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FERVAL, Marguerite Aimery Harty dePierrebourg, née Thomas-Galline, pseud. Claude (1856-1943): Une Visite à la prisonSaint-Lazare(1913). Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (01.II.2017) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : Deville br 2293) du numéro du 05 avril1913 dela Revue Hebdomadaire. UNE VISITE A LA PRISON DE SAINT-LAZARE par CLAUDE FERVAL ~ * ~ Connaissant le goût passionné que j'ai pour les vieilles pierres, monami le docteur X... me proposa de visiter, avec lui, avant qu'on enjette bas les murs, la prison de Saint-Lazare. Nous prîmes jour, unjour très prochain, car, dès qu'un projet agrée, on redoute les milleempêchements qui ne manqueraient pas de se mettre à la traverse si onleur en laissait le temps. La date convenue se trouva être un matin de novembre, un de ces matinsparisiens où le ciel chargé de nuées semble écraser les toitures. Unepopulation« nombreuse était dehors. Des ménagères, suivies pour laplupart d'un ou deux enfants, s'arrêtaient à des étalages débordés defruits, de légumes, ou devant ces bonneteries à bon marché qu'on vend àl'entrée de l'hiver. Au croisement du faubourg Saint-Denis et du boulevard Magenta, unédifice se dresse, sombre, puissant, fortifié de hautes murailles. Dèsle portail, on reconnaît le bâtiment administratif : de son fronton entriangle, pend la loque lamentable qu'est un vieux drapeau déteint. — C'est ici, murmura le docteur en faisant arrêter la voiture. L'idée que des créatures de mon sexe sont chaque jour, en grand nombre,amenées là de force, qu'elles y sont captées, clôturées, engloutiesdans le désespoir, me fit courir un indicible frisson. Le lasciatesperanza du poète me parut inscrit sur les murs. — Vous jugez les choses trop en noir, rassura le docteur, à qui j'avaisfait part de cette première impression ; Saint-Lazare n'est pas le lieuterrible que crée votre imagination. Les femmes enfermées là sont pourla plupart des passagères : détenues préventives, malades entraitement, condamnées dont quelques mois suffiront à purger la peine. Le cauchemar des expiations sans fin quitta, pour l'instant, monesprit. Je respirai, et à la suite de mon introducteur, je franchis leseuil redouté. La voûte est obscure et profonde. Dans un de sesrenfoncements, une porte basse se niche, trapue, pareille à celles quibouchent les entrées de souterrains. Une sentinelle la garde, crosse dufusil à terre. Malgré ce qui m'avait été dit, je songeai qu'il ne doitpas être facile d'échapper à cette gueule de monstre quand, parmalheur, on s'est laissé happer par elle. Quelle denture ! en effet.Quelles parois solides et rudes ! Une clé luisante y fit deux tours ;le battant roula sur ses gonds, et, après nous avoir livré passage, serabattit lourdement. Nous étions à l'intérieur de la geôle. Dès l'entrée, une odeur, l'odeur spéciale aux lieux de misère,compliquée ici de certains relents d'infirmerie, saisit la gorge. Enmême temps, on se sent enveloppé comme d'un brouillard par l'atmosphèregrisâtre, la sorte de demi-jour qui filtre chichement à travers lesfenêtres encombrées de barreaux. Comme je remarquai l'antique structurede ces barreaux, le gardien chargé de nous accompagner, de renseignernos curiosités, m'apprit qu'ils provenaient des démolitions de laBastille. « Admirons, pensai-je, l'économie de la République qui nelaisse rien perdre de ce que ses premiers enthousiasmes pour la libertéont détruit ; qui, prudente à son tour, en utilise les débris et avecles restes de la fameuse forteresse royale renforce ses propresprisons. » Deux marches conduisent au greffe, salle d'attente glacée où suinte unehumidité noire. C'est là que l'on reçoit les nouvelles venues, làqu'elles sont écrouées, pour employer le terme administratif. Lesrafles de la nuit en avaient amené une vingtaine. L'ensemble étaitsaisissant : laides pour la plupart, mais fardées, attifées avec deschignons proéminents, des robes aux couleurs voyantes. Les yeux de cesmalheureuses, sombrement embusqués, qui disaient la fuite devant lapoursuite policière, la lutte féroce, la fatigue d'y avoir succombéfinalement ; me remirent en mémoire un hallali dont j'avais étéautrefois témoin. Entre ces figures marquées de vice, de misère, unetoute jeune se distingue ; la taille mince, les cheveux relevés encasque, la régularité grecque des traits font penser à une Diane égaréedans un carrefour. Tandis que les autres nous dévisagent avec unecuriosité hardie, les paupières de cette jeune fille s'abaissent ; soncoude relevé cache la rougeur de son front. Elle s'appuie au murfortement comme pour s'y enfoncer. Est-ce la peur d'être reconnue? ouseulement a-t-elle honte d'être vue ici ? Pauvre chair candide etprécocement salie ! Entre le parloir, sorte de boyau infect, coupé d'un double grillagederrière lequel avocats, parents, sont autorisés à visiter lesdétenues, et la cantine où celles qui ont quelque argent trouvent dequoi améliorer « l'ordinaire », j'avance timide, gênée un peu. Un fumetd'oignon s'échappe d'une vaste chaudière. C'est à qui s'en approchera,à qui obtiendra de la distributrice le meilleur morceau, la portion laplus copieuse. Un brouhaha de voix, de souliers, de vaisselle, remplitla pièce sonore : le tapage est assourdissant. Soudain, la porte est franchie, et c'est un silence enchanté. Sur lepréau calme et désert s'étend une longue galerie. Les fenêtres dégagéesici de barreaux laissent apercevoir de vieux arbres, prisonniers euxaussi, qui cherchent avidement la lumière et dont les branches chétivestendent vers le ciel des gestes d'imploration. Autour d'eux, austère,et fermé, s'élève l'antique quadrilatère bâti par les Lazaristes.Couvert d'un badigeon et dépouillé des sculptures qui en faisaientl'ornement, il garde toutefois la noblesse des lignes primitives. Surdeux des façades se dessine encore l'ellipse des cadrans solaires oùles moines ont compté les heures de leur existence laborieuse. Desbancs de pierre, çà et là, évoquent l'image de pieux repos, et lacloche fait songer aux appels répétés de l'office. Comme pour achever la résurrection des souvenirs conventuels, commepour donner à nos esprits l'illusion d'être dans un lieu encoresanctifié, trois religieuses vinrent à traverser la cour. Vêtues denoir comme des ombres, elles marchaient la tête baissée en récitantleur bréviaire. Au moment d'arriver près de nous, la politesse lesinterrompt ; elles lèvent les yeux et nous adressent un cordial bonjour. — Vous êtes venues visiter nos pauvres filles, faitl'une d'elles. — Oui, ma sœur. Est-ce que cela ne dérangé pas ? — Au contraire !... Cela les distrait. Profitant de ces accueillantes dispositions, je prolonge l'entretien etj'apprends que sous le patronage de sainte Marthe, ces bonnes sœurssont spécialement consacrées au soin moral et matériel des captifs.Énigme de ces existences qui à leur propre bonheur préfèrent lesoulagement du prochain et qui chastes, pures choisissent la plusignominieuse compagnie. Pendant que nous causions, un détail de leurcostume que je n'avais pas remarqué d'abord m'apparut. Entre la guimpeblanche qui entoure le visage et le voile de deuil répandu sur lesépaules, un bandeau bleu est fixé, doux, suave, de la teinte qu'a leciel certains matins de printemps. Surprise, cet azur ! Rayon célesteinattendu ! Assurément, le fonda¬teur de l'ordre était un poète qui eutl'idée, au milieu de l'abjection où il allait disperser ses filles,d'attacher à leur front cette petite fleur d'idéal. Puisse lasécheresse du temps présent ne pas l'y faire périr !... Souhaitonsqu'une main brutale ne vienne pas l'arracher ! Depuis la léproserie qu'en l'an 1120, à leur retour des croisades, desreligieux hospitaliers y fondèrent, bien des fortunes diverses se sontabritées entre les murs de Saint-Lazare. Au seizième siècle, deschanoines y remplacent les lépreux, puis, le doux Vincent de Paul, deuxans plus tard, établit là ses prodigieuses missions, cette arméecharitable, vaillante, qui allait parcourir le monde, enlever des âmesà la vie sauvage, au vice, à l'idolâtrie, les conquérir au vrai Dieu.Vient ensuite l'époque révolutionnaire avec ses bandes affamées quis'abattent sur le couvent, le pillent, en chassent les prêtres et, deleur douce retraite, font une antichambre de l'échafaud. De ce passé disparate, de ces saints, de ces forcenés, que reste-t-ilaujourd'hui ? Tout, si l'on ne considère que l'écorce, car la vieillebâtisse est debout avec ses murs lézardés, son belvédère, ses cellulesensemencées de prières, ses longs cloîtres sonores, la fontaine où lescaptives de 93 aux mains fines venaient lessiver leur linge, l'escalierde bois où avec leurs compagnons d'in¬fortune elles échangeaient dessaluts courtois, la porte basse dite « casse-gueule » sous laquelleleurs nuques délicates ployaient, tandis qu'une populace en bonnetsrouges attendait, pour les huer, le passage de la fatale charrette. Maints récits nous ont été conservés de ce que fut, pendant l'annéeterrible, l'existence des « suspects » qui avaient nom : Flavigny,Maillé, Saint-Aignan, Montmo¬rency, Roquelaure, Hinnisdal, etc., etdont la plupart devaient payer de leur tête le crime de porter cesnoms. Avec le même air d'élégance qui, quelques mois plus tôt,s'harmonisait si bien avec les boudoirs aux trumeaux peints oùs'écoulait leur vie mondaine, ces personnages de bon ton causentaujourd'hui, plaisantent, soignent leur ajustement. Dans unecorrespondance griffonnée au jour le jour sur du papier à chandelle,sur des journaux, de vieilles chemises, Roucher, le poète des mois,raconte de quelle manière ses compagnons conservent de la bonne humeur.« Les uns lisent, dit-il, des ouvrages à la mode qui leur sontsecrètement envoyés : Helvétius, Diderot, Jean- Jacques, parfois lessermons de Bossuet ; d'autres brodent, écrivent, jouent de la harpe, duclavecin selon que leurs talents s'y prêtent. » Le temps passe ainsi,et dans cette héroïque frivolité ils oublient ce qui demain menace.Roucher lui-même, la veille de sa mort, trouve le courage, sous leportrait que vient de terminer son ami Le Roy, de tracer d'une mainferme ce quatrain d'adieu à sa famille : « Ne vous étonnez pas, objets sacrés et doux, Si quelque air de tristesse obscurcit mon visage ; Quand un savant crayon dessinait cette image, J'attendais l'échafaud et je pensais à vous. » Enfermé, on ne sait sous quelle imputation, Hubert-Robert lui aussicontinue d'exercer son art délicat. Après avoir fait, sur ses toiles,couler des fontaines limpides, après y avoir édifié des palais deféerie, et mêlé de beaux arbres verts à des portiques en ruines, ils'inspire, à présent, de ce qui est sous ses yeux. Un de ses tableaux,conservé au musée Carnavalet, représente le jeu de ballon auquels'égayaient, captifs insouciants, ceux contre qui, haut colleté dansson carrick vert bouteille, Fouquier-Tinville dressait ses listesmeurtrières. Légèreté plus étrange encore de la part d'hommes, defemmes, promis à une mort atroce et prochaine, ils s'aimaient. Oui,c'est au long de ces corridors qu'André Chénier rencontrait la belleAimée de Coigny en jupe rayée blanc et rose avec un corsage à basquerecouvert d'un fichu de mousseline ; c'est ici qu'il s'éprit desadorables cheveux blonds sur lesquels flottait encore un nuage parfuméde poudre ; c'est dans la cellule où le 8, thermidor, devait retentirl'appel de son nom condamné, que le poète rime pour la jeune captivel'ode à jamais célèbre : « Quoi que l'heure présente ait de trouble et d'ennui Je ne veux pas mourir encore... Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ; Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux Ranime presque de la joie... Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !... Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson... O mort ! tu peux attendre ! éloigne-toi... Je ne veux pas mourir encore. » Mais, si attendrissante que fût la plainte adressée au sort en safaveur, la jeune femme y resta insensible. Peut-être son cœurd'aristocrate conservait-il, même en face du trépas, une morgue quil'éloignait du pauvre rimeur. Peut-être, tout simplement, luipréféra-t-elle le jeune Montrond, volage et joli comme elle. Quoi qu'ilen fût, un destin privilégié détourna de leurs têtes charmantes la fauxqui en avait abattu tant d'autres. * * * Où mènent toutes ces portes pareilles, rapprochées les unes des autres,ainsi que des sentinelles ? Ce sont les cellules. Avec l'œil appliquéau guichet dont chacune d'elles est percée, on distingue leur dénûment.Point de table, aucun objet de toilette, rien de ce que nos habitudesde propreté rendent strictement indispensable, rien que la couchetteréglementaire et le misérable escabeau. A cette heure, la place estvide ; les détenues sont au travail. Sur ma demande, un atelier nousest ouvert. Plus de cent têtes y voisinent, toutes coiffées du bonnetnoir. A notre vue, ces têtes se lèvent, des mains laissent retomber lelinge qu'elles s'occupaient à coudre : draps, torchons, posent sur lesgenoux une nappe de blancheur. De l'estrade où elle préside, unereligieuse nous invite à entrer. L'offre n'est guère attrayante, cardes bouffées d'air fétide sortent de l'agglomération. Il ne fautpourtant pas humilier ces pauvres femmes qui sont levées et quiattendent, ni peiner la bonne sœur au voile d'azur. Et nous entrons, etnous prenons un apparent intérêt au travail des ouvrières. Au sortir de là, l'air frais de la chapelle me fit l'effet d'unerécompense. Peu de sanctuaires sont plus propres à réfléchir que celuid'une prison. Tout y est pauvre, dépouillé, en harmonie avec la piètreassistance pour qui le culte est célébré. On dirait que pour se mieuxapprocher d'elle, Dieu ait abdiqué le luxe de ses églises et se soitrefait misérable ainsi qu'il était en Judée. Un peu d'encens flottaitencore sous la coupole aux vitres nues. « Que de pardons, pensai-je, deconsolations a, depuis des siècles, répandu ce parfum bénit ! Combiende pécheurs, sous ses fumées, humblement se sont agenouillés ! » Simauvaises chrétiennes que puissent être les pensionnaires deSaint-Lazare, il doit leur être difficile d'échapper à l'influenced'une religion qui, même au fond des cachots, ouvre de clairesperspectives. Qui sait si, même ici, sur ces dalles de pénitence, desombres âmes ne se sont pas reprises à espérer ? L'odeur des cuisines, au passage, nous arrête. Avec leurs vastesfourneaux, l'entassement des légumes, avec les cruches en grès vernissédont la panse rebondie contient la fraiche boisson, elles ont unaspect d'abondance. Les pains eux-mêmes, pétris sur place, tout ronds,tout barbouillés de farine, sont, ma foi, fort appétissants. Mais il nefaudrait pas savoir ! J'eus la malencontreuse idée d'interroger notreguide. Quelle est la portion de nourriture accordée quoti¬diennement à chaquedétenue ? — Un de ces pains, avec, matin et soir, une assiettéede soupe, me fut-il répondu. J'insistai. — Et avec cela ? — Mais c'est tout. — Comment ! Cette pitance de famine pour soutenir untravail de dix heures ? — Sans doute ! reprit le gardien ; si on lesnourrissait davantage, ces femelles seraient encore plus difficiles àtenir... Je ne pus réprimer un regard hostile au torse qui rem¬plissait, à lafaire craquer, la tunique lisérée de jaune. Sur le reproche de ce coupd'œil, l'homme essaye de se justifier. — Ce n'est pas qu'ici, à la vérité, on risqueraitgrand'chose . renforcer un peu le régime ; mais il est le même pourtous les lieux de détention et ailleurs... — Que voulez-vous dire ? — Voilà ce qu'on attrape, fit-il, en découvrant surson front une cicatrice qui, sous l'ombre du képi, ne m'avait sembléque le pli des sévérités habituelles. — Qu'est cela ? — Un coup de couteau que m'a planté un détenu à laprison d'Albi où j'ai été gardien pendant douze ans. Un retour de sympathie l'ayant encouragé, il raconta : — Un jour, ils s'étaient tous mutinés. Plusieurs parvinrent à gagnerla porte et s'enfuirent. En retenant les autres, deux de mes camaradesont reçu des blessures mortelles ; moi, j'ai failli perdre la vue. Ce récit simple, sans forfanterie, faisait entendre l'autre cloche. Lesidées d'ordre, d'équité, reprenaient leur place nécessaire dans monesprit, incliné peut-être à trop de compassion. Non, il n'y avait pas àmépriser cet homme qui, honnêtement, courageusement, gagnait sa vie auservice de la société. * * * Saint-Lazare, côté des malades, fait oublier la prison. Au même titreque les autres hôpitaux, celui-ci mériterait le nom d'hôtel-Dieu que lagratitude populaire donnait autrefois aux asiles ouverts par la charitédes fidèles. Les lits sont blancs, bien garnis ; des formes calmes yreposent ; une odeur pharmaceutique assainit l'air et refoule l'affreuxrelent qu'on serait tenté d'y sentir. Au moment de notre arrivée unereligieuse infirmière portait sur un plateau des tasses de lait fumant; une autre en y posant une compresse, rafraîchissait un frontfiévreux. Tout cela était pur, reposant ; tout cela détournait lapensée de ce qui eût été répulsif. On n'imaginait que la trêve accordéeaux malheureuses, cette trêve qui, grâce aux soins des docteurs, auxbonnes paroles des religieuses, deviendra peut-être définitive,ajoutera la cure morale à la guérison des corps. Un spectacle allait, de nouveau, faire basculer mon cœur indécis, lerendre à la pitié, rien qu'à la pitié, envers ces êtres sur qui pèse laforce publique. — Voici la ménagerie, annonça goguenard le gardien. Effectivement, on se serait cru au Jardin des Plantes. Une rangée decages, semblables à l'habitacle étroit des fauves, s'alignaient au longd'un couloir. « Sans doute, pensai-je, quelques cachots désaffectés,restes barbares d'un autre âge. » Erreur ! Des créatures humainesséjournaient là, celles dont le caractère indomptable troublait la paixdes dortoirs. — La privation de liberté exaspère si terriblement certaines natures,me fut-il expliqué, qu'on en est réduit à les murer ainsi que des bêtesféroces. Sur mon exclamation : — Voyez, continua mon interlocuteur, jusqu'à quelle perversion peut envenir l'instinct. Et, sur le mur strié en tous sens, son doigt me montrait, écrites desdéclarations qu'avec un caillou, un clou, avec leurs ongles au besoin,les détenues auxquelles l'encre et le papier sont soustraitss'adressent les unes aux autres. Je lus, en effet, des insanités, qued'innombrables noms : Irma, Claire, Lucie, Colette, Rose avaient signé; des noms qui avaient été ceux du baptême ! — Qu'on les sépare, accordai-je dans une nausée de dégoût, mais qu'onne prive pas ces malheureuses de respirer. — Vous touchez là, précisément, fit observer le docteur, au point qui adécidé la chute de Saint-Lazare, cette chute que vous regrettiez avantqu'ait commencé notre visite. Si ami soit-on du pittoresque, commentméconnaître l'incompatibilité qui parfois existe entre sa conservationet les nouvelles exigences de l'hygiène ? Vous-même ne pourriezadmettre que pour sauver un pan du passé, on continuât plus longtemps àétouffer des êtres vivants dans ces locaux insalubres, atroces. — Sans doute ; mais, plutôt que de détruire, ne pourrait-on paséclaircir? Améliorer ?... — Faire des réparations à la vieille carcasse ! Bah ! ce seraitprolonger un système pénitentiaire en contradiction avec les idéesd'aujourd'hui. Sur l'emplacement des murs lépreux, des voûtes à demicalcinées, des charpentes qui s'écaillent, mieux vaut élever une de cesprisons modèles où l'air circule, où le fer et le ripolin remplacent lebois vermoulu. Il fallait bien se résigner. Je consentis de tout mon cœur à ce quel'on supprimât l'impressionnant décor, les vieux murs chargés desouvenirs, si plus de clarté bienfaisante devait, à leur place,améliorer des sorts humains. Je m'inclinai devant la loi de progrès quiveut des destructions et sans laquelle rien, sur terre, ne se seraitaccompli de meilleur, de plus profitable. Mais, une dernière étapeallait m'enseigner que, changeât-on la forme et la disposition desédifices, améliorât-on le régime et l'hygiène des prisons, une barbariesubsisterait contre laquelle point de possible réforme n'apparaissait,pour le moment. * * * De jeunes voix avaient retenti : des gazouillements, tout un gentilbruit de volière. Une porte vitrée fut ouverte. Des enfants, dont l'âgeexact ni le sexe n'étaient reconnaissables sous l'accoutrement de jupestrop longues, de pantalons recoupés, de vieux châles, qui lesdéguisait, jaillirent, s'éparpillèrent, tourbillonnèrent autour de nous. — Des enfants ! Quoi ! Des enfants ici, m'écriai-je ! — Et même des nourrissons, fit le gardien, soudain paternel, en medésignant une femme qui allaitait un nouveau-né. — Mais, qui sont ces petits ? Voici l'explication : tutélaire en même temps qu'implacable, la loi nesépare pas les enfants de leur mère condamnée avant qu'ils n'aientatteint quatre ans. Quelques-uns de ces innocents naissent àSaint-Lazare ; d'autres y sont amenés en même temps que la coupable etsur sa demande, s'il est prouvé qu'au dehors aucune protection ne leurserait assurée. — Pauvres êtres ! — Pauvres êtres, assurément, reprit après moi le docteur, et comment nepas s'apitoyer devant cette mêlée de figures pâlottes ; mais moinsmalheureux qu'ils n'étaient avant leur arrivée ici. Voyez les berceauxserrés contre la couche maternelle ; la casserole de bouillie quimijote en attendant le déjeuner. Voyez, plusieurs de ces petits ontencore à la main des tartines. Et comme ils s'amusent gentiment ! Deux marmots, en effet, couchés à plat ventre sur le plancher serenvoyaient l'un à l'autre une toupie en soufflant dessus de toutesleurs petites joues gonflées ; une blondine, sagement assise, habillaitsa poupée, un cartonnage de deux sous autour duquel ses petits doigtsroulaient adroitement un chiffon. Mais, à notre entrée, tous les jeuxfurent abandonnés, de grands yeux s'écarquillèrent. Et les miens donc ! Après les enfants, je ne me lassais pas d'observerla physionomie des mères. Sous le sinistre bonnet noir dont ellesétaient affublées, peu de traces subsistaient de ce qui avait été chezquelques-unes peut-être grâce, beauté. Du moins je fis une remarque :contrairement aux autres pensionnaires de Saint-Lazare, l'expression decelles-ci ne révélait rien de farouche ni de haineux. Celles notammentdont l'enfant' était sur les bras avaient un certain air content, uneexpression de fierté presque, dont il était impossible de n'être pasému. On eût dit que le cher fardeau, le gentil poids léger qu'ellesportaient, restituait à leur personne une dignité. Par lui, par l'êtrequ'elles avaient mis au monde, ces femmes se sentaient relevées,rétablies dans une condition ordinaire. « Sans doute, me dis-je,- dutemps qu'elles couraient la ville en quête d'un mauvais coup, cesmalheureuses-ne veillaient pas sur leur faible progéniture avec lasollicitude qu'elles y apportent aujourd'hui où leur activité n'a plusd'autre emploi que d'être des mamans. Ces petits, d'ailleurs, nesont-ils pas tout ce qui leur reste d'avoir été femmes? honnêtes,peut-être? Aimées ? » Oubliant, soudain, ce qui les avait conduites là, je ne vis plus enelles que des mères, ces êtres de joie et de douleur que, pareillementnous sommes toutes, devant la chair de notre chair. M'approchant d'unesorte de bohémienne dont le teint cuit, les cheveux crépus, la rougebouche exotique étaient en miniature reproduits par un gamin pendu à sajupe, je m'informai : — De quel pays êtes-vous ? — D'Algérie, fit-elle. Mais, il y a si longtemps ! Ainsi, je ne m'étais pas méprise. Cette épave humaine venait d'unrivage éloigné. Nul ne savait, pas même elle, quels mauvais courantsl'avaient jetée dans le gouffre parisien. — Êtes-vous ici depuis longtemps ? — Deux ans ! soupira la détenue, de l'accent dont elle aurait dit :deux siècles ! Puis, soudain, redressée, avec des éclairs aux prunelles: « Mais, dans deux mois, je serai libre ! » Et, avec un geste brusque,où se devinait l'instinct migrateur, elle saisit la main de son gossecomme pour l'entraîner, pour le prendre à témoin de l'infini bonheurqu'ils auraient tous deux à parcourir les grands chemins. — Où irez-vous ? demandai-je. Qu'en savait-elle ? Son geste indiqua la fenêtre où les nuages déchiréslaissaient voir un morceau de bleu, et, sur sa mine sauvageonne, il yavait cette mimique significative : qu'importe ! pourvu que ce soithors d'ici, ailleurs, hors de ces murailles abhorrées. La femme qui, tout à l'heure, donnait le sein, était maintenant àbercer son bébé sur le point de s'endormir. A celle-là aussi je posaiune question, la première qui vient à l'esprit dans un lieu où lesheures se comptent. — Depuis quand êtes-vous ici ? Une année, et il lui en restait trois à faire. — C'est long !... Hein ?... — Pas trop. Je la regardai avec surprise. — Sans doute, expliqua cette résignée, pour celles qui, comme moi, ontla chance de garder leur enfant autant que dure la détention, cettedétention ne se sent guère. Et en disant cela, elle enveloppait d'une indicible tendresse la petiteface endormie dont les joues pâles rappelaient ces fruits nés et mûrisdans les climats sans soleil. J'allais me retirer après avoir obtenu un succès à en pleurer, par mapromesse de jouets et de bonbons. Tout le petit monde qui grouillaitautour de nous avait des bouches souriantes ; j'emportais de ma visiteune impression finalement assez douce, lorsqu'un bruit de sanglot mefit brusquement retourner. Une créature jeune, robuste, avait enlevé deterre et serrait contre sa poitrine un garçon, grandelet déjà. — Qu'y a-t-il ? Est-ce qu'il est malade votre enfant ? — Non, fit-elle, en redoublant son étreinte ; mais, il m'aura quittéedemain. C'était l'échéance légale, la date où l'enfant aurait atteint l'âgeprescrit. Me fiant à ce qui m'avait été dit de la brièveté des peinesqui sont subies à Saint-Lazare, je bredouillai quelques proposconsolateurs. — Courage, vous l'aurez bientôt rejoint. — Bientôt ! reprend la malheureuse avec une intonation que je riesaurais oublier. Bientôt On m'envoie à Clermont faire vingt ans detravaux forcés. Et des larmes, de grosses larmes sans fin coulaient sur son visage debelle fille, tandis que, de toute leur faible force, les mains du petitgars s'agrippaient à elle. J'eus un sursaut. Quoi ! ces êtres liés l'unà l'autre par quatre bras frémissants, ces bouches, ces cœurs réunisallaient être séparés ? Des murailles, des espaces, des années seraiententre eux ? Que faire pour éviter cela ? A qui m'en prendre ? Près dequi implorer contre une telle rigueur ? Le gardien, pour lors, à mes yeux, représentait l'autorité, la forcepesante sous laquelle se débattait la pauvre mère. Me tournant vers lui : — Oh ! fis-je, sans rien trouver de plus à dire. Oh ! La sueur perlait à mes tempes. Devinant en moi un grand trouble,l'homme m'attira hors de la pièce et quand la porte fut referméeconvint, qu'en effet, la peine était accablante ; mais, aussi, la femmeétait une criminelle. Son amant avait reçu d'elle une balle de revolverau moment où, en compagnie d'une fille soupçonnée d'être sa maîtresse,il quittait le cabaret. Régulièrement, elle aurait dû être transportéeà la maison centrale aussitôt après sa condamnation ; le cas degrossesse où elle se trouvait lui avait valu le régime relativementdoux de Saint-Lazare. Elle y avait fait ses couches et, depuis lors,bénéficiait de la tolérance qui laisse à leurs mères détenues lesenfants en bas âge. — Aujourd'hui, conclut le fonctionnaire, l'époque est révolue ; demain,après que le fourgon cellulaire aura emmené la prisonnière, le garçonsera conduit aux « enfants assistés ». — Mieux aurait valu, observai-je, lui enlever son fils le jour même dela naissance avant que le lien entre eux ait eu le temps de sefortifier. A présent qu'elle l'aime, que par lui, à cause de lui, parl'apprentissage maternel, cette coupable s'est rachetée, on centuple sapeine. Cela est atroce, barbare... Raisonnable comme toujours et accoutumé à combattre les excès de lasensibilité féminine, le docteur intervint. Substituant ses sagesréponses à l'esprit de consigne auquel s'en tenait l'homme aux liserésjaunes, il tenta de me persuader : En tout ceci, la loi n'avait en vueque le bien de l'enfant. Petit, elle juge qu'il est en sécurité, mieuxque partout ailleurs, près de sa mère ; mais il grandit, et lesparoles, les mauvais exemples sont alors à redouter. D'ailleurs,serait-il juste que ces innocents soient maintenus en prison ? Tout cela était vrai. Il n'y avait rien à répondre. J'étais atterréecependant. A travers la cloison vitrée, je jette un coup d'œil sur cequi, à l’arrivée, m'avait fait l'effet d'une volière. La pièce estvaste, bien aérée ; les petits, en gazouillant, sont retournés à leursjeux ; les mères bavardent entre elles. Que ma première impressioncependant est changée ! Une misère irrémédiable m'apparaît. Outre lesyeux hagards de la femme qui va perdre son enfant et ceux du pauvremioche crispés à retenir des larmes, je vois d'autres petits visages.Presque tous mornes, incolores, avec des fronts bas, des pommettesaplaties. Que de lamentables laideurs ! Sur ces traits avortés ondevine les tristes hérédités du vice, la dégénérescence alcoolique,surtout le malheur d'un âge qui voudrait s'ébattre au grand air, etqu'un sort immérité enferme là, assimile aux coupables. Une indicible pitié me bouleverse les entrailles. Ces têtes, ces petitscorps, ces tendres fragilités promises à l'existence, quedeviendront-elles ? Qu'est-ce que l'avenir réserve à cette chétiveenfance éclose entre les murs d'une prison ? Quelle pauvreté future ?Quels crimes ? Quelles maladies ? Toute l'abomination humaine est engerme là. Qui pourrait l'empêcher de croître ? Il me sembla que cestendres minois me suppliaient, demandaient grâce ; que les faibles coustendus attendaient de moi quelque chose. Quoi ? Que pouvais-je? Quelgeste? Quelle parole qui ne fût pas le néant?... Le sentiment de mon inutilité m'oppressait. Je ne me sentais plus lecourage d'assister en spectatrice à tant de détresse inconsciente ;j'avais hâte d'être dehors, à l'abri des afflictions pour lesquellesj'étais impuissante. Vite, dans la rue ! A l'assaut d'une boutique !Hélas des bonbons ! des jouets ! Le régal d'une journée ! Voilà tout cequ'il était en mon pouvoir d'offrir à ce petit peuple pâlot quisemblait me dire : Emmenez-moi ! retour tabledes auteurs et des anonymes |