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FAYOT, Charles-Frédéric-Alfred (1797-1861) .- Lamort de Carême (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.III.2009)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Parisou le livre des cent-et-un, Tomedouzième, publié à Paris : Chez Ladvocaten 1833.
 
Lamort de Carême
par
Frédéric Fayot

~ * ~


Carême est mort en janvier dernier, à l’âge de cinquante ans. Il amérité sa grande réputation. Je crois même à la durée de sa gloire, etmes raisons pour cela sont exposées dans les piquants commentairesdont il a déjà été l’objet. Ceux qui les écrivirent sont des habiles.Je trouve à leur tête M. Grimod de la Reynière, mangeur si délicat,écrivain si spirituel, et d’une conversation si riche de souvenirs ;lady Morgan, très-digne d’apprécier Carême. C’est elle qui a écrit,dans un enthousiasme de connaisseur, « que la science, comme Carême l’apratiquée, est unenécessité, un signe de civilisation, et l’une des plusdouces conséquences de la richesse. » Carême et Laguipière, son maître,ont introduit dans l’art les changements délicieux. – Nous mangeonsdepuis eux des choses plus délicates, et nous buvons à petits coups etfrais. Pour le boire, c’est un retour aux préceptes d’Horace. Cesmodifications étaient commandées par notre constitution actuelle frêleet fatiguée ; et puis Carême leur fait une telle part d’influence sousle système représentatif : « Par suite de ces changements, dit-il,notre art escorte la diplomatie, et tout premier ministreest son tributaire. Voyez un peu : présiderune chambre politique ou remplir une ambassade, c’estfaire un cours de gastronomie (1). »

La vie de Carême, si nous la considérons dans ses plus jeunes années,offre déjà un intérêt très-vif ; nous voyons des efforts touchants ausein de la pauvreté et de l’isolement, et des études d’une singulièresagacité. – J’ai sur les circonstances qui l’ont remplie des détailsignorés, et je vais en rapporter quelques-uns.

C’est à lui, à sa volonté de connaître et de travailler, que Carême adû ce qu’il était devenu. Il a dit seulement : Qu’il s’était senti debonne heure appelé à marquer dans sa profession, et que ce sentimentl’avait soutenu. C’est en grand qu’il a songé à travailler dès sondébut ; et quel début que celui qui renverse tous les obstacles !!

Carême se forme très vite comme homme et artisan. Ses pauvres parentsn’ayant pas pu lui donner les notions de la première éducation, il lesacquiert lui-même avec patience et réflexion. De treize ans à quatorzeans, il passe les nuits à copier différents ouvrages. Trois ans plustard, Carême est assez instruit pour embrasser en grand sa profession.Je cite ses paroles.

Carême est né à une extrémité de la rue du Bac, dans un chantier oùtravaillait son père. Sa mère y accoucha ; elle y fut surprise par lemal. – Son père, chargé de quinze enfants, était la proie d’une biendouloureuse pauvreté. Cet homme s’enivrait fréquemment, peut-être pardégoût de la vie, et ses irrégularités de conduite augmentaient lamisère et les chagrins de ceux qu’il avait à nourrir. Un jour qu’ilrentra avant l’heure du dîner, il emmena avec lui son jeune fils ; ilsallèrent dans les champs. Après la promenade, ils revinrent dîner à labarrière du Maine. Le repas fini, le père parla d’avenir au pauvreenfant, et l’engagea à se séparer de sa famille : « Va, petit, va bien; dans le monde il y a de bons métiers ; laisse-nous languir ; lamisère est notre lot ; nous devons y mourir ; ce temps-ci est celui desbelles fortunes ; il suffit d’avoir de l’esprit pour en faire une, ettu en as... Va, petit, et peut-être que, ce soir ou demain, quelquebonne maison s’ouvrira pour toi ; va avec ce que Dieu t’a donné ! » Cesparoles presque remarquables dans la bouche de ce simple ouvrier,retentirent toujours aux oreilles de Carême. Quarante années après lesavoir entendues, il avait encore devant les yeux la figure souffranteet amère de son père. Le jeune Carême fut laissé dans la rue : c’est àla lettre ; il ne revit plus ses parents ; son père et sa mèremoururent jeunes ; ses frères et soeurs furent dispersés. –

Dieu n’abandonna pas Carême : la nuit venue, il demanda la couchée à unpauvre gargotier de la banlieue qui le recueillit, et le lendemain ils’engagea à son service. C’est de ce cabaret, officine de lafricassée de lapin, comme il l’a écrit, que partit cecuisinier des empereurs et des rois du dix-neuvième siècle. –

A seize ans il finit, chez les bonnes gens où il s’était réfugié, lepremier degré de l’apprentissage. Alors les paroles de son père luirevinrent à l’esprit : « Va avec ce que Dieu t’a donné ! » Il lesquitta les larmes aux yeux pour essayer de s’avancer, et débuta enqualité d’aide chez un restaurateur. On y remarqua très vite sonintelligence. Quelques mois après, Carême était un des ouvriersbrillants du moment. –

A dix-huit ans, il entra chez M. Bailly, rue Vivienne, et depuislong-temps un des pâtissiers renommés de Paris. Il fournissait lamaison naissante de M. de Talleyrand, maison déjà pleine de luxe et desavoir-vivre. C’était vers 1800. La cuisine reparaissait avec sasplendeur dans la maison de cet ancien grand seigneur, remonté à uneposition princière, sous les restes du système républicain. Ce quireparaissait valait mieux que le luxe surabondant, la sensualité sansdélicatesse du directoire ; c’était, ici, le vieux savoir-vivre, et ilse remontrait dans sa plus spirituelle élégance. – Le jeune Carêmemarcha à pas rapides.

Chez M. de Talleyrand, l’art n’était déjà plus ce que savaient leshabiles. – C’était quelque chose de plus raffiné, de plus approfondi,quelque chose d’essentiellement rajeuni. – Les succès de Carême danscette grande maison le firent connaître d’un homme près de qui il avaitdésiré s’exercer, d’un esprit curieux, et d’un coeur ferme, M.Laguipière, premier cuisinier de Napoléon, qui est mort gelé dans savoiture, durant la retraite de Moscou. Carême n’a jamais appelé cepraticien, que Napoléon aima, « que son maître, l’illustre, le grandLaguipière. » Les éloges de cet artiste enflammaient Carême d’un zèlenouveau. D’ailleurs, ce suffrage était de la gloire dans les cuisinesimpériales, et l’on aurait pu s’enflammer à moins.

Carême acquit sous M. Laguipière le talent d’exécuter très facilementdes choses difficiles ; avec le même zèle, il lut, durant les nuits etles intervalles que lui laissaient ses divers services, des livres desciences ; il les analysa, suivit des cours pouréclairer ses recettes,et rendre son travail plus certain ; on le voyait tous les jours à labibliothèque copiant des dessins, ou lisant des ouvrages relatifs à saprofession et à son histoire. Notre ignorance au sujet de l’artculinaire lui donnait des dépits bien piquants et des colèrescharmantes. Nous n’avions que peu de renseignements précis, et il s’enirritait. Il appelait donc de ses voeux l’Histoire de la Table romaine.Cette histoire lui paraissait essentielle, et il discutait pour prouverque sans elle nous ne connaissions pas les parties intéressantes de lavie privée des vieilles sociétés de l’Italie, ni leur médecine, nileurs cultures. Il rechercha et étudia, lui personnellement, tous lesdétails qui en étaient restés. Plusieurs manuscrits retrouvés par M.L’abbé Ange May, du Vatican, lui présentèrent des faits précieux ; ilen fit son profit : ses idées sur ce sujet devinrent vraimentintéressantes. Il rédigea alors ses conjectures ; puis ses crayons lesfigurèrent par un trait précis. Il ressuscita, comme cela, pourl’intimité, les repas de Lucullus, de Pompée, de César (2). Il prouva àses amis que « la cuisine si renommée de la splendeur romaine étaitfoncièrement mauvaise et atrocement lourde. » Tout ce qu’il retrouvafut analysé et condamné au nom du goût. Il n’a excepté que l’ordonnanceet la décoration des tables, un luxe simple avec magnificence ; parconséquent, les coupes, les vases d’or, les amphores, la vaisselled’argent ciselée, les bougies d’Espagne si blanches et si pures, lestapis de soie, quelques tissus fins venus d’Afrique et imitant la plusbelle neige, les fleurs et la musique. Carême ne vit pas que les recettesprésentassent rien de pratique ; et, suivant lui, sous ce rapport, lapartie utile de ces recherches chéries finissait à ces constatations.Mais après cela venait la question historique, que ces rechercheséclairaient sans aucun doute. Laguipière suivit ces suppositions,composées de science et d’imagination, avec un grand intérêt. Il n’eûtpas su faire ces recherches lui-même, ni les écrire, mais il savaitaussi bien que personne en saisir l’intérêt. –

Carême ne sacrifiait pas à ces investigations le dur travail desfourneaux ; il y revenait avec plus de zèle quand il avait dépenséquelques heures dans ces discussions.... Une sobriété constante, maispénible pour lui, némangeur, et doué du signe distinctif, la grosse lèvre inférieure,et par suite de cette sobriété, une constitution de fer, exercée parl’habitude de la fatigue, le rendirent propre au travail le plusépuisant. – Quand on lui disait : « Ce sera difficile, peut-êtreimpossible, » il répondait : « Rayez ce mot. » - Nous sommes en 1800 et1801, et sur un terrain de ce monde où il n’y avait bruit que de sonmérite ; malgré ses succès, Carême cherchait encore à apprendre, etétait plus occupé de ses recherches que de sa gloire. Voyez ce qu’il aécrit : « Dans ce temps M. Lasnes me perfectionna dans la belle partiedu froid; MM. Richaut frères, dans celle des sauces, et ce futsous le bon et habile M. Robert que mes idées sur la dépense et lacomptabilité s’arrêtèrent. Dans les grands extra, M. Laguipière merévéla ce que notre travail a de plus délicat, de plus difficile.J’appris à improviser sous ce grand maître. Les années suivantes, j’eusla joie et l’honneur de l’aider. La création des grandes maisons del’empire donna des jours d’or à notre art. « On créa des chosesparfaites. C’est seulement à ce moment que quelques maisons surent dépenser juste et assez.Les sauces devinrent plus veloutées, plus suaves ; les excellents potages et fonds pour braiserfurent adoptés. Les nouveautés les plus judicieuses parurent de toutesparts, et nos bonnes cuisines embaumèrent les beaux et riches quartiersde Paris. Les premiers thésfurent donnés dans ces moments ; « innovations charmantes ! »

Le chef de l’État appelait cesinnovations charmantes dans les fêtes qu’il donnait à sescompagnons d’Égypte, à ces incomparables généraux des armées d’Orientet d’Italie, les Murat, les Junot, les Bessières, les Lannes, lesDuroc, les Reynier, les Eugène, alors à peine âgés de vingt-cinq àvingt-huit ans, et malgré ce petit nombre d’années, les plusclairvoyants esprits de l’Europe ; et aux savants qui les avaientsuivis dans les déserts de la basse et haute Égypte, dans la Syrie ; età ses hommes d’état du 18 brumaire,qui alors gouvernaient la France.

« Le génie de Laguipière s’élevait chaque jour par l’impulsion qu’ilrecevait de la confiance de ce maître adoré, si juste, si grand, bienqu’économe. »

Nous ne sommes encore à ce moment, je ne l’oublie pas, que dans lescuisines des Tuileries ; mais nul ne peut dédaigner ces souvenirs dezèle et d’intelligence de quelques hommes utiles. C’est sur le grandpatron que tout se formait à cette époque. Carême a raconté (3), avecdes expressions animées, en parlant de cet âge héroïque et trop rapide,que vers 1804, un fait seul le détachait irrésistiblement du travail,l’activité de son maître. – Il l’avait vu levé avant le jour ; sesgrandes affaires étaient faites et expédiées avant que son déjeuner fûtservi. Il était à peine neuf heures. « Qui eût osé croire créer,disait-il à la même personne, quand on voyait Bonaparte faire etreconstruire à sa manière. » Que n’avez-vous vu les revues du consul !– Quels jeunes hommes ! quel temps ! Au point du jour, à quatre heureset demie, en été, le consul était à cheval ; il était rentré à septheures et demie ; alors il recevait ses ministres, qui étaient souventcongédiés avant neuf heures. A dix heures accouraient ses savants, sescompagnons d’armes, et ses intimes. Après toutes ces audiences venaientla revue, l’inspection des travaux, le conseil d’état, etc.

Mais ne nous éloignons pas de Carême.

Il ne se bornait pas dans ce temps à des travaux théoriques ; ilbouleversait la pâtisserie, brisait le vieux moule, et offrait au Parisfriand des perfectionnements précieux, et en particulier ces pâtesfeuilletées, légères, dorées, qui font aujourd’hui les délices de nostables. – En jetant à ce moment un coup d’oeil sur l’ensemble de la viede Carême, nous voyons qu’il a travaillé depuis dix ans tous les joursà la Bibliothèque impériale et au cabinet des estampes, qu’il a composéles cent cinquante dessins qui accompagnent son Pâtissier pittoresque,et qu’il est allé chaque jour les exécuter sur les premières tables. –Ces dessins contiennent à peu près tout ce que la pâtisserie peutreprésenter (4). « C’est le mardi et le vendredi que je m’y rendais(5). La collection des estampes me fit sortir du néant intellectuel ;mon travail devint meilleur et mon ignorance fit place au plus précieuxdes dons, l’instruction ! Je sus enfin ce qui avait été fait avant moi,et je pus l’imiter ou l’étudier. Je pus devenir créateur à mon tour.Cette soif d’apprendre me transporta d’un pôle à l’autre. Malgré mespatients efforts, je saisissais assez difficilement les textes, maisl’objet des dessins venait à moi d’une manière parlante. J’y compristout de suite même ce qui n’était qu’imparfaitement représenté ; commecela, j’étudiai Tertio, Palladio, Vignole, etc. Je vis de l’esprit etde l’âme l’Inde, la Chine, l’Égypte, la Grèce, la Turquie, l’Italie,l’Allemagne, la Suisse. Ces études marquèrent d’une forme nouvelle montravail consciencieux ; j’avançai rapidement comme pressé par une forceirrésistible, et je vis crouler sous mes coups l’ignoble fabrication dela routine. Un rival me dit un jour : – Je ne suis pas étonné que votretravail soit si varié, vous êtes toujours fourré à la Bibliothèque del’empereur, où vous dessinez. – Eh bien ! que n’en faites-vous autant ?lui répondis-je ; mon privilége est public. »

En racontant ce fait dans un de ses ouvrages, il porte lui-même sesregards sur les premières années de sa profession. « A dix-sept ans,j’étais chez M. Bailly sonpremier tourrier. Ce bon maître s’intéressait vivement àmoi ; il me facilita des sorties pour aller dessiner au cabinet desestampes. Quand je lui eus montré que j’avais une vocation particulièrepour son art, il me confia la confection des pièces montées destinées àla table du consul.La paix d’Amiens (1801) venait d’être signée. Le consul l’avait dictée! – J’employai au service de M. Bailly mes dessins et mes nuits : sesbontés, il est vrai, payèrent bien mes peines. Chez lui je me fis inventeur.Alors florissait dans la pâtisserie l’illustre Avice : sontravail m’instruisit. La connaissance de ses procédés m’enhardit, et jefis tout pour le suivre, mais non pour l’imiter ; et devenu capabled’exécuter toutes les parties de l’état, j’exécutai des extraordinairesuniques. Mais pour parvenir là, jeunes gens, que de nuits passées sanssommeil ! – Je ne pouvais m’occuper de mes dessins et de mes calculsqu’après neuf ou dix heures ; je travaillais donc les trois quarts dela nuit. J’eus bientôt composé douze dessins, vingt-quatre, cinquante,cent, puis deux cents, tous soignés, tous fondés sur des chosesnouvelles. Je vis que j’étais arrivé ! – Alors, et les larmes aux yeux,je quittai le bon M. Bailly ; j’entrai chez le successeur de M.Gendron, où je fis mes conditions : j’obtins que quand je serais appelépour un extra, il me serait permis de me faire remplacer. – Quelquesmois après, je sortis définitivement des maisons pâtissières poursuivre mes seuls grands dîners. C’était bien assez. – Je m’élevai deplus en plus, et je gagnai beaucoup d’argent. Les envieux affluaientautour de moi, pauvre enfant du travail ! « Quel bonheur il a ; voyez,il avance toujours. » Et ils voyaient cela, abstraction faite de toutesmes veilles, de mon sang brûlé ! C’est depuis ce temps-là que je suisen butte à la jalousie de quelques petits pâtissiers qui ont, je necrains pas de le dire, bien à travailler avant d’avoir fait ce que j’aifait. Aux plus infimes, je ne puis répondre ; aux habiles, je répondspar mes travaux. »

Carême se peint dans ces fragments. C’est sérieux sans doute; mais vous imaginez-vous qu’un homme aille si avant dans uneprofession, s’il ne l’a pas regardée comme cela, en face et avec cesérieux de raison ? Carême avait aussi en vue cet objet qui établissaità ses yeux la hauteur de sa profession : c’était de rendre la cuisinenon seulement plus délicate, plus variée, mais plus saine :s’il a trouvé cette solution-là, il a rendu un service, et il ne peutpas le regarder comme étant de peu d’importance.

Le voilà dans les cuisines de l’empire ; il en suit les plus beauxservices dans des fêtes à jamais mémorables ; il est adjoint au travailde Laguipière, des frères Robert, illustres praticiens, de M. Boucher,contrôleur de la maison du prince de Talleyrand, « praticien qui arappelé en France (suivant Carême) le talent administratif descontrôleurs d’autrefois. » Carême a travaillé douze ans pour le plusspirituel et le plus gourmand des princes de l’empire, l’un des plushabiles de la droite de Bonaparte. Nul personnage ne lui a inspiré plusd’enthousiasme que le prince de Talleyrand. Ça été chez lui unsentiment vif et constant, et voici pourquoi. « C’est que M. deTalleyrand entend le génie du cuisinier ; c’est qu’il le respecte, etqu’il est le juge le plus compétent de ces progrès délicats et que sa dépense est sage et grandetout à la fois. » – Le charme attaché aux succès de sespremiers travaux, qui avaient eu lieu dans cette maison opulente,influait peut-être sur ce jugement, et le colorait de quelque poésie.Qui de nous sait se défendre, quand il juge les choses passées, de ceprestige exercé sur nos opinions par nos belles années et nos premierssuccès ? N’aimons-nous pas surtout la gloire dont le souvenir nousrevient avec celui de la jeunesse ? – Enfin, ces sentiments de Carêmeétaient si profonds, qu’ils ont résisté à tout : nulle séductionétrangère de rang et de richesses ne lui a montré un meilleurconnaisseur que M. de Talleyrand. –

Carême travailla chez M. de Talleyrand avec un cuisinier célèbre, M.Riquette. Tous deux furent employés aux dîners donnés par le princedans les belles galeries de l’ancien hôtel des Affaires-Étrangères. –Voici à ce sujet une anecdote assez piquante. Quelques années après, àl’époque de Tilsitt, Riquette, appelé en Russie, y introduisit lacuisine française. Sa réputation était grande alors : on ne l’appelait« des cuisines de Paris à celles de Saint-Pétersbourg que l’habile homme et le beau parleur(6) » Depuis M. Riquette fit loyalement une grande fortune. Le 31 mars1814, Riquette devint, chez M. de Talleyrand, rue Saint-Florentin, oùétait descendu le czar, le sujet de quelques moments d’entretien,malgré la nature très-grave des circonstances ; quelques paroles ensont curieuses, nous les répéterons. M. de Talleyrand ayant questionnéle czar sur son cuisinier, celui-ci répondit : « Mais c’est le plushabile homme ! » Quelqu’un ayant ajouté : « Oui, et il a fait une biengrande fortune au service de votre Majesté. – Mais, réponditl’empereur, c’est juste. Riquette nous a appris à manger, nous ne lesavions pas. » Voilà,répondit Carême, unsouverain qui comprend les bénéfices de son serviteur, et qui estimeassez haut le talent.

Carême, enlevé par réquisition,fut obligé d’exécuter l’immense dîner royal et impérial donné en 1814dans la plaine des Vertus. – Il fut appelé l’année suivante à Brigton comme chefde cuisines du prince régent. Il resta près de deux ans dans ceservice, et pour parler exactement, auprès de ce régent spirituel,instruit, gourmand et usé, avec sa confiance et son oreille. Carêmeétait appelé chaque matin dans l’appartement du prince de Galles ; ilrédigeait le menu, et lui expliquait la vertu, le danger, ou lanégation alimentaire de chaque mets. C’était un cours que Georgesfaisait quelquefois durer plus d’une heure.

On a trop long-temps dit, « le style c’est l’homme. » Carême a écritpour prouver que l’hommemême, c’était l’estomac. Et sérieusement Carême ne levoyait que là ; et c’est cela, peut-être, ce qui lui a fait croire sipuissante l’influence de son art sur nos facultés. Par cette idée ilcroyait toucher à la phrénologie, dont il s’occupait particulièrementdepuis plusieurs années. Il y avait dans tout cela une plaisanteriepiquante et de la science.

Le prince de Galles dit un jour à celui qui couvrait sa table de platsexquis : « Carême, le dîner d’hier était succulent ; je trouveexcellent tout ce que vous m’offrez ; mais vous me ferez mourird’indigestion. – Mon prince, répondit Carême, mon devoir est de flattervotre appétit, et non de le régler. » Carême, qui était bien persuadéqu’une bonne cuisine peut prolonger la vie, assainit celle du princerégent ; il l’épiça moins en lui conservant sa saveur ; aussitôt lesattaques de goutte cessèrent. Il introduisit sur cette belle tableanglaise un travail plus délicat qu’auparavant et plus salutaire. Cerésultat était très grand. Malgré les bontés que le prince témoigna enretour à Carême, malgré de beaux traitements, et le charme bien sentipar lui d’une sorte de royale amitié, il s’éloigna de Brigton. – Leciel noir de l’Angleterre l’accablait. En vain le prince peiné luioffrit une pension viagère représentant son traitement ; Carême émurépondit qu’il ne pouvait pas rester, qu’il mourrait en Angleterre, sous ce vilain ciel gris.Il s’éloigna, et revint à Paris où il avait à continuer des études, àreprendre le travail de ses ouvrages commencés. Dix ans après, Carêmefut redemandé par le prince, devenu roi de la Grande-Bretagne, etaussitôt son avènement. « Quel souvenir pour ma vieillesse et ma vie !Le roi de la Grande-Bretagne daigne conserver le souvenir de mon Art(7). » Lady Morgan consacrait dans le même temps un chapitre de sesouvrages à célébrer ce modeste, ce rare cuisinier, qui lui répondait :« Quel généreux sentiment vous inspire, quand vous dites que le talentdu cuisinier devrait être encouragé par des couronnes comme celles quel’on jette sur la scène aux Sontag, aux Taglioni !! Je vous remercie,madame, au nom de tous les talents de la cuisine française. » – Descirconstance assez piquantes ; comme on voit, ont rempli cetteexistence d’un artisan habile. Je ne puis m’étendre davantage ;d’ailleurs ces anecdotes de la partie active de la vie de Carême seressemblent ; peut-être même que l’intérêt cesse ici, car Carême netravaille plus pour créer; il exerce simplement sa profession.

Je vais abréger l’exposé des faits. – Il alla à Saint-Pétersbourg, et yaccepta la fonction de l’un des chefs des cuisines de l’empereurAlexandre ; il y brilla, parce qu’il ne pouvait que briller. Maisfatigué par le froid russe, il les quitta et alla à Vienne, escorté desa brillante réputation. Il y exécuta quelques grands dîners del’empereur ; puis il s’attacha à lord Stewart (8), ambassadeurd’Angleterre, et l’un des premiers gourmands du monde. Il le suivit àLondres, mais pour peu de temps ; il le quitta au bout de quelquessemaines, reprit sa liberté et le chemin de Paris, pour écrire et publier.L’année suivante, « la noblesse étrangère lui fit l’honneur de lerappeler. » A sa voix, on le vit accourir aux congrèsd’Aix-la-Chapelle, de Laybach, de Vérone. A Laybach, l’empereur deRussie, qui l’aimait, lui fit remettre une bague étincelante dediamants. – Les congrès dissous, Carême vint reprendre la plume enFrance. – Il passa encore au service du prince de Wurtemberg, de laprincesse de Bagration, dont « il a célébré la bonté, l’espritbrillant, » et de M. Rotschild. Une sorte de munificence royale l’afixé chez ce dernier. Il y a travaillé cinq ans « pour les illustresgastronomes français et étrangers qui visitent cette maison, la soeur dela maison Talleyrand. » Carême loue sans cesse la dignité et la justicedes hôtes : il a écrit : « On ne sait plus vivre que là ! et madame labaronne Rotschild, qui fait les honneurs de cette magnifiquehospitalité, mérite d’être comptée parmi les femmes qui font le plusaimer la richesse, à cause du charme et du bonheur qu’elles en tirentpour les autres, de la dignité des habitudes et du luxe délicat de satable. » Ces paroles sont sorties plusieurs fois de sa plume. Seslèvres mourantes en murmurèrent quelque chose.

Maintenant croyez-vous sa vie assez remplie, sa profession assez élevée? On peut dire aux personnes qui sourient : « Mais cet homme valaitbien un faiseur de poëme épique et dix érudits de l’Académie en serviceordinaire. – Ses facultés étaient supérieures ; c’est un faitincontestable. » Après cela, si l’on répond : « Que de simples fusionsalimentaires ont été le résultat atteint par ces facultés, par cettevie d’idées ; » je n’ai rien à répliquer. Seulement si vous dites cela,vous n’êtes pas gourmand, et vous ne croyez pas que certaine cuisinepuisse servir la santé. Je me retranche alors dans ces conclusions : «C’est que cette dépense d’activité, d’idées, cette variété deconnaissances, cette spontanéité de travail ont composé un méritetrès-remarquable que le temps ne ramène pas plus vite que les autres. –Carême a été un homme rare en son genre, une intelligence féconde etpropre avec supériorité à plusieurs choses. » M. Broussais, attiré prèsde Carême par l’intérêt de ses recherches, et par son esprit, n’a pointdédaigné, il y a peu de jours, de se livrer sur sa tête à desrecherches philosophiques.

Bien que la dernière maladie de Carême ait été très longue et trèsdouloureuse, sa tête a été jusqu’au dernier moment remplie d’idées derecherches curieuses, d’opinions scientifiques ; des hommes distinguésvenaient les débattre auprès de son lit. Il n’a pas senti constammentle froid mortel de cette maladie. – Il dictait de son lit à sa fille,et l’épuisement mettait seul un terme à sa dictée. D’inexprimablesdouleurs et de bien tristes nuits affaiblissaient par intervalles sesespérances ; mais la clarté du jour revenue, une conversation les luirendait. Cet homme modeste a vu près de son lit, chaque jour de samaladie, les hommes marquants de sa profession, les amis de toute savie, des gens de lettres, et des gens du monde ; j’ai vu un jardiniercélèbre lui apporter des essais,des espèces; un autre jour, il débattait avec un chimiste une difficulté deconservation. – Nous l’avons vu causer de botanique avec un savantbotaniste, M. le docteur Duval habile encore dans la science de guérir; de champignons avec M. Roques ; écouter M. Broussais avec l’attentiond’un esprit supérieur, et lui-même expliquer Spurckeim devantl’un de ses plus savants disciples, M. Gaubert. – Il croyait à l’avenirde cette phrénologie, qui vient d’essayer d’expliquer ses facultés.

Je dois ajouter ces derniers traits à tous les détails que je viens dedonner. Carême fut plein de bonté et de fermeté dans sa vie, et assezsévère pour les infractions. Il se retirait quand il voyait d’autresprincipes que les siens. – Ses études, le lent travail de la rédactionde ses livres, ses calculs, ses expériences, quelques amis distingués àParis, qu’il aimait et qu’il visitait, voilà le cercle où s’enferma savie ; il n’aimait pas la campagne, trait assez frappant chez cet hommeexpansif.

J’ai à raconter un dernier fait qui donne une idée de la passion qu’ilportait à son art. Quelques heures avant d’expirer, la partie gauche deson corps se paralysa ; il perdit connaissance. Sa jeune fille, l’objetde toutes ses pensées, après avoir été celui de tous ses soinspaternels, parut elle-même s’être effacée dans ses idées. Son espritétait mort pour les siens. Dans cet état, il eut encore, en seréveillant un instant à la vie, un souvenir très-lucide de saprofession. – On était à la fin de la soirée. Un de ses élèves les plusaimés voulut le voir et lui parler. Après quelques questions faitesavec force et douleur, le mourant rouvrit les yeux, et reconnut cettevoix. « C’est toi, dit-il, merci, bon ami ! – Demain, envoie-moi dupoisson ; hier, les quénelles de soles étaient très-bonnes, mais tonpoisson n’était pas bon ; tu ne l’assaisonnes pas bien. Écoute, et àvoix basse, avec faiblesse, mais nettement, il lui rappela laprescription de ses livres, « et il faut secouer la casserole, »ajouta-t-il, et sa main droite imitait, par un faible mouvement sur ledrap, le mouvement qu’il voulait indiquer. – Il n’a plus reparlé, nireconnu personne une demi-heure après : tout étaitfini.                         

FRÉDÉRIC FAYOT.

NOTES:
(1) Traité de la cuisine du dix-neuvième siècle.
(2) Voici le Maîtred’hôtel français et ses Mémoires inéditsque publiera un élève chéri et très-habile, M. Jay, restaurateur àRouen.
(3) Ses Mémoires inédits.
(4) Pâtissierpittoresque, troisième édition.
(5) Ses Mémoires.
(6) Carême.
(7) Art de la Cuisinefrançaise au 19e siècle ; 2e édition.
(8) Aujourd’hui marquis de Londonderry.