autres courant, et touscriaient en se sauvant :

- Le feu !... le feu !...

Lorsquej’arrivai à cette porte, je fus un instant aveuglé par la fumée ; maisle danger était moindre que je ne le soupçonnais. A quelques pas dufoyer, où flambaient encore quelques bruyères sèches, une femme,adossée à la muraille, gisait étendue sur un tas de bremaillesauxquelles le feu venait de se communiquer sans doute par l’imprudencedes enfans. Saisissant sur un lit une vieille couverture, j’étouffai enune seconde la flamme des bruyères embrasées, qui commençait às’approcher des pieds de cette femme ; mais, à ma grande surprise, ellene bougea pas. Je me baissai pour lui toucher la main, cette main étaitmoite ; et elle retomba lourdement aux côtés de cette femme ; ellesemblait profondément endormie. Je l’examinai plus attentivement : ellepouvait avoir trente ans au plus ; ses cheveux blonds, déjà mêlés dequelques cheveux blancs, sortaient en désordre, poudreux, emmêlés,d’une vieille coiffe déchirée ; elle portait une camisole d’indienne enlambeaux et un jupon dont je ne saurais dire l’étoffe et la couleur, ilse composait de toutes sortes de haillons rapiécés ; les jambes et lespieds de cette malheureuse étaient nus ; heureusement le feu ne lesavait pas atteints ; son sommeil semblait si lourd, si profond, querien ne l’avait troublé, ni les cris des enfans, ni l’âcre épaisseur dela fumée, ni l’approche des flammes. Sa figure, hâve, maigre, tannéepar le soleil, conservait quelques restes flétris d’une anciennebeauté. Cependant l’expression de ses traits, empreints d’une sorted’hébétement morbide, était presque repoussante. Ce sommeil invinciblem’inquiétait ; en vain je m’approchai d’elle, l’appelant à haute voix,prenant sa main, la secouant, tout fut inutile ; cette malheureuse nesortit pas de sa torpeur ; elle tourna seulement sa tête du côté de lamuraille en murmurant quelques paroles inintelligibles ; lorsqu’elleentr’ouvrit les lèvres, il s’en exhala une forte odeur d’eau-de-vie. Jen’en doutai plus, cette femme était ivre-morte.

Cette femme, ainsi que je l’appris quelques instans après, cette femme,c’était la Rose!

J’entendisdes pas dans la cour ; je vis entre Jean-Louis, son bissac sur le dos,sa pioche sur l’épaule, accompagné, de son fils aîné, âgé de huit ans,pieds nus et à peine couvert de quelques guenilles. Ce pauvre enfant,d’une douce et pâle figure, tâchait de gagner déjà le morceau de painqu’il mangeait. Moyennant quatre à cinq sous de salaire, il chassait àcoups de pierre les bandes de corbeaux qui venaient déterrer lessemailles d’automne à peine enfouies dans les champs voisins de ceuxque défrichait son père ; derrière Jean-Louis et son fils aîné,s’avançaient timidement les quatre autres enfans, craignant d’êtregrondés pour l’imprudence qu’ils s’attendaient à me voir révéler. Ilsrestèrent en dehors, groupés sur les pierres disjointes qui servaientde marches à la porte.

Jean-Louis ne me connaissait pas ; à mavue, son visage s’assombrit ; son premier mouvement fut de chercher safemme du regard ; en la voyant immobile et couchée sur le monceau debruyères, il devina tout ; son visage, se couvrant d’une vive rougeur,exprima l’amertume, la honte : une larme lui vin[t] aux yeux…

L’âge,l’étude, l’expérience des hommes m’ont rendu quelque peu physionomiste.La loyale figure de Jean-Louis trahit une douleur si poignante qu’ilm’inspira tout d’abord un vif intérêt.

- Le hasard m’a conduitici, – lui dis-je. – Les cris de vos enfans m’ont appris que le feuétait dans cette chambre. La flamme a été étouffée en un instant ;heureusement votre femme n’a pas été atteinte.

A ces mots, quilui apprenaient le péril couru par la Rose, Jean-Louis prit mes deuxmains, les serra dans les siennes avec reconnaissance et courut auprèsde sa femme s’assurer qu’elle avait échappé aux brûlures. Il lacontempla en silence pendant quelques minutes, en proie à un abattementdouloureux. Il me parut plus affligé que surpris de la voir dans l’étatd’hébêtement où elle se trouvait plongée ; puis, revenant à moi, il medit d’une voix pénétrée :

- Monsieur, je vous en conjure, neméprisez pas ma pauvre femme !... Hélas !... si vous saviez ? – Puis,après avoir porté ses mains à ses yeux humides, il répéta d’un airpresque suppliant : – Je vous dirai tout… Mais, pour l’amour de Dieu,ne la méprisez pas !... – Et comme je le regardais, surpris de cesparoles, qui me semblaient incompréhensibles, il ajouta tristement : –Vous ne me croyez pas, Monsieur ?

- Je vous vois aujourd’hui pour la première fois, – lui dis-je, –mais  je vous crois incapable de mentir.

- Monsieur, puisque vous êtes du pays, vous devez connaître maîtreBrossard ?

- Je le connais, en effet.

-Eh bien !... avant de mépriser ma pauvre femme… demandez à maîtreBrossard s’il a jamais eu à se plaindre de la Rose tant qu’elle aété pôquechez lui.

Endisant ces mots, Jean-Louis alla vers le lit, composé d’une énormepaillasse, écarta quelques haillons qui la couvraient…, prit sa femmeentre ses bras robustes, la déposa sur cette couche, ramassa la vieillecouverture dont je m’étais servi pour éteindre le feu, l’étendit auxpieds de Rose, toujours inerte, et qui, pendant que son mari latransportait du coin du foyer sur le lit, avait murmuré quelquesparoles sans suite.

Les enfans, peu à peu rassurés, rentrèrentdans la chambre. Ils allèrent s’asseoir sur un autre grabat, où ilscouchaient tous ensemble. Je ne vis d’autres meubles dans ce misérablelogis qu’une table boiteuse, un escabeau, une chaise, un vieux coffre,une hûche pour le pain, au-dessus de laquelle étaient cloués le congéde Jean-Louis et ses épaulettes de grenadier : pauvre soldat ! aprèsavoir, ainsi que tant de ses frères, qui presque seuls la paient… payéla dette du sang à son pays, comme eux aussi, il ne devait trouver auretour de l’armée que douleur et misère !

Au coin de l’âtre, jevis encore une marmite en fonte ; sur une planche, quelques écuelles enfaïence et deux ou trois pots de grès ; en plusieurs endroits leplafond, si bas que je pouvais à peine me tenir debout, eût été à joursans une épaisse couche de bottes de genêts qui, reposant sur lessolives, mettait à peine cette demeure à l’abri des injures du temps.Le toit, complétement effondré, ne la protégeait plus ; car, une pluiebattante ayant succédé au brouillard d’automne, j’entendis l’eauruisseler au dehors, et, filtrant bientôt à travers les genêts entassésqui, en plusieurs endroits, remplaçaient le plâtrage du plafonddéfoncé, elle tomba goutte à goutte çà et là sur le sol terreux de lachambre.

Je ne saurais dire la morne tristesse de cette scène :ces enfans silencieux, inquiets ; ce malheureux journalier, rentrantchez lui après ses durs labeurs, trouvant sa femme dans un état voisinde l’idiotisme et sa famille à l’abandon. Je le répète, cette scèneétait nâvrante. Jean-Louis jeta sur le foyer à demi éteint quelquespoignées de bruyères, et me dit :

- Monsieur, attendez ici la fin de l’averse ; il pleut trop fort pourque cela dure longtemps.

Jem’assis au coin du foyer sur l’escabeau ; Jean-Louis quitta son bissac,ôta ses sabots usés, approcha du feu ses pieds nus bleuis par le froid,et s’adressant à ses enfans :

- Nous allons souper, vous devezavoir faim, apporte le pain et le fromage, ma petite Jeanne, et toi,Jacques, va tirer au puits un seau d’eau.

Jeanne, la fille aînéede Jean-Louis, âgé d’environ sept ans, était pâle, décharnée comme sesfrères et sœurs, pieds nus comme eux et comme eux à peine vêtue dequelques guenilles ; elle alla vers la ,l’ouvrit, rapporta sur une assiette de terre ébréchée un petit morceaude fromage dur, et le plaça sur la table auprès de son père.

- Où est le pain ? – lui dit Jean-Louis, – tu oublies le pain… mapetite Jeanne.

- Papa… il n’y en a pas.

- Comment ! est-ce que tu n’es pas allée, ce matin, au bourg chercherun pain ? J’avais donné pour cela seize sous à ta maman ?

-Maman m’a dit : veille sur tes petits frères et sur tes sœurs, j’iraiau bourg chercher le pain, mais elle n’a rapporté qu’une bouteille.

- Tonnerre de Dieu !... voilà ces enfans sans pain ! – s’écriaJean-Louis en frappant du pied.

Puis, regrettant sans doute ce mouvement de colère, il murmura avecabattement :

- Mon Dieu ! mon Dieu !

Après un nouveau moment de silence, il parut se ressouvenir, et dit àson fils aîné :

- Jacques, donne-moi mon bissac.

L’enfantapporta la poche de grosse toile grise ; Jean-Louis y fouilla, en tiraun morceau de pain bis d’une demi-livre environ, restant de son repasde midi, le coupa en six parts, s’en réserva une et distribua lesautres aux enfans avec autant de petits morceaux de fromage ; en uninstant ils dévorèrent cette maigre pitance qui, loin d’apaiser leurfaim, dut l’irriter.

Le cruel égoïsme de cette mère, qui, poursatisfaire à un vice odieux, affamait ses enfans, me révoltait,Jean-Louis m’avait supplié de ne pas mépriser sa femme (je ne savaisencore rien des antécédens de La Rose), mais je ne voyais dans cetterecommandation qu’une preuve de fâcheuse faiblesse ; devinant mapensée, le journalier me dit :

- Vous ne voudriez pas me croire,monsieur ? si je vous disais que la pauvre femme que vous voyez là,était un miracle de bonne conduite et de courage avant qu’elle se soitadonnée à l’eau-de-vie… il y a de ça trois mois au plus.

- Mais comment une si funeste habitude lui est-elle venue ?

- Par hasard, ou plutôt par ma faute.

- Par votre faute, à vous !

-Oui, monsieur, faute involontaire, sans doute, je vous avouerai même,et je vas vous sembler bien coupable, que je n’ai peut-être pas fait ceque j’aurais dû faire pour guérir ma pauvre femme de sa mauvaisehabitude ; maintenant, il est trop tard pour l’en corriger.

- Mais quelles circonstances ont pu vous rendre d’abord indulgent pourun penchant si fâcheux ?

-Hélas, monsieur, le chagrin de la voir souffrir, car elle a souffert,voyez-vous, comme pas une mère n’a souffert ! Elle aimait tant sesenfans ! je dis qu’elle les aimait, parce que maintenant, je parled’elle comme d’une morte… ̶  ajouta Jean-Louis en portant samainà ses yeux. – Quand elle n’a pas bu, elle est presque comme idiote ;elle s’accroupit dans un coin, ses coudes sur ses genoux, son mentondans ses deux mains, et elle ne décesse pas de pleurer. Au moins, quandelle a bu, elle ne pleure pas, elle oublie tout.

- Mais cette malheureuse femme est donc folle ?

-Non, monsieur, pas tout à fait ; elle me reconnaît, elle reconnaîtaussi ses enfans, mais elle est comme brisée, puis elle a des absences.

- Vous la disiez autrefois si vaillante au travail ? si bonne mère… ?comment ce changement dans sa conduite s’est-il opéré ?

-Tant que nous n’avons eu que deux enfans, monsieur, notre sort, quoiquetrès-dur, était supportable, le pain ne manquait pas à la maison ; maisà mesure que notre famille s’est augmentée, notre misère aussi aaugmenté. Pour comble de malheur, le chômage est venu à plusieursreprises, sans compter la morte saison ; enfin, il nous a souvent fallumesurer nos bouchées ; sauf une mauvaise blouse et un pantalon de toilepour moi, un jupon et une camisole pour la Rose, le peu d’effets quenous possédions a été employé par elle à vêtir ses enfans ; ce sont lesderniers lambeaux de ces vêtemens qu’ils portent aujourd’hui.

- Dans une si extrême détresse, n’auriez-vous pu vous adresser àquelqu’un ?

-Chacun a sa fierté, monsieur… j’ai la mienne, jamais je n’ai tendu lamain à personne… pour emprunter, il faut pouvoir rendre, et commentpouvoir rendre lorsque l’on gagne à peine vingt sous par jour ? et quel’on est six personnes à vivre là-dessus ? Nous avons passé de dursmomens ; mais le courage de ma pauvre femme ne faiblissait pas… Enfinest venu un jour où il ne lui servait plus à rien, son courage !...c’est ce qui l’a perdue, oui, monsieur, car enfin, tant que les enfansont eu quelques guenilles de rechange à savonner, quelques haillons àrecoudre, ma femme a travaillé tout en allaitant son dernier-né et enveillant sur les autres : mais lorsqu’ils n’ont plus eu sur le corpsque leurs dernières guenilles, qui n’étaient même plus raccommodables,elle passait son temps à embrasser ses enfans et à pleurer… elle nepouvait faire autre chose ! pour aller au bois, il lui aurait fallu leslaisser seuls, ils étaient encore trop petits, elle n’osait sortir.Trop pauvre pour vivre d’autre chose que de pain et de fromage, nous nemangions que cela, aussi la cuisine était finie quand ma femme avaitdétrempé pour les plus jeunes de nos enfans un peu de mie de pain dansde l’eau tiède… Ni moi, ni elle, nous ne possédions d’autres hardes quecelles que nous portions… elle n’avait pour ainsi dire rien à laver,rien à raccommoder, rien à faire ! Enfin elle se trouvait bourgeoise…. –ajouta Jean-Louis avec un accent qui me navra, parce que jamais jen’avais réfléchi à cette effrayante oisiveté forcée,dernière et horrible conséquence de la misère.

-Le peu que je gagnais, – poursuivi le journalier, – je le gardais pouracheter du pain, de crainte d’en manquer un jour ou l’autre, et pourpayer le loyer de notre masure… vaut encore mieux avoir une retiranceet un morceau de pain que des habits ; j’étais tout le jour dehors, mafemme gardais les enfans. Elle avait dans les commencemens trouvé unpeu de chanvre à filer… ça n’a pas duré longtemps : – « Ah ! mon pauvrehomme ! – me disait-elle souvent, – c’est mourir à petit feu que devivre ainsi ! J’ai encore de bons bras, du courage, je suerais mon sangà gagner quelques sous pour acheter de quoi vêtir ces chers petits quigrelottent sous des haillons, et je ne trouve rien à gagner…d’ailleurs, on me donnerait de l’ouvrage au dehors, que je ne pourraispas l’entreprendre… qui garderait nos enfans ? l’aîné n’a pas encoresix ans, et je nourris le dernier… Enfin, je ne peux pas seulementaller couper des bremailles ou ramasser du bois pour nous chaufferl’hiver ; il faut encore que ce soit toi qui ailles quelquefois,pendant les clairs de lune, faire notre provision, après t’être carnagétoute la journée ; à moins que tu n’aies pas d’ouvrage, alors c’est dubois trop cher, puisque ces jours-là tu ne gagnes pas de pain. » –Cela, monsieur, me fendait le cœur, d’entendre ainsi parler la Rose ;…mais que faire ? Enfin, il y a six mois, un de nos enfans tombe maladed’un gros rhume : ma femme, je vous l’ai dit, nourrissait son dernier…c’était à la fin de l’hiver, il faisait grand froid ; elle fut touteune nuit levée, pieds nus, comme toujours… elle eut un accident delait, il tarit tout d’un coup. D’abord, nous avons cru que ça ne seraitrien, d’autant plus que la Rose songeait à sevrer l’enfant ; elle avaitsi peu de lait, faute d’une bonne nourriture ! Cependant, depuis cetaccident, peu à peu le caractère de ma femme a changé ; elle restaitdes heures sans rien dire et comme engourdie, ou bien elle pleurait ;si le soir, en rentrant, je lui parlais, elle me répondait à peine oud’un air égaré ; souvent aussi elle me disait : « Jean-Louis, à quoidonc ça sert-il que je sois au monde ? Je ne suis bonne à rien pour mesenfans ? mon temps se passe à les voir souffrir ! » – D’autres fois,elle regardait autour d’elle comme si elle eût été dans un endroitnouveau et me demandait : « Où sommes-nous donc, Jean-Louis ? – Mais,chez nous, la Rose… pourquoi t’étonner ainsi ? – « Je ne sais pas, – merépondait-elle, – j’ai parfois comme des absences. »

- Vousjugez, Monsieur, – reprit Jean-Louis après un moment d’abattement, –quel crève-cœur  pour moi ! Rentrer ici, et voir ma femme enlarmes, ou dans un silence plus triste encore que ses larmes.Heureusement, j’étais si fatigué, que je dormais presque toute la nuit.Il arriva qu’un jour, M. Roussel, pour qui je défrichais, me donna unebouteille de l’eau-de-vie qu’il distille chez lui avec son marc deraisin, et me dit : « Tiens, Jean-Louis, accepte-ça d’amitié, tupourras boire la goutte le matin, avant l’ouvrage ça te donnera desbras et des jambes. » Je n’ai pas refusé, car depuis bien longtemps jene buvais pas de vin ; mais de la boissonque nous faisions avec de l’eau et des graines de genèvrier, quandj’avais le temps d’en aller chercher. J’emporte la bouteille ; lelendemain matin, au moment de partir, je bois une goutte, et je dis àma femme : – « Tiens… prends un peu d’eau-de-vie, çà te reconfortera…toi qui te plains toujours de ta faiblesse d’estomac. » La Rose boit àpeine une gorgée d’eau-de-vie, et me dit : « C’est trop fort… ça brûle! » Je n’ai pas été surpris, Monsieur, que ma femme trouvât ça tropfort… elle n’en avait jamais bu. Je m’en vas aux champs, le soir jereviens, j’entends de loin chanter la Rose… cela m’étonne ; car depuisbien longtemps elle ne chantait plus… J’entre ici, qu’est-ce que jevois…? Les enfans riant aux éclats, et ma pauvre femme riant plus fortqu’eux en leur faisant mille singeries. – « Jean-Louis, – cria-t-elleen me voyant, – nous allons danser comme à ma noce ! » et sans attendreque j’aie seulement ôté mon bissac, elle me prend d’une main et monaîné de l’autre, afin de commencer une ronde. Cela, Monsieur,m’effraya… la Rose était comme folle. Une idée me vient, je cours àla où j’avais serré labouteille, je la regarde… ma femme en avait peut-être bu deux petitsverres… il ne lui en fallait pas tant pour la griser… Alors, je devinetout… Je tâche de la calmer, mais la voilà qui parle, qui parle, et semet à discourir sur les premiers temps de notre mariage ! sur deuxbeaux rosiers que nous avions dans notre ancien jardin ? sur une petitetonnelle que nous avions aussi. Enfin, elle se met à parler de notrebon temps passé comme s’il durait encore. Chacune de ses paroles étaitun coup de poignard pour moi ; plus la Rose paraissait contente, plusje me sentais, moi, la mort dans l’âme ; je savais ce qui l’attendait,lorsqu’elle retrouverait sa raison ; ça n’a pas tardé, peu à peu, ellea cessé de discourir ; puis, à mesure que sa tête se calmait, elleredevenait de plus en plus triste. Enfin, elle s’est endormie… J’aicouché les enfans. Vers le milieu de la nuit, la Rose s’est éveillée,alors elle m’a dit en pleurant : « Ah ! mon pauvre homme ! j’aigrand’honte. Je ne veux pas te mentir… la petite goutte d’eau-de-vieque tu m’as donnée ce matin m’avait d’abord brûlé les lèvres ; maisaprès, je me suis sentie étourdie et ensuite si gaie, si gaie, que j’aieu envie de chanter… je ne pensais plus à mes enfans ni à toi alors,j’ai été à ta bouteille, j’ai bu à même, et je ne sais plus ce quis’est passé. » – Que voulez-vous, Monsieur ? je n’ai pas eu le cœur degronder ma femme. Je lui ai seulement dit : – « La Rose, tu as eu tortde boire de l’eau-de-vie, ça aurait pu te faire beaucoup de mal,promets-moi de ne plus recommencer. – Je te le promets, Jean-Louis,m’a-t-elle répondu ; » pendant quelques jours elle m’a tenu parole ;mais elle ne faisait que pleurer en regardant ses enfans, ou bien ellerestait quelquefois des jours entiers sans prononcer un mot et semblaitregretter quelque chose : je vous le jure, Monsieur, j’étais si nâvréde la voir en cet état que, vingt fois, j’ai été sur le point de luidire : – Tiens, bois, pauvre femme, bois et oublie ton chagrin ! Enfin,il y a trois mois, en pleine moisson, j’avais reçu dix francs pour masemaine, la plus forte que j’aie touchée ; je prends quatre francs pourle boulanger, j’enveloppe les autres six francs dans un chiffon et jele mets dans la ,aufond d’un pot de grès (cela devant la Rose). Je gardais cet argent pourpayer une partie de notre loyer à la Toussaint ; le matin, je m’en vasaux champs ; le soir, je reviens, je trouve ma pauvre femme dans unvrai délire, elle avait encore bu. Je me doute qu’elle aura acheté del’[e]au-de-vie. Je cours à la ,je cherche mon argent au fond du pot, plus rien ! La Rose ne pouvaitpas avoir bu pour six francs d’eau-de-vie en un jour, ça l’aurait tuée.Aussi, quoiqu’il me chagrinât d’interroger mes enfans sur leur mère, jeleur dis : – « Est-ce que votre maman est allée au bourg et en arapporté quelque chose ? – Oh ! maman avait emporté son panier videpour aller au bourg, – me dit ma petite fille, – et elle l’a rapportévide aussi. – Est-ce que votre maman était bien gaie en revenant, monenfant ? – Non, papa, – me répondit Jeanne, – seulement, deux heuresavant que tu ne rentres, elle est sortie… et puis après, elle estrevenue en chantant et elle nous a fait bien rire. » – Je n’en pouvaisplus douter, Monsieur, ma femme avait fait sa provision d’eau-de-vie etl’avait cachée avant de rentrer à la maison. Vous le savez, ici,l’eau-de-vie de marc coûte de 12 à 13 sous la bouteille. – J’attendisle jour pour fouiller partout aux alentours de la maison et dans lesdécombres. Je ne pus rien trouver. Je rentrai ; la Rose, honteuse sansdoute, était allée se cacher dans la bergerie, attendant mon départ, depeur d’être grondée. Le soir, je revenais bien malheureux, me disant :Ma pauvre femme aura encore bu ce soir, pour s’étourdir et ne pas merépondre à propos de l’argent qu’elle a dépensé. Je ne m’étais pastrompé ; mais vers le milieu de la nuit, elle s’est jetée à mon cou ensanglotant ; je lui ai parlé raison, très-doucement, sans me fâcher, lasuppliant de me dire la vérité ; elle restait muette. En vain je luidisais : – « La Rose, si tu n’as pas dépensé tout l’argent, rends-moile reste, je le donnerai en à compte à la Toussaint pour notre loyer,sinon l’on nous mettra dehors, et nous n’aurons plus même cette masurepour retirance. » – J’aurais parlé à un mur que ça aurait été la mêmechose… elle pleurait, elle sanglotait… Voilà tout. Je cherchai, denouveau, la cachette de ses bouteilles ; impossible de la découvrir.Depuis ce temps-là, il ne s’est pas passé deux ou trois jours, sansqu’elle se mette dans l’état où vous la voyez ce soir ; sans doute,elle aura vidé sa dernière bouteille, puisque ce matin elle a employél’argent du pain à acheter de l’eau-de-vie. Mes peines sont grandes,Monsieur ; l’esprit de ma pauvre femme, déjà comme ébranlé par lechagrin et par son accident de lait, s’est affaibli de plus en plus ;elle est maintenant presque hébêtée. Je me dis : – du moins, elle nesouffre plus de la vue de la misère de ses enfans – mon  aînévient maintenant aux champs avec moi… c’est ma seule consolation, ilest plein de bon cœur, de courage, ma petite fille veille de son mieuxsur ses frères et sœurs ; mais vous le voyez, sans vous, il arrivait unmalheur. – Ma femme, mes enfans pouvaient être brûlés… la grangevoisine incendiée… aussi, je tremble qu’on sache le malheur qui afailli arriver aujourd’hui : le fermier me renverrait d’ici, apprenantque le feu aurait pu prendre à ses fourrages et à sa bergerie… Je nesaurais plus où aller loger ! Ah ! Monsieur ! ce qui est fait est fait; mais j’aurais dû écouter maître Brossard lorsqu’il me disait : – «Jean-Louis, reste garçon… le mariage est un collier de misère pour lespauvres gens. » – Et pourtant, ajouta le journalier, – si les pauvresgens ne faisaient pas d’enfans, qui est-ce qui serait soldat ?Journalier ? artisan ? laboureur ?... Nos enfans font la terre,cultivent les champs, peuplent les ateliers, tissent les vêtemens,bâtissent les maisons… et c’est à peine s’ils sont nourris, vêtus etlogés !... Mais pardon, Monsieur, – reprit Jean-Louis, après un momentde douloureuse réflexion, – pardon, Monsieur, de vous avoir parlé silonguement de tout cela… seulement, vous le voyez, ma pauvre femme estencore plus à plaindre qu’à blâmer… C’est la douleur de voir ses enfanspâtir qui l’a perdue… Interrogez sur elle et sur moi maître Brossard…il vous dira que la Rose était la meilleure, la plus courageuse, laplus honnête fille qu’il ait jamais connue… Aussi, je vous en conjure,Monsieur, ne la méprisez pas ! pour l’amour de Dieu ne la méprisez pas!

- Il ne faut pas mépriser les gens – dis-je à Jean-Louis – il fauttâcher de les guérir.

- Guérir ! la Rose !... Hélas, Monsieur, il est trop tard… il est troptard !

-Qui sait ?... Il ne faut jamais désespérer. Adieu, monsieur Jean-Louis,la pluie a cessé ; la lune se lève de bonne heure, je retrouveraifacilement mon chemin.

La sincérité de l’accent de Jean-Louism’avait convaincu. Le lendemain, j’allai voir maître Brossard et lepropriétaire de la petite maison du village d’abord occupée parJean-Louis ; ils me donnèrent sur cet excellent homme et sur sa femmeles détails qui commencent ce récit. Maître Brossard avait rarementrevu Jean-Louis depuis qu’il était allé demeurer si loin de la commune,et aux questions de son ancien maître sur sa position, le journalier,fier comme un homme honnête et laborieux, avait toujours répondu queson travail lui suffisait. Jean-Louis, à son insu, cédait peut-êtreaussi à la crainte d’entendre le fermier lui dire : – « Je t’avaisaverti… tu n’as pas voulu m’écouter » – toujours est-il qu’il tintsecrète sa cruelle misère. Maître Brossard et sa femme furent aussisurpris que consternés de ma révélation ; aussi, lorsque je leurconfiai mon projet, l’accueillirent-ils avec empressement sanscependant compter beaucoup sur sa réussite.

Evidemment, selon moi, l’espèce d’anéantissement physique et moral dela Rose avait trois causes :

Sadouleur navrante de s’être vue si longtemps réduite à une inactionforcée, elle si active, en présence de la misère et des privations deses enfans qu’elle était impuissante à soulager.

L’affaiblissementet les absences d’esprit qui suivirent la brusque suppression du laitde la femme de Jean-Louis, phénomène malheureusement fréquent en suitede pareils accidens.

Enfin, l’abus de l’eau-de-vie qui, tantôt jetait cette infortunée dansun accès de délire, tantôt dans une sorte d’idiotisme.

Ilme parut donc qu’une soudaine et heureuse secousse pourrait peut-êtresortir la Rose de la torpeur où elle était plongée après ses jours desurexcitation factice. Vers les midi, et le surlendemain du jour oùj’avais vu cette famille pour la première fois, maître Brossard, safemme et moi, nous nous dirigeâmes vers la demeure de Jean-Louis, etnous descendîmes de la carriole du fermier, derrière laquelle suivaitune de ses vaches, attachée par une corde. Le journalier était auxchamps avec l’aîné de ses enfans ; les autres, entassés sur le grabat,se serraient les uns contre les autres pour se réchauffer, car lajournée était pluvieuse et froide. Jean-Louis, de crainte d’un nouveaumalheur, n’avait pas allumé de feu avant son départ ; laRose, accroupie sur l’escabeau, son front dans ses mains, se tenait auprès dela cheminée, l’œil fixe, presque hébété ; à la vue du fermier, lesenfans effarouchés se rencognèrent dans l’angle de la muraille oùs’appuyait le lit.

- Ah ! quelle misère, mon pauvre papa! – dit la fermière à son mari – ces pauvres petits n’ont que la peauet les os… vois donc, quelles guenilles !... Ils  n’ont passeulement de chemise.

- Ne songeons pas à cela maintenant, la mère– répondit maître Brossard, en déposant à terre un gros paquet qu’ilvenait de déballer de derrière sa carriole, ainsi qu’un chaudron et unpanier dont il déficela le couvercle ; pendant ce temps-là, maîtresseBrossard, qui ne pouvait retenir ses larmes, s’approcha de la femme deJean-Louis, et lui dit, en lui mettant la main sur l’épaule :

- Eh bien ! la Rose… c’est comme cela que tu m’accueilles ?

La pauvre créature leva les yeux sur la fermière et resta muette…

- C’est moi… la maîtresse Brossard ; est-ce que tu es aveugle ?... Tune me reconnais donc pas, ma fille ?

- Ah ! si…  ̶  répondit la Rose.

Etsa tête retomba sur sa poitrine ; la fermière se rapprochant alors deson mari, qui déballait divers objets d’habillement et les étalait àmesure sur le sol, prit deux ou trois petites robes d’enfant et lesmontrant à la femme de Jean-Louis, lui dit :

- Vois donc, la Rose… les bonnes petites robes… les bonnes petiteschemises ?

- Ah ! oui, – répondit la Rose.

Et son regard morne sembla s’animer un peu.

- Et ces béguins d’indienne – reprit la fermière. – Vois donc comme ilssont gentils !

- Oh ! oui, – reprit-elle encore – ah ! oui, c’est vrai !

-Et ces petits pantalons de droguet avec la veste pareille ? et ces bonsbas de laine ?... et ces sabots mignons… hein, ma fille ? – ajoutamaître Brossard, en déposant aux pieds de la Rose ces différens objets.– Et ces petites blouses… et ces bons petits bonnets de laine ?... voisdonc ! ma fille ! vois donc !

La Rose, d’abord affaissée surelle-même, s’était redressée sur son escabeau ; puis, se levantsoudain, elle joignit les mains avec ébahissement en s’écriant :

- Oh ! combien en voilà de bons petits effets !... combien en voilà !

- Pardi !... pour habiller tes cinq mioches…

- Sans compter un rechange pour chacun, il en faut des effets, ma fille!...

La Rose regardait la maîtresse Brossard sans comprendre encore, et ellerépondit machinalement :

- Ah ! oui, il en faut des effets !

-Ma pauvre fille, tu ne me comprends donc pas ?... Ces habits, c’estpour tes enfans ! mais il faut d’abord les bien débarbouiller, aprèsça, nous les rhabillerons, et puis nous savonnerons leurs chemises derechange pour rendre la toile moins rude… ; ensuite, nous feronsla poticheau lard pour Jean-Louis, ce soir, au retour des champs…, puis noustrairons la vache.

La Rose regardait autour d’elle d’un air abasourdi, presque effaré.

-Maîtresse Brossard, – dis-je à la fermière, - parlez brusquement à laRose, comme vous lui parliez lorsqu’elle était votre servante… Il sepeut que cela frappe et réveille son esprit.

La fermière me fit un signe d’intelligence, et s’écria d’une voix brèveet un peu criarde :

-Allons, la Rose !... de la bremaille et du bois au foyer ! vite, vite,ma fille !... Est-ce que l’on reste engourdie comme cela… allons donc !allons donc !

La Rose, à cette voix, à cet accent si connusd’elle, se leva soudain et obéit machinalement ; elle courut au foyer,le remplit de bruyères sèches et dit :

- Et les allumettes, maîtresse ?

-En voilà, – reprit le fermier en ouvrant l’étui de sa pipe et donnantune allumette à la Rose qui l’approcha des bremailles ; aussitôt le feuflamba.

- Eh bien ! ma fille ? reprit impétueusement lafermière, te voilà encore les bras croisés, ne faut-il pas mettre lechaudron sur ce feu ?

- Le chaudron, maîtresse ?

- Oh ! quelle tête !... quelle ustuberlue !... Eh! oui, ce chaudron !

Etla fermière montra à la Rose le chaudron dans lequel maître Brossard,sur un signe de sa femme versait le contenu d’un seau qu’elle étaitallée remplir au puits.

- Allons, vite, vite !

- Voilà, maîtresse, voilà ! – répondit la Rose en prenant l’anse duchaudron… mais elle ne put le soulever de terre.

- Pauvre fille ! – dit tout bas maîtresse Brossard à son mari, –faut-il qu’elle ait pâti! Elle, autrefois si forte ! elle, qui vous aurait enlevé de chaquemain un chaudron pareil sans broncher…

Puis, prenant l’anse du vase de cuivre afin d’aider la Rose, elleajouta :

- Allons, je vas t’aider… mais tu es joliment chiffe, aujourd’hui!

- Dame !... maîtresse.

-Ta, ta, ta ! pas tant de raisons !. Vite le chaudron au feu, et,pendant que l’eau va chauffer, tu vas aller traire la vache, car voicimidi, et la traite est en retard. Oh ! quelle pôque j’ai là !...une vraie tortue !

- Dame !... maîtresse, donnez-moi le temps aussi !

-Oh ! le temps… le temps ! on a toujours du temps de reste quand on saitbien l’employer. Passe devant, ma fille, et plus vite que ça ! Bon ! Etton seau que tu oublies ! – ajouta la fermière en mettant à la main dela Rose le seau du puits.

Maître Brossard avait attaché près dela porte la vache qu’il avait amenée derrière sa carriole ; la Rose,son seau à la main, s’accroupit devant la belle génisse laitière, etcommença de la traire… lentement d’abord, s’arrêtant parfois pensive,cherchant sans doute à relier le fil de son incertaine pensée, nesachant si elle veillait ou si elle dormait ; on voyait facilement surses traits qu’ayant à peine conscience de ses actions, elle obéissaitmachinalement à ses habitudes d’autrefois ; sa raison, encore àdemi-engourdie, ne se réveillait pas encore ; deux ou trois fois lesmains de la Rose cessèrent de presser les trayons de la vache… elleregarda de côté et d’autre d’un air surpris, leva ensuite les yeux auciel comme si elle eût cherché à rassembler ses souvenirs, puis sa têteretomba sur sa poitrine, et elle continua de traire, tantôt lentement,tantôt avec une activité fiévreuse.

- Et maintenant, – dit lafermière, – ce bon lait chaud et crêmeux, je sais bien qui est-ce quiva le boire lorsque j’y aurai mis tremper quelques tranches de pain.

MaîtresseBrossard, avisant une vieille terrine de grès, prit de l’eau dans lechaudron, la lava, la remplit de lait après que maître Brossard y eutrangé des tranches de pain qu’il coupait à une michedont il s’était muni. Les enfans battirent les mains de joie ets’assirent à l’entour de la terrine ; la Rose les suivait des yeux sansmot dire… mais bientôt cependant son regard se mouilla ; elle souritamèrement, et murmura :

- Comme ils ont faim, mon Dieu ! jamais je ne les ai vus manger commeça !... comme ils ont donc faim !

-Et quand ils auront bien mangé, ma fille – reprit la fermière, –nous  les vêtirons ; en attendant, aide-moi à ranger leseffetssur le lit ; lorsque tes enfans seront habillés, nous irons avec euxpromener ta vache à la corde ; nous rentrerons pour le savonnage, etmettre au feu le poticheau lard pour Jean-Louis ; j’ai apporté ce qu’il faut.

-Oui, maîtresse, – répondit la Rose d’un air pensif, – mais comment çase fait-il que vous soyez ici et que mes enfans mangent du lait ?...comment est-ce que j’ai une vache à présent ? car enfin… hier… hier… ets’interrompant, en portant ses deux mains à son front, elle ajouta : –Hélas ! mon Dieu, la tête me fend… est-ce que je deviens folle ?

- Allons, vite… l’eau est chaude, – dit la fermière, – débarbouillonsles mioches ; nous les habillerons après.

Amesure que l’un des enfans était proprement habillé, la Rosel’embrassait avec des élans de joie et de tendresse mêlés de larmes,murmurant à demi-voix :

- Comment ça se fait-il ?... qu’est-ce qu’il m’arrive ? je ne m’yreconnais plus !

Maislorsque la femme du journalier vit autour d’elle tous ses enfansproprement et chaudement vêtus, l’excès du bonheur opéra sans doute unerévolution dans son esprit ; ses souvenirs jusqu’alors confus devinrentlucides, et, pour la première fois depuis l’arrivée de la fermière, lestraits de la Rose exprimèrent une honte profonde et douloureuse ; ellecacha sa figure entre ses deux mains et fondit en larmes.

- Ehbien ! ma fille – lui dit la fermière, de plus en plus attentive –pourquoi pleurer ainsi ?... Il n’y a pourtant rien d’attristant à cequi se passe.

- Ah ! maîtresse, ça me saignait si fort le cœurde voir mes enfans souffrir sans y pouvoir rien… que je m’en suisressentie comme hébêtée… depuis la nuit où mon lait s’est arrêté… Lesforces me manquaient. Mes enfans seraient tombés dans le feu, que jen’aurais peut-être pas eu ni la force le ni courage de les en retirer…Et puis est venu le jour où, pour la première fois, par hasard, j’ai bude l’eau-de-vie… ça m’a étourdie. Tant que durait l’étourdissement,j’étais comme morte… Je n’entendais ni ne voyais rien… Quand jerevenais à moi… et que je me retrouvais avec mon pauvre Jean-Louis etmes enfans, leur vue me faisait si grand mal, si grand mal, que jen’avais d’autre idée que de redevenir comme morte en buvant encore del’eau-de-vie… et, pour en acheter, j’ai volé mon pauvre homme. Cematin, quand vous êtes venue, maîtresse, et que vous m’avez commandécomme autrefois à votre ferme de mettre le chaudron sur le feu… detraire la vache… de savonner, c’était pour moi comme un rêve ; ça m’aporté un coup, j’allais, je venais sans savoir pourquoi et comme si onm’avait menée par la main ; je sentais que je n’étais plusvotre pôquecomme autrefois, cependant il me semblait que vous étiez encore mamaîtresse. Enfin, que voulez-vous que je vous dise ? ça bouillait sifort dans ma tête, que je croyais à chaque instant qu’elle allait sefendre… pourtant j’avais par-ci, par-là, comme des éclairs desouvenance ; je me rappelais le temps où, avant que mon lait n’aittari, j’étais si malheureuse à cause de mes enfans ; mais quand toutd’un coup je les ai vus si bien manger, et si gentiment vêtus, ce quiavait toujours été mon idée depuis que je les ai… on m’aurait dit qu’onm’enlevait une taie de dessus les yeux… mon sang n’a fait qu’un tour,je me suis souvenu de tout, de tout… et j’ai honte… grand honte, car,je le vois bien, je ne suis qu’une malheureuse… Hélas mon Dieu ! j’aidû causer beaucoup de chagrin à mon pauvre homme.

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Dece moment, la guérison de la Rose fut en bonne voie et s’acheva.Très-peu de temps après ces événemens, j’eus le bonheur de pouvoirplacer Jean-Louis comme journalier à l’annéechez un excellent homme de mes voisins. La Rose fut chargée du soin del’étable ; elle gagna 15 fr. par mois ; son mari 30 fr. Ils eurent deplus le logement et la jouissance d’un jardin. Le ménage était sauvé ;car, avec 45 fr. par mois, le logement et un quartier de terre, lafamille, tout en subissant encore de grandes privations, pouvait dumoins matériellement vivre et attendre le temps où, les enfansgrandissant, arriveraient successivement à l’âge où ils gagneraientleur pain… sile travail ne leur manquait pas.

Maintenant, quelques réflexions sur ce simple et triste récit :

Jefais appel au cœur, à la raison de tous les gens de bonne foi : Est-ilvrai que la moyenne du salaire des journaliers des champs soit à peinede vingt souspar jour dans la plus grande partie de la France, en tantqu’ils n’aient pas : àsubir de chômage ?

Est-ilvrai que généralement les familles des prolétaires des campagnes secomposent du mari, de la femme et de deux ou trois enfans ?

Est-il vrai que, même en acceptant ce chiffre de deux enfans(chiffre si restreint, qu’il devient presque exceptionnel), ilest radicalementimpossible, à quatre personnes, de se loger, de se vêtir,de se nourrir avec vingtsous par jour, sans subir des privations, lentement, maissûrement HOMICIDES ?

Est-ilvrai que telle est l’élévation de l’intérêt des capitaux pourl’agriculteur, qu’il se voit forcé de renoncer à une cultureperfectionnée, à des travaux d’assainissement, de défrichemens,d’irrigations, de reboisemens, etc., etc., travaux très-fructueux pourle propriétaire ou pour le fermier, qui suffiraient à assurer en toute saisondu travail aux prolétaires des champs ; de sorte que leur salaires’élèverait en proportion de l’accroissement et du nombre des travaux ?

Est-il vrai que letaux exorbitant, usuraire du loyer des capitaux,ne permettant pas à l’agriculteur d’étendre, de perfectionner sescultures et d’employer ainsi un grand nombre de bras inoccupés, devientla seule cause du chômage ou de l’abaissement du salaire, sources de lamisère atroce qui décime les populations rurales ?

Est-il vrai que le créateur a fait l’homme non-seulement matière, maisencore esprit,et que l’homme a droit, moyennant travail, à l’éducation, àl’instruction, qui satisfait aux besoins de l’intelligence, comme lepain satisfait aux besoins du corps ?

Est-il vrai que ces jours de rudes, d’incessans labeurs, regardés par JEAN-LOUISet par LA ROSEcomme les jours les plus heureux, ou plutôt les moins malheureux deleur triste vie, ne leur donnaient qu’un bonheur matériel, relatif etincomplet ?

Est-il vrai que LA ROSE, pleine decœur, de courage, d’honnêteté, se levant à l’aube, allant à l’herbe ouau bois, portant des fardeaux comme une bête de somme, jusqu’auseptième mois de sa grossesse, et se jetant le soir sur son grabat,brisée par la fatigue, n’aurait pas trouvé un seul moment de repos pourrecueillir et élever son âme, si l’éducation eût développé sonintelligence, ou pour chercher d’utiles distractions dans les puresjouissances de l’esprit ?

Est-il vrai que ce soit un outrageantdéfi jeté à la raison, à la dignité humaine que d’oser prétendre : – «que deux heures de messe et de vêpres en latin, écoutés chaque dimanchepar des populations écrasées de travail durant la semaine, et laisséesà dessein dans une déplorable ignorance, suffisent au développement deleur intelligence et au rafraîchissementde leur âme, – ainsi que l’a déclaré M. de Montalembertdans son discours sur l’observance forcée du dimanche ?

Est-ilvrai que l’ivrognerie, vice déplorable qui abrutit, énerve ou tuelentement tant de travailleurs des campagnes et des cités, ait presquetoujours sa cause soit : – dans leur impérieux besoin de s’étourdir surles conséquences présentes ou à venir d’une misère cruelle, – soit dansune LÉGITIME besoin de distraction, de plaisir,après une semaine consacrée aux plus durs travaux ; distractions,plaisirs que ces infortunés ne peuvent demander qu’à la détestablesurexcitation du vin, dans l’impuissance où ils sont, matériellement etmoralement, de trouver et de goûter des distractions salubres pourl’esprit et pour l’âme ?

Est-il vrai que, non-seulement au point de vue de la raison, de lajustice, mais de l’hygiène,le savant, l’artiste ou l’industriel laborieux aient impérieusementbesoin, non-seulement de repos, mais de distractions, de plaisirs quisatisfont les yeux, le cœur ou l’esprit ?

Est-il vrai quel’artisan, le journalier, dont les labeurs incessans sontincomparablement plus pénibles, éprouvent non moins légitimement lemême besoin de distraction, de plaisir, et qu’ils les satisfont quandils le peuvent et comme ils le peuvent, selon la mesure de leurintelligence et de leurs moyens pécuniaires ?

Est-il vrai qu’en blâmant, qu’en déplorant, qu’en détestant le vice del’ivrognerie, l’on doit surtout tenir compte des causes qui le produisentet le combattre, le détruire, en améliorant assez la condition moraleet matérielle de ceux qui se livrent à la funeste passion du vin, pourque l’éducation, l’instruction, le bien-être aidant, ils n’aient plus às’étourdir sur leur misère et puissent employer, à de sainesdistractions, ces heures quotidiennes de repos, indispensables àl’homme après un labeur physique ou intellectuel prolongé ?

Pour ces questions, c’est je crois les résoudre affirmativement, et enconclure ceci :

LE CREDIT FONCIERlargement, démocratiquement organisé, ainsi qu’il doit l’être dansnotre État républicain, en donnant aux agriculteurs la facultéd’étendre, de perfectionner presque indéfiniment leurs cultures, leurpermettrait d’employer en toutesaisonles bras et souvent inoccupés ; le chômage cesserait, et le salaires’augmenterait en raison de l’accroissement et du nombre des travaux.

En veut-on deux exemples entre mille ?

Pour peu que l’on se soit occupé d’agriculture, on sait que l’élève du bétail à l’établerésume le mode de production le plus coûteux, mais aussi le plusfructueux, le plus fécond, le plus avancé. La première condition decette industrie agricole est la culture des plantes ou racines, tellesque betteraves, carottes, pommes de terre, navets, maïs,choux-cavaliers, etc., etc. Cette culture, dite des plantes sarclées,demande beaucoup de main-d’œuvre, en raison, non-seulement du plantage,du repiquage des plantes, etc., mais encore en raison des fréquensbinages ou sarclages nécessaires à la destruction des mauvaises herbesqui, épuisant le sol, nuisent à la végétation ; or, ces sarclages, cesbinages, souvent réitérés, emploient une grande quantité de bras,travail d’autant plus précieux qu’il est accessible aux femmes ouaux enfans dequinze ans.

Maintenant, que l’on compare les résultats de la culture qui manque de capital –et de la culture qui en possède ou qui pourrait s’en procurer à un tauxraisonnable.

Voiciun agriculteur trop pauvre pour acheter des bestiaux et supporter lesdépenses nécessaires pour nourrir son bétail à l’étable ; ilensemencera, je suppose, unhectare en seigle, en avoine, en sarrasin ou en froment.

Quelles seront les façonsà donner à la terre ? et conséquemment combien de bras emploiera-t-ilpour cultiver la terre ?

Cesfaçons consistent – en un premier labour, – un hersage, – un secondlabour, – l’ensemencement, - un second labour, – puis – la récolte.

Un hommeet une charrue par hectare suffisent à tous ces travaux. La moisson,seulement, occupe un plus grand nombre de bras.

S’agit-il, au contraire, de la culture d’un hectare de plantes sarclées? la main-d’œuvre est considérable ; les labours sont les mêmes ; maiscomme il faut fumer abondamment la terre, l’on a besoin d’un grandnombre de bras pour écarterle fumier ; puis, comme il ne s’agit pas d’ensemencer en marchant et àla volée, ainsi que cela se pratique pour les céréales (travail siprompt qu’un bon semeur suffit à ensemencer un hectare par jour), maisde repiquer les plantes uneà une, ou d’enfouir trou à trou lespommes de terre, les graines de maïs, etc. il faudra, parexemple, dixpersonnes pour ensemencer en un jour un hectarede ces plantes ou racines ; puis viennent les binages, les sarclages.Réitérés jusqu’à quatre, cinq et six fois dans la saison, ces travauxoccupent encore au moins dixpersonnes chaque fois par hectare et par jour; puis enfin vient la récolte, dont l’emmagasinement, soit dans lesbâtimens, soit en silos,exige beaucoup plus de bras qu’une récolte de céréales.

En résumé :

La culture d’un hectare en céréales coûtera UNde main-d’œuvre.

Un hectare de plantes sarclées coûtera DIX.

Donc les journaliers qui vivront dans un pays de culture perfectionnée,trouveront neuffois plus de travaux à faire que ceux qui vivent dans unpays où, fautede capitaux, la culture appauvrie est devenue presquestérile, ruine l’agriculteur et laisse chômer les travailleurs.

Veut-on d’autres exemples de l’importance du CRÉDITFONCIER au point de vue de l’intérêt des propriétaires,des fermiers ou des travailleurs ?

L’hiverest la morte saison pour les journaliers, s’en suit-il qu’il n’y aitaucuns travaux à effectuer à cette époque de l’année ? – Loin de là; mais lescapitaux manquent,– aussi les agriculteurs sont obligés de se borner aux travauxrigoureusement indispensables ; pourtant, dans ces contréesinnombrables en France, où les assainissemens sont d’un effet sipuissant sur la fertilité des terres, l’entretien des évièreset des fossés, durant l’hiver, serait une dépense des plus fructueuseset occuperait une foule de bras forcément oisifs pendant deux ou troismois ; parlerons-nous surtout d’un autre travail d’hiver, leDRAINAGE,système d’assainissement et d’assolement aujourd’hui la base del’agriculture anglaise, qui en retire des avantages prodigieux,cependant la main d’œuvre du drainage est si considérable quepour drainer(2) un ACRE de terre (40 ares) il fautemployer chaque jour à ce travail TRENTE-CINQ PERSONNESADULTES; de sorte qu’en supposant que le travailleur représente une famille dequatre personnes, chaque acre de terre drainé assure l’existence de 120PERSONNES PAR JOUR, sans compter lafabrication destuyaux de drainage, et le défoncement du sol nécessaire après leurpose, travaux dont la main-d’œuvre s’élève à une somme pareille (3).

Lasylviculture offre encore de nombreuses occupations d’hiver ; on lesait, la végétation des futaies ou des bois taillis récemment RECÉPÉSs’améliore considérablement, lorsque le sol est profondément remué parla pioche. Ce travail est toujours possible, malgré les plus grandsfroids, car la terre recouverte d’un lit d’humus d’un pouce ou deuxd’épaisseur, composé de feuilles mortes et de mousse, reste à l’abrides fortes gelées ; ce n’est pas tout ; l’ébranchage du bois mort deshautes futaies est encore un utile et fructueux travail d’hiver ; en unmot, je le répète, lorsque les capitaux, au lieu d’affluer à la Banqueou à l’achat de rentes pour y trouver un revenu assuré, sansaucune non-valeuret cependant netd’impôts,tandis qu’ils écrasent la terre, cette nourricière de tant detravailleurs, lorsque les capitaux alimenteront le crédit foncier,largement, démocratiquement organisé, l’on ne verra plus de brasinoccupés, les salaires augmenteront, et conséquemment la consommationet la production s’étendront presque à l’infini.

Est-ce à dire que le SALARIATsoit et doive être le seul et dernier mode de la rétribution due auxtravailleurs des campagnes, en échange du puissant concours qu’ilsprêtent à la production ?

Non, sans doute.

Dès que le créditfoncier sera constitué, le salariat, dans untemps donné, se transformera nécessairement peu à peu, de gré à gré, età l’avantage de tous, en une participationrésultant de l’associationagricole.

Déjàdans nos pays, des agriculteurs que je pourrais nommer, gens de cœur etd’intelligence, ont très-heureusement modifié le salariat en yintroduisant, dans une certaine mesure, le mode de participationproportionnelle au produit, au rendement; or, l’une des conséquences de toute équitable répartition étantl’avantage réciproque des contractans, ces innovateurs se sontparfaitement trouvés de CETTE INNOVATION SOCIALISTE.

Al’appui de ceci, je citerai entre autres deux exemples qui ne sontmalheureusement que des faits encore exceptionnels, mais concluans.

L’unde ces agriculteurs envoie à Paris, chaque jour, une grande quantité delait par le chemin de fer ; le transvasement et le rafraîchissementnécessaires pour que ce lait arrive convenablement à Paris est uneopération fort délicate, elle demande des soins minutieux,très-intelligens ; l’agriculteur dont je parle, voulant intéresserau bon et constant succès de son entreprise le nombreux personnelattaché à sa vacherie, a assuré, en outre du chauffage, du logement etde la nourriture, à chacun des membres de ce personnel, un minimum de salaire fixe,et de plus une PARTICIPATIONproportionnelle au nombre de litres de lait vendus.

Qu’est-ilarrivé ? Les personnes attachées à l’exploitation ayant le même intérêtque l’agriculteur à ce que son entreprise continuât de prospérer, leurssoins, leur zèle ont augmenté en raison même de l’intérêt qu’ellesavaient à apporter ce soin, ce zèle dans leurs travaux.

Un autre agriculteur a dit à chacun de ses bergers :

«En outre de la nourriture, du logement et de vos gages fixes, je vousaccorderai une participation proportionnelle au nombre de mes têtes debétail, afin que vous soyez ainsi que moi intéressés àveiller soigneusement à l’aignelage, à l’élève des agneaux, etc., etc.; en un mot, par chaque CENTAINE demoutons, jevous en donnerai UNà la Noël ; de sorte que, selon qu’à cette époque mon troupeau secomposera de quatre, cinq ou six cents têtes, les quatre, cinq ou sixmoutons qui rentreront les premiers à la bergerie, la veille de la Noëlseront vôtres, et vous les vendrez à votre profit. »

Qu’est-il arrivé ? Grâce à cette participation, letroupeau de l’agriculteur est aussi devenu la chose duberger ; il a été de son intérêtde donner tous ses soins à l’entretien, à la bonne condition du bétail,afin de le sauvegarder contre les maladies, contre la mortalité, quipouvait d’autant réduire le nombre des moutons, et conséquemmentdiminuer son droit proportionnel de un par cent.Le berger avait encore intérêt à ce que tous les moutons fussent enbonne santé, car tous devenaient pour ainsi dire les siens, en celaque, la veille de Noël, chacun pouvait être l’un de ceux qui lespremiers rentreraient à l’étable, et conséquemment devenir sa propriété.

Cesfaits isolés, ne se rattachant point à un système d’associationintégrale fortement organisé, ne peuvent sans doute servir de règle, demesure à la participation des travailleurs dans les futuresassociations agricoles, volontairement consenties, que le crédit foncierpourrait seul faire éclore et féconder ; mais ces faits prouveront, jel’espère, quelles puissantes ressources on trouve dans l’intérêt collectif et personnellorsqu’il est bien combiné, bien dirigé.

Nousregarderons toujours comme un droit, comme un devoir, de dévoiler tantde plaies douloureuses que l’avénement de la République démocratique etsociale, sincèrement, largement pratiquée, pouvait et devait seulcicatriser, guérir ou prévenir à jamais.

Ainsi que nous l’avonstoujours fait, depuis que dans notre humble sphère nous nous occuponsde questions sociales ; – à côté du mal, nous tâchons d’indiquer leremède ; – or, nous répondrons à nos critiques, qui, nous en sommesconvaincus, ne nieront pas la réalité des misèresauxquelles sont en proie les journaliers, qui, comme JEAN LOUIS,doivent vivre, eux et leur famille, avec un salaire incertainde vingt souspar jour, de deux choses l’une :

- Ou ces misères sont exceptionnelles ;

- Ou elles sont générales (ainsi que nous le croyons fermement).

Si elles sont exceptionnelles, – c’est-à-dire rares et accidentelles, –rien ne doit être plus facile que d’y remédier.

Sielles sont générales, elles sont la condamnation la plus formelle, laplus flagrante, d’un état social dans lequel l’immense majorité descitoyens est exposée à une misère homicide ; or, le mal ne devant pasêtre, ne pouvant pas être la condition fatale, inexorable del’humanité, évidemment, cet ordre social est iniquement constitué ; ledevoir de chacun, selon la mesure de ses facultés, est donc detravailler à la reconstitution normale et progressive de la société, àcette fin glorieuse, sainte, vraiment divine : que sans violenter, sansdépouiller personne, mais par le seul attrait de l’intérêt personnel etcollectif mis en jeu par l’association, ainsi que par la forceexpansive de la vertuoriginellede l’homme, qui, n’étant pas faussée, comprimée, le porteinstinctivement vers le juste et le bien, l’humanité tout entière,jouisse enfin des trésors de la création incessamment, indéfinimentaugmentés par l’intelligence et par le travail de chaque génération.

EUGÈNE SUE
Représentant dupeuple.


NOTES :
(1) Voir les livraisons de novembre 1850 et janvier 1851.
(2) Rappelons ici sommairement que l’opération du drainageconsiste à enfouir dans le sol, à une profondeur de 3 pieds et demi ou4 pieds, des tuyaux de terre ou d’argile d’un pouce au plus decirconférence. On les espace l’un de l’autre à une distance de 15 à 20pieds dans toute la longueur de la pièce de terre. Ces drains aboutissentà un tuyau transversal beaucoup plus gros appelé maître drain, quidéverse à son tour dans un fossé l’eau absorbée par la seule porositédes petits drains; le drainage a non-seulement pour but d’assainir les terres et dequintupler ainsi leur fécondité, mais de les azoter, si cela sepeut dire, l’air pénétrant aussi le sous-sol ens’échappant à travers les légères fissures des drains ; leschamps drainésacquièrent une puissance de production extraordinaire.
(3)L’on comprend ‘autant plus l’indispensable nécessité du crédit foncierque l’on est plus convaincu de cette vérité qui a force d’axiôme.– Plusl’agriculture se perfectionne plus elle emploie de capitaux et de bras.– Ainsi, en 1814, il fût constaté par une enquête du parlementbritannique due pour l’exploitation d’une ferme de 300 acres (120 hectares32 ares), il fallait au fermier un capital de roulement de4,000 livressterlings(88,000 fr.). Cette somme était le double de celle que la mêmeexploitation exigeait 20 ans auparavant, et cette progression acontinué, non pas dans les mêmes proportions, mais cependant d’unemanière très-sensible ; dans nos pays, au contraire, le cultivateur quifait valoir 120 hectares ne dispose pas généralement d’un fond deroulement supérieur à 10 ou 12,000 fr. au plus. Aussi la majorité descultures est-elle déplorable.