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FONTANEY,Antoine (1803-1837) : Unmagasin de modes, histoire d'une capote (1832). Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux de Lisieux (24.III.2009) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) de Paris ou le livre descent-et-un. Tome septième.- A Paris: Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXII.- 396 p.; 22 cm. Unmagasin de modes Histoire d'une capote par Antoine Fontaney ~ * ~Cosa bella mortal passa e non dura. PÉTRARQUE. I. Oh ! c’était bien le plus joli chapeau du monde, le plus élégant, leplus gracieux, le plus coquet. – C’était une capote de gaze lilas avecdes tresses de paille autour de la passe, et puis un bouquet decoquelicots, d’épis et de bluets, parmi des coques de ruban, un peupenché à droite de la forme, sur la passe. – C’était bien aussi l’amour le plus fragile, le moins profond qui se pûttrouver ! – C’était un sentiment léger de femme légère, un sentiment defantaisie, avec des faveurs capricieuses, et des tendressesartificielles. – Or, voici ce qu’il advint de cette capote de gaze, et de ce sentimentde fantaisie. II. Le 7 du mois de juin 18.., j’avais dîné chez madame de Saint-Clair, quidaignait m’honorer depuis trois jours de ses bontés et de sontête-à-tête. Cette révélation me coûte. Elle était cependantindispensable pour l’intelligence de mon récit. – On verra d’ailleurs,par la suite, s’il y a de la fatuité dans mes indiscrétions. Quoi qu’il en soit, cette dame (je dois le déclarer aussi) occupel’entre-sol de l’une des maisons de la rue Vivienne. A l’entre-sol dela maison située positivement en face, se trouve l’atelierd’une marchande de modes. C’est là qu’aux heures du travail sontrassemblées les demoiselles autour d’une longue table ; c’est là ques’élaborent et se fabriquent les chapeaux. Dès qu’ils sont finis, onles descend dans le magasin au-dessous, formant boutique sur la rue ;puis on les expose alors derrière les glaces des montres, placés ausommet de longues perches d’acajou, qui ne ressemblent vraiment pasmal, ainsi coiffées, à certaines Anglaises de nos comtés, qui nousarrivent à Paris vers le mois d’octobre. Ce soir-là je devais sortir avec madame de Saint-Clair. Après le dîner,elle passa dans sa chambre à coucher pour s’habiller, et me laissa seulau salon. Il faut rendre pleine et entière justice à madame de Saint-Clair :entre autres qualités solides qu’elle possède, elle a surtout l’éminentmérite d’être fort expéditive à sa toilette. Cependant toute toilettedemande son temps. Celle-là, qui commençait à sept heures, ne pouvait,en conscience, se terminer avant huit. Il ne s’agissait donc pour moique de tuer ingénieusement soixante minutes l’une après l’autre. – Vousallez voir que ce me fut une besogne facile. III. Je m’étais établi dans un bon fauteuil près de la croisée du salon quifaisait justement face à celle de l’atelier du magasin de modes. Or, jepouvais ainsi voir aisément, sans être vu, tout ce qui se passait danscet atelier. Il m’avait suffi pour cela d’écarter légèrement, etseulement du coin, l’un des petits rideaux de mousseline de ma fenêtre,celle des modistes étant ouverte toute grande. Voici donc quel aspect général offrait la chambre de travail de cesdames au moment où, de mon commode observatoire, je braquai sur ellesma lorgnette. Il y avait bien là huit jeunes et belles filles, les unes nonchalammentassises et comme endormies, les autres debout, le teint animé, l’oeilvif, riant à gorge déployée, chantant et causant follement. Quant aux étoffes dont la table était couverte, on ne s’en occupaitnullement, on n’y semblait pas songer. Ces demoiselles venaient dedîner sans doute ; pour ces grandes enfants, c’était l’heure de larécréation et du repos, comme pour les petites pensionnaires, aucouvent, après le goûter. Cependant, parmi ces charmantes filles, toutes si folâtres ou siinsouciantes, il y en avait une pensive et recueillie. A la placequ’elle occupait, au haut bout de la table, à côté de la croisée, etmieux encore à son air de distinction et de supériorité, on lareconnaissait facilement pour la première demoiselle. IV. Ici doivent nécessairement trouver place quelques considérations qu’ilfaut se garder de prendre pour un hors-d’oeuvre, et qui ressortent aucontraire essentiellement de notre sujet. Ceci d’abord est un axiome : Il y a partout des marchandes de modes. – Il n’y a de modistes qu’àParis. Une modiste véritable, voyez-vous, ce n’est pas une ouvrière quiétablit des corsets, ou fabrique des broderies à la journée : c’est uneartiste qui ne travaille qu’à son temps. – Une modiste, c’est un poète. Un chapeau, ce n’est pas comme un fichu, comme une robe, une oeuvre decalcul et de patience : c’est une oeuvre d’art et d’imagination ; c’estde la poésie. Il est cependant important de distinguer. Il y a chapeaux et chapeaux. Il y a d’abord le chapeau de commande : celui qui se fait pour lespratiques. Ce chapeau-là sans doute exige du talent et de l’habileté.Pour le bien exécuter, une modiste n’a pourtant besoin qued’observation et d’esprit. Il ne s’agit, en effet, que de l’assortirconvenablement au caractère et aux habitudes physionomiques de la femmequi le doit porter. Ce n’est pas là le vrai chapeau poétique. Mais il y a le chapeau improvisé, celui que dicte la fantaisie, celuiqui ne doit et ne peut coiffer qu’une tête que l’artiste n’a vuejamais, mais qu’il a rêvée. Oh ! ce chapeau-là, c’est bien le chapeau d’inspiration, le chapeaulyrique. V. C’était l’un de ces chapeaux que méditait la première demoiselle denotre magasin de modes. L’un de ses bras appuyé sur la table soutenait sa tête penchée ; sonautre bras retombait le long du dossier de sa chaise. Elle avait, à peude chose près, l’attitude de Corinne au cap Micène. C’est qu’il s’agissait bien, en effet, aussi pour elle d’uneimprovisation. Mais ce ne devait point être assurément uneimprovisation mélancolique. Au contraire. A bien observer la physionomie expressive de la belle modiste, on ylisait tous les symptômes précurseurs d’une création poétique. – Etcette création prochaine devait être élégante et gracieuse ; car,certes, à cet instant, les idées de la jeune femme étaient elles-mêmesbien riantes ! L’épanouissement de tous ses traits accusait chez elleune joie si intime ! Oh oui ! quelque doux projet lui promettaitassurément beaucoup de bonheur pour la fin de cette soirée. L’idée quis’agitait en elle sous l’influence de ces inspirations précieuses,allait donc se produire étincelante et dorée de tous leurs rayons ! Cette méditation dura bien quelques minutes. Enfin, la modiste se tourna tout d’un coup vers la table, et,saisissant avec vivacité un grand morceau de gaze lilas qui s’ytrouvait devant elle, elle en mesura plusieurs fois l’aunage sur sonbras, de l’index et du pouce à l’épaule ; elle l’examina dans sesdivers sens, le tourna, le ploya, le fronça plusieurs fois et deplusieurs façons ; puis, ses dimensions bien calculées, l’étendant surses genoux, elle prit soudain ses ciseaux, et tailla hardiment enpleine gaze. C’en était fait. Elle avait dit : Ce sera une capote ; – ce fut unecapote. VI. Pour que l’oeuvre s’accomplît avant la nuit, il fallait cependant sehâter. Il n’y avait plus à compter que sur une heure de jour. En un instant, rappelées à l’ordre par la voix de la premièredemoiselle, toutes les jeunes filles se remirent docilement au travail,chacune s’occupant avec ardeur de la tâche qui lui fut assignée. L’une fut chargée de la passe ; l’autre, de la forme ; celle-ci, descoques, celle-là, des rouleaux ; une cinquième, de la coiffe ; unesixième, des lisérés. Il faisait beau voir ces agiles travailleuses dépêcher à l’envi leurbesogne, et s’escrimer de leurs longues aiguilles et de leurs longsciseaux. – Car, il n’est pas non plus inutile de le remarquer enpassant, se distinguant encore en cela du commun des ouvrières, commela cavalerie de l’infanterie par les grands sabres et les lances, lesmodistes n’emploient que des ciseaux et des aiguilles d’une prodigieuselongueur. Au bout d’un quart d’heure, les gros ouvrages de la capote étaientterminés. C’est que dans la construction d’un chapeau de femme, - si frêle,messieurs, que vous semble ce léger édifice, – il entre plus d’élémentssolides que vous ne vous l’imaginez. – Le gros linon, le tulle à tripleapprêt, le carton, la cannetille et le laiton qui en constituent lacarcasse et l’échafaudage, ne sont-ils pas vraiment de la charpente etde la serrurerie ? Quoi qu’il en soit, ces apprêts divers furent successivement déposésdevant la première demoiselle. C’était à elle l’architecte, à ellel’artiste véritable, à elle seule qu’il appartenait de les réunir etd’en former un tout. Elle seule qui avait conçu cette capote, pouvaitlui donner le souffle – la vie – et réaliser en elle sa pensée. Sur une tête de carton qu’elle tenait entre ses genoux, l’habilemodiste eut bientôt, au moyen d’épingles, ajusté l’une avec l’autre lapasse et la forme du chapeau. La grande aiguille acheva d’unirindissolublement par quelques points ces deux parties principales de lacoiffure. Puis, en peu d’instants, sous les doigts légers de l’artiste,la gaze étreignit et enveloppa le squelette vivifié de la capote, et sedrapa sur elle en plis gracieux. Des torsades de paille à jour furentajoutées autour de la passe et de la forme ; un joli bavolet fut poséderrière, au-dessus de la coulisse. Tout cela venait de s’exécuter rapidement et avec une incroyable verve. Les demoiselles qui avaient chacune achevé leur besogne de détail,suivaient, d’un oeil curieux et attentif, cet intéressant travail de lamise en oeuvre de leurs apprêts. La modiste, entièrement absorbée dans sa création, souriait doucement àses progrès. Elle éleva bientôt la capote en l’air sur l’une de ses mains, la fittourner légèrement, l’examina sous tous les aspects, penchant la tête àdroite et à gauche, et de temps en temps pressant de son autre main lebord de la passe à divers endroits, rectifiant quelques uns des plis dela gaze, donnant ainsi son harmonie et sa perfection à l’ensemble del’oeuvre. VII. Ce n’était cependant pas tout encore. Le plus difficile et le plusimportant restait à faire. Il s’agissait maintenant de placer lebouquet. Nul n’ignore que c’est là l’instant décisif, et que de la posedu noeud, des fleurs, ou des plumes, dépend tout le sort d’un chapeau,si bien qu’il ait réussi d’ailleurs jusque-là. Le plus profond silence régnait dans l’atelier. Il y avait une viveanxiété dans tous ces regards de jeunes filles, fixés sur la capote quis’accomplissait. Mais l’inspiration n’avait pas abandonné notre artiste. Sous sa main,les épis, les bluets et les coquelicots se mêlaient aux coques de gaze,et se groupaient d’une façon ravissante, divinement penchés à droite dela forme de la capote sur sa passe. La dernière coque posée, la modiste replaça délicatement la fragilecoiffure au bord de la table ; puis, croisant les bras, elle se penchaen arrière sur le dossier de sa chaise. Une inexprimable satisfaction se lisait dans les traits de la jeunefemme : elle se disait assurément : –Je suis contente ; voici ma penséeexprimée. Cette contemplation ne fut cependant pas longue. S’étant levée etapprochée de sa glace, elle appela l’une des demoiselles. Alors s’avança soudain le plus espiègle et le plus fripon minois depetite fille qui se soit vu jamais à la Grande-Chaumière ou à Tivoli.La capote fut posée sur la jolie tête et définitivement essayée.C’était la dernière épreuve. Elle ne pouvait certes mieux réussir. Cene fut qu’un cri d’enthousiasme dans tout l’atelier. La capote eut unsuccès universel. Elle allait en effet à ravir à la charmante enfant.Aussi la folle se plaisait si fort avec cette coiffure, qu’elle ne lavoulait plus quitter, et la tenant du bout des doigts contre ses joues,elle sautait de joie devant la glace, en se mirant ; Il lui fallait bien pourtant l’ôter, cette chère capote ! Dès qu’on yeut attaché les brides, on la descendit au magasin, où elle futimmédiatement posée dans la montre, au premier rang, sur un des piedsd’acajou. Notre belle modiste s’était occupée de réparer un peu le désordre queson travail avait mis dans sa toilette. Elle avait refrisé ses cheveuxavec soin ; elle prit ensuite son schale et son chapeau, puis ellesortit. Je la suivis des yeux jusqu’à la rue Colbert. Là se tenait en factionun grand jeune homme de fort bonne mine, portant éperons et moustaches.Elle lui prit familièrement le bras, et ils s’éloignèrent ensemble. Ne vous l’avais-je pas bien dit qu’elle comptait sur du bonheur pour lafin de sa soirée ? Son oeuvre achevée, laissons-la satisfaite d’elle-même aller où bon luisemble avec cet ami si fidèle aux rendez-vous. Assurément, elle a biengagné sa promenade et son bonheur. Mais, que va devenir maintenant notre capote ? VIII. Madame de Saint-Clair était quelque peu en retard. Huit heures venaientde sonner, et elle n’avait pas achevé de s’habiller. Il faisait jour encore. Les modistes avaient fermé la croisée del’atelier. J’ouvris la mienne, et je regardai dans la rue. Ce fut alors que je vis venir, du côté du Palais-Royal, un couple queje distinguai d’abord de la foule des passants, et qui attira bien vitetoute mon attention. C’étaient évidemment deux époux, et deux époux mariés depuis environdouze lunes, y compris celle qui sans doute avait été de miel pour eux.Le mari, personnage en apparence assez disgracieux et maussade, devaitêtre un homme de bureau. Ayant probablement passé tout le jour courbésur des paperasses et des registres, il avait hâte d’arriver auboulevart, afin d’y prendre l’air et de respirer un peu. Il poussaitdonc en avant et de son mieux : ce ne lui était pourtant pas chosefacile. Sa femme, charmante créature, bien faite, bien mise, mais laplus étourdie assurément et la plus curieuse du monde, lui rendaitcette besogne vraiment pénible et mal aisée ; car cette tête à l’éventtournait incessamment à droite, à gauche, sur son joli cou, comme unegirouette. Et puis, apercevait-elle une boutique de lingerie ou denouveautés, il fallait absolument qu’elle s’en approchât et y fît unepause. C’était cependant devant les magasins de modes qu’elles’arrêtait de préférence. Ils sont, nul ne l’ignore, infinimentnombreux dans la rue Vivienne, et chacun d’eux était la station d’uncalvaire où le pauvre mari portait douloureusement sa croix. Ils s’avançaient ainsi lentement : lui, tirant de toutes ses forcescomme un brave et généreux limonier ; elle, ne se laissant traîner qu’àson corps défendant, et disputant le terrain vaillamment, pied à pied.C’était une joûte véritable et des plus obstinées. Ils étaient arrivés, de cette façon, sous ma croisée, et vis-à-vis dela boutique du magasin de modes en face. IX. Je dois le déclarer ici : je ne prétends, en vérité, nullementm’attribuer plus de pénétration qu’il m’en a été départi ; mais à peineavais-je aperçu cette mobile et capricieuse figure de jeune femme, d’unseul et premier coup d’oeil j’avais découvert les secrets rapports etl’affinité qui existaient entre elle et notre chapeau de gaze lilas.C’était en effet la même coquetterie, la même légèreté, la mêmefantaisie. – Assurément, avais-je pensé d’abord, voici la folle têtequi est apparue à notre modiste quand elle a conçu sa folle capote ! –Et vous, madame, vous cherchez, n’est-ce pas, votre coiffure ? avais-jedit ; oh ! venez vite alors, elle est prête, elle vous attend. Tout se passa bien ainsi que je l’avais pressenti. En dépit de larésistance de son mari, la jeune femme s’était arrêtée devant lemagasin de modes, et soudain elle avait distingué dans les montres,entre tous les chapeaux, celui qui lui était destiné, celui qui avaitété créé pour elle. Alors, à la porte même de la boutique, une lutte s’engagea bientôtentre les deux époux, bien autrement grave et sérieuse que les petiteshostilités qui l’avaient précédée. La jeune femme ne se bornait pluscette fois à des regards d’admiration et de convoitise, elle voulaitentrer dans le magasin, elle voulait essayer cette capote et lamarchander. – De son côté, voyant le danger imminent, et jugeant enhomme sensé que, le seuil de cette porte une fois franchi, la mauditecapote serait non seulement essayée, mais achetée aux dépens peut-êtred’un mois entier d’économies, le mari tenait bon, et défendait sabourse en désespéré. Par malheur, deux des modistes qui se trouvaient à ce moment dans laboutique, ayant observé ce conflit, en avaient aisément deviné lesujet. Aussi, sans respect pour le droit de non intervention, lesmalicieuses créatures vinrent-elles au secours de la jeune femme, enouvrant la porte dont elles lui voyaient tenir et s’efforcer de tournerle bouton. La partie n’était plus égale. A moins de faire une esclandredans la rue, il fallait entrer. – Le mari se résigna. Comme il avait eusi fort raison de le craindre, en quelques instants le marché fut fait,et la capote payée de sept belles pièces de cinq francs, toutes neuves,que je vis briller à travers le vitrage de la porte de la boutique, etque je pus compter au fur et à mesure que le malheureux les mettaitlamentablement dans la main de l’une des marchandes de modes. Ce qui le consola quelque peu, j’imagine, et l’aida peut-être à prendreson parti, ce fut de voir combien ses chances eussent été faibles, s’ileût prétendu lutter plus long-temps contre la volonté de sa femme. Elleavait cédé sans doute elle-même à une envie bien puissante et bienirrésistible, car ce ne lui fut pas assez d’avoir acheté la capote, ilfallut encore qu’elle l’emportât sur sa tête, et que la jouissance encommençât pour elle à l’instant. Laissant donc dans le magasin lechapeau de paille lisse qu’elle avait en venant, et qui, quoi quesimple et modeste, ne méritait assurément pas tant de dédain, ellesortit avec le nouveau, toute rayonnante et toute glorieuse. Elle avait en vérité raison d’être fière, car elle était bien adorableainsi. Son mari lui-même, cela était évident, quelque grands que fussent sesgriefs contre elle, n’avait pu résister à la séduction de cette magiquecoiffure, car, tandis qu’il poursuivait son chemin par la rue Vivienne,vers la place de la Bourse, sa jolie femme au bras, je le voyais lancersur elle assez fréquemment certains regards complaisants etréconciliés. – Je ne répondrais pas néanmoins qu’au milieu desdésenchantements de la chambre à coucher, il n’y ait point eu chez lui,le soir ou le lendemain, réaction contre ces bons sentiments. – Peu nous importe ! nous écrivons l’histoire d’une capote, et non celled’un ménage. Cette fragile coiffure que nous venons de voir se former fil à fil,ruban à ruban, fleur à fleur, la voici maintenant lancée dans le mondesur une tête bien charmante, mais qui n’a guère vraiment plus decervelle que les poupées de nos modistes. Dieu veuille qu’avec unepareille folle, il n’arrive pas malheur à cette gracieuse enfant del’inspiration. Laissons-la cependant courir sans nous au boulevart sousla protection du ciel ! Tout orageux et menaçant qu’il soit devenudepuis quelques moments, sans doute il aura pitié d’elle ! X. Il faisait presque nuit. Ne pouvant plus que difficilement continuermes observations extérieures, je quittai la croisée, et me promenaidans le salon. Huit heures et demie sonnèrent à la pendule. Madame de Saint-Clair nous oublie, pensais-je, ou bien la toilette estce soir un peu laborieuse. Au même moment, l’une des portes du salon s’ouvrit, et mademoiselleLise entra un bougeoir à la main. Mademoiselle Lise, afin que vous ne l’ignoriez point, estl’intelligente et fidèle femme de chambre de madame de Saint-Clair.Cette fille, fort maussade et revêche de sa nature, avait à cet instantun certain air aimable et gracieux qui me fit trembler ; – jejugeai d’abord qu’elle venait vers moi, chargée de quelque missionfâcheuse et déplaisante. - « Madame ne sortira pas, et vient de se coucher avec une violentemigraine ; elle prie monsieur de ne pas l’attendre davantage, » ditmademoiselle Lise, dissimulant mal un méchant sourire. Moi qui suis le meilleur homme du monde, je pris au grand sérieux latriste nouvelle que m’apportait mademoiselle Lise. - « Voilà, répondis-je, un mal de tête bien impertinent qui, sanss’être fait annoncer, s’avise d’entrer chez les femmes pendant qu’elless’habillent ! Lise, dites, je vous prie, à madame de Saint-Clair,combien je suis désespéré de la laisser entre les bras de cemalencontreux visiteur. » Là-dessus, prenant mon chapeau, je partis, ne permettant pas à lacharitable fille de jouir long-temps du plaisir qu’elle pouvait trouverà étudier sur ma physionomie l’effet qu’y avait produit son ambassade. Tout en cheminant par la rue Vivienne vers le boulevart, je m’expliquaide plusieurs façons ce mal de tête inopiné de madame Saint-Clair. Jesupposai d’abord que, dans l’accès d’une légitime indignation contre sacouturière, elle avait foulé aux pieds et déchiré en pièces la robenouvelle qu’elle devait mettre le soir, ce qui suffisait bien vraimentpour déterminer l’invasion d’une très-raisonnable migraine. Mais chacunsait que madame de Saint-Clair est un ange de patience et de douceur.Il fallait donc passer à d’autres suppositions. – J’avoue ingénumentque je n’en voulus admettre aucune qui portât le moins du mondeatteinte à la juste considération dont jouit cette dame dans lescercles les mieux famés et les plus recommandables de la rue deGrammont et de la rue Sainte-Anne. XI. Grâce au fond assez riche de philosophie que je possède, et dans lequelje puise au besoin du courage contre les vicissitudes de la vie, et desconsolations selon ses peines, la singulière indisposition de madame deSaint-Clair ne m’avait, au surplus, ni bien long-temps, ni biendémesurément affecté ; je ne songeais même plus qu’aux moyens de passersans elle le moins tristement possible le reste de la soirée, lorsquesurvinrent de nouveaux événements qui se chargèrent pour moi de lacompléter. Je me trouvais à peine au bout de la rue Vivienne, neuf heuressonnaient à l’horloge du palais de la Bourse, lorsque enfin éclatadécidément l’orage dont le ciel avait été gros toute la soirée. Comme je débouchais sur la place de la Bourse, j’y fus accueilli parune effroyable bouffée de vent qui s’engouffra dans la rue Vivienne,soulevant la poussière en épais tourbillons, et faisant danser lesréverbères comme autant d’escarpolettes. Puis vinrent les éclairs etles coups de tonnerre précipités ; puis de larges gouttes de pluiecommencèrent à tomber. Je rebroussai chemin, et j’essayai de courir jusqu’à la galerieVivienne. Mais la violence de l’averse ne m’en laissa pas le temps, etje fus contraint de me réfugier sous la première porte cochère que jetrouvai ouverte. – Le hasard voulut que ce fût celle de notre magasinde modes, et, par conséquent, celle qui fait face aux croisées del’appartement de madame de Saint-Clair. Là, quelques passants, surpris comme moi par l’orage, étaient venusdéjà chercher asile ; tandis que la pluie tombait à torrents, et que leruisseau battait les murs, il en vint encore un grand nombre ; pauvrescréatures qui semblaient n’appartenir plus à aucun sexe : bizarresapparitions à moitié submergées, qui abordaient à la nage, la têtegrotesquement encapuchonnée dans des schales ou dans des mouchoirs,robes et pantalons assez peu décemment retroussés : toutes figures pluspiteuses et plus désappointées les unes que les autres, et dont jedonnerais ici l’inventaire descriptif, si ce hors-d’oeuvre épique nedevait trop ralentir la marche de notre histoire. XII. L’ouragan s’était cependant assez vite apaisé. La plupart de nosnaufragés s’étaient déjà risqués sur la foi des étoiles, et avaientcontinué leur route. J’allais partir moi-même, lorsque passèrent devantmoi deux victimes de l’orage, plus cruellement encore maltraitées parlui que toutes celles dont je venais d’avoir si bien le loisir deprendre pitié. J’eus d’abord quelque peine à les reconnaître ; – je ne m’y pouvaiscependant tromper : – c’était elle ! c’était lui ! Oh ! oui, c’était lui ! c’était notre excellent et misérable mari,traversé de part en part, trempé jusqu’aux os ! C’était elle, c’était notre charmante étourdie, tout inondée, comme sielle fût tombée dans l’eau ! Quant à sa capote, hélas ! je ne la reconnus pas ! Elle avait bienencore sur la tête quelques lambeaux de gaze, quelques fleursruisselantes, quelques rubans échevelés ; mais tout cela n’avait plusde forme, ni de nom ! Ce n’était plus une capote, ce n’était plus rien ! Pauvre oiseau mouillé ! pauvre jolie femme ! pauvre linotte tremblante! Oh ! que n’aurais-je pas à ce moment donné pour te presser contre monsein, pour te sécher sur mon coeur, pour te réchauffer dans mes bras,pour essuyer tes yeux et tes vêtements ! Et puis, nous avions tant besoin d’être consolés l’un et l’autre !Ensemble au moins, nous aurions parlé long-temps, et non sans quelqueslarmes, de la fin prématurée de cette capote, morte en naissant, et quenous seuls avions connue et comprise. XIII. Mais une disgrâce qui m’était toute personnelle vint soudain medistraire de cette pitié désintéressée et généreuse, et réclamer sapart dans mes regrets et ma sensibilité. La jeune femme était entrée dans le magasin pour y reprendre sans douteson chapeau de paille lisse, heureuse encore qu’au moins cet abri luirestât pour protéger sa tête jusque chez elle ! Un fiacre qui m’éclaboussa de la tête aux pieds s’arrêta devant laboutique. Puis, comme j’adressais mentalement à ceux qui me valaientcette aspersion les bénédictions usitées en pareil cas, je visdescendre lestement de la malencontreuse voiture et entrer aussi dansle magasin, devinez-vous qui ? – La belle modiste, qui revenait Dieusait d’où ! Je n’eus pas vraiment le loisir d’y songer long-temps, non plus qu’autriste spectacle dont elle allait être témoin dans la boutique, et auxdouloureuses émotions qui durent pénétrer son coeur maternel de modiste,lorsqu’elle put voir quel pitoyable débris l’orage avait fait de cettecapote, la plus gracieuse sans doute des filles qu’eût jamais enfantéessa poétique imagination. Le cocher du fiacre, payé d’avance apparemment, venait de remonter surson siége et s’apprêtait à repartir, lorsqu’il fut appelé de l’une descroisées de l’appartement de madame de Saint-Clair par une voix aigreet glapissante, que je reconnus à l’instant pour celle de mademoiselleLise. Ceci me sembla singulier. Le cocher venait de faire tourner son fiacre et l’avait arrêté devantla porte de la maison de madame de Saint-Clair. Je traversai moi-même la rue à la hâte et me rangeai contre la murailleà quelques pas derrière la voiture. Vous imaginez-vous quelle fut ma surprise, lorsqu’après plusieursminutes d’attente, la porte cochère s’étant ouverte, j’en vis sortir,éclairée par mademoiselle Lise et accompagnée par un fort bel officierpolonais, madame de Saint-Clair, jolie comme un amour et mise comme unange, en robe de crêpe rose décoltée, des fleurs et des rubans dans lescheveux ? Madame de Saint-Clair, s’appuyant sur la main de son galant chevalier,monta dans le fiacre avec cette grâce parfaite qu’elle sait donner àses moindres gestes, à ses simples mouvements. L’officier polonais lasuivit et se plaça près d’elle. – A l’Opéra, dit-il au cocher qui fermait la portière. Et le fiacre repartit en m’éclaboussant une seconde fois. XIV. Il n’en fallait pas douter, j’étais sacrifié. Madame de Saint-Clair m’avait aimé trois jours. La capote de gaze avaitduré trois heures ! Je m’en retournai lentement chez moi, bien triste et bien mouillé,faisant de graves et profondes réflexions sur la fragilité desattachements et des chapeaux de femmes. ______ Lorsque lord Feeling, l’auteur et l’un des héros de l’histoire quiprécède, est venu nous l’apporter écrite en anglais, et nous prier dela traduire pour le livre de M. Ladvocat ; après en avoir pris lecture,usant de tous les ménagements convenables, nous avons cru cependantdevoir soumettre à cet écrivain étranger quelques objections surplusieurs des parties de son ouvrage. Nous lui avons observé d’abord, que peut-être avait-il donné tropd’importance à un magasin de modes de la rue Vivienne, et que lesfemmes qui savent se mettre n’allaient plus guère chercher là leurschapeaux. Nous lui avons dit encore que la qualification de femme légère,attribuée par lui à madame de Saint-Clair, nous semblait peu juste, etque nous avions dans notre langue des expressions plus significativeset plus énergiques pour désigner la classe honorable et nombreuse àlaquelle paraît appartenir cette dame. Enfin, nous lui avons déclaré qu’il s’était, selon nous, trompé plusgravement encore en plaçant dans sa capote une coulisse au-dessous dubavolet, attendu que déjà depuis fort long-temps on ne mettait plus decoulisses aux chapeaux de femmes. A ces diverses observations, lord Feeling a répondu d’une manière,sinon très-concluante, au moins très-peu gracieuse et en des termes quiprouvaient une grande irritabilité d’amour-propre et une obstinationtoute britannique. Ce que voyant, sans insister davantage sur les objections que nousavions soumises au noble lord uniquement dans l’intérêt de son ouvrage,nous nous sommes borné à le traduire textuellement et avec unescrupuleuse fidélité. A. FONTANEY. |