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D’ESPILLY,Marie : Lavieille fille (1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.I.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Lavieille fille
par
Marie d'Espilly

~ * ~

Lacontinence et la pureté ont leur usage, même pour la po-
pulation ; il est toujours beau de se commander à soi-même,
et l’état de virginité est par ces raisons très-digne d’estime ;
mais il ne s’ensuit pas qu’il soit beau, ni bon, ni louable, de
persévérer toute la vie dans cet état, en offensant la nature et
en trompant sa destination. L’on a plus de respect pour une
jeune vierge nubile que pour une jeune femme ; mais on en a
plus pour une mère de famille que pour une vieille fille, et cela
me paraît très-sensé.

J.-J. ROUSSEAU.


SI nous avions mission de faire une histoirecomplète de la vieille fille, dans tous les temps et chez tous lespeuples, si nous devions la prendre à son premier berceau, la suivredans tous ses développements, sous toutes ses formes, il nous faudrait,le flambeau de l’analyse philosophique à la main, remonter la routeobscure du passé jusqu’à l’origine des antiques civilisations, secouerla poussière amoncelée sur leurs débris, évoquer leur esprit, ranimerl’Inde, l’Égypte, la Grèce et Rome, et redescendre par le christianismeà travers toutes les misères du moyen age. Un tel travail nousentraînerait sur un terrain immense, il toucherait à toutes les hautesquestions sociales, politiques et religieuses. Il nécessiterait uneanalyse rationnelle de la nature humaine ; il ajouterait à la longuelitanie des douleurs de l’humanité.

Mais notre tâche se borne à la peinture de la vieille fille actuelle,française et parisienne surtout, car Paris, cet assemblage de tous lescontraires, ce temple du goût et de la grâce, cet enfer et ce paradisdes femmes, ce minotaure qui chaque jour dévore des milliers de jeuneset généreuses existences, voit naître rapidement un grand nombre devieilles filles. Autrefois les murs des cloîtres les cachaient presqueentièrement ; aujourd’hui elles se montrent partout. Autrefoisl’orgueil du blason et la cupidité titrée se développaientprodigieusement dans la première classe de la société ; aujourd’hui unautre orgueil, une autre cupidité, donnent aux classes moyennesl’honneur de les multiplier le plus. Autrefois c’était le défaut absolude culture intellectuelle, aujourd’hui c’est une instruction, destalents en désaccord avec certaines nécessités sociales qui condamnentles femmes au célibat. La vieille fille encombre les institutions,emplit de son nom les petites affiches aux articles gouvernantes,demoiselles de compagnie, leçons de langues, de musique, de peinture,etc., etc. On la voit dans nos athénées, nos cours publics etparticuliers, cherchant sans doute à se tresser, avec quelques fleurscueillies dans le champ de la science ou de l’art, une guirlande qui laconsole de celle que l’hymen n’a pu poser sur son front virginal.

La plus féconde des diverses causes auxquelles on doit attribuer samultiplication actuelle, est incontestablement l’adoration croissantedu veau d’or, unique dispensateur des délices d’un luxe arrivé à l’étatde nécessité presque universelle. Tout pour l’argent et par l’argent ;sans lui, rien. Base de l’échafaudage de notre système politique et sapremière loi morale, il est naturellement aussi la première, la pluspuissante passion d’une époque où la soif du pouvoir est devenue unesorte d’épidémie générale. Vouloir que les hommes, enfoncés dans legouffre d’une sordide industrie, ne se transforment plus enmarchandise, qu’ils cessent de se tarifer en sens inverse de leurréelle valeur, et renoncent à ne faire du lien conjugal qu’un viltrafic, c’est leur demander l’impossible. D’ailleurs, il faut lereconnaître, le grand nombre a besoin du pavois de la fortune pour êtreremarqué, d’une forte dot pour venir en aide à sa boiteuse ambition !le plus maltraité par la nature se croit sans prix, s’il a publiéquelque mauvais livre, ou s’il possède un diplôme d’avocat. Citez unejeune personne charmante, dites : « Elle unit les qualités de l’âme àcelles de l’esprit, » et l’on vous interrompra en s’écriant : « Aufait, combien vaut-elle ? sont-ce des écus comptant ? »

Donc peu ou point de mariage possible pour la Parisienne pauvre.Quelque honorable que puisse être ou le nom qu’elle porte, ou le sangdont elle est sortie, elle n’en devra pas moins, paria de la fortune,vivre le plus souvent triste et solitaire en ce bas monde, si elle n’yveut voir ses ailes d’ange exposées aux souillures de la corruption.Non, presque jamais pour elle de couronnes nuptiales, de chastes etlégitimes amours ! Paris ne lui jettera que les fleurs de la séduction,il ne lui prodiguera que de trompeurs hommages et de mortellescaresses, véritables étreintes de vautour.

Le développement de la vieille fille peut se scinder en trois époquesdistinctes : la dernière commence à quarante-cinq ans, la seconde àtrente-cinq, et la première à vingt-cinq ; car, hâtif dans toutes sescréations, Paris n’attend pas le déclin des roses de la beauté, lachute de leurs derniers pétales, préludes et signes d’une cruelletransformation, pour appliquer à une femme l’épithète de vieille fille.Est-il une qualification plus désespérante par le ridicule qu’elleimprime, les froissantes préventions qu’elle inspire et l’étendue dusens que le monde y attache ? Dans son langage, vieille fille signifietoujours tout ce qu’il y a de plus ennuyeux, de plus aigre, de plustriste, des ruines.... Aussi n’est-il guère d’hommes en quête del’ambroisie matrimoniale, à moins que l’or irrésistible ne se trouve làpour les attirer, qui ne fuient à ce mot de vieille fille, comme si unplomb meurtrier menaçait de les atteindre ; et n’est-il pas non plusbeaucoup de mères qui ne souffrent toutes les douleurs à l’approche desvingt-cinq ans de leur fille, et n’imaginent mille innocentsstratagèmes pour en cacher le plus longtemps possible la fataleconnaissance au monde.

C’est à sa seconde époque que la vieille fille doit être observée. Plustôt, le temps a manqué à la double action du célibat et du monde pourmûrir ce fruit social, lui donner toute l’âcre saveur que sa nature luipermet d’acquérir. Plus tard, beaucoup d’oppositions de couleurs sesont affaiblies et fondues sous  un glacis général,ordinairement terne, froid, gris ; beaucoup de différences se sonteffacées : la vieille fille, en quelque sorte, est arrivée à l’étatd’une médaille dont le frottement des siècles aurait usé les principauxtraits. Souvent alors la pétrification du coeur s’est tellementcomplétée, qu’il est difficile de reconnaître la malheureuse créaturequi ne s’usa que par le sentiment, d’avec celle qui n’aima jamais rien,ou ne but qu’à la coupe du plaisir.

A la troisième époque, la vieille fille, considérée dans sa généralité,se ressemble partout. Deux ou trois coups de crayon et quelques teintessuffisent pour la reproduire à peu près complète.

A Vienne comme à Londres, à Paris comme en province, ce sont les mêmesridicules et les mêmes défauts. Chez la majorité des vieilles filles decinquante ans, mêmes prétentions plus grotesques les unes que lesautres, mêmes minauderies sentimentales, mêmes poses de beauté de seizeans, même maintien de précieuse au regard louche, mêmes façonsd’intolérante bigote, cachant sous un air hébété, ou de chat qui faitpatte de velours, l’humeur la plus méchante, une passion aussi fortepour le sensualisme de la médisance que pour celui de la bonne chère.Ses bichons et ses perroquets ont ordinairement seuls la puissance deraviver une sensibilité qui paraît complétement éteinte. Acceptée commeun fléau, reçue comme une caricature, supportée comme une pénitence,elle provoque l’effroi, excite le rire, détermine l’ennui, et, dans saforme de bigote surtout, se montre en toute circonstance une des plusfavorites incarnations de l’égoïsme.

Variant selon son tempérament, son caractère, son éducation et lesdiverses causes de son célibat, la vieille fille offre à ses deuxpremières époques les plus grandes oppositions. Vue d’une certainefaçon, on la proclamera un des symboles du progrès ; prise d’un autrecôté, elle apparaîtra comme un des fantômes du passé. Sur tel terrain,elle formera une corporation stupide ; sur tel autre, une phalangeintelligente. Dans le coloris de certains portraits on retrouveraquelques nuances rappelant cette célèbre étaïre dont Aspasieen Grèce et Ninon chez nous furent les plus parfaits modèles. Au basd’une esquisse représentant la vieille fille vouée au célibat, autravail et aux privations de toutes sortes pour soutenir une familleruinée, une mère infirme, on écrira le coeur plein d’admiration : «Nouvelle Antigone. » Sur d’autres tableaux, reproduisant les tourmentsde son âme, retraçant ses traits prématurément flétris, disant ledécouragement de toute sa personne, se lira le poëme entier desdouleurs de l’amour. Un teint bruni, une lèvre surmontée d’un duvetaussi noir que l’oeil, des mouvements heurtés, l’humeur la plusorageuse, révéleront souvent la martyre d’une organisation quel’hygiène du célibat conduira à la catalepsie ou à la démence. Ici sadevise sera le plaisir, là l’étude. On la trouvera tantôt pyrrhonienne,tantôt crédule, matérialiste, spiritualiste, coquette, sentimentale ;souvent à la fois l’une et l’autre, et, par exception, sans feu aucoeur, sans électricité dans la tête, être anormal, nature fossile,elle échappera à toute classification. Dévote, elle se différencierasur chacune des rives de la Seine, et sera beaucoup plus craintive auMarais qu’au faubourg Saint-Germain. Dans le quartier aristocratique,elle s’appuie sur ses titres héraldiques, titres quasi-divins ; c’estune alliée naturelle de l’église, qui lui doit à perpétuité sesindulgences plénières et les honneurs célestes. La vieille fille, à sadernière heure, peut répéter avec le même ton d’autorité larecommandation que faisait en mourant une des filles de Louis XV,princesse Louise, religieuse au Temple :

« Vite, vite, qu’on me mène en paradis au grand galop. »

Sous d’autres aspects, elle n’apparaît pas non plus la même à laChaussée-d’Antin qu’au faubourg Saint-Germain. Pauvre fille de lanoblesse, elle est bien moins froissée dans son amour-propre de femme,bien moins triste à voir que pauvre fille de la finance, de ce monde depatentés millionnaires, à l’âme de granit, au coeur de métal, qui n’ontde regards que pour la fortune, et donnent à son célibat tous lescaractères d’un ostracisme aussi humiliant que cruel. Grandedemoiselle, elle est moins sombre, ou moins abattue ; au-dessus dudédain par son beau nom, elle le défie, ou le rend avec usure.L’Allemagne est toujours prête à lui envoyer un brevet de pureté, à ladécorer d’une croix de chanoinesse : hochet dont le monde peut rire,mais qui parmi les siens lui donne avec l’indépendance d’allures d’unefemme veuve le titre flatteur de madame. Loin de lafaire repousser, sa pauvreté ajoute souvent au contraire à laconsidération dont l’entoure sa caste. Pour être proclamée admirable,elle n’a qu’à se poser en martyre de ses parchemins. Toujours alors, cequi parfois est vrai, quelque riche parvenu aura osé prétendre à samain ! aura osé espérer greffer la plus roturière postérité sur unarbre généalogique dont les racines s’enlacent et se perdent dans leberceau de la monarchie légitime. En redisant avec quelle indignationelle le repoussa, non-seulement elle se console et caresse même sonorgueil féminin, mais elle s’assure, au besoin, toutes les immunités deson noble faubourg, trop au-dessus du vulgaire, trop rempli encore deses traditions de Versailles, pour avoir jamais, dans aucun cas, lemauvais goût de lui demander plus qu’une vertu de surface.

Laissons aux amateurs du jadis,qui, comme certains damnés de l’enfer du Dante, ont le visageéternellement tourné à contre-sens, le privilége exclusif d’admirer lavieille fille de l’espèce séculaire. Paris ne la produit plus qu’envertu de l’universelle loi, qui demande toujours au temps présent unpeu de celui qui le précéda, au fils un peu du père, pour empêcherqu’il y ait jamais nulle part solution de continuité. oeuvre d’uneéducation complétement fausse, absurde, atrophiante, cette nature devieille fille, espèce de végétation blafarde, ressemble à ces moussespoussées loin des rayons du soleil, entre les fentes d’un sépulcre, aumilieu d’un amas de ruines, et sentant le moisi d’une lieue ; elles’épanouit encore dans la plus grande partie des départements, maiselle ne se voit plus guère dans notre capitale, qu’aux environs de laplace Royale, parmi les rares familles de bonne bourgeoisie, ou depetite noblesse, restées religieusement  attachées à leurstraditionnelles façons d’être et de penser d’avant mil sept centquatre-vingt-dix.

Entraînée dans la chute d’un édifice social vermoulu, hors de mesureavec le présent, l’Église croule de toutes parts sous les coupsredoublés du tonnerre des révolutions prédestinées à accélérer sa chute: qui la soutient encore, qui en est à juste titre l’espoir et laconsolation ? C’est la vieille fille, façonnée plutôt pour la vie ducloître que pour celle du monde, à peu près unique et dernier jet desantiques croyances de ses pères.

Les mille manies dont cette vieille fille fut toujours richesuppléèrent, dès son plus bas âge, avec tant d’avantage aux ravages dutemps, aux stigmates de la goutte, de la paralysie, qu’elle parut aussirespectable à vingt ans qu’elle le sera à soixante.

Esclave née de certaines lois gothiques, ressuscitées pour elle seule,elle ne pourrait songer à les enfreindre sans compromettre à l’instantsa réputation. Ses sentiments, ses pensées, ses paroles, ses actions,ses gestes, sa pose, son costume, sont, depuis sa naissance jusqu’à samort, invariablement réglés et stéréotypés à l’avance. Elle doitinterdire à sa scrupuleuse virginité telle coupe de robe, telle étoffe,tel pompon. Comme un enfant à la lisière, elle n’entrera dans un salonque suspendue aux côtés de ses parents. Mise en modeste premièrecommuniante, elle semble oser à peine lever les yeux, ne parle qu’enAgnès et n’agit qu’en automate. Plus délicate que la sensitive, elle sereplie sur elle-même au moindre mot, avant qu’on l’approche. Mélange desuperstitions de toute nature, elle a peur du vendredi et du diable,craint les revenants, consulte les cartes, et regarde Voltaire etRousseau, dont elle ne lut jamais une ligne, comme la désolation de l’abomination.En rapport avec son esprit resté en friche, ses talents brillent desdélicatesses qui la caractérisent. Nul profane ne la verra se mettre aupiano, et ne l’entendra jouer sans redire avec plus d’effroi que jamaisle mot de Fontenelle : « Sonate, que veux-tu de moi !! » Sesintonations dans la romance, son triomphe ! où elle distille le mieuxtout l’opium de sa voix, suffiraient, si l’on ne connaissait lesincohérences, les bizarreries et les infinies contradictions de notredouble nature, pour faire jurer qu’elle fut, est, et sera toujours laplus blanche des colombes, comme l’appelle son vénérable directeur.

L’histoire de son péché, quand péché il y eut, et que le secret enéchappe on ne sait comment, se raconte en deux mots : ce fut unesurprise du démon, surprise dans laquelle l’âme, loin de faillir,demeura toujours complétement pure du sentiment qui, vingt ans aprèsson malheur, derrière les murs du Paraclet et sous le cilice, régnaitencore en maître sur le coeur d’Héloïse prosternée au pied des autels.

Sujet plaisant ou triste selon que l’observation est frivole ousérieuse, cette espèce de vieille fille est étrangère à tout ce quel’univers matériel et immatériel, le monde de la pensée et celui dusentiment offrent de véritablement noble et sublime ; elle prouve ladéplorable puissance de certains principes, et montre à quel point ilspeuvent enrayer l’intelligence et dessécher l’âme.

Il n’y a pas deux mois qu’une de ces saintes créatures, l’orgueil duMarais, la plus infatigable fondatrice de chapelles, la meilleurepratique de la loueuse de chaises et la plus vigilante conservatricedes fines aubes de monsieur le curé, la plus assidue néophyte desretraites et des stations, en fournissait un nouvel exemple. Saisietout à coup de la crainte de manquer son salut, elle s’enfuyaitmystérieusement de la maison paternelle, ne laissant pour adieu que cebillet au vieux père dont elle était l’unique enfant, la seule joie, etqui l’avait mille fois conjurée de ne jamais l’abandonner, si elle nevoulait le tuer à l’instant.

    « Mon père,

« Sous peine de perdre mon âme, je ne devais plus tarder davantage àobéir à notre Seigneur Jésus, qui, vous le savez, m’appelait depuislongtemps au glorieux titre de son épouse. Pardonnez donc à votrerespectueuse fille, bénissez-la toujours, et croyez qu’elle ne cesserade prier pour vous dans ce monde et dans l’autre. »

Depuis six semaines ce père infortuné ne souffre plus, il est mort !...mort dans les convulsions d’une cruelle agonie ! mort en redemandantvainement à la revoir, à l’embrasser encore une fois ; mort en faisantentendre avec son dernier soupir le dernier cri de sa tendresse, unedernière bénédiction pour l’enfant que son regard cherchait toujours.

Le type de vieille fille que le progrès burine le mieux, dont il estdevenu la religion, qui le suit jusque dans ses voies les plusavancées, n’appartient pas communément aux natures qui se résignent,mais à celles qui se décident, à ces organisations fortes, pourlesquelles une détermination prise est un arrêt dont elles ont calculéet savent subir toutes les conséquences, qui de bonne heure virent,jugèrent le monde, se connurent, apprécièrent leur position, etsentirent qu’afin de ne pas toujours marcher de douloureuses déceptionsen douloureuses déceptions, elles ne devaient demander qu’à l’étude etaux arts l’emploi de leurs belles facultés, et ne donner qu’auxaffections de famille, à la sainte amitié, tous les trésors de leurâme. Trop éclairées, trop justes pour ne pas faire une part convenableaux faiblesses et aux nécessités de positions, elles sont indulgenteset bonnes avec les femmes ; sans fiel et sans haine avec les hommes.Vivant de préférence dans l’atmosphère élevée de l’art et de laliberté, enthousiastes du grand, du beau, du bon, comprenant tous lesdévouements, elles fournissent des modèles d’amitiés parfaites.

Entrées courageusement à visage découvert dans leur vie  devieille fille, elles se consolent des vides du pâle et froid célibatpar le sentiment de leur fière personnalité qu’auraient souventblessée, dans une alliance de pure convenance, les vices de laconstitution actuelle du mariage. Dès leur première époque, elles vont,viennent partout, appuyées sur leur seule force. Toujours naturelles,franches, au-dessus des sots préjugés, elles savent, dans l’occasion,se prêter aux plus folles allures d’une causerie de salon, sans cesserjamais de faire respecter, avec un tact exquis, les diversesdélicatesses de leur nature, aussi éloignée de la pruderie quicaractérise la fausse vertu, que de l’effronterie qui signale le viceéhonté.

Production essentiellement parisienne, cette espèce de vieille fille,qui enrichit par ses plus hautes individualités nos musées de peintureet de sculpture, place son nom à côté de ceux des meilleurs rédacteursde nos revues scientifiques et littéraires, fournit à l’enseignementles plus précieuses institutrices, et aux enfants des riches de tousles pays les plus parfaites gouvernantes. En quelque lieu qu’elle soitappelée pour enseigner notre langue, notre littérature et nos arts, surles rives de la Néva, aux bords de l’Adriatique, à Berlin, àPhiladelphie, toujours digne fille de cette terre de France, que marqueun sceau providentiel, partout elle sait accomplir sa tâche dans lamission nationale, élargir avec autant de zèle que d’intelligence lesplus nobles voies du progrès.

Observée dans sa vie la plus intime, de vingt-cinq à trente-cinq ans,la vieille fille fournira sous sa forme sentimentale le sujet des plustouchantes élégies, et de nombreux drames dans lesquels les hommesauront toujours joué les rôles honteux. Sous cette forme, aimante commela Julie de Saint-Preux, aussi dévouée, aussi faible, elle payaquelquefois une ombre de bonheur rapidement évanoui, avec les larmes etle désespoir de la fille déshonorée, de l’amante trahie, de la mèred’un enfant sans nom. Sous cette forme, elle est toujours la plusmalheureuse des créatures, et le vide du coeur lui est aussi mortel queles perfidies de l’amour. Le dégoût, la consomption dévorent sa vie etparfois dénaturent si rapidement son caractère, que de sa première à saseconde époque, il devient entièrement méconnaissable. A la foi vive asuccédé le plus glacial scepticisme, le monde n’est plus à ses yeux quela monstrueuse réunion de tous les vices. Désolante à entendre, ellefait mal à voir. Sa mise négligée, son regard morne, ses traitsaltérés, son teint pâle, sa démarche dédaigneuse, le timbre sec de savoix, indiquent le bouleversement de ses sentiments, l’agonie d’unetendre nature qui cependant résiste quelquefois aux coups du sort.Souvent alors, modèle de courage et de saint dévouement, âmeincomprise, ou coeur blessé, elle vient, sous l’habit d’une soeur del’ordre de Saint-Vincent-de-Paul, vouée au service des pauvres et desinfirmes d’une société qui la méconnut ou la martyrisa, lui rendreautant de bien qu’elle en reçut de mal.

La sentimentale de vingt ans, qu’une affreuse trahison devaitprématurément désillusionner, fut quelquefois la douce chrysalide de lacoquette de vingt-cinq. Celle-ci, insensible et rusée tacticienne,créée pour appliquer la loi du talion, rendre tromperie pour tromperie,tendre piége contre piége, vulnérable seulement dans sa vanité, nesouffre bien cruellement qu’aux approches de sa seconde époque. Elleest forte, fait la difficile, tant que les manoeuvres de sa stratégielui valent une apparence de succès, tant qu’elle croit fermementparvenir à prendre enfin un mari dans ses lacs, et arriver par lui à lahaute position  qui fut quelquefois le rêve de sa jeunesse etla cause de son célibat. Mais quand le marteau du temps sonne le glasfunèbre de ses dernières espérances, ainsi qu’un chasseur acharné à lapoursuite d’une proie qu’il voit sur le point de lui échapper, ellerappelle sa première vigueur, se donne mille fatigues, fait entendretous les langages pour saisir celle qu’elle convoite. Poussant les plusgros soupirs, elle imite la colombe, feint l’innocente, ne parle plusde fortune, de rang, ne demande plus qu’un coeur et une chaumière, etpromet tous les bonheurs, tous les dévouements au mortel quel qu’ilsoit, employé à 1,500 fr. ou Quasimodo, qui viendra poser sur son frontjauni la symbolique fleur d’oranger.

Toujours parée, et souvent au prix de mille secrètes privations,surchargée de gaze, de fleurs, de panaches, de rubans aux couleurs lesplus éclatantes, avide de soirées, de fêtes, elle reste sur la brèchetant qu’elle imagine faire encore illusion sur l’âge de ses attraitsdélabrés ; mais un jour arrive, hélas ! où le mari ne peut plus seprendre à la glu de grâces décrépites, songeant à s’envelopper deflanelle, à se mettre du coton dans les oreilles et des lunettes sur lenez. Dès lors la vieille fille offre le phénomène d’une soudaine etcomplète révolution. Du jour au lendemain, transformée en dévote, elledevient un dragon de vertu, se serrant la gorge à s’étrangler dans lefichu que la veille voyait encore entr’ouvert, et ne prêchant plus quele renoncement aux sataniques pompes du monde. Métamorphose qui devraitétonner, si l’on ne savait ce que la femme de quarante-cinq ans peutretrouver sur le terrain du confessionnal, au milieu d’un nuaged’encens et dans un favorable clair obscur.

La vieille fille de la plus abondante variété, celle que la conquête dujour consola toujours de la perte de la veille, parut souvent pendantsa première époque une énigme sans mot. Nature mixte en oscillationperpétuelle, elle dut en bien des circonstances dérouter l’observateuret mettre le jugement en défaut. Moitié coquette et moitiésentimentale, moitié calcul et moitié dévouement, moitié mensonge etmoitié vérité, moitié trompeuse et moitié trompée, elle commençaquelquefois par le scepticisme, et finit toujours par la crédulité.

Plus elle s’éloigne de l’âge de plaire, plus son coeur et sa vanitésemblent s’entendre pour s’aveugler mutuellement. La regarder fixementsans rire, l’écouter longtemps sans bâiller, sont deux choses à peuprès également impossibles. Passionnée pour la littérature sentimentale, unvolume de roman à dévorer le soir avant de s’endormir, lui est aussiindispensable que sa tasse de café au lait le matin en s’éveillant. Dixfois, au besoin, elle relira le même ouvrage, sauf cependant Lélia qui, selonelle, n’est que l’oeuvre indigeste et mortelle d’une imagination endélire.

Les tristes passions que les outrages du célibat ont fait germer enelle, grandissent surtout d’une manière effrayante à l’arrivée de sestrente-cinq ans, vieillesse de sa vie ; car, stérile branche de l’arbrehumain, la vieille fille se trouve fatalement privée de cette sorte deseconde jeunesse, dont la nature ne gratifie que la femme ayant remplisa destinée.

Rongée d’envie comme la coquette, Caligula féminin, tourmentée duregret de ne pouvoir d’un seul coup remplir de défauts, enlaidir,vieillir toutes celles qu’elle sait jeunes, belles, spirituelles,aimées, elle éprouve presque des convulsions d’épileptique à la vue denouveaux et heureux époux. Jeunes filles, redoutez-la, car ses parolessont horriblement corrosives, craignez surtout de lui faire connaîtrel’objet aimé, non qu’elle puisse réussir à vous enlever son coeur, maisparce que son langage au moins perfide, s’il n’est calomnieux, mettracruellement en relief vos petits défauts.

Elle est de toutes les femmes celles qui, généralement, s’identifie lemieux avec son âge de convention. Surprenez-la dans le plus disgracieuxnégligé : le matin, au moment où, venant d’achever la toilette de sonchat, elle prépare la sienne, et vous en aurez une idée. Oubliantqu’elle pose devant vous presque in naturalibus, que sacornette ou son foulard cachent mal des tempes creusées et rayées parles années, fille de quarante-cinq ans, elle vous dira encore du ton leplus convaincu, en vous lançant un regard bien sentimental : «Figurez-vous que j’en ai déjà vingt-huit. » Presque sexagénaire, elles’écriera : « Je ne suis pas précisément vieille, cependant àtrente-neuf ans on n’a plus de prétentions. »

Aussi ardente à la poursuite d’un mari, aussi alerte à tendre sespiéges matrimoniaux, mais, par suite de sa double cécité, bien moinsadroite que la pure coquette, elle est exposée à de beaucoup pluslourdes chutes. Une banalité jetée encore par pitié à son oreille etqui vantera sa fraîcheur de feuille morte, peut lui donner le vertige.Un dérisoire serrement de main peut la convaincre que l’amour, en styled’épithalame, lui amène enfin l’hymen. Une épître bien remplie depoints d’exclamation, qu’un dernier venu sans consistance aura mise àson adresse dans un moment de désoeuvrement, suffira pour paralysertous ses principes de prudence et de sagesse, tous ses scrupules dedévote et toutes ses craintes de l’enfer... Dans ce dernier cas, lejour du rapide abandon arrivé, si elle n’imagine devoir faire honneurde son célibat à une fidélité promise, à la froide cendre d’un coeurdont elle affirmerait avoir été l’unique passion, elle se pose enintéressante victime de l’inconstance. Clarisse de trente-cinq ans,elle arrange l’histoire de la séduction d’un Lovelace de vingt-quatre,de façon à y trouver un petit triomphe pour son amour-propre decoquette. Aux amies qui malheureusement en connurent toutes lespéripéties, et sourient en l’écoutant, elle dit et redit d’une voixvibrante de vanité, aux jeunes et jolies surtout :

« Que mon exemple vous apprenne à vous défier des serments d’amour, carjamais femme n’en reçut de plus brûlants, jamais peut-être autant detémoignages d’idolâtrie ne furent prodigués à la plus belle, jamaisséduction plus savante, plus irrésistible !... »

Après ce dernier et cruel épisode de sa vie d’espérance, la nouvelleClarisse se voit presque toujours obligée d’aller passer quelques moisà la campagne pour y retrouver une santé momentanément perdue par lechagrin. Au retour, on ne la croirait plus la même personne. Devenuehumble et doucereuse, elle se met dans l’ombre, et n’attaque plusqu’avec le ton de l’indulgence les réputations qu’elle veut tenir. Maispeu à peu les tristes souvenirs s’effacent et le naturel de la vieillefille reparaît modifié cependant par l’exercice de la charité. Alors onla voit supporter avec une angélique patience tous les méchantscaprices d’un pauvre orphelin qu’elle dit avoir juré sur le lit d’unemourante de ne jamais abandonner, et qui lui ressemble tellement qu’onl’en croirait la grand’mère.

Égarée par une imagination de feu, entraînée par son coeur, enveloppéedans les réseaux d’une irrésistible séduction, poussée par les rigueursdu sort, stimulée par des instincts de coquetterie, des besoins delocomotion, la vieille fille du dernier type dont l’esquisse puisseentrer dans notre cadre, et que nous appellerons demi-étaïre, sortieen grande partie de la province, est venue jeune à Paris. Rarement elley apporta la première fleur de sa couronne de vierge ; souvent elle n’yfut amenée que pour cacher sa première souillure, pleurer son premierabandon, trouver sa première consolation, saisir les moyens de rentrerdans sa ville natale, heureuse, triomphante et purifiée par le mariage.Le premier acte du drame de sa vie d’amour finit fréquemment à dix-huitans par un enlèvement, et son dénoûment à quarante-cinq par unedéclaration de principes, aussi peu charitables que rigides. Naturegénéralement malléable, elle prit vite les principales empreintes dumonde parisien, appartenant à tous les rangs, réunissant tous lescaractères, superstitieuse comme la vieille fille du passé, intrépidecomme celle du progrès, dévouée comme la sentimentale, flottante commela demi-coquette, savante comme la coquette.

Quelquefois, dès son sixième lustre, elle s’est jetée avec sincéritédans le mysticisme ; souvent, à son neuvième, elle se montre encorevéritable épicurienne. Toujours convive exacte au banquet offert à lajeunesse, à la beauté, par la nature et le monde, jamais elle ne lequitte avant d’avoir bien savouré tous les plaisirs, toutes les extasesde la passion. Néanmoins elle tient autant que possible à sauver lesapparences, ses manières réservées sont, même dans certains cas,entachées de pruderie. Au besoin, elle se dit veuve ; le mari dut êtrealors quelque brave capitaine tué à Constantine ; d’autres fois il n’apas cessé de vivre, joueur incorrigible, après avoir perdu la plusbelle fortune, il s’est enfui on ne sait où : en Égypte, à Lahore. Leséducteur ou l’amant demeurent toujours cachés sous un nom d’oncle oude cousin. Parfois l’éclat forcé et le nombre de ses amours, loin del’empêcher de sortir jamais de sa corporation, semblent lui avoirprocuré les moyens de finir par un meilleur mariage, qui seul peut luiobtenir cette estime d’un monde dont la morale ne se calque guère surles principes de l’éternelle justice.

Maintenant un dernier regard sur la vieille fille accablée d’années,mourant, comme elle a dû vivre, dans le plus cruel isolement,descendant tout entière dans la tombe, ou ne laissant qu’un souvenir dehonte. Quel spectacle ! Ici plus de côté plaisant, plus d’ironiepossible, plus de reproche permis, mais de tristes réflexions, qui fontsaigner le coeur et nous ramènent à dire en terminant cet article, quequelle qu’ait été sa jeunesse, à quelque catégorie qu’elle appartienne,indulgence et pitié sont dues à celle qui, avec tant et de si justesraisons, pourrait récriminer contre la société qui la créa et n’a passu faire une loi pour la protéger.                         

MARIE D’ESPILLY.