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I
U
NE route passe sur la crête, à cent mètresdu littoral, joignant d’un trait presque droit Pornic àBourgneuf-en-Retz. Soulignons-la de vert comme sur une carte Michelin.Son cours champêtre, varié par des échappées sur l’Océan, ne manque pasde pittoresque. On y voit les clochers du Clion, des Moustiers, finscomme pointe d’oignon monté en graine, la chapelle de Prigny àcroupeton sous son orme, un horizon divers qui propose des jeuxd’esprit sous la forme de mirages dont il faut deviner le sens. Pourmoi, j’y vois ma jeunesse. Elle est éparse dans le paysage ainsi que lalumière insaisissable. A l’inverse des guides, qui recommandent lesmerveilles inconnues, je souligne cette route parce qu’elle m’est sifamilière que j’y puis circuler les yeux fermés, comme on circule dansl’insomnie au travers de sa conscience.
Rarement nous déplions cette carte que nous portons au fond du coeur.Elle est trop près, trop en nous pour que nous ne l’oubliions pas. Laquiétude journalière n’a pas besoin de pilote : l’habitude mène labarque. Au large seulement, on ouvre le grand routier et l’oeils’arrête à rêver de la terre natale, sous le contraste d’un cielétranger. Ce n’est pas une géographie savante que la nôtre, irriguée etcoloriée comme une planche anatomique ! C’est une humble carte,informe, tremblante, à la manière des levées anciennes, avec des imagesparlantes. Un enfant, un adolescent, un homme s’y manifeste. C’estnous-mêmes. Il semble que tout le pays ne soit autre chose qu’une lentehistoire, sans souci des bornes, des reliefs ou de la ligne de partagedes eaux. Sur la mer des petits bateaux, des poissons ; dans la rivièredes baigneurs ; un chasseur sous bois et, derrière cette haie, desamoureux qui s’enlacent… Plus on regarde, plus les scènes semultiplient. La maison, l’église, le chêne se confondent avec lepersonnage, avec les soupirs, le rire, les larmes. Tout se trouble,tout se meut. Est-ce de la chair ? Est-ce de la terre ? Et ce nom quinous sonne à l’oreille, le nom du pays, notre pays, ne mêle-t-il pasl’un à l’autre ?... Voilà : avec les ancêtres, revenants que jedécouvre d’année en année sous le voile d’une personnalité fallacieuse,je cache aussi un bloc de la machine ronde. Tout ce qui n’est pas eux,en moi, est poussière, la poussière de ce sol qui m’a permis de medresser, fantôme de boue éphémère, pour le chérir. Immense ? Non ! Rienqu’un atome, une région qu’un oeil embrasse, à la mesure de nos faiblessentiments. Mais je crois bien que, sans le fait du prince, la patrien’aurait pas été au-delà.
Depuis l’âge le plus tendre l’été me ramène au Pays de Retz.
Je m’arrête parfois sur cette route de Bourgneuf, un peu au-delà de laBernerie, au lieu dit le Chambaraud. Il y a là une vigne, un cellier,gloire d’un ancien voilier qui les fonda naguère. Cet homme était courtet portait, sur une barbe blanche, un visage qui avait l’air d’unsoleil couchant sur la neige. Le vin blanc, qu’il caressait, luiménagea, non sans prévenir, une congestion radicale. Il finit dans lefaste d’un petit bourgeois glorieux et renté, ajoutant aux assisesd’une propriété réputée les agréments du yachting et de l’auto. Ildisait :
- Mes vignes, mon matelot, ma voiture.
Il trônait dans les auberges, magnifique, rougeoyant, « toujours leverre en main », selon l’expression par laquelle il aimait se peindre,ainsi qu’on voit, dans les portraits des grands siècles, les maréchauxde France brandir le bâton de commandement. La marine à voile du portde Nantes, qui l’enrichit, convoya sa dépouille. Les neveux monnayèrentl’héritage. Un boulanger, qui devait à son tour en périr, s’adjugea lavigne.
Elle fait à peu près la charnière entre les deux faces de la contrée,diptyque dont les volets sont trop dissemblables pour être de la mêmemain. Au nord, l’artiste s’est inspiré des campagnes courantes, n’yajoutant que les traits des moulins à vent qui chantent aux yeux danstoute la presqu’île, jusqu’à la Loire. Au sud, il a tout inventé, toutcréé, ce petit monde du marais breton-vendéen où l’on pense, enabordant, sortir de France.
A la vérité, les limites du Pays de Retz sont assez difficiles àdéfinir, et l’ancien duché de Retz, qui s’accrut, à la fin du XVIesiècle, des communes de Vue et de Prigny, présentait une figure moinsdense, des contours plus sinueux que ceux que je propose à la commoditédu voyageur. Je prends conseil de mes souvenirs, non des archives, etil importe peu à la couleur du ciel ou de l’eau, a l’odeursubstantielle du vent de mer que mes bornes soient imprécises. Jecherche ma trace, point une frontière. Pourtant je ne crois pas tropdésobliger la géographie ni la tradition en désignant d’un bloc, sousle nom de Pays de Retz, ce musoir de terres basses, disposé à l’ouestdu lac de Grand-Lieu, entre l’estuaire de la Loire et la baie deBourgneuf.
Mais si je me retourne vers l’orient, sur cette butte de Chambaraud quimet à mes pieds l’offrande souriante de la mer, je vois le maraisnaître aux dernières ondulations des vignes, fuir et se perdre àl’infini dans ce fond de brumes tendres où les éléments se confondent.Les bourgs y marquent des îlots balisés par un clocher, les fermes,dispersées loin à loin, des traits roses, et les mulons de sel despoints blancs. Là, dans les sables, le polder, commence la Vendée raseet sans fard, toute en eau et en ciel. Par delà Beauvoir, ombre devillage sur une ombre d’horizon, j’imagine la pinède littorale où vientmourir un océan vert, Noirmoutiers articulé au goulet de Fromentine etl’île d’Yeu l’Invisible, qui n’est, pour les côtiers, qu’une flammedans la nuit.
Toute cette contrée, étendue de Bourgneuf à Croix-de-Vie, excède monsujet et dément mon titre. Nous sommes ici dans le Pays de Monts, maisil n’importe ! C’est le hors-d’oeuvre qui sauve parfois le rôt, etcette étrange région, où la Bretagne convulsée vient expirer dans laplaine, obsède bien trop ma mémoire pour que je la délaisse. Il en estdes pays comme des hommes : les plus accidentés nous amusent, mais cesont ceux dont l’âme se cache sous l’indifférence qui nous retiennent.
II
C
’EST à Vannes, dans le vieux collège desPères Jésuites, qu’aux années de jadis les vacances venaient m’enlever.Monseigneur préside la distribution solennelle des prix à la salle desfêtes. L’orchestre, sous la direction du maître de chapelle, jouel’ouverture du Calife de Bagdad, puis deux adolescents, auxvoix d’ange, chantent le duo de Mendelssohn : « D’un coeur qui t’aime,Seigneur, qui peut troubler la paix… » On lit le palmarès. Les élus,sanglés dans la charmante petite veste à revers piqués de boutons decuivre, fléchissent le genou et tendent leur front à monseigneur quiles couronne de sa blanche main. L’air est plein de sourires, delouanges, de fiertés. Même les traits du Père recteur, tristementcreusés autour d’un long nez triste, s’adoucissent pour recommander à «ses chers enfants » de ne point négliger, dans le giron de la famille,le double devoir de l’écolier et du chrétien. Nous sommes libres.
Jamais, depuis cette époque, je ne suis retourné à Vannes. Neconfrontons pas, à distance, le souvenir et la réalité. Les pas del’homme ne sauraient tomber dans les pas de l’enfance et la toise d’unvieux coeur est douloureusement précise. Chaque âge a sa féerie qu’ilne faut point détruire. Qu’une maîtresse repasse dans notre vie toutesflammes éteintes, elle ne rencontrera plus, sous le sourire courtois,que cet oeil lucide qui décèle la flétrissure, la dent d’or, le gestevulgaire, l’intonation louche… Une idole tombe et nous brise. Vérité,que de crimes on commet en ton nom !
Mon Vannes à moi, mon collège à moi, celui de mes treize ans, seulimporte. Je l’ai bâti de toutes pièces, en rêvant, à l’aide d’unemémoire intermittente et faussée par le conseil de sensationsexcessives. J’ai bâti un mensonge, un beau mensonge qui est une oeuvred’art en ce sens qu’il soumet la réalité aux doigts déformants del’imagination. Je sens l’aigreur du cidre vert dans les ruelles de laville où vaguent des cochons boueux. Je sens l’odeur blanche, l’odeurde cire, de renfermé, de cotonnade, l’odeur pâle du parloir à demiobscur de Saint-François-Xavier, que je traversais en hâte, la gorgeétreinte, les soirs de rentrée, après avoir laissé ma joie dans lebaiser de ma mère. Le frère portier nous surveillait de sa loge.D’abord, il y avait une cour dominée par une antique chapelletransformée en bibliothèque, puis le parloir tendu de calicot, avec seschaises à la rangette autour du miroir sombre du plancher, puis descouloirs immenses, dallés noir et blanc, où le gaz chantonnait dans lesilence, comme un égaré qui se donne courage, éclairant maigrement desgravures parmi lesquelles je revois
Nelson à Trafalgar,
La mère de Darius aux piedsd’Alexandre et
Larévolte des Cipayes réprimée par des Anglais impassibles,aux moustaches claires.
L’échelle des bâtiments, des cloîtres, des cours, m’apparaît toujoursvaste comme à mes yeux de sixième. Pourquoi la diminuer par un voyageintempestif ? Au fond, par delà les terrains de jeu, le parc s’amorçaitpar une pelouse en pente douce, au sommet de laquelle une Vierge bleuerayonnait parmi les rocailles et les fleurs, sous le massif d’une hautefutaie qui déroulait ses molles ondulations contre le grand ciel lacéréde Bretagne. Les méandres des allées réservaient par endroits lasurprise d’une image de saint, au creux d’un bosquet. A droite ondécouvrait les serres où les nourrissons du maître de sciencesélevaient des chenilles sous châssis. A gauche on tombait dans uneprairie. Un ruisseau la partageait que l’on nommait le Rubicon d’aprèsune tradition que j’ignore.
Là, les membres de la Congrégation, exemple de piété, de sagesse,d’application, que, je l’avoue, je ne pus jamais égaler, donnaient leurfête quelque soir drapé de juillet. La procession se rassemblait dansl’herbe et défilait aux lampions sous les frondaisons chaudes. Leparfum crémeux des acacias se mêlait à la fadeur des cierges, aux voixinsexuées d’une jeunesse livrée à la fois aux appels de Dieu et auxsoupirs de la nuit béante. Que de fronts vacillaient surl’antiphonaire, tandis que les jardiniers embrasaient les charmilles àl’aide de feux de Bengale ! Mais M. Clément intervenait soudain avecinfiniment d’à-propos psychologique en déchaînant les cuivres de notremusique militaire. C’était un homme court, lourd et lent, avec une têted’un bloc dans lequel ses lunettes semblaient incrustées. Il faisaitrépéter sa phalange dans le parc et, pour marquer la cadence, il disaità ses musiciens :
- Allons ! sentez votre pied gauche !
M. Clément jouait de la clarinette et M. Larnicol, qui exerçait enville la profession de coiffeur, du hautbois.
« Les coeurs sucrés » - ainsi appelions-nous les enfants de choeur, -et les chanteurs de la maîtrise - nous disions « la tribune » - dont jefis partie, possédaient l’enviable privilège de déguster un verre devin accompagné d’un biscuit, avant l’office, les jours de fêtescarillonnées. Il s’agissait d’un petit vin de Sarzeau, fort doré, unpeu roide, gaillard, qui nous mettait l’esprit debout et la languesouple, méthode que je ne sais si je dois recommander préférablementaux oeufs crus dont se lubrifie le ténor. Toujours est-il que nous enretirions du courage aussi bien pour échanger des buffes au tournantdes couloirs que pour suivre le bâton du maître de chapelle.L’organiste, un gros Saxon au crâne d’ivoire, père d’une ribambelle depetits Saxons en filasse, relevait ses manches au-dessus des clavierscomme s’il allait se laver les mains. Il y avait un danger àl’orchestre dans la personne d’un bon vieux sourd qui tenait la flûteet partait quelquefois avant son tour. Son voisin avait charge de leprévenir d’une bourrade.
La garnison suivait nos grand’messes en musique et il revenait àcertain capitaine d’artillerie, fort noble et fort laid, dechanter
Minuit,chrétiens au retour de Noël. Ces solennités fréquentes,les séances récréatives, les représentations théâtrales, les fêtes desjeux, le séjour à la villa de Penboc’h, l’été, au bord du golfe duMorbihan, les sorties en fanfare, les promenades sur mer, toute cettevie extérieure, large mais un peu guindée, contribuait à entretenir aucollège une atmosphère mondaine où nos vanités s’exaltaient. Les grandsnoms d’une noblesse flétrie, et à jamais rayée des cadres, puisaient,dans cette gestion flatteuse de leurs illusions, l’encouragement àserrer les liens traditionnels autour de leurs préjugés. Les éperons ensonnant sur nos dalles rendaient le nom d’Henri V. On ne discutait pasle trône. Et portant la réputation d’être bonapartiste - pourquoi cevisage acéré du Premier Consul, immobile dans sa convulsion ambitieuseavait-il percé mon âme ? - j’étais suspect.
- L’aigle, me dit un jour un Père, c’est un oiseau bien vorace.
- Mais comme il plane ! répondis-je.
Le Père se mit à rire. Nos maîtres n’avaient pas pour méthode detraverser nos penchants mais de les caresser. Ils possédaientl’habileté dangereuse d’investir nos faiblesses et, comme un cavalierrend la main, ils donnaient à point du champ à nos ardeurs. Tout leprix de l’éducation tenait pour eux dans l’attachement spontané. Sur laplaie d’une punition publique exemplaire, ils savaient étendre le vinet le miel de l’indulgence secrète, et même le confessionnal étaitmoelleux. Les exécutions de parade avaient lieu à l’étude du matintandis que nous sommeillions à demi sous le crachotement misérable desquinquets, derrière les grandes fenêtres à peine barbouillées d’aube.La porte s’ouvrait soudain et le Père Préfet paraissait corpulent,rougeaud, terrible, et sans regard à cause de ses lunettes, suivi dufrère Lemeur armé d’un fouet. Nous nous levions en silence, la victimesortait. Il n’y avait pas de résistance. Lemeur était un Breton râblédont les muscles faisaient éclater la lévite. Il vous troussait lepatient d’un bras, frappait de l’autre. On apprenait du moins àmépriser la douleur sous les regards. Mais le soir, le même enfantbercé pleurait de douceur dans le giron d’une soutane.
Ah ! rusés psychologues, jésuites que j’ai honnis avant de vouscomprendre, quelle pâte admirable nous devions être dans vos mains ! Aufond je ne crois pas que vous ayez jamais eu d’autre but que de vousassurer des créatures en déliant, d’une main subtile, la gerbe ignoréedes beaux caractères. Mais il faut vous rendre grâce pour avoir mêlé lesoleil à la jeunesse, accepté le rire de la vie, propagé lesbelles-lettres sous l’invocation de Racine et réveillé les passions deceux-là mêmes qui vous ont trahis. Je ne m’étonne plus que Port-Royal,chapelle du désespoir solitaire, ait péri sous vos coups, et la facecrispée du pauvre Pascal, haletant au-dessus des abîmes silencieux,m’apparaît plus douloureuse encore sur le fond aimable de votrereligion où j’entrevois passer au loin le sourire cornu du vieux Pan.
A Vannes, mon goût pour les lettres fut découvert, encouragé. Je nesais si Octave Mirbeau, qui me précéda de quelque trente années dans lamaison, connut ces complaisances où se laisse piéger l’âme enfantine.Mais je n’eus pas plus tôt aligné quatre vers sur mes cahiers que jetrouvai une muse en la personne d’un jésuite que la Société tenait encage, à l’aile d’un bâtiment, où il pondait à force de poèmes, despièces et des articles de propagande. Victor Hugo était sa bête noireet il avait composé une solide étude pour écraser le poète sous legénie de ce Louis Veuillot qui est, dans ses perfections de style,l’Anatole France du bénitier. Toutefois, il ne répugnait point à lireles strophes de son ennemi, et pris lui-même aux mirages dessplendeurs, il se laissait volontiers étourdir jusqu’au moment où,revenant soudain à lui, il brandissait le poing en invectivant.
« Esclave, apporte-moi des roses, déclamait-il la voix molle, le parfumdes roses est doux… »
Et tout de suite après il s’emportait :
- Ah ! l’animal ! l’animal ! l’animal !
Le sang lui montait au nez qu’il avait gras comme une trompe et bourréde tabac. Pour écrire, il collait bout à bout tous les papiers blancsau revers qui lui tombaient sous la main, et il en formait des rouleauxà la manière antique. Je chantais la source, les bois, les éphémères -poème philosophique - et la pyramide de Chéops sous sa direction. Dèsque j’importunais le surveillant d’étude, il m’expédiait chez monjésuite. J’avais un pli : on le marqua au fer. Mes succès encomposition française firent des envieux. Je n’étais d’ailleurs pasmauvais élève. Je travaillais par saccades et les matières de monchoix. Il m’arrivait, de temps à autre, d’aller chercher un ruban dansle cabinet du Recteur. Le Père, qui était de Nantes, me donnaitl’accolade avec une longue grimace, qui voulait être un sourire, enrépétant par manière d’éloge :
- Mon petit compatriote… mon petit compatriote…
Ainsi je grandis à la couvée mais hors de toute mystique. Si j’eus leprivilège d’être du nombre des
alumni quirépondaient la messe, le matin, dans les chapelles froides,ténébreuses, sonores, où les burettes, l’hiver, brûlaient nosengelures, je ne perçus jamais le souffle du mystère. Les nourriturescélestes ne profitaient point à un esprit inondé par les humblesclartés humaines et chaque jour suralimenté par la provende des sens.La Bretagne, à elle seule, n’était-elle point une féerie sans cesserenouvelée pour des yeux avides et n’éprouvais-je point la révélationdans le giron de la terre morbihannaise ? Quelle source plus divined’émotion que ce ciel tendre qui ne s’éclaire, au printemps, que pours’affiner jusqu’aux tons gorge de tourterelle et dont l’été respecte sibien la délicatesse qu’il ne le dévoile jamais brutalement comme l’azurimpudique des vêprées orientales ?
Nous allions par trois en promenade, au gré de cet instinct léger etcharnel qui noue les amitiés de collège. Des landes, des bois, desétangs pensifs chevauchés par la roue d’un moulin, des toits de chaumesi bas qu’ils semblaient une meule de charbonnier qui fume, des cheminscreux empâtés de glaise, des chênes malingres, des pierres farouchestout debout dans les siècles, prière inébranlable d’une humanitécraintive, la terre rougeâtre où le soc étincelle contre le granit, levent salé qui rôde, vous jetant de-ci de-là au visage le coeur sucrédes pommes, les hommes bariolés, la femme en cloche de velours… que detraits pour marquer une plaque vierge ! Aux premières fleurs, le golfenous reprenait, ce golfe du Morbihan qui sent, à marée basse, lasaumure aigre et la fadeur pourrie des vases. La promenade nousconduisait à Penboc’h où nous dînions, après le bain, pour revenir à ladouce dans le crépuscule laiteux. Maintes fois, en nageant, j’allaisdérober aux parcs des huîtres que nous grugions toutes ruisselantes demer. Les sinagots aux voiles carrées filaient dans les courants glacéset les îles, paisibles sous leurs pins, édifiaient sur l’horizon lemonument harmonieux des silences calmes.
Aux grandes sorties, des vapeurs nous menaient au large. Aradon, Sénémarqués d’amers blancs dans la falaise chevelue, l’île aux Moinestracée dans le paysage d’un pinceau japonais, Gavr’inis la tumulaire etle perthuis bouillonnant de Port-Navalo s’effaçaient tour à tour dansnotre sillage. L’Océan était là, porte émouvante de l’aventure, etBelle-Ile héroïque et câline, et Houat, et Hoédic, béguinages de sablesblonds confiés aux vagues.
Qu’avais-je de plus à écouter que les confidences de la terre bretonneet le mystère de cet infini houleux d’où sortait, presque sans répit,les nuages et des brises chargées de musique ? Le soir, dans l’alcôvefermée d’un rideau blanc, j’embarquais sur des rêves passionnés aubruit machinal de la grosse horloge qui battait, la nuit, dans ledortoir. Les pas du Père surveillant m’accompagnaient aussi et lebranle du chapelet qu’il égrenait en marchant. Jésuite pieux, grand,osseux, ascétique, je l’ai entrevu parfois sous le gaz blême, à genouxentre la file blanche des rideaux, les mains jointes, et le visage mortd’extase. Comme la grosse horloge devait paraître lente à ses appétitsd’éternité, dans son massacre inflexible des heures ! Nous dormions àsouffles recueillis, - ces souffles de l’adolescence qui planent horsdu temps, sans le savoir.
III
Q
UAND j’arrivais à Nantes, le premier août,la maison était sur le départ. Ma mère, qui attachait un prixincomparable à ses devoirs de maîtresse de maison, bouleversaitl’appartement depuis une bonne quinzaine. Non seulement les houssescouvraient les meubles du salon, le piano et les chaises de tapisserieque nous devions aux « doigts de fée » de mes tantes, mais encore tousles rideaux, toutes les tentures, tous les tapis étaient enlevés,battus, rangés entre des journaux frais, l’encre d’imprimerie ayant,paraît-il, la vertu d’écarter les mites. Dans le vestibule les mallesattendaient que l’on voulût bien les retourner pour la cinquième ousixième fois, afin de rechercher une savonnette ou un ruban dont onavait perdu la trace, et deux jours avant de prendre le train, onimposait au chat le régime sec afin qu’il ne s’oubliât pas dans sonpanier.
En deux heures de chemin de fer nous étions à la mer.
Elle s’annonce dès la gare de Bourgneuf-en-Retz par un brusquechangement de décor, la campagne bocagère cédant soudain au marais. Unedernière haie, une dernière tache d’ajonc ou de bruyère, un dernierchêne, et la terre, rompant ses bornes habituelles, déferle à platjusqu’à l’horizon où se meut l’ondulation grise de l’Océan. Hâlée,gercée, roussie, elle prend l’aspect d’un vieux paillasson sur lequelpousserait, par miracle, la fleur rose d’un toit, la fleur blanche d’unmulon de sel. Le train côtoie les salines, à peine trempées encored’une eau pâteuse dont l’évaporation quotidienne amasse des croûtessombres sur le pourtour. Le jonc monte des douves, aigu, acide. La vasedes bossis craque au soleil comme poterie au four. La mer se rapproche,blonde et pâle, au point de toucher la ligne devant l’église desMoustiers, parmi ces sables fuyants où des vignes rachitiques agonisent.
La Bernerie n’était point encore devenue, à l’époque, cette aimablestation balnéaire où la démocratie retrempe, aux souffles marins, lecuir d’innombrables chérubins promis à l’héroïsme guerrier que laRépublique, une et indivisible, réserve à ses enfants. Aucun moniteursur la plage, rempilé de Joinville, pour redresser les échinesvacillantes, calmer les fièvres alcooliques sous le regard attendrid’une aïeule charnue. Point de fanfares, les jours de fête, pour égayerl’espadrille, achalander le bistrot, la jupe courte et le maillot debain. Quelques familles vivaient seules, à la bonne franquette, parmiles naturels, et si le village avait déjà perdu tout caractère, ilconservait du moins la fraîcheur âpre d’un rivage de France encore pur.
Le retraité de la marine ou des douanes, espèce quasi disparue sur lecontinent et qu’on ne retrouve plus guère que dans les îles, tenait lehaut bout de la population. Les uns achevaient de gagner leursinvalides à l’aide d’une barque mouillée en belle rade, dont ilsrafraîchissaient les couleurs à longueur d’année ; les autrescultivaient l’oeillet d’Inde et la pomme de terre - cette pomme deterre des sables si légère, si savoureuse, - entre deux rangées decoquilles Saint-Jacques. Chaque jour on les voyait à la côte, lavareuse nette, le sabot luisant et le béret sur l’oeil, faire le grosdos sous le soleil. Une fois le temps, l’un d’eux, en appétit defriture, plongeait un carrelet dans l’eau. La pipe, les nuages, lamarée, les vents remplissaient leur journée avec les souvenirs deslongs cours autour de la planète qu’ils roulaient dans leurs doigtscomme un joujou. Le gabier Bardeau avait perdu un doigt à Iquique,Poussepain rapporté la gale de Macao et maître Dixneuf abandonné sesdents aux îles de Kerguelen, faute d’un citron pour juguler le scorbut.
Comment ma grand’mère fut-elle conduite à l’achat d’une petite maison àLa Bernerie, je l’ignore ! Les affaires de ma grand’mère n’étaientjamais simples et j’ai ouï dire qu’il y eut aussi là des micmacssinguliers. Elle vécut dans la chicane, hantant la basoche et letribunal dont elle se fit expulser, certain jour, par la maréchaussée,traquant ses locataires, ses amis, ses enfants, menant la procéduretambour battant contre le diable même, et spéculant à la sourde encompagnie d’aigrefins qui lui escamotèrent jusqu’à son dernier liard.Elle avait quatre-vingt-six ans quand elle mourut, ruinée sans le voir,mais furieuse encore de laisser à son sang quelques pierres. Sur sonlit de mort elle avait conservé ce menton têtu, fiché comme un clou aubas du visage, son grand nez courbe, hautain, rapace, son frontchimérique. Quand la camarde se présenta, elle lui fit un procès etplaida avec tant de fureur qu’on fut obligé de l’isoler. Elle perdit :elle perdait toujours !
La maison, un toit de paysan, s’adossait à une ferme au sommet d’unefalaise. Un mur et un puits mitoyens servirent à mettre les avocats enbranle : tout allait bien. Nous étions placés exactement au point où lacôte rocheuse de la Haute Bretagne se perd, par une transitionschisteuse, dans les sables qui enveloppent le littoral, presque sansinterruption, jusqu’aux marches du pays basque. Les jours de grandemarée, les vagues limoneuses battent encore là contre une frontièrequ’elles achèvent de démanteler avec la complicité traîtresse des eauxde pluie.
Eustache nous attendait à la gare, nanti de sa brouette sur laquelle ilportait, avec une incroyable prestesse, les malles, les valises, lespliants, le chat, les serins. Nous avions toutes les peines du monde àl’empêcher de nous arracher des mains le fusil ou l’appareilphotographique. Les colis les plus lourds volaient sur ses épaules etplus nous nous récriions, plus il jonglait. Il entassait, arrimait,empilait toujours, au point qu’on ne voyait plus de roue, plus debrancards, plus de brouette et encore moins Eustache lui-même quidisparaissait sous l’édifice comme un rat derrière un fromage. Tout àcoup, le monument se soulevait, oscillait, roulait sur la pente. Mamère poussait un cri en tenant son coeur et tout le monde tendait lesbras. Mais Eustache souriait, et tout roide, les muscles cordés, sespieds nus étreignant le sol à chaque pas, il dévalait avec son fardeau,agile, sûr et fort.
- J’emporterais plus de deux barriques pesant, criait-il !
Ah ! il n’aurait pas fallu le mettre à défi ! Ce petit homme, quin’accusait pas soixante kilogs sur la bascule, était tout en acier. Ilsemblait n’avoir pas besoin de dormir, de manger, de boire. A touteheure de jour ou de nuit on le voyait se ruer contre la mer, lesépaves, les champs, le gibier, et contre la pierre, le fer ou l’eau.Ses moindres actes étaient une aventure. Il n’avait aucun métier maisen pratiquait cent. Il construisait des maisons, forait des puits,bêchait les jardins, chassait, pêchait, braconnait surtout avecdélices. Toute mon adolescence au Pays de Retz est liée au souvenird’Eustache, dernière figure du pirate côtier plié à l’ordre social tantque la perdrix n’a pas rappelé au crépuscule, tant que la lunen’éclaire pas les roches poissonneuses. Crochu, basané, alerte, lesmains et les pieds rongés par la mer comme une ponce, velouté dans samarche, infaillible dans son regard, une échine de cariatide quifondait parfois comme une vapeur, rompu au silence, à l’immobilité,familier de la nature jusqu’au mimétisme, Eustache menait son épopéequotidienne dans les mirages d’une imagination exaltée. Par les nuitsobscures, il voyait à vingt brasses une balise de l’avant du canot etdécelait à l’oreille la voie d’un lièvre. Quant il les appelait, mussédans une cache, les courlis venaient, selon son expression, « se mirersur sa tête ».
Je l’ai vu mourir, au beau milieu de la guerre, jeune encore mais uséjusqu’à la corde et n’ayant plus le souffle pour combattre lacongestion pulmonaire. Il travaillait aux usines de Trignac avecl’acharnement coutumier que des gains inespérés aiguillonnaient encore.Le samedi soir, il passait l’eau à Saint-Nazaire, déboutonnait savieille capote, troussait son pantalon et abattait vingt-cinqkilomètres pour rentrer au village. Toute la journée du dimanche ilretournait son jardin, relevait le poulailler, fendait les bûches,cueillait des moules ou jetait la senne, jusqu’au moment de reprendrela route, le lundi, avant l’aube. Quand il tomba ce fut sans merci. Enmoins d’une semaine il eut cent ans. Nous vîmes un squelette mangé parun lichen pâle, horriblement envahissant, avec deux mains qui étaientdevenues blanches, recroquevillées, et ridiculement petites. Avant depasser, il remarqua que la marée rapportait et que les vents étaienthauts, circonstances favorables pour la crevette.
C’est lui qui m’a enseigné la baie, la côte, la campagne. L’embarcationqui abrita nos premières navigations appartenait à un nain surnomméCapitaine, sans doute par antiphrase, car il était incapable demanoeuvrer son canot autrement qu’à la perche. Incroyable canot, toutpoisseux de coaltar, hérissé de clous, suant la rouille et prenantl’eau comme un panier au moindre mouvement, peut-être flottait-il parla même vertu qui empêchait son propriétaire de couler ? La légendeassurait que le Capitaine ne pouvait aller au fond et qu’on l’avait vu,deux jours de suite, ballotté par la mer comme une bouteille, sansdisparaître, ce qui ajoutait à sa glorieuse difformité un petit air demerveilleux fort sympathique. Plus ce monstre obtus manifestaitd’ignorance à la face du ciel, plus la voix populaire, dont on nesaurait trop admirer la sagesse, lui accordait de crédit. Ne sachant ninager, ni godiller, ni établir une voilure, il passait pour fin marin,et on le consultait sur la pêche, bien que sa petite taille luiinterdît l’eau profonde. Le soir, le Capitaine rentrait au village,loqueteux, barbu, grimaçant, souvent éméché et tenant sous le bras unpain de six livres, guère moins long que sa personne.
Plusieurs fois, je dus faire côte pour éviter de remplir, quelquedextérité que je misse à manier l’écope pour étancher le canot, et jecrois bien que ce risque n’était pas sans aiguiser ma passion. Eustacheméprisait la crainte comme il méprisait le repos. Quand revenait lagrande marée, ces gros de l’eau qui déclarent la trêve des chantiers etpoussent à la côte tout le pays, nous tenions la mer sans désemparer.Mon amour du matin date de là, de ce temps déjà si lointain où, sansmême que je lui accordasse une pensée, un regard, l’aurore aux doigtsrosés, furtive et impérieuse, envahissait mon coeur.
Il fait encore nuit mais les étoiles blanchissent. On marche sur lagrève juteuse où les poux de mer clapotent en dévorant les goémons, etla fraîcheur vous colle aux jambes. Par intervalle, un trait d’argentdécèle la mer, immobile et musicale, qui se retire. Partout où vousposez la main, en embarquant, vous sentez une sueur froide. La voileest dure, cassante, l’écoute raide. Au bout d’un instant la peau desdoigts se plisse. On nage et on a chaud, tandis que l’air, autour desoi, est d’une légèreté glaciale. Il coule dans la bouche comme unsorbet, se mâche comme une friandise, allège la poitrine. Mais l’orients’éclaire en gris, en vert, en jaune, et de la côte le vent apporte desfournils l’odeur friande du pain chaud. Quelques phosphorescencesencore au bout des avirons, turquoises illusoires qui s’éteignent, etl’océan s’alourdit pesamment sous un reflet plombé.
Ce Pays de Retz n’est-ce pas, au fond, pour moi, des aubes et descrépuscules, aubes des départs radieux où le corps s’enivre de sonsang, de ses muscles, crépuscules symphoniques où l’on n’est plusqu’une âme éparse ? Le soleil, ballon de cuivre qui rompt ses amarres,m’a souvent surpris au large, la barre en main, et regardant naître laterre à la lisière de l’écume virginale ! Sur Pornic, la côte s’élève,fait front. Les falaises de Gourmalon, de la Birochère, de la Rinais,marquées de bois et de moulins à vent, composent le massif central quis’abaisse, vers l’ouest, jusqu’aux éboulis de la pointe Saint-Gildas,vers l’est jusqu’au marais de Bouin dont la courbe heureuse cerne labaie et rejoint le trait pur de Noirmoutier, l’île du sel. Le paysagen’a point de pittoresque bavard : il est sobre, presque effacé. Par sontrait mince, où je retrouve la sûreté de pinceau d’un Hokousaï, par salumière frisée il me touche sans que j’aie besoin d’évoquer, par delà,les traces de l’homme. L’île fond dans la brume, blonde et bleue partemps calme, lavée à l’encre de Chine les jours d’orage. La mer sedépouille, verdit à mesure qu’on approche du Pilier qui guinde surl’horizon le double signal de ses tours.
Mes petits bateaux, - knock-about, disent les Américains, - cescoquilles de noix de cinq mètres, dont ma femme formait l’équipage,suffirent toujours à l’évasion. Ce n’est pas que je médise de votrebeau navire, Hélène et Albert, mes amis, à bord duquel nous battions lamer bretonne, d’Ouessant à l’île d’Yeu, affrontant les courants desestuaires, le raz de Sein, les houles du cap de la Chèvre. J’aimaisle
Zanteet nos risques joyeux. Mais le goût du voyage ne me presse pas plus quel’appétit d’aventures. Je ne cherche qu’un peu de solitude, qu’un peud’air respirable en m’échappant. Je ne cherche qu’à fuir la grimace demes semblables et la mienne, où tant de morts ont superposé leursrictus. Qui parle au fond de moi, qui tremble, qui m’agite, qui mesouffle le dégoût de l’heure et pose sur ma poitrine cette main deplomb qui m’étouffe ? Qui me chasse devant mon propre fantôme, lâchefuyard d’une vie que la toise de mon ambition révèle sans cesse tropchétive ?
La mer, la douce mer, la mer où l’on est seul, orgueilleusement seul,quel refuge ! Il y a une délectation morose et triomphante à s’y perdrehors de l’homme, cette délectation même qu’un Foucault demandaitavidement au Hoggar et que tempèrent ici la féerie mobile du paysage,l’obligation constante de surveiller l’horizon. Le vent qui vient dusud est lourd, collant de mille ventouses ; le noroit brandit deslanières cinglantes qui sifflent haut ; les brises de l’est sont folleset, sautant par moment l’obstacle des falaises, assaillenttraîtreusement les barques sans défense. Souffles divers, aspectsnouveaux. Le visage sensible de l’eau écoute le ciel et se meut à savoix comme un somnambule.
Une à une, j’ai appris les roches de la baie avec Eustache, depuis lesplatures écumeuses de la Couronnée, d’où l’on découvre les limons de laLoire, jusqu’aux bancs du Ringeaud, sous le clocher de Bouin. Pendantdes années, il n’y a eut pas de jour d’été que nous n’employâmes àpêcher au tramail, à la balance, à la ligne, au haveneau. C’est dansles herbiers de Noirmoutier, sur les beaux fonds de sable clair, en eauvive, devant ce décor du Bois de la Chaise - blocs erratiques, chêneset pins, - qui semble emprunté au cap Brun, que l’on capture le noblerouget dont la chair, grillée entre deux feuilles de vigne, dégage undélicieux parfum de noisette. Le homard, le tourteau, l’araignéepréfèrent les antres lointains du Sécé où se déroulent, dans un cristald’aquarium, les longues laminaires gaufrées, tandis que le petit crabenageant, au goût poivré, se tient plus à terre, dans les parages de laPréoire ou du Caillou. La crevette se déplace, hantant le littorallorsque la mer s’endort aux brises d’amont. La sole, au contraire,attend la bourrasque pour dégîter. Et le maquereau, arc-en-ciel briséissu des vagues, se chasse à l’hameçon au voisinage des sardiniersmulticolores.
La nuit nous tirions la senne, à pied, dans les mares froides toutesétincelantes de lumière. Eustache connaissait à merveille le dédale desroches, des courseaux, des écluses, et il suffisait d’un reflet ou d’unson pour le guider. Le silence grésillait sourdement comme si lesmilliers d’êtres, abandonnés par le reflux, haletaient autour de nous,et parfois un courlis jetait dans l’air sa plainte mineure. L’essaim duressac bourdonnait au loin. Le sol gluant happait les jambes. Pleine defuites imprévues et menaçantes, l’eau était aussi pleine de feu. Sansles phares, qui situaient les côtes en éclairant la mémoire, on seserait cru perdu à tout jamais, faute d’antennes, dans un monde oùl’expérience millénaire de l’oeil devenait inutile. Les mains brûlaientau retour, et aussi les paupières, chaque fois que l’on fermait lesyeux.
Il fallait voir Eustache au cours de ces expéditions ténébreuses !Chargé de filets et d’un extravagant panier de la dimension d’untonnelet, il courait sans répit, ses sabots à la main. La basse mer luiparaissait trop courte, l’obscurité trop légère, mes bras trop faibleset sa propre hâte paresseuse. Il voulait être partout à la fois, surles vases, sur les sables, dans les crasses, dans les roches, en pleineeau. Souple, furtif, silencieux, plus à l’aise et plus prompt encorequ’au grand jour, il flairait le vent, humait le sol, bondissait surdes pistes hallucinées. Tout poisson échappé était un monstre, toutremous révélait une proie, et quand sa main s’abattait sur une échinerebelle, je l’entendais souffler d’enthousiasme :
- Ah ! quelle bête ! quelle bête ! quelle bête !
Au retour, une brassée de sarments enflammait la cuisine. Nousquittions nos vêtements trempés qui fumaient devant l’âtre. Ma mèrepréparait le vin chaud, et le court-bouillon lorsque nous rapportionsdes crevettes, qu’il faut cuire vives. Une bonne odeur, acide et tiède,où se mêlaient le vin, le sucre, l’oignon, le persil, emplissait lamaison. La casserole écumait sur le bouquet rose ; les braisessifflaient. Pour goûter on se brûlait les doigts en attrapant, par lesbarbes, un crustacé que l’on grignotait en gagnant le lit.
Je me souviens d’autres nocturnes, aux approches de l’automne, enseptembre, lorsque les premiers appels de la migration tourmentent legibier d’eau. Il s’agissait d’être rendu avant jour au fond de la baie,sur le terrain de chasse du Paracaud, sorte d’îlot bas, fourré dechriste-marine, de salicornes, de joncs, et pourvu, sur le front demer, d’abris pour les chasseurs nommés caloges. Le dernier train dusoir nous débarquait à Bourgneuf-en-Retz et nous prenions la route, lefusil à la bretelle, la carnassière lourdement chargée de cartouches,au travers du bourg endormi et blafard.
Brusquement, passé la gendarmerie, le monde s’abîmait dans un désertd’étoiles tout rempli de bruissements comme si le ciel chantait. Lerelent fade des vases du marais, mêlé au parfum de violette du selnouveau, rôdait sur des brises agonisantes, et la mer, encorelointaine, tendait jusqu’à notre visage ses doigts humides. Nousn’avions pas moins de six kilomètres à faire le long des digues quidéfendent le polder, tantôt longeant des chaumes clairs, des guéretssombres, tantôt côtoyant des étiers où l’eau dormait, lourde, glacée,inquiétante et déchirée de temps à autre par les soupirs des fonds. Lesgammes fluides d’un ruisseau, le cri d’une mouette, la foulée d’unlapin surpris et nos pas sur le sentier mou, voilà toute la vie. Nousmarchions vers les étoiles, l’esprit dilaté, les poumons frais, lecorps porté sur les flots denses du calme.
La nuit s’achevait dans la paille du père Papon qui se levait enchemise pour nous conduire à sa grange, en balançant à bout de bras unfalot le long de ses tibias secs. Nous surprenions toujours le bonhommeau lit avec sa jeune servante, Sulamite de ce David vendéen. Avantl’aube, le café chauffé aux bousas qui rougeoyaient dans la cheminée,fumait sur la table de la ferme. Le mobilier n’était fait que d’épaves: panneaux de rouf, claires-voies, capots… et, jusqu’au linge, toutsentait le roussi. En sortant, nous trouvions sur l’aire un des fils duvieux, armé d’une gigantesque canardière bourrée de deux charges depoudre et d’une poignée de double zéro.
Depuis bien des années je n’ai revu ni le Paracaud, ni la ferme desPapon où le grand vieillard a dû s’éteindre, quelque jour, entre la meret le vent, sous son chaume précaire. Je ne suis ni chasseur, nipêcheur d’instinct, et seul le feu de la jeunesse me poussait au jeu.Mais l’aube se lève toujours là-bas, comme naguère, quand nous étionsblottis derrière le mur des caloges, aube floconneuse, grise, lente,qui lutte avec peine contre les ténèbres blanches où les pharesclignotent hâtivement avant de mourir. Comme il fait froid et comme lepaysage est hostile ! Les vases à perte de vue, les vases brunes,lisses, sur lesquelles un flux boueux se glisse sournoisement, ennappes qui se recouvrent l’une l’autre sans bruit et presque sansmouvement perceptible. Derrière nous les digues, allongées à l’infini,sous une toison de pourpiers de mer couleur de cendre, et par-dessuslesquelles on ne voit qu’un toit et qu’un moulin trapu aux ailesbasses. Le vent court déjà au ras de l’eau, une sorte de vent-pieuvrequi vous enlace, vous mord aux os. La nue prend un ton jaunâtre,vireux, comme un gaz dans une expérience de laboratoire. Tous leséléments se confondent dans une synthèse haletante. Une brume setraîne, visqueuse, sans force, par bouchons. Et puis il y a une minuteverte, d’un vert très tendre, moelleux, un vert tilleul, avant que lesoleil ne s’annonce de ses flèches rouges.
Mais déjà le gibier passe, vols épars dans la pénombre, qu’on distingueà peine. Les alouettes, les bâtardes, les moines filent à la ligne del’eau avec des cris aigus, bande massive qui se retourne comme uneraquette sous le plomb et s’égaille, tandis que les pluviers, lesbarges, piétés au bord de l’îlot, reculent devant le flot. On lesguette patiemment, on les rassemble : c’est là qu’on entend tonner lesgrosses canardières. Un seul coup jonche le sol de plus de vingtcadavres sans compter les blessés que sème l’air déchiré. Très haut,hors de portée souvent, volent les goélands rauques et le courlis dontla flûte à deux tons mélancolise.
J’ai tué, j’ai tué avec joie, fusillant les mutilés qui fuient à lanage, l’oeil hagard, douloureux, suppliant. J’ai battu la mer, la côte,le marais, en quête de lutte, de domination, de victoire. L’enfant de Vannes, contenu dans les pieux exercices et les émulationscourtoises, débridait les instincts de l’homme aux leçons de mesbraconniers. Tout ce qui comportait un risque, un défi, enchantait monjeune sang. Jamais je ne pris mesure de ma faiblesse et, comme legéant, mes forces semblaient croître chaque fois que je touchais laterre. Mon goût des supériorités se nourrissait au milieu de hérosrustiques, sans que ce parfum grave de solitude, qui embaumaitl’adolescence du petit pensionnaire des jésuites, fût éventé.
Le Pays de Retz complétait l’enseignement de la Bretagne mouillée,pierreuse, et si charmante dans ses bocages discrets disposés le longdes rivières. Le Morbihan est sans faconde comme le marais vendéen sansoeillade. Cette « presqu’île du vin rose et des moulins à vent », commevous l’avez baptisée, mon ami Paul Fort, ne se met point en frais pourraccrocher. Son paysage rabougri, sans lyrisme, n’a guère que laconfidence des chemins creux pour vous séduire, et sur le désert dupolder il n’y a que le ciel. Mais comme ces créatures sans fard, sanssplendeur, un peu ternes, un peu moroses, troublantes cependant, etauxquelles il faut arracher le secret, le pays vous prend à la longueet vous retient. On y est bien seul vis-à-vis de soi-même. Aucunefantaisie à portée de la main pour distraire la méditation quis’amorce. Harmonieuse et lointaine, une géométrie tempère, à nos yeuxbarbares, la fureur d’agir. La bravade de ma jeunesse s’abîme dans lesmirages et les eaux immobiles renvoient obstinément mon visage. Je l’ydécouvre encore en me penchant sur elles, imberbe et passionné.
IV
J
’AI eu un ami, un ami né de la mer. Est-ilvenu à moi ou suis-je allé à lui ? Il n’importe. Le goût des barques,des navigations, nous réunit insensiblement sur ces rivages de la baiede Bourgneuf où il m’avait devancé. Quelques années nous séparaient etnous n’avions pas de souvenirs d’enfance pour tresser le passéensemble. Mon aîné de près de deux lustres, il trancha toujours un peudu grand frère et du conseiller. Fragile lui-même et obligé auxprécautions, il ne laissait pas de me couver, non sans sollicitudeapparente. A vieillir je pénétrai plus avant dans son intelligence etdans son coeur que je crus toujours fidèle et sans repli.
Il était sensible, fin, cultivé. J’avais plaisir, quand nous naviguionsensemble, à mêler la discussion des beaux-arts à nos joies rudes, commeon accroche des guirlandes dans un paysage rustique. Nous retrouvionsle Paris des salons, des concerts, des spectacles sous la côte morosedu Port-Main, ou Naples l’enflammée dans la grisaille des vasières. Sonesprit ne manquait pas d’échappées. Il possédait surtout une vervebouffonne qui lui servait à mettre le monde en caricature. Avec celafantasque, vaniteux, tiraillé entre le scepticisme d’une raisonalimentée par les sages et la rigueur d’un tempérament bourgeois butéaux plus extrêmes préjugés.
La guerre, en l’usant prématurément, accentua encore ce caractèreinstable. Il supportait mal le froid, la fatigue, les hommes, etrecherchait volontiers la solitude. Serré par éducation, étant fils decette petite bourgeoisie qui atteignait l’aisance, jadis, par undemi-siècle de labeur et d’économies, il devint avare à mesure que sesforces baissèrent. Les débiles ont toujours peur que la terre leurmanque. Et lui cachait ses revenus et s’ingéniait à rogner son train.Un mémoire d’entrepreneur lui ôtait le sommeil : on le volait toujours.
Je ne crois pas lui avoir mesuré l’affection ni les services. Comme ilétait craintif et peu adroit, je me réservais les manoeuvres. Mais, àla barre, il manquait de cette souplesse si nécessaire dans les petitsbateaux où il faut chicaner le vent, et en régate il perdait sesmanchettes. De bon conseil, homme de sens, il ne savait pas réaliser.Ses mains démentaient les audaces de sa parole et j’ai compris troptard qu’il en souffrait. Nous avions le même bateau, la même cabane surla plage, les mêmes filets. Nous passions les jours ensemble, parfoisde l’aube à la nuit. Ses goûts, ses projets étaient les miens. Nousdépouillions ensemble les revues maritimes, sans cesse hantés par unnouveau plan, un nouveau gréement, quelques rêves. Combien de modèlesn’ai-je pas construits, le soir, à la veillée, afin de lui plaire ! Sajoie renforçait la mienne et je ne soupçonnais pas que sesremerciements pussent cacher la plus petite veine de jalousie.
Un coeur se fêle et nous n’en savons rien ! Cela se fait lentement, àla dérobée, par petits chocs espacés, sournois, et si faibles qu’audébut l’intéressé même ne les perçoit pas. Une parole a frappé au pointsensible, puis un geste, un acte, un silence, que sais-je ? Le momentarrive où le sentiment s’altère et le misanthrope se réveille. Il voitla plaie, l’irrite, l’agrandit. Peu lui importe que ce soit l’amitiéqui coule, - amitié, parfum divin des âmes closes ! Le malheureux seréjouit de sa torture !
L’amitié nous apporte ce privilège merveilleux de nous délier descontraintes. Le masque tombe devant mon ami. Je puis être moi-même,m’ouvrir, me confesser, libérer enfin au grand jour le cher prisonniervolontaire. Une sorte d’apaisement, de détente adoucit jusqu’à ma voix.Je me raconte sans méfiance, sûr de l’écho que j’éveille. La pensée demon ami rend le son de la mienne, ses goûts s’accordent à mes goûts,son émotion puise aux mêmes sources, son silence ne m’épouvante pas.Par élection inconsciente j’ai choisi un autre moi-même : joie égoïste,miroir où je me contemple avec la satisfaction fascinante de Narcisseet qu’amollit une tendresse avide de se donner. Mon ami est à moi et jesuis à lui sans pudeur comme sans fard, humble et glorieux à la fois.
Un jour - mon Dieu que cette date me semble encore proche ! - jerevenais de Bretagne où j’avais, durant une quinzaine, sollicitél’émouvant secret du Finistère. Midi, les quais de Nantes noyés depoussière d’or, des façades blondes, béant sous le soleil, un pavécouleur de cendre qui tremble sous les camions, une gare tannée sentantla marée, le sel et l’huile chaude soufflée par la locomotive… Je fendsla foule, j’arrive à la maison de ma mère, une cour glacée où blanchitdans l’ombre notre vieille concierge.
- Ah ! me dit-elle, vous ne savez pas la nouvelle ?
- Quelle nouvelle ? fis-je.
- Monsieur B… vient de mourir, on l’enterre à deux heures.
Je crois bien n’avoir poussé qu’une plainte, à mi-voix :
- Mon vieux camarade…
Et puis je suis parti très vite me cacher parce qu’une grosse envie depleurer m’étouffait.
J’appris les détails en revenant de l’enterrement par un jour charmantde printemps, irisé comme une perle. Dès qu’il sentit rôder la camarde,mon ami avait condamné sa porte. Il occupait, sous les toits d’unebelle maison qui lui appartenait, deux misérables pièces carrelées etblanchies à la chaux, sorte de tannière où il se reclusait aux heuressombres. Il savait que sa maladie ne pardonnait pas : il ne marchandapas une dernière grâce. Sans famille, sans médecin, sans secours,retranché derrière une consigne farouche imposée à son domestique, ilregarda la vie fuir lentement ses moelles douloureuses et attendit lafin jour après jour. L’échéance sonnait : il sut payer sans gémir.
Je l’avais quitté seulement fatigué et gardant la chambre. Comme il nesortait pas, je l’avais pourvu d’un lot de livres. Des diverses escalesde mon voyage, je lui écrivis, le pressant de se soigner et contant lamer bretonne, les petits ports enclos dans les estuaires, les barquesaudacieuses ou les yachts remarquables. Je l’amusais de nos projetsd’été, de l’armement de notre car-boat, des souvenirs de notre baie.Quelle tendresse ne mettrais-je pas à lui porter l’avenir et le sourired’une amitié qui ne connaissait point ses limites ! Et quelledévastation je vis en moi le jour que je le menai en terre ! Je nepouvais chasser son visage animé, son port plein d’aisance, sa voixépanouie. Il donnait dans l’élégance mais sans ostentation, raffinantplus sur la propreté, le ton, que sur la mise. Grand, bien fait,d’abord sympathique, il inspirait si bien l’affection qu’on lui passaitl’humeur et ces vues
apriori dans lesquelles il s’ancrait, bien qu’on ensouffrît.
Mais voici que la leçon commence. Nous ne saurions sauter le pas sanspourvoir à ces dernières volontés, qui permettent de rectifier le tirsur la parenté, et mon ami n’y manqua point car il était méticuleux. Ilfit une liste selon ses voeux. Je ne parle pas de ses biens, léguésbenoîtement à un cousinage qu’il ne cessa de honnir tant qu’il eutsouffle. La menuaille qu’il distribua de sa tombe comprenait salibrairie, ses tableaux et cette flotte en miniature que je lui bâtis.Toute une camaraderie en fut honorée : il plut des souvenirs. Lenotaire n’eut pas trop de clercs pour expédier les copies d’untestament qui régalait tant de monde, sauf moi, il va sans dire.
Je n’eus pas une épingle, je ne fus pas nommé. Bien plus, il disposad’objets qui nous appartenaient par moitié. Le voici, l’ami de moncoeur, cloîtré dans sa misère sous son comble exigu. Le froid le tientdéjà, sa peau sèche, il halète. Sur sa table mes livres, sur son drapmes lettres, au mur mes plans… Que la souffrance de sa chair est peu dechose en comparaison de l’amertume qui lui submerge l’âme ! Le passén’est pour lui qu’envie, rancune, mortification. Je pèse dans sa viecomme la chaîne du bagnard qu’il se réjouit de rompre enfin par sachute. Plus de mémoire sur les jours fraternels, - oh ! nos mainschaudes, l’une dans l’autre, fermes comme un serment ! Il remâche sonfiel et meurt - seul, tout seul, - soulagé de poignarder l’amitié à lasourde, dans le dos.
On m’a remis mes lettres de Bretagne où je l’embrassais tendrement !
*
* *
Ah ! quand je vous revis, campagnes du Pays de Retz dont la merennoblit jusqu’au style la mélancolie plate, quelle étreinten’éprouvai-je point à la gorge ! La blessure se rouvrait et il mesemblait marcher dans mon sang sur les plages, dans les bois, autravers des bossis, du marais, et dans les rochers mêmes qui tendentdes miroirs au ciel changeant. Mes traces s’emmêlaient si bien avec lessiennes que je n’en découvrais qu’une qui s’ajustait à mes pas. Tout lepays criait la trahison, depuis le moulin jusqu’à la vague, jusqu’aunuage. Ces grands couchers de soleil, décoratifs et pathétiques, quiéchafaudent leurs apothéoses flamboyantes dans les soirs de septembre,j’eus souvenir qu’il les aimait. Et qui sait ! Sans le rire des hommes,peut-être aurais-je continué de poursuivre au travers du paysage moncoeur blessé, comme ces licornes dolentes entr’apparues dans lestapisseries de jadis ? Mais j’ai compris à temps que j’étais dupe. Laleçon du mort ne devait pas rester vaine. Ce n’est pas tropd’apprendre, au prix de la douleur, que toutes choses humaines sontsans certitude, même l’amitié.
V
M
AINTENANT le Pays de Retz est dans mesmains comme un objet menu, ramassé, précieux. Je le tiens tout entierentre mes doigts et je le tourne ainsi qu’une de ces noix sculptées surlesquelles on découvre des palmiers, des singes, des navires ou lestravaux d’Hercule. Il me suffit d’un regard pour l’embrasser, d’ungeste pour le parcourir. Si je veux m’arrêter sur un détail, il me fautme baisser. J’ai l’impression d’être un géant chaussé de ces terriblesbottes de sept lieues qui nous privent de flâner aux lacis du paysage.
Comme la quarantaine rapetisse le champ de notre enfance ! Cet universqui m’a dominé, je le domine à mon tour. La rivière n’est plus queruisseau, la montagne simple mamelon, et la distance s’est repliée surelle-même à la façon d’un décamètre que l’on met dans sa poche. J’aigrandi en âge, en compréhension, en méthode. Mon service d’imaginationest à l’ordre et il suffit d’un déclic pour qu’il déploie sessynthèses. J’ai grandi en moyens aussi, étant armé de l’automobile,arpenteuse implacable des routes.
Montez à côté de moi et je vous emmène à Paimboeuf. Nous n’irons pas enfestonnant la côte, par Pornic, Sainte-Marie, Préfailles, et cette baieen croissant -
laconcha - qui arrondit sa courbe blonde de la pointeSaint-Gildas à Mindin. C’est le trajet du touriste, la routed’émeraude, en bordure des falaises, des sables, des pinèdes, sansquitter le leitmotiv du vieil Océan jongleur qui soutient le film. Non,nous irons au plus court. Nous couperons d’un trait la presqu’île, dusud au nord, en passant par le Clion, Saint-Père-en-Retz. Il y a là despetites routes, empierrées d’une silice blanche, qui éblouissent ausoleil et donnent une poussière dure comme de l’émeri, mais qui savent,au gré des ondulations, emmêler aimablement les points de vue auxbocages.
Voilà le pays : des houles successives, très douces, allongées dans lesens de la Loire, dernières rides, semble-t-il, du Sillon de Bretagne.Autour du Clion dont l’église porte clochette à l’extérieure de sonbonnet pointu comme une folie, la terre est encore rabougrie par levoisinage de la mer. On franchit le canal de Haute-Perche, couleuvrejaune tapis dans les prés bas, sur un ponceau encadré de platanesmalingres. Un carrefour. La route monte, l’humus paraît, roux et fort,chargé de choux bleus, de betteraves vertes ou d’emblavures fleuries decoquelicots. La haie devient plus dense, fournie d’ajoncs, d’aubépines,de genêts au coeur sucré et de saules. Des chênes bien faits, desfrênes d’une belle venue, que l’on sent les pieds à l’aise dans unehumidité grasse, abritent des fermes puissantes, baignées d’un fumiercorsé. Les troupeaux sont nombreux, nets, riches : grands boeufsvendéens couleur froment, vaches claires aux lourdes tétines, baudetsfringants et courts de garrot, encombrent les chemins à la douzaine.Une petite fille les mène, ébouriffée, joufflue, en tablier à carreaux,la voix aigre. Elle prend son chien dans ses bras au premier coup detrompe - « Ici, Bas-Blanc ! Ici, Pataud ! » - et se réfugie au fossé,vous laissant tranquillement aux prises avec les cornes.
Soudain la Loire, le paysage déchiré, la presqu’île qui s’abaisse,l’horizon dilué dans une brume opaline, et les beaux nuages bretons,denses et arrondis comme des nefs à l’ancre dans un ciel perlé ! Vousêtes au plus haut de l’échine, sur la butte qui dévale àSaint-Père-en-Retz, village de lait, de beurre et de fourrage, commeSaint-Viaud, Frossay, Vue, dont les pointes saillent dans l’est parmiles vergues blanches des trois-mâts voués à la mort. Le grand fleuve sedevine, plutôt qu’il ne se voit, dans l’immense vallée que lesprairies, les îles, les marais poussent à plat jusqu’aux premièrescôtes du Morbihan, et un dernier souffle de l’antique émotion, quifigea la horde à la vue de l’eau qui marche, vous passe encore auvisage. La Loire des châteaux et des grâces, la Loire royale, couronnéepar la renaissance tourangelle, l’amour des Valois, les grappesangevines, grouille là béante, limoneuse, en gésine. Plus de peuplierstremblants et virginaux, plus de sables en fuseaux d’or, plus dedétours bleus sous le roc féodal, plus de mirages rêveurs aux quaisd’une province qui file son rouet - Rochefort, Chalonnes, Ancenis, - etbavarde au verre de vin. La Loire, ici, engraisse de ses limons desherbagers millionnaires qui la parfument de foin coupé au mois desroses.
Pour arriver à Paimboeuf il faut reprendre la plaine, et tout, denouveau, devient gris, ras, amer, comme au revers de la presqu’île,là-bas, au bord de la baie de Bourgneuf. Un soleil d’été foudroie unsol qui craque. Des touffes de ces tamaris ascétiques qui vivent sanseau, sans terre, sans abri, végètent le long de la route en compagniede joncs flétris. On renifle déjà l’odeur des vases, cette odeurdouceâtre et pourrie, que les roseaux cachent en eux comme un vice etqui me rappelle ma petite enfance, - je n’avais pas quatre ans, - dutemps que nous habitions Trentemoult, au sud de Nantes, en bordure deces marécages d’où les osiers étirent leurs fronts vultueux comme desvictimes de Dante. La ville est là, basse, sans relief, derrière deuxou trois bouquets d’arbres et des usines rouges hors d’échelle.
Mais c’est une feinte, ces usines, chimie de guerre démobilisée àl’armistice qui n’a pu secouer le sommeil de la cité ! Paimboeuf estmorte, à jamais morte, d’une mort légère, muette et poussiéreuse devieille demoiselle, jadis courtisée, qui a fermé sa porte sur le mondeet ses souvenirs. Dès l’abord les ruelles ont froid, le pavé cahote,l’herbe pousse, et vous voyez les façades aveuglées par des rideauxblancs conventuels qu’une main de cire écarte à la dérobée. L’humiditéverte coule aux murs ; les mousses prospèrent. Au fond de couloirstristes vous découvrez des intérieurs quiets, fanés, - comme celui deTante Bougie, mon cher Octave, - que des capitaines au long cours ontornés jadis de nattes, de fétiches, de coffrets en bois de santal, debouddhas et de navires sous voiles insérés dans des bouteilles. Lesépices d’Orient, affadies, ont fait place aux relents terreux desmoisissures. A peine si l’on retrouve l’écho d’une essence de rose aufond d’un cristal capillaire. Sur les armoires il y a des pots deconfiture à la rangette et, au seuil du jardin, une paire de socques,une canne, un chapeau à brides. Le carreau, sous les pieds, est d’unepâleur agonisante à force d’être lavé, tandis que les planchers sontnoirs. Même l’été l’atmosphère garde ce goût de fumée qu’elle prend auxâtres d’hiver où le cotret crachote. On écoute. Des fantômes, qui senomment Zulma, Nathalie, Mariette, traversent le silence aux mincescraquements de leurs souliers de soie, et vous n’êtes point tenté deles saisir. Mais, en rêvant, vous nouez autour de leurs ombres quelqueroman d’attente, dolent et menu, où l’on voit fondre lentement un coeuren sucre.
Une sirène érafle l’air !... Ah ! le port ! le port de Paimboeuf, undes plus actifs du royaume au temps du Bien-Aimé où les corsairesrentraient des prises en pantenne, les négriers la cargaison des Indesoccidentales, sur une rade encombrée de vaisseaux, de brigs, de flûtes,de panses hollandaises, de polacres espagnoles et des frégates de saMajesté, l’accastillage ras sur les lisses de vibord. Maintenant ledésert. Les gabarres, qui déchargeaient les navires pour remonter larivière de Nantes, ont disparu. Les cargos portent à domicile. Et si onles entend siffler par le vent d’ouest, ce n’est pas qu’ils se soucientde Paimboeuf, mais parce qu’ils demandent un pilote ou l’entrée deSaint-Nazaire.
Les quais, plantés d’ormes magnifiques, regardent à vide le va-et-vientméthodique de la Loire qui, deux fois par jour, remonte vers sa source.L’immense estuaire se déplace d’un bloc, en nappe gaufrée, jaunâtre,que perce par endroits la vrille d’un tourbillon. A perte de vue l’eaucoule, toute chargée des boues du vieux continent rodé depuis tant desiècles, absorbant les rives, les îles, les tours, et l’horizon enamont et en aval. Impression de mer plutôt que d’inondation, impressiongrise, poignante, aggravée par ce mouvement fluide, sans fin, quiétourdit. Les roseaux sont gris, l’herbe est grise, les cales sontgrises, sauf les vases, miroir merveilleux des nues fastueuses. Enface, dans les buées changeantes, on découvre, inscrites au ciel, lesgéométries terribles des chantiers de Trignac et le clocher de Donges,guindé sur l’eau comme un menhir. Les porteurs des Ponts et Chaussées,silhouettes déséquilibrées par la machine arrière, circulent d’unedrague à l’autre, ces dragues hérissées, montueuses, dont la masseféodale surprend toujours lorsqu’on hante le fleuve au crépuscule.
La vie a deux sens comme la marée. Voiles et fumées montent au flux,descendent au jusant, bref passage analogue à celui d’un vol decanards. Cargos, lougres, trains de péniches, tout se meut àla file, et les pêcheurs de plies dans leurs canots qui traînent deschapelets de bottereaux et lèchent les berges. La caravane se faufileentre les bouées du chenal, Pierre-à-l’oeil, Brillantes, Saint-Nicolas.Un ressac dur fouette les estacades, remue des croupissuresécoeurantes. Paimboeuf contemple de ses vieilles façades rongées cesnavires, qui ne toucheront plus jamais sa rade, et dont le choeur desretraités accompagne la manoeuvre. De-ci, de-là, entre les môles enbeau granit, surmontés de petits phares blancs comme des cierges, unebarque échoue, un homme tend son carrelet, le douanier flâne…
Si vous avez admiré le bel autel Louis XIII de l’abbaye de Busay,réfugié aujourd’hui dans l’église de la ville, avec ses angelotsaimables et soufflés, allez vous asseoir sous les ormes et regardez àvotre tour passer la vie. Elle va et vient, tout là-bas, sur le grandfleuve, insaisissable, et faisant des gestes que vous finissez par neplus comprendre. L’eau dérive, sans hâte mais sans répit, avec uneforce indestructible, les roseaux dodinent, le vent soupire, le cielbâille. Il faut prêter l’oreille pour discerner le clapotis du flot, lemurmure des feuillages dans le silence bruissant où s’épanche parfoisl’appel d’un navire. Un engourdissement lent et doux vous envahit. Legrand fleuve jongle devant vos yeux de ses innombrables facettes et vospaupières s’alourdissent. Pas de voix humaines, rien qu’un vieux coupleen noir, qui sort du passé, foule les herbes à pas tremblants,s’efface. Derrière vous les mains de cire soulèvent des rideaux blancs,mais vous ne pouvez imaginer qu’un oeil regarde. Une glycine en fleurs,un pot de géraniums roses, et cette minuscule boutique, soigneusementclose, qui porte le nom de Banque de France, vous étonnent. L’oublis’infiltre, vous dissout, oubli du temps, des choses, de soi-même. Ah !oui, des bateaux s’en vont au loin - vers quoi, Seigneur ! - sur cetteeau étourdissante, mais, par bonheur, ils ne feront jamais escale !Bienheureuse préfigure du néant, Paimboeuf dort et ne rêve pas.
VI
U
NE heure en flânant, à petits tours deroue, et l’on regagne le marais, second volet du diptyque.
Par le nord, en traversant Frossay, Chéméré, Bourgneuf-en-Retz, lechangement s’opère à vue, sans transition, de la campagne grasse etcouverte à la plaine limée que la mer domine à l’horizon. Vous entrezdans Bourgneuf par une route de France, bordée d’ajoncs, d’aubépines,de peupliers, parmi ces petits champs bien troussés, enclos de haies,où chacun inscrit ses droits de propriétaire, et tout soudain, aprèsavoir franchi une ruelle blanche, vous tombez dans une étrange contrée,sans dessin, sans bord, sans relief, où la route, pour débuter,s’enfonce au travers d’un banc d’huîtres fossiles.
Par le sud, en longeant la côte, la composition est moins romantique etl’antithèse cède au raffinement de la préparation. Dès La Bernerie, oùla falaise s’abaisse, une sorte de cachexie s’empare du pays. Le solroussit, l’arbre s’échine, la vigne s’ensable, la maison rentre enterre. La mer, que l’on n’a pas quittée depuis la pointe Saint-Gildas,et qui de l’émeraude est tombée en guenilles, ménage l’unité, assouplitles passages. La surprise que vous éprouvez sur la butte du Chambaraud,en découvrant le panorama du marais, de la baie et du ciel, n’est pasfaite d’imprévu, de dépaysement, mais de cette impression de plénitudeheureuse que donne le dénouement d’une oeuvre bien ordonnée.
Mais d’un côté comme de l’autre, que vous traversiez la presqu’île ouque vous la contourniez, les souvenirs de Barbe-Bleue se lèvent aupassage. La légende lui accorde tous les châteaux qui croulent, tousles donjons en ruine, aussi bien sur les rocs de Sainte-Marie que dansles bois de Princé où les bruyères atteignent hauteur d’homme.
Nous savons qu’il se nommait Gilles de Raiz dans l’histoire, qu’ilchevaucha botte à botte en compagnie de la Pucelle et qu’il mourut surle bûcher pour crime d’infanticide, d’hérésie, de sodomie et de magienoire. Longtemps après sa mort, les mères de Nantes gardaient latradition de fouetter leurs enfants pour mémoire, le jour anniversairede l’exécution. Gilles était puissant, fastueux, inquiet, et lamystique du moyen âge, qui l’entraîna dans les ténèbres démoniaques,fleurit soudain son coeur repentant des lis de la foi la plus pure. Monami Gabory, qui a démêlé de façon définitive le dossier tragique dumaréchal, n’a pas laissé trace des légendes, pas même de ce nomde
Retzqu’il écrit
Raizsavamment, ni de ce conte de la Barbe-Bleue dont fut, sans terreur,amusé nos enfances, et j’avoue qu’il m’en fait peine. Ah ! que ceshistoriens sont sans pitié ! Il ne vous suffit pas de tuer lesvautours, mon cher Gabory, sur les cimes pyrénéennes qui retentissentde vos exploits, de pourfendre M. Salomon Reinach, vénérablerécidiviste de l’inspiration absolue, voici qu’embusqué dans cesarchives bretonnes, si quiètes et si graves dans leur sous-solconventuel de l’ancienne Chambre des Comptes de Bretagne, vous abattezl’erreur charmante où la poésie populaire accroche ses guirlandes.
Croyez-vous qu’il me plaît, au hasard des promenades, d’entendre gémirdes égorgés ou d’entrevoir les feux damnables de l’italien Prélati sousles murs de Machecoul, de Tiffauges, de Chantocé, au lieu des pasveloutés de madame Barbe-Bleue qui se glisse vers le cabinet défendu ?Son mari est en route. Ce magnifique seigneur possède « de bellesmaisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent,des meubles en broderies, et des carrosses tout dorés ». Lesfiançailles de la nouvelle épouse n’ont été que fêtes, son premier moisde ménage qu’émerveillement. En partant l’époux lui a laissé la clé descoffres, des appartements, dont elle pourra disposer à sa guise. Elleest enviée, riche, heureuse. Et seule la porte interdite la tourmente,celle d’un obscur réduit au bas bout du château.
Comme elle hésite devant la désobéissance, serrant d’une main quitremble la clé mystérieuse ! Ouvrir, pousser la porte, connaître,éternelle tentation de l’esprit humain qui nous assaille ! Moins filled’Ève que fille des hommes, elle ira jusqu’au bout, jusqu’à plonger sonregard dans cet inconnu terrible où nous ne trouvons jamais que lescadavres muets de ceux qui nous ont précédés, sans savoir.
« Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir ? »
Le joli conte, avec une tour, des voiles qui flottent au vent, descavaliers dans la plaine, une pauvre femme pâmée et un mari furieux, lejoli conte qui s’environne des échos du Petit Poucet, de Cendrillon, duChat Botté, de la Belle au Bois Dormant et de Riquet à la Houppe !Quand j’étais enfant, je possédais les contes de ma mère Loye enanglais, - ne savez-vous pas qu’à trois ans l’Union Jack me servait demanteau au balcon du consulat britannique à Saint-Nazaire ? - albumsapportés de Londres sans doute par quelque ami de mon père. On y voyaitla Barbe-Bleue habillé à l’Oriental, le turban orné d’un croissant, quibrandissait d’une main un yatagan et tenait de l’autre une clé rouged’un bon pied de long. Le loup, appuyé sur un bâton, mettait le bonnetà la main, d’une façon fort civile, pour aborder la petite-fille de mamère-grand. La méchante fée portait un chapeau pointu en éteignoir, leMaître Chat une besace jaune d’où pointait l’oreille de Jeannot et lefils du bûcheron, botté jusqu’au menton, enjambait la campagne au pasde sept lieues.
Et on y voyait encore des personnages qui ne sont pas de chez nous :Jack à la fève, l’Ogre et sa poule aux oeufs d’or, Cochonnet-le-Bref,Little Totty, Tom Pouce qui surgit du ventre d’un poisson, sur la tabledu Roi, devant lequel il fait sa meilleure révérence, car il fallait àl’époque plus d’un court-bouillon pour vous ôter la politesse.
Mon Dieu que le drame de Gilles de Raiz me paraît fade en regard detoute cette féerie, tant il est vrai que nous n’attachons d’importanceaux choses qu’autant que nous nous y retrouvons nous-mêmes ! Leschâteaux de Barbe-Bleue me parlent comme ma nourrice, voix sipathétique quand l’âge nous découvre ce champ de mort que nous appelonsle passé. Abandonné aux molles délices de revenir en arrière, il mesemble m’arrêter dans ce Pays de Retz et bloquer le temps aux freins dela mémoire. Le goût des puériles friandises vous revient aux lèvres,des images vous tournent la tête, un peu d’absinthe aussi aigrit votrecoeur mais d’une amertume si douce ! Et vous restez là, engourdi,moite, détaché de vous-même, à contempler, immobile, ces ombres fanéesque vous ne saisirez plus jamais.
La vie cependant bouillonne alentour. On danse, on roule, on bâtit. Laguerre, qui ruina le pays en enrichissant les individus, bouleverse lesterrains, soulève les pierres. Il n’est si mince boutiquier quin’assaille l’entrepreneur. D’avoir pu vivre jusque-là sans prendrel’air de la mer semble miracle et l’on se hâte d’avaler l’Océan avantde mourir. Une folie de spéculation agite la propriété. On jongle avecles villas. Remploi, jouissance, réalisation, c’est tout un ! Qui parled’inquiétude ? Qui parle de souvenirs ? Chaque jour l’homme fait peauneuve et, tendu vers la proie à venir, rejette les débris d’hier.
Par bonheur les messieurs qui jouent au polo et qui vous demandent,sans rire, la situation de votre père avant de vous tendre une maingantée, - « Passe-moi le dollar, voici le sterling, » - ont épargné àla côte de Pornic la démolition du paysage, en tenant ferme dans leursparcs, sur la corniche. Si le nouveau riche est dangereux, le richeamélioré mérite quelque indulgence : il conserve au faste une élégancede grand air, et, bien que sa survivance soit incompatible avec ledogme sacro-saint de la justice sociale, nous lui accordons volontierssursis à cause de son jardinier. Je sais qu’il est du meilleur ton demépriser le décor de Gourmalon, de la Noveillard, de Sainte-Marie. Lesâmes touchées de la grâce artistique ont soif du spectacle grandiosedes côtes sauvages. Ah ! Belle-Ile, Penmarc’h, la pointe du Raz !Confessons notre bassesse. Des pins, des corbeilles de géraniums, decannas, de capucines, des cordons d’oeillets ou de myosotis, des gerbesd’iris, des buissons de roses et ces maisons claires où sourient lesbelles-de-jour sur le fond du lierre ou de la vigne vierge, par devantune mer sans grandiloquence, c’est là de quoi me combler pourvu surtoutque le soleil ne boude. Opéra-comique tant qu’on voudra, mais lesfemmes ne font point mal parmi les fleurs, la limousine au bout del’allée blonde, la voile sur une eau calme. Tout ce qu’il y a de menu,de sucré, de gentil, de fabriqué par un metteur en scène deTrianon-Lyrique, dans le petit havre de Pornic, aide à vivre, etjusqu’à son château heureusement restauré pour la carte postale. Lesgrandes secousses et les nourritures cataclysmiques me portent àmaigrir. J’engraisse, au contraire, sur une chaise longue, dans unpaysage qui fait le beau, au ronron d’une vieille romance savonnée maisqui berce. Tous les jardinets de la ville, disposés en gradins entrequatre murs, où prospèrent, dans la terre chaude, les palmiers, lesfiguiers, les mimosas, ne donnent-ils pas l’exemple de cette sagesseélémentaire qui se contente de la volupté banale d’exister sous un cielaffable, ouaté l’hiver, et, sitôt l’avrillée, chauffé avec mesure parun soleil prudent ?
Mais par delà cette oasis, en amont et en aval de Pornic, d’un côtéjusqu’à la Loire, de l’autre jusqu’au marais maudit dans sa tristesse,croît une banlieue de carton-pâte, aux tuiles trop rouges, qui n’ad’autre excuse que de contribuer au relèvement économique - quand lebâtiment va, tout va, - et de réjouir le coeur des philanthropes.Chacun a son lopin, sa porte, sa fenêtre. L’enseigne reluit sur lelinteau :
Monrepos, Mon rêve, Mon désir… Trois carottes, un rangd’oignons et le bouquet de persil font pendant au carré de pommes deterre : on est pratique en France ! Ainsi les arbres, à bas !Pouvez-vous me dire à quoi servent les arbres, sinon à manger la terre,ronger les toitures et entretenir l’humidité ?
Les propriétaires argumentent contre le communisme en maniant la bêche,le pinceau. A chaque saison je les revois tailler, sarcler, repeindre.La mode étant au clair, ils répandent le rouge, le bleu, le vert, lejaune. Les murs s’égaient d’un badigeon, le seuil d’une touffed’hortensias, l’allée de galets blancs. Il y a un tonneau sous ladalle, de l’huile aux serrures : la grille tourne sans gémir.
Hélas ! j’entends partout le grignotement sourd des rouilles, des eaux,des herbes, du soleil ou du vent de mer. Tu poses une pierre, le taretde la mort est dedans. Il semble que la maison soit une chose contrenature. Veille, efforce-toi, épaule, elle te tombera sur l’échine aupremier répit car les éléments ne soufflent jamais. Cette poussée sansfin, inextinguible, des sèves ennemies qui submergent mon jardin, mecause un horrible malaise. De partout l’armée innombrable des végétaux,des insectes, me traque, me ligote. Huit jours et je ne vois plus monoeuvre. Tu peux trousser tes manches, pauvre homme, et rafraîchir tesquatre murailles ! Je te dis qu’elle t’aura, la gueuse !
VII
L
E bourg des Moustiers, mieux que Bourgneufpourtant plus avancé dans le sud, donne l’avant-goût de ces villagesvendéens blancs et roses, aux toits serrés autour d’un petit clocherancien à flèche d’ardoise. La place, devant l’église, agrandieexagérément aux dépens de la cure, à seule fin d’assurer le triomphedes principes républicains, conserve encore - pour combien de temps ? -un caractère puéril et noble grâce à ses arbres et aux façadesendimanchées. Un beau retable du XVIIe siècle, animé, bistourné,colorié, dans la manière de ceux que l’on voit si fréquemment enBretagne, - Lampaul, Guimiliau, Saint-Thégonec, - illustre richementl’abside de l’église sous une voûte bleue semée d’étoiles.
Mais le chef-d’oeuvre des bourgs maraîchins est Bouin, disposé en oasissur le marais, avec ses clochetons qui montrent les cornes par-dessusun bouquet de charmes.
Pour mettre de l’ordre dans le circuit, prenons la route où nousl’avons laissée à la sortie de Bourgneuf, dans son banc d’huîtresfossiles. Elle court vers Bouin, puis vers Beauvoir-sur-Mer d’un traità peu près droit, soulignant le littoral à deux ou trois kilomètresd’intervalle, sans d’ailleurs qu’on puisse le soupçonner. La mer, dansce polder saumâtre, à peine arraché aux entrailles de l’Océan et encoretout engluée de ses vases, est toujours imprévue. On marche à sonniveau, plus bas les jours d’équinoxe, derrière des digues quicontiennent malaisément son humeur. On la sent, on la respire, on lavoit dans le sel, le nuage, la mouette, l’anguille, dans ces crabesavides qui hantent les étiers gras, et on ne peut la saisir, vrai jeude colin-maillard. Puis un écart vous la découvre soudain, immense,d’un bloc, telle qu’elle vit au fond de la baie, livide, souillée,hachée de vagues courtes, ce clapotis sombre en accent circonflexe queles Hollandais ont peint, autour de leurs barques à livarde, avec tantd’exactitude.
A Beauvoir deux chemins, l’un tournant vers l’île de Noirmoutier, quel’on peut atteindre, à mer basse, par le passage du Gois, l’autrepoursuivant du côté de Fromentine où commencent les sables du pays deMonts, maintenus par la pinède jusqu’aux approches de Croix-de-Vie. Unemarge de verdure borde désormais la côte, simple trait coloré, tracépar la baguette des forestiers pour assigner sa limite à l’Océan qui,libéré de l’enclave de la baie, est redevenu l’Atlantique glauque,chassé de l’ouest sans répit, houle après houle. La route passe sur lefront des pins avec tant d’autorité que pas un seul ne songe à sortirdu rang. Ils demeurent chez eux, à droite, dans les dunes. Le maraiss’étend à gauche, mais moins dépouillé depuis la Barre-de-Monts oùvibrent les premiers peupliers blancs. L’écran des bois propage uncalme bienfaisant. Favorisé par l’eau du sol, la végétation repart encouche épaisse, d’un vert suintant. Des petits ponts en dos d’ânefranchissent les douves et, du haut de leur échine, l’oeil saisit auvol le scintillement clair des innombrables canaux. Discrète, à demienfuie, la maison, qui porte le nom de bourrine, est peu visible. Lesmaçons la bâtissent avec cette terre du marais, pâteuse comme laglaise, grise comme la cendre, féconde comme l’engrais, qui ne cèdequ’à la fré, pelle étroite et longue, semblable à une curette. On passeles murs au lait de chaux. On ouvre une porte, une lucarne. On coiffele tout d’un chaume compact qui tombe à moins de deux mètres du sol eton plante un rosier près du seuil.
Il faut descendre par Notre-Dame-de-Monts, Saint-Jean-de-Monts,jusqu’au Pissot pour remonter vers Bouin par la belle route du Perrier,amorcée entre deux haies de peupliers splendides qui rafraîchissentl’atmosphère, brisent le soleil et concentrent en même temps, à cettecroisée de chemins chargée de foins engrangés, une odeur chaude comme àl’aisselle d’une blonde. Les rouliers boivent au tournebride, la paillejonche le sol, des régiments de poules barrent la route. Même l’été lesroseaux et les aulnes éclatent de verdure. Au second pas dans laprairie l’eau poisse aux semelles, vous happe. Il semble, à s’enfoncerdans les champs, que la terre flotte et va sombrer. Elle sombre. Voicil’hiver. Le marais n’est plus qu’une nappe froide anéantie sous lafoulée sans fin des escadrons du suroit.
Jusqu’à Saint-Gervais, seul point de la contrée où l’écorce terrestrefait le gros dos le temps d’offrir une vue cavalière du polder, lecharme mélancolique n’est point rompu. En traversant le Perrier,Sallertaine, Saint-Urbain, on retrouve, sur les clochers, le chaperond’ardoises pointu, la maison à croupeton sommée d’une cheminéeimposante comme un grenadier de son bonnet à poil, les villages enchoux-crème qu’on mangerait, les barges de paille carapaçonnées detresses, les mulons de sel et les tas de bousas séchés qui remplacentle bois sous le trépied. La propreté vendéenne est merveille ! Chaquejour est fête pour la bourrine. Modeste mais non pas misérable, trèsprès de la vie primitive, simple, rude, elle a toujours l’air derevenir de la lessive. C’est une tradition de blanchir au moins unefois l’an ou de passer des enduits légers, roses, gris ou jaunes, surle crépi. Les volets sont nets, les briques peintes et les tuiles d’unton unique, tendre, languide, un ton de géranium amenuisé jusqu’àl’insaisissable par le soleil et les brouillards.
La rue des Salorges, à la sortie de Bouin, avec ses maisonnettes toutessemblables, toutes coloriées, toutes appétissantes est le modèle dugenre. Le coeur pâme dans cette imagerie et vous éprouvez soudain unegrosse envie de vous arrêter, d’entrer dans une de ces demeures, devous asseoir entre la huche et le vaisselier et de ne plus jamaisrepartir. La terre battue est molle aux pieds, les solives fuméesconsolantes, le lit profond. Ah ! que vous allez bien dormir ! Vousécoutez ? Le silence… Vous regardez ! Un rayon meurt, une fleur penche,l’âtre soupire… Comme la vie est loin, comme votre âme s’évase, commevos bras pèsent ! Les ruelles sont blanches alentour comme descommuniantes, l’hôpital, précédé d’une demi-douzaine d’ormeaux, a desfaçons de béguinage sous sa coiffe à l’ancienne mode, les moulinstournent sur le champ de foire, quatre moulins minces, hauts comme desphares, pareils à de grands vieillards secs qui parlent à l’aide designes un langage inconnu. Irez-vous boire ? Les cabarets portentl’enseigne de
LaProvidence ou de
La Grâce de Dieu etvous n’avez plus soif que du ciel. Près de l’église une bonne femmevend des chaussons aux pommes, dodus, lourds de compote, dont la pâtesent le beurre, le froment, et, à l’entrée du bourg, il y aune treille miraculeuse qui produira des raisins jusqu’au coeurd’octobre.
Une jeune fille chante en tirant l’aiguille, dans la boutique duboulanger : profil arrondi, cheveux noirs lissés, prunelle en velours.Elle patoise un peu, mais je démêle, en prêtant l’oreille, un coupletsurpris jadis aux lèvres de ma mère :
Dans le jardin de ma tante il ya quatre coins.
Dans le premier coin il y a un jasmin,
Je vous aime d’un amour sans fin.
Dans le second coin il y a une rose,
Je voudrais vous embrasser mais je n’ose.
Dans le troisième il y a un oeillet,
Dites-moi tout bas votre secret.
Dans le quatrième est un pavot,
Ce que vous dites bas, dites-le haut…
Dans une auberge de Bois-de-Céné également, devant une pauvre limonade,j’ai éprouvé cette douce fascination du silence, de la blancheur et deces vieilles choses ignorantes qui ont gardé leur premier sourire. Lechêne des tables luisait profondément autour du billard couvert d’unehousse en cretonne. Des lampes de cuivre étincelaient au plafond et lesverres dans les placards d’angle. Entre les rideaux frais ondistinguait, d’un côté, l’église courtaude derrière ses ifs, de l’autreune cuisine dorée où travaillait la patronne. Un parfum de pomme, defumée, d’encaustique, auquel se mêlait l’odeur terreuse de carreauxtrop souvent lavés et qui ne sèchent point, collait aux murs de lamaison. Seul l’horloge du clocher bougeait, tous les quarts d’heure,mais on finissait par ne plus l’entendre. Deux paysans s’attablèrent etrévèrent longtemps sans mot dire, en trinquant. Ils m’avaient saluéavec courtoisie, comme le font encore les anciens - écho qui expire ! -le long des routes vendéennes.
Je vous jure qu’il faut un effort pour reprendre le bâton quand cetteprésence du vide vous a frôlé ! Ne m’avez-vous pas dit, mon cherSageret, que Bouin est l’unique lieu du monde où vous avez dormi,parfaitement dormi, de ce grand sommeil qui est l’image de la mort ?
Compensation : la route est vivante. Bétail, volaille, dindons,canards, goélands, moulins, nuages et vent, tout s’agite à l’entour deson ruban étroit qui sinue au travers des pacages et des bossisensemencés de fèves. Le vent surtout, ce vent du marais, prompt etjamais las, trempé, sauri, gâté par le relent des vases en dépit desbouffées toniques de l’étable et du foin, rampe ou galope jour et nuitau ras des herbes. Cette terre basse n’est pour lui que le prolongementde la mer. Nul obstacle, nul repli, pas même l’ondulation des houles.Il arrive en pleine force, en pleine lancée : il fauche. Dès novembre,aux premiers crachins, il commence de battre la bourrine-champignon, oùl’homme se clapit près d’un feu de bouses, tandis que l’eau sournoisemonte inexorablement, les deux complices se rejoignent sous la nuebouchée qui couvre de ses brumes leur tyrannie sans pitié. Je mesouviens que la femme du peintre Milcendeau, exilée sous son chaume deSoullans, disait les larmes que le hurlement incessant de l’hiverarrachait à ses nerfs brisés.
Au soleil de juin, c’est une fête de voir les troupeaux bien nourris,grands boeufs pâles, vaches au mufle huileux, disposer, sur les fondsverts, la masse décorative de leurs formes graves. L’heure du lait, lesoir, les groupe aux échaliers près des bidons qui attendent. Lesfilles portent les sceaux crémeux, bras nus et la crinière coulée surla nuque dans une résille. Les moutons font tache de-ci, de-là ; lespoules s’affairent, bien campées, l’oeil vif ; les canards bâfrent,culs-de-plomb qui tranchent de l’aventurier en jouant de la corne. Maisils ne feront jamais qu’un voyage au marché de Saint-Jean-de-Monts, deChallans ou de Machecoul, les pattes liées au fond d’un cageot, etl’âne en rit qui les conduira.
Lui, du moins, il engraisse. Bête de misère dans les régions tondues,l’âne tient au Pays de Retz sa prébende. Le poil frais, l’oreille vive,agile et bonhomme, il hante les fermes, les grèves, les foires, leschemins. On le voit paître les fossés en frétillant de la queue,traîner des charges de bousas, des montagnes de paille de fèves etporter le sel gris, tantôt poussé par un paysan en chapeau maraîchin,tantôt conduit par une femme abritée sous la coiffe en anse de panierqu’on nomme quinchenotte. Il est à l’échelle des maisons et sa finecouleur s’accorde naturellement aux pastels du paysage. Si j’avais àdoter le marais d’armoiries parlantes, je choisirais, pour lereprésenter, l’eau, le nuage et l’âne. C’est un malin, en dépit de saréputation, et un sage. J’ai eu naguère une bourrique qui n’avait riende plus pressé que de se rouler dans la poussière chaque fois qu’on luipassait l’étrille. Elle m’apprit ainsi à mépriser les vanités mondainesdont le cheval et ceux qui le montent sont tout farcis.
Petit à petit, d’ailleurs, l’âne cède le pas à l’automobile et c’estdommage. M. Guilloux, l’historien du marais breton-vendéen, nousapprend que jadis, du XVe au XVIIIe siècle, la baie de Bourgneuffournissait de sel une bonne moitié du monde civilisé. Des flottes dela Hanse le venaient charger en l’île de Bouin, tandis qu’huguenots etpapistes argumentaient à coups de rapières, aux entours de Beauvoir,sur la façon correcte de gagner le ciel. On disait, en Allemagne, lesel de la Baye, sans plus, et il faisait prime. Mais la vaseenvahissait les côtes, les salines. Des siècles de lutte n’empêchèrentpas la défaite. On dut planter où la mer cristallisait. Le maraissalant devint le marais gât, en culture, et la fève, le blé, le foinéliminèrent lentement le sel. Il n’est plus aujourd’hui qu’uneressource médiocre en comparaison des céréales, de l’élevage. Lesnourrisseurs de Paris écument les marchés : volailles grasses,prés-salés, veaux laiteux. Et la mécanique, qui vous aplatit proprementun poulet sur le macadam, chasse à son tour notre lambin de bourricot.
J’ai remarqué pourtant que cette richesse d’après guerre avait moinsatteint le pittoresque qu’on ne l’a dit, en Bretagne comme en Vendée.Bien des paysans de la vieille Armorique ont profité de l’argent pourremonter leur garde-robe en veste de velours, en gilets brodés, entabliers de soie. Au marais on bâtit toujours la bourrine en regard desmurs de pierre. Et, ma foi, j’ai beau y regarder de près, je retrouveencore intacte la nature et les hommes qu’ont peints Lepère etMilcendeau.
Le premier avait choisi le marais par élection, pour s’y recueillirquelques mois chaque année, le second tenait au sol par ses ancêtres,et il y a entre eux la différence du sang comme entre demi-frères. Ilfaudrait ignorer la maîtrise de Lepère, sûr de ses moyens jusqu’àéblouir, son intelligence, sa sensibilité, pour douter de la façonadmirable dont il a pu interpréter les massifs d’arbres au bord desroutes, - oh ! le beau souvenir des frondaisons de Watteau ! - laplaine submergée où le maraîchin pousse la yole sous les tétards, lehameau transi, la nue convulsive, le marché grouillant. Le drame de laterre et de l’eau où se débat l’homme, ce monde mouvant, dilué, sansfond, sur quoi se dressent des troncs cornus, des baliveaux instableset une volonté de vivre, il en a pénétré et rendu la grandeur tragique.Et il a été touché par la lumière aussi, cette lumière moelleuse, àfacettes, qui réserve à ce lopin de boue une richesse incomparable.
Mais dans sa
Bièvre,dans ses
Quaisde la Seine, dans sa
Normandie, danstoute son oeuvre, je sens la même acuité, les mêmes raffinements demétier, le même oeil. Milcendeau possédait deux regards. En Vendée, unnouveau génie l’habite. Il n’est plus uniquement l’artiste qui met sonsavoir et ses dons au service d’un sujet qui l’émeut. Il estvisionnaire. Ses morts, des paysans à bourrine, parlent en lui. Lemarais, sous ses crayons ou son pinceau, devient religieux. Aucuneffet, aucune déformation de style, mais une vérité grave jusqu’aurecueillement, profonde jusqu’à l’angoisse.
Lui seul a crayonné, avec la naïveté savante d’un Clouet qui vad’emblée aux traits essentiels, le maraîchin rasé, plissé, tanné,coiffé d’un chapeau rond, vêtu d’un frac en forme de boléro et d’unpantalon collant à pleines fesses. Lui seul a fixé dans des gouaches,des dessins parfaits et sans détours, l’âme chaude, contenue, desfilles à cheveux plats, brunes sanguines aux lèvres estompées, auxbeaux yeux sombres, au menton court. S’il aimait la mutilation desvieux visages, le printemps craintif des adolescentes rustiques n’a pasmanqué de l’attirer. Il y a dans ses horizons gris une fatalité quifait mal. Ses toits de chaume ne posent pas, ils souffrent. Sesintérieurs fascinent. Milcendeau prend le marais et nous ouvre soncoeur. Passant ailleurs, il est ici de la famille. Et s’il a rapportéd’Espagne une oeuvre lucide, c’est que le maraîchin rappelle dans sestraits, sa vêture, les paysans du Léon dont il serait, dit-on, undescendant émigré.
Chacun va où son démon le pousse et il n’est pas vrai de prétendre quel’artiste fait ce qu’il veut. Ces quelques lieues carrées où le Pays deRetz s’ajuste au Pays de Monts, ont inspiré des peintres diversement.Peské a pris l’arbre en bûcheron, en poète. Antral a pris l’eau et lessignes primitifs d’une nature élémentaire.
J’ai découvert Antral au bourg des Moustiers, dans la maison de la mèrePinson, un beau matin qu’une brise vinaigrée enfilait la ruelle. Ilvenait de Nantes : escale au port, aux rues chaudes, tordues, fades,lumineuses, musicales. La Loire et le lac de Grand-Lieu l’avaientpréparé à ces horizons déserts que hachurent, au premier plan, un joncmaigre, des osiers, et il tenait de la mer la révélation des cieuxdramatiques. Il ne fut pas longtemps à prêter l’oreille pour entendrela langue du Pays de Retz, les sables pâles comme un champ d’avoine,les vasières opalines, la baie lourde, bilieuse, arrondie dans un beaumouvement circulaire, les étiers taillés dans une terre pourrie - leCollet, les Brochets, l’Époids, - où christe-marine, algue, pourpiersucent leur vie côte à côte et qu’un balisage de perches rustiquesprolonge dans le large, les douves des salines, croûtées comme unvisage malade, les poteaux du télégraphe si hauts sur la plaine, lescoiffes blanches, les maisons blanches, le vent…
Un soir de septembre, ces soirs si grands chez nous où les nuagess’arrêtent, échafaudent leurs masses et s’ouvrent tout à coup dans unéclatement pourpre, j’ai quitté Antral. Il emportait dans ses cartonsce pays où nous avions roulé ensemble, où il ne reviendra peut-êtrejamais. Je me suis retrouvé seul sur la route, avec la chaleurmélancolique d’une forte poignée de main et cette pesanteur de l’âmequi suit les évasions exaltées. Le crépuscule couvait encore desbraises rouges dans ses cendres soufrées. Un phare s’alluma : le Pilierqui me fait signe du côté de l’aventure depuis tantôt quarante ans. Jevis la mer, molle et passionnée comme une phrase de Chopin, musiquefanée qui vous brise… Ah ! que cette terre que je traîne aux semellesme parut pesante, en rentrant !