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FRÉMY, Arnould(1809-189.) : L’enfant defabrique (1841).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.X.2009)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
L’enfant defabrique
par
Arnould Frémy

~ * ~

IL est un édifice humble, honorable, qui se construitsous nos yeux, et dont nous ne nous glorifions pas assez, peut-êtreparce qu’il ne s’adresse qu’à notre reconnaissance, et non à notreorgueil. Cet édifice n’est autre que la collection des établissementsde bienfaisance et de charité, les salles d’asile, les caissesd’épargne, les conservatoires d’industrie, les sociétés de prévoyance,de patronage et de secours mutuels, les écoles primaires, les écolesnormales primaires, et tant d’autres fondations toutes consacrées àl’amélioration et au soulagement des classes pauvres. Il est un genred’écrits qui rallient, suivant nous, un nombre trop restreintd’intelligences : ce sont ces ouvrages spéciaux, ces livres de purdésintéressement, qui viennent de temps à autre, à l’aide de recherchesinspirées par la religion du bien, jeter un jour inattendu surcertaines misères ignorées. Que de gens à idées ou à utopies socialessouriraient de pitié s’ils entendaient dire que la philanthropie serapeut-être dans l’avenir un des meilleurs titres de notre époque ! Parce mot, nous entendons la philanthropie éclairée, pratique, dégagée detout sentimentalisme, et de toute exaltation individuelle qui tendraità fausser son but. Ce seront de beaux noms à citer un jour, que ceuxd’Howard, d’Owen, de madame Fry, de Montyon, et de tous ceux qui aurontcontribué par leur zèle à guérir quelques-unes des grandes plaies del’humanité.

Le portrait que nous allons retracer fera naître sans doute de tristesréflexions sur les moeurs et la destinée d’une certaine partie de lajeune population qu’on emploie, ou, pour mieux dire, qu’on exploitedans les usines ou manufactures. Nous allons essayer de reproduire toutun côté de l’enfance du peuple, de raconter ses premières misères, sesluttes prématurées, les influences funestes qu’un travail abusif etsouvent corrupteur exerce sur son existence et sur sa moralité. Il estdes infortunes qu’il est bon de reproduire, fût-ce même sous la formede simple esquisse ; car, s’il est vrai qu’il y ait dans notrecaractère national beaucoup de frivolité, il n’en est pas en revanchede plus sensible au bien, ni de plus prompt à courir au-devant desinfortunes une fois signalées. Puissions-nous donc exciter de nouveaula sympathie publique, déjà provoquée en faveur d’une classe jeune etintéressante !

On sait qu’une loi tendant à abolir l’odieuse traite des enfants dansles manufactures a été présentée aux Chambres dans cette sessiondernière. Nous souhaitons bien vivement qu’elle produise tous lesbienfaits qu’on en attend ; car elle peut être considérée comme une loid’urgence. Vouloir améliorer ou moraliser les ouvriers sans remonteraux sources primitives de leur démoralisation, c’est-à-dire à l’étrangeéducation qu’ils reçoivent en si grand nombre dans les fabriques, c’estvouloir atteindre le mal sans aller jusqu’à la racine. On prétend quel’ouvrier se perd et se corrompt ; il serait plus juste de dire que leplus souvent il naît corrompu et vicié.

Cela dit, transportons-nous sans transition dans la région même desexistences que nous allons étudier : c’est-à-dire à la fabrique, dansun de ces vastes établissements qui représentent pour tant de jeunesouvriers à la fois le berceau, le logis, l’école, et, faut-il le direaussi ? la tombe.

C’est à trois ou quatre heures du matin que commence ordinairement lajournée de l’enfant de fabrique. Plaçons-nous sur la route de Mulhouse,ou de Sainte-Marie-aux-Mines, avant le lever du jour, par une neige dedécembre, et assistons à l’arrivée de ces familles d’ouvriers qui sontcontraintes de faire quelquefois deux ou trois lieues à pied pour serendre à la filature, et, le soir, de refaire le même trajet pourregagner leur logis. Dans les pays manufacturiers, les ouvrierstrouvent rarement à se loger dans l’intérieur des villes ;l’encombrement et la cherté des loyers les obligent à aller chercherune habitation souvent fort éloignée de la manufacture.

Le départ et le retour de ces caravanes offrent un spectacle vraimentaffligeant. Des femmes au teint hâve, au corps voûté, marchent piedsnus au milieu de la boue, leur robe renversée sur la tête. Il fautsavoir que le parapluie est meuble inconnu dans la plupart desfilatures de l’Alsace. On cite à Vesserling la manufacture de M.Nicolas Schlumberger comme une de celles où les ouvriers mènent la viela plus heureuse ; on évalue leur prospérité d’après le nombre deparapluies que l’on remarque dans les ateliers.

Mais, dans ces départs et ces retours, rien n’est plus triste que devoir ces milliers d’enfants à peine vêtus, marchant derrière leur mèreen grelottant, portant sous leurs bras le morceau de pain qui doitcomposer leur pitance de toute la journée. Ce sont les jeunes ouvriersde la fabrique qui vont faire un rude apprentissage de l’existence, entravaillant quatorze ou quinze heures par jour, c’est-à-dire trois ouquatre heures de plus que les forçats, et cela dans une atmosphèred’étuve. Il en est qui n’ont guère plus de cinq ou six ans. A lafabrique de Sainte-Marie-aux-Mines certains enfants sont même employésdès l’âge de quatre ans et demi à dévider les trames. On remarque parmieux un grand nombre de scrofuleux. Les vallons qui environnentSainte-Marie, et qu’habitent  les ouvriers, sont humides,malsains, ce qui rend les goîtres très communs. Les enfants de fabriquegagnent, terme moyen, de six à sept sous par jour ; c’est à peine leurnourriture, d’autant qu’à Sainte-Marie les denrées sont à un prix fortélevé, attendu qu’une grande partie des légumes et des grains qu’on yconsomme est tirée de la plaine de l’Alsace. On compte parmi lesenfants qui naissent dans ce malheureux pays un grand nombre desourds-muets et d’idiots, ce qui n’empêche sans doute pas les fabriquesdu pays de recevoir leur contingent habituel d’enfants, par suite d’uneconvention analogue à celle que M. Charles Dupin signale dans sonrapport fait à la Chambre des pairs en février dernier. L’honorablepair affirme qu’en Angleterre, pendant la dernière partie du siècledernier, par un contrat passé entre un manufacturier de Lancastre etles administrateurs d’une paroisse de Londres, le fabricant s’engageaità accepter un idiot sur vingt enfants bien portants et pourvusd’intelligence.

Parmi les économistes et les moralistes qui se sont occupés de laquestion du travail des enfants dans les manufactures, nous citerons,en Angleterre, MM. Horner, Labouchère, et, en France, MM. de Gerando,Gillet, et surtout le docteur Villermé, qui nous a été d’un si grandsecours dans nos recherches. En suivant l’ordre établi par ce dernierdans son excellent ouvrage sur les classes ouvrières, nous diviseronsles enfants de fabrique en deux grandes catégories qui embrasseront àpeu près la totalité de l’industrie française. Nous placerons dans lapremière les ouvriers employés dans les manufactures de laine, de cotonet de soie, et dans la seconde, ceux qu’emploie l’industrie dite métallurgique, et qui comprend les forges, les hauts fourneaux, lesfonderies, les constructions de machines à vapeur, etc... Quand nousaurons parcouru ces deux classifications principales, nous aurons uneidée, sinon complète, du moins assez exacte, des moeurs et del’existence des enfants de fabrique. Le lecteur pourra décider lui-mêmesi la loi que la Chambre vient de porter en leur faveur pouvaitcomporter l’ajournement.

Pour étudier et connaître à fond la véritable destinée de ces jeunesouvriers, c’est principalement sur la filature qu’il faut porter sonattention ; car c’est là qu’on rencontre les plus graves abus, et leseffets les plus tristes des calamités qui pèsent sur ces existences.

Dans l’industrie cotonnière, les enfants sont principalement occupés àl’épluchage du coton, au cardage, et surtout au dévidage du fil. Chaquemétier à filer en occupe deux ou trois, qui sont ordinairement dirigéspar un adulte. Plusieurs détails de la fabrication présentent desdangers réels : ainsi le battage du coton produit presque toujours lasuffocation ; certaines machines employées à Amiens, qui minaient lesforces des enfants qui les dirigeaient, ont même occasionné une plaintedu conseil des prud’hommes, et par suite un arrêté de la mairie quiordonnait la suppression de ces machines. Pour les ateliers de tissagequi sont encore soumis au vieux régime des métiers à bras, on choisitordinairement des pièces situées au-dessous du sol, sans soleil,presque sans lumière. L’air qu’on y respire est épais, insalubre, etdepuis longtemps on a reconnu qu’il exerçait une influence sur la santédes travailleurs, et surtout sur les poumons délicats des enfants. Maison a reconnu aussi que l’atmosphère de ces locaux souterrains pouvaitseule rendre les fils des chaînes souples, ténus, ductiles, propres àl’opération de l’encollage : la santé de l’ouvrier a été subordonnéeà la réussite de la main-d’oeuvre.

Les enfants employés dans les filatures de laine ou de coton prennentdiverses appellations, suivant les fonctions qu’ils remplissent. Il y ale tireur, le laveur, le bobineur, le balayeur, le rattacheursurtout, variété particulière de l’enfant de fabrique, qui se multiplieà l’infini dans les filatures, et qui mériterait d’être décritespécialement, si le plan que nous nous sommes tracé ne nous obligeait àembrasser seulement les généralités, sans entrer dans les détails. Lesfonctions du rattacheur consistent à surveiller les fils, à rattacherceux qui se brisent, à nettoyer les bobines, et à ramener le coton quis’échappe du ventilateur. Il est, à proprement parler, l’aide, l’élève,et presque toujours le souffre-douleur du fileur. Ses fonctions, quantaux mauvais traitements qu’il lui faut subir, ont une certaine analogieavec celles du mousse de bâtiment. A Reims, et dans d’autres villes defabrique, il est établi en principe que les fileurs peuvent impunémentrouer de coups les rattacheurs qui leur sont confiés. Ce fait estattesté par un passage d’un journal qui s’occupe spécialement desintérêts des manufactures, et dont on ne saurait suspecter letémoignage. On lit dans l’Industriel de la Champagne, du 23 septembre1835 : « Dans quelques établissements de Normandie, le nerf de boeuffigure sur le métier au nombre des instruments de travail. Dans lesmoments de presse, quand les ouvriers passent la nuit à travailler, lesenfants doivent également veiller et travailler, et quand ces pauvrescréatures, succombant au sommeil, cessent d’agir, on les éveille partous les moyens possibles, le nerf de boeuf compris. »

Dans les manufactures de laine ou de coton, les enfants, même quand ilsne remplissent que des fonctions de simple surveillance, sont presquetoujours condamnés à rester debout seize ou dix-sept heures par jour, àpeu près dans la même attitude, enfermés dans une pièce sans air,remplie d’une chaleur suffocante. J’ai entendu certaines mères defamille se plaindre de la longueur des classes et des études, qui nes’étendent pas, disaient-elles, dans les colléges, à moins de deuxheures consécutives. Elles craignaient qu’une application aussiprolongée ne compromît à la longue la santé de leurs fils. Probablementces mères-là n’avaient pas visité les filatures de Thann et deMulhouse, ni vécu dans les quarante degrés de chaleur que nécessitel’apprêt des toiles dit écossais. Une pareille visite eût aguerrileur sollicitude maternelle.

Les filles sont employées dans l’industrie cotonnière et lainière enaussi grand nombre, et à peu près aux mêmes âges que les garçons. Lesnoms qu’elles portent dans les diverses fabriques, où elles entrentgénéralement de cinq à huit ans, servent à désigner leurs fonctions :les catégories les plus nombreuses sont celles des éplucheuses, des picoteuses, des napeuses. Leur condition n’est guère meilleure quecelle des jeunes ouvriers mâles : si ce n’est qu’elles n’ont pas àsubir les mauvais traitements qui sont infligés aux rattacheurs, ellesvivent non moins misérablement que ces derniers. Elles sont, de plus,en butte, pour la plupart, à des dangers moraux qui sont la conséquenceforcée de leur sexe et de leur condition, et que nous aurons à signalerplus loin. La position où elles se trouvent, les piéges qui lesentourent, et qui ne laissent pas même la première innocence à leursplus jeunes années, la honte qui pèse sur elles presque toujours avantl’âge ordinaire de la dépravation, ces détails ne seront pas le traitle moins frappant du tableau que nous avons entrepris de retracer.

Nous avons déjà dit quelques mots de la condition misérable desouvriers du département du Bas-Rhin ; nous avons signalé à l’avance unepartie des calamités qui atteignent les moeurs et l’existence desenfants employés dans ces fabriques, race chétive, abandonnée, etvraiment orpheline. Parmi nos districts manufacturiers, il en est unqui mérite surtout d’être signalé comme surpassant tous les autres enfait de misère et de dénûment : nous voulons parler du département duNord, et particulièrement de la ville de Lille, où le nombre despauvres inscrits sur les registres des bureaux de bienfaisance estévalué à près de 30,000. Ce chiffre seul indique la situation de laclasse ouvrière. Il faut, du reste, consulter à ce sujet M. deVilleneuve-Bargemont dans son Économie chrétienne, qui décrit ainsices misères : « Sans instruction, sans prévoyance, abrutis par ladébauche, énervés par les travaux des manufactures, entassés dans descaves obscures, humides, ou dans des greniers, où ils sont exposés àtoutes les rigueurs des saisons, les ouvriers parviennent à l’âge mûrsans avoir fait aucune épargne, et hors d’état de suffire à l’existencede leur famille. Ils sont tellement ivrognes, que, pour satisfaire leurgoût des boissons fortes, les pères et souvent les mères de famillemettent en gage leurs effets et vendent les vêtements dont la charitépublique ou la bienfaisance particulière a couvert leur nudité.Beaucoup sont en proie à des infirmités héréditaires. Il s’en trouvait,en 1828, jusqu’à 3,687 logés dans des caves où règne la malpropreté laplus dégoûtante, et où reposent sur le même grabat les parents, lesenfants, et quelquefois des frères et soeurs adultes. »

Pour observer l’enfant de fabrique et connaître le dernier degréd’abrutissement et d’indigence où peut tomber la race humaine, c’estdonc à Lille qu’il faut se transporter, dans la rue des Étaquessurtout, qui est le centre et le réceptacle des plus misérablesexistences. Il faut avoir le courage de descendre dans ces caves, dontaucune habitation de Paris ne saurait offrir même l’image ; il fautavoir vu reposer dans un même lit une famille entière, depuis l’aïeuljusqu’aux petits-enfants, sans distinction de sexe ni d’âge. Lesgreniers, qui servent aussi de logement aux classes ouvrières, sontencore plus insalubres que les caves. Mais, pour donner une idéecomplète de ces habitations, et bien pénétrer nos lecteurs del’authenticité des faits que nous transcrivons, nous ne saurions mieuxfaire que de joindre à nos citations précédentes un extrait du rapportfait à la municipalité, à l’époque du choléra, par la commission duconseil de salubrité du département du Nord.

« Il est impossible, dit ce rapport, de se figurer l’aspect deshabitations de nos pauvres, si on ne les a visitées. L’incurie danslaquelle ils vivent attire sur eux des maux qui rendent leur misèreaffreuse, intolérable, meurtrière. Dans leurs caves obscures, dansleurs chambres, qu’on prendrait pour des caves, l’air n’est jamaisrenouvelé : il est infect ; les murs sont plaqués de mille ordures.S’il existe un lit, ce sont quelques planches sales, grasses ; c’est dela paille humide et putrescente ; c’est un drap grossier, dont lacouleur et le tissu ne sauraient se reconnaître ; c’est une couverturesemblable à un tamis. Les fenêtres, toujours closes, sont garnies depapier et de verres, mais si noirs, si enfumés, que la lumière n’y peutpénétrer ; et, le dirons-nous ? il est certains propriétaires (ceux desmaisons de la rue du Guet, par exemple) qui font clouer les croisées,pour qu’on ne casse pas les vitres en les fermant et en les ouvrant. Lesol de l’habitation est encore plus sale que tout le reste : partoutsont des tas d’ordures, de cendres, de débris de légumes ramassés dansles rues, de paille pourrie ; aussi l’air n’est-il plus respirable. Etle pauvre lui-même, comment vit-il au milieu d’un pareil taudis ? Sesvêtements sont en lambeaux, recouverts, aussi bien que ses cheveux, quine connaissent pas le peigne, des matières de l’atelier. Rien n’estplus horriblement sale que ces pauvres démoralisés. Quant à leursenfants, ils sont décolorés, ils sont maigres, chétifs, vieux et ridés; leur ventre est gros et leurs membres émaciés, leur colonnevertébrale a gauchi, leur cou est contusé ou garni de glandes, leursdoigts sont ulcérés, et leurs os gonflés et ramollis ; enfin ces petitsmalheureux sont tourmentés, dévorés par les insectes. »

Si nous passons du département du Nord dans celui de laSeine-Inférieure, l’un des plus populeux et des plus industrieux deFrance, nous voyons les mêmes abus, les mêmes misères se reproduire :excès de travail pour les jeunes enfants, mélange des sexes dans lesateliers, initiation précoce aux habitudes vicieuses des adultes, enfinentassement dans des taudis infects. A Rouen, les ouvriers occupent,ainsi qu’à Lille, un quartier spécial. Il existe des maisons qui sontentièrement consacrées à loger les ouvriers. Ceux qui n’ont pas defamille ont recours à un logeur qui se charge, pour quatre francs parmois, de leur tremper la soupe chaque jour, et de leur fournir unemoitié de lit. Les ouvriers rouennais couchent généralement deux,quelquefois trois dans un même lit. Les serruriers, tourneurs,menuisiers, mécaniciens, ciseleurs sur métaux, obtiennent les salairesles plus élevés, et se font remarquer, comme nous le verrons plus loin,par leur inconduite. La plus grande partie de leur gain est employée aucabaret. On les regarde comme les plus fidèles habitués des guinguettesdes faubourgs ; souvent même il arrive qu’ils s’y installent avec leursenfants, qu’ils rendent, dès leurs premières années, témoins etcomplices de leurs excès. Est-il besoin d’ajouter qu’ils sont, pour laplupart, incapables de faire la moindre économie, et que quelques joursde chômage suffisent pour les réduire à la plus affreuse misère ?

Dans les environs de Rouen, à Bolbec, à Darnetal, il existe un grandnombre de filatures, mais les ouvriers n’y sont guère plus heureux queceux qui sont employés dans l’intérieur de la ville. Dans plusieurs deces filatures, le travail n’est pas interrompu un seul instant pendantvingt-quatre heures consécutives. Il y a le service de jour et celui denuit : le service de jour est de quatorze heures, et celui de nuit dedix. La classe la plus malheureuse des ouvriers de la campagne est,sans contredit, celle des tisserands en coton, qui reçoivent dessalaires qui ne sauraient suffire à leurs plus stricts besoins. M.Alexandre Lesguillier, auteur d’une notice historique et statistiquesur la ville de Darnetal, fait remarquer qu’outre leurs dépensesindispensables, ils sont, de plus, obligés de se fournir de colle, etcet achat doit être prélevé sur les dix-huit sous par jour qui peuventêtre considérés comme le taux moyen de leur salaire.

Cependant, pour ne pas être taxé d’exagération dans aucun des détailsque nous rapportons, nous devons dire que la condition des ouvriers deRouen est généralement plus tolérable que celle des ouvriers de Lille,si l’on excepte toutefois les tisserands en calicots et en rouenneries.Encore ces derniers ont-ils le bon esprit de laisser le tissage pendantquatre ou cinq mois de l’année, pour se consacrer aux travaux de lacampagne, qui leur offrent des bénéfices plus sûrs.

La ville de Reims peut être considérée comme un des principaux centresde l’industrie lainière. L’enquête commerciale de l’une des dernièresannées attestait qu’elle occupait environ cinquante mille ouvriers,tant dans l’intérieur de la ville que dans les campagnes environnantes.Autrefois les ouvriers trouvaient chez les entrepreneurs les objets defabrication première, qu’ils emportaient chez eux, ce qui leurpermettait de travailler en famille. Mais depuis quelques années, cemode de travail a été presque entièrement supprimé par suite du nombreconsidérable d’usines et d’ateliers qu’a fait naître le besoin d’uneproduction plus active. L’industrie a gagné peut-être à ceschangements, mais les moeurs, et particulièrement celles des enfants,ont dû se ressentir des funestes effets que produisent infailliblementla confusion des sexes et le travail en commun. Il ne paraît même pasque la condition matérielle de la classe manufacturière se soitbeaucoup améliorée sous ce nouveau régime. M. Villermé déclare que rienn’est plus triste ni plus misérable que l’intérieur des pauvresouvriers rémois domiciliés loin du centre de la ville, et donne surleurs moeurs et leurs habitations les détails suivants :

« Qu’on se figure des maisons basses, d’un aspect misérable, deschambres fréquemment sales et humides, quoique presque toujours bienéclairées ; et la pièce à feu, la seule habitable (je ne dis pas laseule habitée, car souvent le grenier est sous-loué par les malheureuxdu rez-de-chaussée à de plus malheureux qu’eux encore), est communémentsi petite, qu’un métier à tisser ne peut pas y tenir avec un lit. Lesmisérables réduits, que précèdent des cours mal pavées, couvertesd’ordures, se louent depuis cinquante-cinq ou soixante francs jusqu’àquatre-vingt-dix. En outre, le loyer s’en paye chaque mois, et mêmechaque semaine. On ne voit au lit des malheureux qui les habitent qu’unmauvais matelas avec des draps sales et usés. Ces draps sont souventles seuls que possède la famille : alors, quand on les blanchit, ellecouche nécessairement à nu sur le matelas. Un petit lit de paille,destiné aux enfants, se trouve quelquefois à côté du premier. Enfin, ily a rarement, dans ces logements, des métiers à tisser, et même despoêles ou fourneaux à chauffer : les locataires sont trop pauvres pouren posséder ; quand il y en a, c’est qu’ils les tiennent à loyer. Onconçoit le mélange, le pêle-mêle des sexes qui existe dans ces masuressi pauvres. Il suffit de voir leur mobilier pour se faire une idée deleur profonde misère : aussi presque tous les ouvriers sont-ilsinscrits au bureau de bienfaisance ; du moins les enfants et lesvieillards. »

Le même auteur remarque qu’une grande partie de la population ouvrièreà Reims est adonnée à l’ivrognerie. Il faut toutefois tenir compte desouvriers étrangers, qui se trouvent en grand nombre dans cette ville.Les désordres qui s’y commettent doivent surtout être attribués auxBelges qui y affluent, puis à un certain nombre de forçats libérés quiachèvent de jeter le trouble et la démoralisation dans la populationdes fabriques et des ateliers.

Pour compléter ce qui concerne les habitudes et les moeurs des ouvriersde Reims, nous rapporterons ici ce qu’un habitant de cette villeécrivait, en 1836, sur les classes employées dans les manufactures. Lesdétails suivants, dont on peut garantir l’authenticité, seront le pluscomplet témoignage des principes et du genre d’éducation que reçoiventles jeunes enfants qui se trouvent, dès leurs plus jeunes années,initiés et mêlés à de pareilles moeurs.

« Depuis 1834, les ouvriers de Reims qui ont de la conduite pourraientpresque tous être heureux ; mais ceux des quartiers Saint-Remy etSaint-Nicaise (qui sont principalement habités par les plus mauvaissujets des fabriques) se livrent d’autant plus aux débauches, surtout àl’ivrognerie, que leurs salaires sont plus forts. La plupart des mieuxrétribués ne travaillent que pendant la dernière moitié de la semaine,et passent la première dans les orgies. Les deux tiers des hommes et lequart des femmes qui habitent les rues de Versailles, Tourne-Bonne-Eau,s’enivrent fréquemment ; un très-grand nombre y vivent en concubinage ;beaucoup se prennent, se quittent et se reprennent ; plusieurscependant restent toute leur vie attachés l’un à l’autre. Quant auxenfants, ils meurent très-jeunes ou bien ils contractent tous les vicesdes pères et mères. Ils sont tellement adonnés aux boissonsspiritueuses, que communément ils nous apportent à nous, cabaretiers,leur meilleur habit ou quelque meuble sur lequel on leur avance du vinou de l’eau-de-vie ; si, au bout d’un temps donné, ils ne nous ont paspayés, ces objets nous appartiennent. Lorsqu’on leur parle d’ordre etd’économie, ils répondent que le commerce seul les fait travailler etvivre, que pour le faire aller il faut dépenser de l’argent, quel’hôpital n’a pas été fondé pour rien, et que s’ils voulaient tousfaire des épargnes, être bien logés, bien vêtus, le maître diminueraitleur salaire, et qu’ils seraient également misérables. »

Que peut-on ajouter à un pareil récit qui peigne mieux la misère, etsurtout la profonde ignorance d’une certaine partie de la classeouvrière ? Ne voit-on pas là toutes les preuves irrécusables du viceinhérent plutôt à l’espèce qu’à l’individu ? Il existait il y aquelques années, à Reims, une association d’un genre singulier, quiavait pour nom la Société des déchets. Cette société était instituéepour prévenir les soustractions de laine ou de coton qui pouvaient êtrefaites dans les filatures. Ce fait est attesté par M. Michel Chevalier,dans son ouvrage sur l’Amérique du Nord, où il est dit que les ouvriersde Reims donnent la laine soustraite par eux pour le quart de cequ’elle vaut, et l’échangent au cabaret à raison d’un demi-litre de vinpour un échée de fil. Nous le demandons, comment de pareilleshabitudes ont-elles pu s’enraciner dans une population ? comment desétablissements fréquentés par des ouvriers, et qui par cela mêmeexigeaient une surveillance spéciale, ont-ils pu se prêter à desemblables échanges ?

En Alsace, et principalement à Mulhouse, on remarque dans les fabriquesun grand nombre de jeunes enfants qui appartiennent à des famillessuisses ou allemandes, que l’espoir d’obtenir en France un salaire plusélevé que celui qu’elles reçoivent dans leur pays conduit às’expatrier. Ces familles, qui tombent ainsi par nuées sur certainscantons manufacturiers, ne peuvent trouver à se loger dans les villesoù sont situées les fabriques, ni même dans les villages voisins :elles se logent quelquefois à une distance de deux ou trois lieues ;les enfants sont donc obligés de prendre sur leur sommeil le temps quenécessitent les allées et retours du logis à la fabrique. Les journéesétant communément de seize à dix-sept heures, le départ et l’arrivéeemploient quelquefois trois, et même quatre heures : on voit le tempsqui leur reste pour le sommeil.

Lorsqu’on passe, en visitant le département du Haut-Rhin, d’un cantonmanufacturier à un canton agricole, on est frappé de la différence quiexiste entre l’attitude, la physionomie, la santé des enfants des deuxcantons. Ceux du district agricole sont frais, épanouis, robustes, touten eux annonce la force et la vigueur ; tandis que, chez ceux dudistrict manufacturier, on remarque tous les signes d’un abattementprécoce, la pâleur, des membres grêles, un corps affaissé : « Cettedifférence, dit M. Villermé, se remarque surtout lorsqu’en allant de laville de Thann à celle de Remiremont, on passe du dernier village dudépartement du Haut-Rhin, Orbay, à celui de Bussang, qui est le premierdu département des Vosges ; et pourtant les enfants d’Orbay ne sont pasles plus malheureux ni les plus mal portants du Haut-Rhin. »

Les machines qui sont venues substituer dans plusieurs fabrications lesforces matérielles aux forces de l’homme n’ont fait qu’augmenter lenombre des enfants qu’on emploie dans les manufactures. Les travaux queles machines n’exécutent pas, n’exigeant pas l’emploi des forces desadultes, ont pu être confiés en grande partie à de jeunes bras, et onten même temps rendu la tâche des enfants plus lourde et plus gravequ’autrefois. Il est prouvé, d’après les Notices statistiques sur lescolonies françaises aux Antilles, qu’on impose aux nègres des fatiguesmoindres qu’aux jeunes ouvriers. Cette exploitation inique et cruelle aplus d’une fois provoqué les plaintes d’hommes éclairés et généreux :ainsi le docteur Jean Gerspach, de Thann, a publié d’intéressantesconsidérations sur l’influence exercée par les filatures et lestissages sur la santé des ouvriers ; mais ces réclamations sont jusqu’àprésent restées sans effet. D’ailleurs, dans la discussion qui futouverte dans le sein de la Société industrielle de Mulhouse, sur lescauses qui produisaient l’altération de la santé des jeunestravailleurs, les opinions furent partagées. Les uns attribuaient cesfunestes effets à l’insalubrité des ateliers, les autres, au défaut denourriture et de soins, le plus grand nombre, aux vapeurs et émanationsque produit la fabrication, et qui ne permettent aux jeunes enfants quede respirer un air vicié ; les excès prématurés de boisson et dedébauche furent aussi allégués. Cette diversité d’opinions servit dumoins à faire connaître l’étendue des maux qui pesaient sur l’enfancemanufacturière, et l’urgence des remèdes qu’il convenait d’y apporter.

A Elbeuf, à Louviers, les ouvriers se trouvent dans une positiongénéralement meilleure ; enfin, à Sedan, et même à Lyon, quoi qu’onpuisse inférer des émeutes de 1834, une certaine portion de la classeouvrière vit dans une situation que l’on peut appeler voisine del’aisance, si on la compare à celle des ouvriers de l’Alsace et du Nord; le dimanche, les ouvriers de Sedan ont même dans leur mise quelquechose de recherché qui annonce chez eux des habitudes d’ordre etd’économie qu’on ne rencontre dans les autres pays que parmi la classebourgeoise : il faut dire aussi qu’à Sedan il existe des caisses desecours pour les ouvriers, et des écoles primaires pour leurs enfants.

Déclarons toutefois, et ce point nous semble essentiel à remarquer dansl’existence des enfants de fabrique, que le taux des salaires desparents, les bénéfices qu’ils peuvent réaliser, n’offrent guère degaranties d’amélioration physique, ni surtout morale, à l’existence desjeunes ouvriers. En effet, telles sont les moeurs de nos artisans,qu’une augmentation de salaire ne fait souvent qu’exercer sur leurexistence, et, par conséquent, sur celle de leurs enfants, uneinfluence pernicieuse. Il n’est pas rare de voir un salaire plus élevéaugmenter chez l’ouvrier l’incurie, le désordre, la fréquentation ducabaret. A la honte, je ne dirai pas de la classe pauvre, mais de laclasse riche, qui s’acquitte si mal des devoirs de tutelle et depatronage qu’elle devrait s’imposer à l’égard de la classe pauvre,l’ouvrier le mieux payé, c’est-à-dire presque toujours le plusintelligent ou le plus habile, est aussi le plus dérangé, le plusvicieux : ainsi, le serrurier mécanicien, que nous avons déjà cité, etqui gagne jusqu’à six francs par jour, compte généralement dans lasemaine trois jours de chômage volontaire. Que doit-on conclure de là ?Que pour que l’ouvrier soit sobre, exact, laborieux, il faut qu’il soitaux prises avec le besoin ? Non, sans doute : une conclusion pareillerépugnerait à la fois aux lois de l’humanité et de la raison ; carl’ouvrier se dérange, non parce qu’il gagne trop, mais parce qu’ilignore ou méconnaît l’emploi qu’il convient de faire de ce qu’il gagne,parce qu’il n’a pu éprouver les effets de l’économie et du calcul, quin’existent ni dans son éducation ni dans ses habitudes. Ce qui luimanque avant tout, et en toutes choses, c’est l’éducation, lediscernement ; mais cette éducation, où peut-il l’avoir puisée, s’ilest vrai qu’avant l’âge de raison tel que la loi l’institue, il aitdéjà été réduit à l’état de simple moteur, d’instrument aveugle etpassif de l’une des grandes forces industrielles ?

Cessons donc d’interroger les statistiques, pour rechercher si, danstel département, le sort des jeunes ouvriers est meilleur ou pire quedans tel autre, et disons, en thèse générale, que leur sort est à peuprès le même dans tous les pays où les parents, tuteurs ou fabricants,les considèrent comme un objet de légitime exploitation.

 Nous avons déjà donné une idée des ateliers où la plupart desjeunes ouvriers sont entassés ; nous avons parlé du double dangerauquel est exposée leur santé, soit qu’ils vivent dans l’insalubreatmosphère des caves pour le tissage, soit qu’ils vivent dans lesétuves de l’apprêt écossais. On comprend quelles doivent être lesconséquences d’un travail égal à celui des hommes imposé à de pauvresêtres chétifs, à peine formés, qui n’échappent à une mort prématuréeque pour entrer dans l’âge de la virilité avec un corps débile et untempérament délabré. C’est ainsi que plusieurs races d’hommes en Francedégénèrent ou se perdent de jour en jour. En voyant les ouvriers desenvirons de Thann et de Mulhouse, corps affaissés et rabougris pour laplupart, croirait-on que c’est là cette race alsacienne que Louis XIVnous avait léguée si forte et si robuste ? Il est prouvé, d’après lesrelevés statistiques, que sur 10,000 jeunes gens capables de supporterles fatigues du service militaire, les dix départements les plusagricoles de France ne présentent que 4,029 infirmes ou difformes, etréformés comme tels, tandis que les départements les plusmanufacturiers présentent 9,930 infirmes ou difformes et réformés commetels.

Du reste, ce n’est pas en France seulement que l’on signale l’influenceexercée sur la mortalité ou le dépérissement des races par le travaildes manufactures et le séjour des fabriques, que l’Anglais Süsmilckappelle les catacombes de la population. « Lorsque le gouvernementbritannique, dit M. Charles Dupin, voulut tarir dans leur source lesmaux produits par le travail des fabriques, il fit examiner par uncomité médical l’état sanitaire des districts manufacturiers del’Angleterre. Le comité constata cinquante affections morbides propresaux diverses espèces d’industries, et qu’on ne trouve pas chez lapopulation qui ne pratique pas ces industries. »

Si nous avons dévoilé les misères qui peuplent les greniers et lescaves de Lille, de Mulhouse et de Rouen, nous devons avouer aussi queles habitations destinées aux classes ouvrières à Liverpool, à Bristolou à Manchester, ne sont guère plus salubres. Les artisans y sontentassés dans des taudis où les maladies épidémiques se multiplientd’une façon désespérante. Dans la partie ouest de l’Yorskhire, où lapopulation est employée en grande partie dans les manufactures, lamoitié des enfants meurent avant d’avoir atteint l’âge de dix-huit ans.Il faut dire cependant, pour expliquer cette effrayante mortalité, quel’Angleterre est le seul pays de l’Europe qui n’a pas de policemédicale, et où la santé publique est entièrement abandonnée àelle-même.

Ainsi, en France, en Angleterre, et généralement dans tous lesdistricts et cantons où l’industrie manufacturière forme la loiprincipale du pays, l’enfant de fabrique a une chance sur deux pour nepas succomber aux infirmités ou aux maladies qui résultent du métierauquel sa prédestination l’enchaîne. Il a moins de liberté matérielleque le prisonnier, qui, du moins, ne respire pas un air infect ouvicié, ne travaille que lorsqu’il lui plaît, et a toujours sa pitanceassurée. L’enfant de fabrique, lui, ne connaît aucune des impressionsde joie et de bien-être que le travail bien organisé doit procurer, etsans lesquelles il n’est même qu’une sorte d’exaction. Il n’a jamais eula jouissance d’un habit neuf, d’un bon repas, d’une caresse tendre oud’une parole bienveillante ; il ne connaît pas ces bonnes journées dedimanche ou de fête passées entièrement à respirer et à se divertir, sinécessaires au coeur et à la santé des enfants. Pour lui, toutes lesjournées se ressemblent et lui ramènent les mêmes haillons, les mêmestâches ingrates, les mêmes exhalaisons morbides. Quels hommes peut-onattendre d’enfants élevés de la sorte, éclos sans air, sans soleil,sans instruction surtout ? Nous nous plaignons de la classe ouvrière,nous la trouvons ignorante, abrutie, émeutière : mais, de grâce,examinons donc le terrain où elle s’ensemence, et les rejetons parlesquels elle se reproduit ; rendons-nous compte de ses débuts dansl’existence ; examinons la part de priviléges et d’encouragements quenous lui faisons dans le domaine commun de la propriété et des lumières.

Mais n’anticipons pas, car jusqu’ici nous n’avons encore examiné lacondition de l’enfant de fabrique qu’au point de vue des misèresphysiques et de l’oppression matérielle. Mais que sera-ce donc, si nousentrons dans le coeur même des choses, et si nous examinons unepareille existence au point de vue des croyances, des principes, desnotions du juste et du bien, enfin de tout ce qui fixe les instincts,détermine la condition et la ligne de conduite de l’homme social ?

Les enfants destinés au travail des manufactures ne reçoivent, àproprement parler, non plus de culture que le cheval destiné à fairemanoeuvrer la roue d’une machine ou à promener la charrue dans lesillon. Personne ne s’est donné la peine de les éclairer ni de lesinstruire, de former leur coeur, ni de cultiver leur raison.D’ailleurs, qui donc pourrait se charger de ce soin ? Leurs parents,dira-t-on. Mais qu’est-ce que leurs pères et mères, si ce n’est desenfants de fabrique comme eux, devenus adultes, entretenus, par leurgenre d’existence, dans l’ignorance ou même la dépravation primitive,vivant le plus souvent en concubinage, investis du titre de lapaternité, sans en connaître même les plus simples devoirs !D’ailleurs, quand deux êtres ont leur journée prise par un travailabrutissant de seize ou dix-sept heures, quel temps leur reste-t-ilpour les soins de l’affection et les impressions morales ? Nous avonsdit ce qu’étaient les ouvriers à Lille, dans la rue des Étaques : nousles avons montrés couchant pêle-mêle, sans honte ni retenue, sur unmême grabat, hommes, femmes, époux, vieillards. Au milieu de pareillesmoeurs, que deviennent les instincts, les principes des enfants defabrique ? Qu’espérer pour l’avenir de ces jeunes innocences flétriesou plutôt déflorées avant l’âge par le vice sans discernement, le viceque l’on ne peut, hélas ! anathématiser qu’à demi, et qui composel’unique patrimoine de certains êtres en entrant dans la vie ?

Cependant, remarquez que jusqu’ici l’enfant de fabrique, déjà perdu parles exemples de l’intérieur et de la famille, n’est pas encore entré àla fabrique où se rencontrent pour lui tant de nouvelles causesd’avilissement moral. Il n’a pas dépassé les limites de ce qu’on estbien forcé d’appeler le foyer paternel : heureux encore lorsque cefoyer est pour lui remplacé par la salle d’asile ! A Lille, il existeune coutume caractéristique, et qui peint bien le degré d’intérêt queles parents portent à leurs enfants. Les femmes d’ouvriers achètentchez les pharmaciens une certaine dose de thériaque qu’elles appellent dormant. Comme elles sont pour la plupart fort adonnées àl’ivrognerie, elles font prendre ce narcotique à leurs enfants lesdimanches, les lundis et les jours de fêtes, ce qui les dispense de lesgarder, et leur permet de rester au cabaret aussi longtemps qu’ellesveulent. On voit, d’après ce seul fait, comment ces femmes doivents’acquitter de leurs autres devoirs de mère.

De la salle d’asile, l’enfant de fabrique passe directement à lafilature, où commence pour lui cette grande éducation du vice qui ne lequittera plus jusqu’à sa puberté, et qu’il transmettra fidèlement à saprogéniture avec les mêmes chances de dégradation et de misère. On saitque les mauvais penchants n’ont pas de peine à se glisser dans touteréunion d’hommes ou même d’enfants. Or, s’il est vrai que, malgrétoutes les garanties de l’éducation et de la surveillance, la vie decollége ne soit pas toujours exempte d’immoralité, que sera-ce doncd’une agglomération d’enfants sans principes, sans guides, réunis,filles et garçons, dans les mêmes ateliers, travaillant ensemble unepartie des nuits sous les yeux d’adultes qui deviennent presquetoujours pour eux des instituteurs de vice ? Ces diversescirconstances, résultant du travail de nuit, de la réunion des deuxsexes, et du contact perpétuel avec des êtres dégradés et corrompus,expliquent les anomalies étranges que présentent l’âge et les moeursdes enfants de fabrique.

La société industrielle de Mulhouse atteste, dans ses bulletins, querien n’est plus commun que d’entendre des propos obscènes s’échapper dela bouche des plus jeunes ouvriers. Ils ont toutes les habitudes desadultes, le cabaret, l’ivrognerie, le chômage du dimanche et du lundi.Un industriel des Vosges, qui a publié d’utiles réflexions sur notrerégime manufacturier, déclare qu’il faut vivre comme lui au milieu decette race déplorable, et l’observer de près, pour se faire une idée desa dégradation précoce et des vices qui la dévorent. Il raconte qu’àl’âge où les ouvriers devraient encore être écoliers, on les voitdevenir pères de famille, et que souvent, tandis que de faibles enfantstravaillent dans les manufactures, les parents fument et s’enivrent aucabaret. Ce fait des unions précoces est également attesté par lesrapports des sociétés industrielles du Haut-Rhin, qui prouvent que l’oncompte dans cette ville une naissance illégitime sur cinq naissancestotales. Il y a même dans l’Alsace, pour les unions illicites entrejeunes ouvriers, un terme particulier : on les appelle des mariages àla parisienne, d’où l’on a fait le verbe allemand paristeren,pariser, suivre la mode de Paris. Ainsi, Paris est partout considérécomme le modèle et le taux de toutes les corruptions.

Disons-le, pourtant, ces unions, que réprouvent à la fois les lois dela nature et de la morale, sont loin de représenter le dernier degré duvice et de la dépravation que l’on remarque dans les moeurs del’enfance ou de l’adolescence manufacturière. Il faut même dire que,dans certains districts manufacturiers, on est forcé d’invoquer leconcubinage presque comme un bienfait, si l’on remarque la pentefuneste que suivent les moeurs des jeunes ouvrières. A Reims, on voitde très-jeunes filles employées dans les manufactures, et qui n’ontguère plus de douze à treize ans, s’adonner le soir à la prostitution.Il y a même dans les ateliers une expression particulière qui désignecette action : lorsqu’une jeune fille quitte son travail avant l’heureordinaire, on dit qu’elle va faire son cinquième quart de journée. Leterme est consacré, et devient le sujet des plaisanteries de l’atelier.Parent-Duchâtelet déclare, dans son livre, que la ville de Reims envoieà Paris un nombre de prostituées qui l’emporte de beaucoup sur celuides autres villes. Enfin, on lit dans un journal du pays, que nousavons déjà cité, l’Industriel de la Champagne, du 14 août 1836 : «Que cette ville est infectée de prostitution, et qu’il s’y trouvepeut-être cent enfants au-dessous de quinze ans qui n’ont, pour ainsidire, d’autre moyen d’existence ; sur ce nombre, il en est dix ou douzequi n’ont pas atteint la douzième année. » L’auteur de l’article ajoute: « Je raconte des faits, et je ne dis pas tout. »

A Sedan, où les ouvriers sont cependant plus heureux et plus éclairésque partout ailleurs, on remarque également parmi les jeunes ouvrièresun certain nombre de prostituées qui font aussi le soir leur cinquièmequart de journée. Il est prouvé que plusieurs lieux de débauche deParis se recrutent en partie dans les localités manufacturières. EnAngleterre, les moeurs des jeunes filles employées dans les fabriquesne sont guère plus régulières. Les caves de Glascow ont été souventdécrites comme les derniers cloaques du vice et de la misère. Cescaves, où l’on débit de la bière et des liqueurs fortes, servent aussid’asile aux jeunes ouvrières sans emploi qui viennent là s’associer auxplus honteuses orgies. Le docteur Cowan, qui a fait un rapport completet détaillé sur les misères de Glascow, déclare qu’un grand nombre dejeunes filles se sont adressées au capitaine Millar, le chef de lapolice de Glascow, pour être retirées de ces lieux infâmes où le besoinseul les avait entraînées. Un an ou deux passés au milieu de cettepopulation souffrante suffisent pour les perdre complétement et lesprécipiter de l’ivresse au vice, et de la maladie à une mort prématurée.

On voit, d’après ces divers témoignages, que le sort des jeunes fillesemployées dans les fabriques n’est guère moins misérable que celui desjeunes garçons. S’il est vrai qu’elles aient moins à souffrir queceux-ci des mauvais traitements physiques, en revanche, la moralité, lapudeur, ne sont chez elles que plus gravement et plus prématurémentcompromises, ce qui suffit pour rétablir la balance du mal. Ces jeunesfilles, livrées au désordre dès l’âge de douze ou treize ans,deviennent les mères des enfants de fabrique, qui sont ainsi, pour laplupart, les fils du concubinage ou de la prostitution, ou de mariagesqui n’influent guère d’une façon moins déplorable sur leur destinée parsuite des abus que nous avons signalés, la communauté de lit, ou toutau moins de chambre, entre les membres d’une même famille, et, parsuite, le manque de retenue qui est chez tant d’ouvriers la conséquencede l’incurie et de l’extrême dénûment.

Il semblerait que Paris, où se concentrent tant de ressources decivilisation et de lumières, dût être exempt de l’exploitationindustrielle des jeunes enfants. N’est-ce pas là, en effet, quenaissent et se développent toutes les idées de philanthropie et derégénération sociale ? N’est-ce pas là qu’à côté des plus généreusesrecherches et des applications les plus éclairées, on trouve aussi lestableaux les plus frappants de dépravation et d’indigence ? Aussi,n’est-ce pas sans une certaine tristesse mêlée de surprise, que nousavons retrouvé parmi la jeune population parisienne les mêmes abus dutravail manufacturier que nous avons eus à signaler dans les provinces? S’il est vrai que l’enfant employé dans les fabriques de Paris ou dela banlieue ne vive pas aussi misérablement que celui du Nord ou del’Alsace, il n’est que plus prématurément en proie à l’épidémievicieuse des moeurs manufacturières. La corruption parisienne prend uneexpression d’autant plus hideuse, qu’elle se trouve personnifiée dansde jeunes existences. Elle emprunte alors un cachet particulier decynisme et d’effronterie qui fait mieux ressortir encore tout cequ’elle a d’affligeant dans ses résultats, et d’incurable dans sonorigine. L’enfant de Paris est un produit à part dans la vaste réuniondes vices et des contrastes qui remplissent certains quartiers de lacapitale. Ses allures, ses habitudes, son langage, ont été populariséspar le crayon et le théâtre ; on a souri plus d’une fois devant cettepage curieuse de l’existence parisienne, dont on n’a vu que la gaieté,l’intelligente précocité, sans considérer l’abandon et les vices, quiforment presque toujours le revers du tableau.

Cet enfant de Paris, chez qui la dépravation a devancé les années, etque l’adolescence transmet si souvent à la police correctionnelle, apresque toujours eu pour école, et pour ainsi dire pour berceau, un deces petits ateliers qui pullulent dans les rues sombres et populeusesdes sixième et septième arrondissements. C’est là qu’il s’est imbu, dèsses premières années, de ces principes de démoralisation devenus commetraditionnels dans certaines corporations ouvrières. Le jeune ouvrierde Paris, dont l’esprit est généralement plus subtil et plus avancé quecelui de l’ouvrier de la province, imite naturellement ce qu’il voit etce qu’il entend quotidiennement. Il vit dans une réunion d’adultes quine sauraient tenir son innocence en garde contre la licence de leurpropre langage. Il a de plus, pour perfectionner son jugement et saraison, les dernières places des petits théâtres des boulevards, dontil est, comme on sait, un des plus assidus habitués. Enfin, commedernier moyen de moralisation et de culture, la barrière Saint-Jacques,les jours d’exécution.

Mais si l’existence d’une grande ville offre, indépendamment des vicesde la fabrique, des chances de dépravation qui n’existent pas dans lesdépartements, on aurait tort de penser qu’il y a du moins unecompensation dans la durée et les résultats du travail matériel. Lerégime est le même, pour l’enfant, dans la manufacture parisienne quedans la manufacture alsacienne ou rémoise. Il suffit, du reste, detraverser la plupart des rues de communication situées entre cellesSaint-Martin et Saint-Denis, celles des quartiers Maubert ouSaint-Marcel, pour comprendre que l’existence de ces enfants ne peutguère se trouver dans des circonstances hygiéniques plus défavorables.L’insalubrité de l’atmosphère se combine presque toujours avec laprécocité du travail et les abus des tâches illimitées, qui altèrent lasanté et empêchent la croissance de tant de jeunes ouvriers parisiens.

M. Gillet, qui a pris l’initiative dans la question du travail desenfants dans les manufactures avec tant de zèle et de généreusesollicitude, annonce, dans un rapport transmis par lui au préfet de laSeine, que, dans une fabrique de coton du onzième arrondissement, lesenfants sont admis dès l’âge le plus tendre, et gagnent par jour de 40à 50 centimes. Ils ne sont pas employés directement par les fabricants,mais par des ouvriers à leurs pièces, qui traitent de leur exploitationavec les pères et mères. Certaines femmes sont même uniquement occupéesà racoler de jeunes ouvriers qui deviennent pour elles l’objet d’unetraite particulière. Elles leur donnent ordinairement pour nourritureun seul morceau de pain, qui doit leur suffire jusqu’au souper, qu’ilsne prennent qu’à la sortie de l’atelier. Le mélange des sexes a lieudans la plupart des fabriques, et produit des unions précoces qui secontractent, dans certains arrondissements de Paris, ainsi que dans lesVosges, dès l’âge de douze ou treize ans.

M. Gillet ajoute, dans son rapport, que presque aucun des enfantsemployés dans les fabriques n’a reçu la plus légère teinted’instruction ; ils ne savent ni lire ni écrire, et n’ont même reçuaucun principe de morale. Un jeune ouvrier de quinze ou seize ans, prisdans le douzième arrondissement, paraît souvent moins robuste et moinsdéveloppé qu’un enfant de dix ou douze ans pris dans un autre quartierde Paris. Ce n’est pas sans une impression de tristesse profonde quel’on remarque dans tant de rues fabricantes des jeunes corps voûtésavant la croissance, des visages étiolés, flétris, qui n’ont jamaisconnu la fraîcheur de la santé, un rachitisme complet, résultant d’untravail excessif.

Mais ce serait en vain que, pour étudier la répression de pareils abus,on invoquerait la volonté ou l’intérêt des manufacturiers quipourraient, par des considérations matérielles, perpétuerl’exploitation des jeunes ouvriers. Disons, à la louange desindustriels français, que, pour la plupart, ils s’accordent àreconnaître les funestes effets de l’application indiscrète etprématurée des forces de l’enfance aux travaux manufacturiers ;plusieurs d’entre eux réclament vivement la loi qui doit mettre unterme à l’oppression d’une classe sans défense. Ils ont senti qu’unejuste répartition de la quantité et des heures de travail offrira mêmeà leur industrie des garanties pour l’avenir. Ils pourraient désormaischoisir les agents de leur fabrication non plus parmi des êtresaffaiblis et démoralisés avant l’âge, mais bien dans une population nonmoins robuste, non moins énergique, que celle de nos districtsagricoles.

Quant à la question fiscale, et à l’avantage direct que les fabricantspourraient retirer de la substitution des enfants aux ouvriers adultes,l’expérience des faits semble concourir avec la moralité du principe enfaveur de l’émancipation des ouvriers mineurs. Ainsi, pour choisir nosexemples dans Paris même, nous dirons que deux fabriques situées rue deVaugirard emploient, l’une, des enfants mêlés à des adultes, etl’autre, des adultes seuls. Le directeur de celle où les enfants sontemployés déclare que ses bénéfices ne sont ni plus ni moins élevés ques’il n’admettait que des adultes. Le rapport entre les salaires et leproduit de la fabrication est le même entre les deux manufactures, cequi prouve qu’on se fait souvent illusion sur les avantages queprésente l’emploi de l’enfance dans les fabriques. Les femmes, qui nereçoivent un salaire guère plus élevé que les enfants, travaillent avecbeaucoup plus de célérité et d’attention : aussi sont-elles admises depréférence par tous les manufacturiers qui ont observé à fond lesmoeurs de leurs ouvriers. On est donc forcé de reconnaître que cetteexploitation des enfants, qui produit de si tristes résultats, n’est,dans beaucoup de pays, ni une exaction volontaire, ni l’effet du calcul: c’est simplement affaire de tradition et de routine.

Nous terminerons ce que nous avions à dire sur le jeune ouvrier deParis en rappelant qu’il résulte, de renseignements recueillis dans lesbureaux de la préfecture de la Seine, que, pour les cas de réforme, lesarrondissements manufacturiers l’emportent de près du double sur lesautres. Il faut citer surtout le douzième arrondissement, où l’ontrouve tant de causes de démoralisation et de mortalité, puis lessixième et septième, où l’entassement de la population dans lesateliers étroits et souvent infects offre tant de prise aux épidémies.Le dixième arrondissement, qui est, comme on sait, celui où la santépublique est incomparablement la meilleure, ne contient que fort peud’ouvriers, et est, en général, le centre des existences retirées,soumises aux lois d’un bien-être modeste qui se trouve à la fois àl’abri des exigences du besoin et des dissipations du monde. Il n’estmalheureusement que trop vrai que, dans plus d’un quartier descapitales, la conservation des individus est en raison inverse del’activité et des fatigues matérielles.

Il nous reste maintenant à parler des enfants employés dans l’industriedite métallurgique, et que nous avons indiquée en commençant commeformant une des catégories dans les classifications que nous avonsétablies. Nous n’aurions ici qu’à exprimer les mêmes plaintesrelativement au défaut d’instruction des enfants, aux fatiguesprématurées auxquelles les condamnent des parents imprévoyants etintéressés. Nous devons avouer, cependant, qu’à part les influencesdélétères que peut exercer l’atmosphère de certaines fabrications, lacondition des enfants nous a paru généralement moins triste, moins duredans les usines métallurgiques que dans les ateliers de soie, de laineou de coton.

Il est à remarquer, d’abord, que l’ouvrier employé à la fabrication del’acier, du fer, de la fonte, ces grands ressorts de l’industrie, estsupérieur, tant sous le rapport du taux des salaires que pourl’activité intellectuelle et morale, à l’ouvrier courbé sous le jougtriste et uniforme de l’industrie cotonnière. Cette différence entre lacondition des deux classifications d’industries s’étend également àcelle des enfants. Le mélange des sexes, cette grande cause dedémoralisation dans les filatures, n’existe pas dans les usines àcharbon. Ensuite, on peut dire que l’industrie fait en grande partiel’ouvrier. Or, ce qui perd l’enfant employé dans les filatures, l’abat,le démoralise non moins autant peut-être que le contact du vice oul’air vicié qu’il respire, c’est l’ennui, sorte de nostalgieindéfinissable, qui exerce dans les filatures de si grands ravages, quicondamne une organisation, souvent active et pleine d’effervescence, àbobiner toute une année, et du matin au soir, un même fil, ou àramasser les mêmes mèches de coton qui s’échappent d’un mêmeventilateur. L’ennui doit aussi compter en première ligne comme une desgrandes causes de corruption qui existent dans les filatures : c’estlui qui, en occupant les doigts seulement, livre l’esprit à tous lespiéges de l’oisiveté ; c’est lui qui contribue pour une forte part àfaire pénétrer dans le coeur des jeunes ouvriers le vice et lacorruption résultant de ce genre d’occupations si nombreuses dans lesfilatures, que j’appellerais volontiers des tâches oisives.

Il suffit d’entrer dans une usine métallurgique, d’observer lemouvement continu qui règne autour des fours, des établis, desenclumes, d’écouter la respiration énergique des fourneaux, le vacarmeactif et régulier des pistons mus par la vapeur, des balanciers, desroues et des martinets, ces mille bruits prestigieux auxquels JohnCockerill aimait tant à s’endormir, pour comprendre que les moeurs desouvriers, et, par conséquent, des enfants, doivent être tout autresdans de pareils ateliers que dans les filatures. Une grande partie del’industrie cotonnière, industrie passive et moutonnière s’il en fut,est encore maintenant mue et régie par la force matérielle de l’homme.L’usine tend, au contraire, à choisir pour moteur une force mécanique,la vapeur ou une chute d’eau. Elle prétend ne laisser autant quepossible, à la main de l’homme, que la partie en quelque sorte intellectuelle de la fabrication. On voit que ces deux principessuffisent pour établir une ligne de démarcation profonde entre lecaractère et la condition des agents ; non pas, du reste, qu’il n’y aitquelques abus à reprendre dans l’application des forces de l’enfance àcertains détails des travaux métallurgiques. Dans les forges, parexemple, c’est à regret que nous avons vu confier à des enfantsl’opération dite du crochet. Quand le fer, déjà affiné parl’opération du four et du martinet, est soumis à l’action du laminoirsous la forme de lingots incandescents qui doivent recevoir unedernière façon, il est nécessaire de soutenir à l’aide d’un crochet lemorceau de fer rouge destiné à parcourir les diverses rainures dulaminoir. Le maniement de ce crochet est ordinairement remis aux mainsd’un enfant, et il est aisé d’en prévoir les dangers par suite deséclats enflammés qui peuvent jaillir ou de l’entraînement auquel lemouvement de la roue peut donner lieu. Mais ce ne sont là que des casexceptionnels qui doivent, du reste, tôt ou tard être prévenus par unenouvelle distribution partielle de la grande force motrice dont JamesWatt a doté le monde. Telle est, d’ailleurs, la condition des enfantsemployés dans les manufactures, que les influences physiques, mêmecelles qui mettent leurs jours en danger, finissent par ne plus êtreconsidérées comme les plus funestes, si on les compare aux dangersmoraux qui les menacent constamment.

Il est un rapprochement auquel le genre de vie que les fabriques créentaux enfants qu’elles emploient a plus d’une fois donné lieu, et quenous ne saurions éviter pour notre part, car il revient directement ànotre sujet, et servira à mieux démontrer encore la nécessité desmesures à prendre à l’égard des enfants employés dans les manufactures.

On a souvent comparé la position des jeunes ouvriers libres, honnêtesdu moins aux yeux de la loi, et celle des enfants ou des adolescentsdétenus pour vol ou vagabondage dans les maisons pénitentiaires, etl’on a découvert que, sous le rapport des soins matériels, descommodités de la vie, de l’instruction même, l’avantage restait debeaucoup à ces derniers, c’est-à-dire aux jeunes détenus. Rien n’estplus vrai ; et, pour constater un pareil fait, il en faut que visiterla maison de la rue de la Roquette, mise maintenant, comme on sait,sous le régime cellulaire, et où l’on enferme les détenus au-dessous deseize ans. Un simple parallèle, établi entre l’existence de l’enfanttravaillant dans une filature, ou enfermé à la Roquette, donnera lesrésultats suivants :

L’enfant de fabrique n’a le plus souvent, comme nous l’avons vu, qu’unpain grossier et quelques débris de légumes pour toute nourriture ; ledétenu de la Roquette est, au contraire, nourri avec une sorte dedélicatesse, si on compare son régime à celui de l’enfant de fabrique :non-seulement sa nourriture est assurée, mais il mange de la viandequatre fois par semaine. Quand la maison était soumise au régimecommun, on avait même institué dans l’intérieur de la maison une tabled’honneur, où l’on admettait tous les dimanches ceux des jeunesdétenus qui pouvaient produire les meilleurs certificats de soumissionet de bonne conduite.

L’enfant de fabrique est, on peut le dire, à peine logé, vêtu ou couché; le détenu de la Roquette a, au contraire, son lit dressé dans unecellule bien claire, bien aérée, rafraîchie en été par un vasistas, etchauffée en hiver par un calorifère du meilleur modèle. Il a l’uniformede la prison, qui varie suivant l’ordre des saisons ; il a son lingeexactement renouvelé ; tous les détails de son existence sontsurveillés et régis par une administration toute paternelle, quidescend pour lui à des soins presque minutieux de propreté et d’hygiène.

L’enfant de fabrique ne sait ni lire ni écrire, ni même souventraisonner ou prier ; il est incapable de remplir aucune des fonctionsde l’homme intellectuel et social : tandis que le détenu de la Roquettea son aumônier spécial, qui se charge de le moraliser et del’instruire, son instituteur spécial, qui se charge de lui enseigner lalecture, l’écriture, le calcul, un contre-maître qui le dirigegratuitement dans l’apprentissage d’un métier qu’il est libre dechoisir parmi les plus relevés ou les plus lucratifs ; enfin, undirecteur qui le visite à toute heure de la journée, l’encouragelorsqu’il fait bien, le réprimande lorsqu’il fait mal, complète lesbienfaits du véritable patronage providentiel qui s’étend sur lui àdater du jour de son incarcération.

Nous pourrions encore prolonger ce parallèle entre ces deux classesd’enfants ; mais les faits que nous ajouterions ne feraient toujoursque nous conduire à cette conséquence, que le sort des uns estincomparablement plus heureux que celui des autres ; et qu’enfin, pourla majorité des enfants pauvres, tout considéré et tout balancé, ilvaut mieux, sous le rapport physique et moral, avoir pour conditioncelle de détenu d’une maison pénitentiaire, que celle d’employé dansune filature.

On ne peut nier qu’il ne soit immoral, et même dangereux pour lasociété, que, dans la réalité des choses, l’existence d’une prisonsoit, sous plus d’un point, plus heureuse et plus douce que celle quipeut être acquise par le pauvre au prix de ses sueurs. Aussivoyons-nous, dans le fait de cette disproportion, un motif de plus pours’occuper sans retard des mesures relatives aux jeunes ouvriers,tendant à constituer leur existence et leur travail sur une baseéquitable. Les faits révélés par l’application du système cellulaire àla prison de la Roquette offrent à la fois un motif d’encouragement etune garantie de réussite, quant aux améliorations que l’on voudraintroduire dans une classe libre et vierge de correction.

Il est constant que depuis que les jeunes détenus de la Roquette nesont plus sous le régime commun, on obtient d’eux des résultatsvraiment surprenants. L’état sanitaire, depuis l’introduction du régimecellulaire, s’est amélioré au point de nécessiter la suppression deplus de la moitié des lits de l’infirmerie. La plupart des cachots depunition sont également devenus inutiles. Tel métier qui exigeaitautrefois six ou huit années d’apprentissage est à présent enseigné enun an ou deux. Au bout de quelques mois, les jeunes prisonniers saventlire, écrire, calculer. Toutes les personnes qui se trouvent en contactavec eux, depuis l’aumônier qui les instruit, jusqu’au simple gardienqui les surveille, s’accordent à reconnaître les heureux effets dunouveau régime sous lequel ils sont placés maintenant.

Assurément, voilà de précieux résultats, mais qui ne sauraient êtreappréciés, ou même admis, qu’autant qu’on fera marcher de concert lesaméliorations impérieuses que réclame l’existence des fabriques, quiforment malheureusement le plus fort contingent des prisons de jeunesdétenus. La société se doit à elle-même, à son équité, à son salut, dene pas octroyer la plus forte part de ses faveurs, de ses titres, àceux de ses enfants qu’elle considère, sinon comme déshérités, du moinscomme temporairement détachés de son sein. Ne souffrons pas que, dansl’application, la philanthropie atteigne un but que la raison socialese verrait forcée de désavouer. Oui, disons-le, protection, appui,amélioration au prisonnier, surtout à celui que la loi atteint dans saminorité, souvent aussi dans la fatalité de sa naissance et de sonéducation ; mais, avant tout et surtout, protection, appui,amélioration au travailleur innocent, à l’enfant libre.

Il est une modification utile et salutaire à introduire dans lacondition de la classe ouvrière, que nous ne saurions nous dispenser designaler ici, car elle a déjà subi l’épreuve de la pratique, et portéses fruits dans un pays voisin du nôtre. Nous avons déjà signalé ladifférence qui existe entre les cantons agricoles et les cantonsmanufacturiers : autant, avons-nous dit, les travaux des fabriquescontribuent à énerver et corrompre prématurément les enfants qu’ellesemploient, autant, au contraire, les travaux des campagnes fortifientle corps et la santé des jeunes agriculteurs. Le canton de Zurich, enSuisse, a su combiner les deux systèmes de manière à compenser lesinconvénients de l’un par les avantages de l’autre ; la classe ouvrièrey est à la fois sous le régime agricole et manufacturier. Il noussemble qu’il y aurait un profit matériel et moral à appliquer cesystème à quelques-unes de nos provinces françaises, où tant de terresrestent en friche, tandis que les paysans s’obstinent à s’entasser dansles fabriques où souvent ils ne trouvent qu’un salaire insuffisant,parfois même une suspension absolue de salaire.

C’est une visite douce et consolante à faire que celle du canton deZurich, après celle de nos principales villes manufacturières. On saitque ce canton est regardé comme un des plus industrieux de l’Europe, etcependant, les ouvriers y travaillent presque tous dans leurshabitations ; la vie de ménage s’y combine avec la vie industrielle,sans que l’une porte préjudice à l’autre. Dans les intervalles dessoirées domestiques, les femmes et filles d’agriculteurs dévident lesfils ou tissent les étoffes. Quant aux enfants, qui du reste suiventles écoles avec assiduité, ils consacrent le temps que l’instructionn’emploie pas à fabriquer des bobines et des cannettes. Ainsi, quandles commandes industrielles viennent à manquer, la famille se rejettesur les soins agricoles : ce n’est pour elle qu’un déplacementd’industrie.

Zurich est, après Lyon, la localité la plus importante pour les étoffesde soie ; cette fabrication a pris un nouveau développement à la suitedes émeutes de 1834, qui ont contraint un certain nombre d’ouvriersfrançais à venir chercher un refuge en Suisse. L’industrie cotonnièreemploie aussi à Zurich un grand nombre d’ouvriers qui se divisent endeux classes, comme dans les autres pays de fabrique : les unstravaillent en famille dans leurs habitations, et les autres en commundans les manufactures. Bien que le mélange des deux sexes existe dansles fabriques, on ne s’aperçoit pas qu’il ait influé sur les moeursd’une façon dangereuse. Il est d’usage dans les filatures de coton queles enfants travaillent deux heures de moins que les adultes ; on a lesoin de ne pas leur imposer de tâches fatigantes qui puissentcompromettre leur santé. Dans le canton d’Argovie, les jeunes enfantssont admis gratuitement dans une école qui a été fondée par un desprincipaux fabricants, et dont il s’est engagé à faire les frais.

Il faut comparer les maisons des ouvriers de Zurich avec celles de laplupart de nos ouvriers français, pour apprécier les avantages del’aisance, de l’économie, de l’instruction, de tout ce qui manque à nosprovinces manufacturières. Les maisons sont presque toujoursaccompagnées de jardins, meublées avec cette simplicité, cette exquisepropreté qui annonce l’ordre et les bonnes moeurs. Il est d’usage enhiver que plusieurs familles se réunissent autour d’un même poêle etd’une même lampe ; les enfants surtout participent aux bienfaits d’unepareille existence. Que l’on compare leur destinée à celle des jeunesouvriers français, qui n’ont souvent jamais connu d’autres réunions defamille que celles du cabaret ; qui n’ont entendu, en faitd’instruction morale, que les propos grossiers ou les jurements desfileurs ; et qu’on dise s’il est permis de laisser subsister pluslongtemps les abus de la vie de fabrique chez un peuple qui se pique àbon droit d’être, sur tant de points, essentiellement civilisateur.

Ajoutons enfin que les ouvriers de Zurich sont presque touspropriétaires de la maison qu’ils habitent, et du petit champ qui endépend. Il en est fort peu qui ne sachent lire, écrire, et cela dèsleurs plus jeunes années. – Mais, dira-t-on, ces ouvriers sont sansdoute beaucoup mieux payés que les ouvriers français : la différencedes salaires produit la différence des moeurs et du genre d’existence.Hâtons-nous de répondre que l’industrie française, au contraire, offreà ses ouvriers des salaires beaucoup plus élevés que l’industriesuisse, ce qui confirme l’opinion que nous avons précédemment émise surle rapport des gains avec la moralité des ouvriers. Les artisanssuisses ont le bon esprit de ne pas adopter la filature ou le tissageexclusivement, et de se réserver les ressources de l’agriculture. Cetteintelligente combinaison les met en garde contre les pertes quepourrait leur occasionner la suspension des travaux. Ils sont en celaplus prévoyants que nos ouvriers français, qui ne considèrent guère quele chiffre présent du salaire qui leur est offert, sans s’inquiéter desépoques de chômage. Ce mélange de travaux agricoles et manufacturiers ade plus l’avantage d’inspirer aux ouvriers zurichois l’amour de lapropriété ; ce champ, qu’ils arrivent tôt ou tard à posséder, devientl’unique objet de leurs efforts et de leurs voeux. L’institution descaisses d’épargne est depuis longtemps mise en vigueur dans ce canton ;elle n’a pas rencontré les mêmes résistances qu’en France, où la plusgrande partie de nos ouvriers ont craint et craignent encore maintenantde recourir à ce mode de placement, de peur de révéler à leurs maîtresles bénéfices qu’ils ont pu réaliser et les économies qu’ils ont faites; ce qui, suivant eux, ne peut manquer de faire tôt ou tard baisser letarif des salaires.

Quant aux jeunes travailleurs, et aux précautions qu’il convient deprendre pour les protéger contre l’oppression des fabriques, il en estune qui a déjà été mise à exécution en Angleterre, en Prusse et auxEtats-Unis, et dont nous ne saurions réclamer trop vivementl’application à la France ; nous voulons parler de la créationd’inspecteurs spéciaux des fabriques, qui deviendraient une garantie deprotection pour l’enfance pauvre et exploitée. Nous ne ferons, dureste, ici que nous associer aux voeux des hommes honorables et zélésqui ont déjà réclamé une semblable institution. Ces inspecteursseraient chargés non-seulement de protéger les jeunes ouvriers contreles mauvais traitements, l’excès de travail, mais aussi de surveillerleur perfectionnement moral et la culture de leur intelligence. Laclasse riche et éclairée serait ainsi représentée près des classespauvres et souffrantes, et ne serait plus du moins solidairementresponsable de leurs vices et de leurs désordres. « La société, dit M.Gillet, dans sa brochure sur l’emploi des enfants dans les fabriques,peut et doit pourvoir à ce que des races vicieuses et abruties nes’élèvent pas dans son sein pour être un jour l’objet de son dégoût etde son effroi. Qu’on jette les yeux sur l’état de l’instructionpopulaire dans les différents pays du monde ; en Prusse, en Danemark,la loi exige que chaque habitant sache lire. Dans sont bill sur lerégime des fabriques, le parlement anglais ne s’est pas montré moinsexigeant à cet égard. Aux Etats-Unis enfin, lorsqu’une bourgade vas’élever, il y a une maison dont la loi pose, en quelque sorte, lapremière pierre, une maison qui doit se construire avant toutes lesautres, et cette maison, c’est une école. »

De pareils exemples doivent être pour nous à la fois un sujet deméditation et d’encouragement. Quant aux objections puisées dans lapaternité et les droits des parents qui pourraient encore s’élevercontre la fixation légale de l’existence des enfants de fabrique, nousnous bornerons à rappeler le passage du rapport fait à la Chambre desdéputés par M. Renouard, qui prouve que l’incurie des ouvriers, quant àl’instruction des enfants, ne saurait être trop énergiquement combattuedans l’intérêt même des parents. « Aujourd’hui, dit l’honorable député,c’est par cupidité que des pères refusent l’instruction à leur enfant,et qu’ils l’épuisent par des travaux au-dessus de son âge, afind’accroître le chétif salaire qu’il gagne et qu’eux ils dépensent.Désormais la cupidité du père ne pourra atteindre le salaire desenfants qu’à la faveur de la bienfaisante compensation d’unenseignement qui améliorera leur avenir. »

Nous avons déjà parlé en commençant de la loi qui a été présentée à laChambre cette année sur le travail des enfants dans les manufactures ;l’esprit dans lequel cette loi est conçue ne peut manquer d’apporter unprompt remède aux souffrances des jeunes ouvriers. Elle défendl’admission des enfants dans les fabriques avant l’âge de huit ans, etlimite le temps du travail à huit heures par jour, séparées par unrelai. Elle interdit tout travail de nuit pour les jeunes ouvriersau-dessous de treize ans, ainsi que le travail des dimanches et fêtes.Elle arrête qu’aucun enfant ne pourra être admis dans les manufacturesà moins d’un certificat attestant qu’il a reçu l’instruction primaireélémentaire ; enfin elle protége les moeurs des jeunes ouvriers contreles dangers qu’ils pourraient courir dans les ateliers, usines etfabriques, et empêche qu’ils ne soient en butte à de mauvaistraitements ou à des châtiments abusifs.

On voit d’après ces dispositions qu’une pareille loi, si elle estrigoureusement appliquée, doit mettre un terme aux abus qui atteignentcette classe opprimée. On comprendra pourtant que son efficacité nepeut se faire sentir qu’autant que les chefs de fabriques et lesparents des jeunes ouvriers voudront venir en aide à son exécution.Nous avons dit que déjà certains fabricants ont pris les devants, etn’ont pas attendu d’être contraints par ordonnance pour introduirel’aisance et l’instruction parmi leurs ouvriers. Ainsi on ne sauraittrop faire l’éloge du propriétaire d’une grande manufacture, situéedans les environs de Lyon, et nommée La Sauvagère. Cet honorableindustriel est vraiment le père de ses ouvriers ; il veille sur leursmoeurs, leurs relations et les moindres détails de leur existence.Plusieurs fabricants de Sedan sont parvenus à détruire l’ivrognerieparmi leurs ouvriers, en défendant l’entrée de leurs ateliers à tousceux qui seraient adonnés à ce vice. Nous pourrions ajouter à ces faitsbeaucoup d’autres exemples qui prouveraient que la nécessitéd’améliorer la condition des ouvriers est sentie même desmanufacturiers. C’est ainsi que la Société industrielle de Mulhouse,par un zèle désintéressé qu’on ne saurait trop louer, a présenté lapremière aux Chambres une pétition en faveur des jeunes ouvriers, etattiré l’attention publique sur des misères dont elle eût pu tolérerimpunément l’exploitation.

Espérons donc que de si nobles efforts porteront bientôt leurs fruits.Le conseil d’agriculture a proposé d’accorder des récompenseshonorifiques aux fabricants qui favorisent la moralité et l’instructiondans leurs ateliers ; il nous semble qu’une pareille mesures’accorderait bien avec l’esprit de la loi. En effet, personne n’estplus capable que le manufacturier lui-même de contribuer àl’amélioration des jeunes enfants dont il est le maître. On décorel’homme qui a mis en circulation une machine nouvelle, un procédénouveau, une substance inconnue : pourquoi ne décorerait-on pas aussicelui qui prélèverait tous les ans une certaine somme sur les produitsde son industrie pour fonder une école primaire en faveur des enfantsde sa fabrique ? Quoi de plus digne et de plus utile que de rendre àl’humanité et à la morale un contingent annuel de coeurs etd’intelligences ! Quel rôle l’industrie n’est-elle pas appelée à jouer,s’il faut qu’outre son action matérielle, elle exerce de plus uneinfluence de moralisation sur les masses, qui lui devront ainsi lesbienfaits d’une double émancipation !

Il est enfin un homme qu’il nous reste à invoquer en faveur despopulations manufacturières, et surtout des jeunes enfants, celui quipeut si puissamment contribuer à l’exécution de la loi humaine en enfaisant une des bases, un des dogmes de la loi de Dieu : on devine quenous voulons parler du prêtre. Oui, le prêtre est ici nécessaire,indispensable, et lui seul peut éclairer ces classes malheureuses.C’est à lui qu’il faut remettre ces pauvres enfants abandonnés,abandonnés à la fois du monde et de la religion.

La traite de l’enfance dans les pays manufacturiers est aujourd’huitrop enracinée dans les moeurs et les usages pour espérer qu’une loipuisse aussitôt en comprimer les abus. Pour qu’une loi de ce genrereçoive son application efficace et réelle, il faut surtout qu’ellesoit imprimée dans le coeur de tous. C’est donc au prêtre qu’ilappartient de s’en faire l’interprète, en rappelant s’il se peut dansses prônes, ou des conférences religieuses analogues à celles quiexistent à Notre-Dame, les ouvriers à leurs devoirs de pères et demères ; lui seul peut les initier par degrés aux principes d’uneréforme salutaire, à l’aide de ces applications de l’Évangile toujourssi sensibles et si touchantes, faites au nom du Dieu de paix qui sembleavoir condamné d’avance les effets d’un travail oppressif pour lesjeunes corps et les jeunes âmes, en disant : « Laissez venir à moi lespetits enfants. »

Toutes les prisons, toutes les classes de détenus ont leur prêtre, leuraumônier, c’est-à-dire leur confident, leur consolateur spécial, quileur parle le langage de leurs infortunes, ramène à Dieu par degréscertains coeurs en se plaçant au centre de leurs erreurs et de leurspeines. C’est un prêtre de ce genre que nous réclamons en faveur desprovinces manufacturières, un de ces apôtres de la vie pratique quimarchent dans les campagnes et les ateliers, précédés du pardon et dela tolérance, qui sache proportionner ses instructions et ses conseilsaux humbles âmes qui lui seraient remises. Il y a dans les pays defabriques de grands bienfaits à semer au nom de la religion, toute unepopulation à régénérer, à faire revivre  aux sources de lacharité, une mission digne de saint Vincent de Paul, et nous ne doutonspas qu’elle ne soit acceptée et remplie par les membres de notre jeuneclergé.

Nous terminerons ici cette esquisse, qu’une obligation triste, maissacrée, nous ordonnait d’introduire dans cette galerie de moeurs et dephysionomies actuelles. Ajoutons pourtant un dernier fait qui hâterapeut-être le soulagement des misères que nous avons essayé de décrire ;rappelons qu’une nation, qui a reconnu aussi les abus du travail desenfants dans les manufactures, s’est depuis longtemps occupée de lesprévenir par des ordonnances et des règlements particuliers. Le premierbill qui règle en Angleterre la durée du travail des jeunes ouvriersdans les usines et les filatures est daté de 1802, et nous n’en sommesencore en France qu’à prendre des mesures, et nous venons à peine deporter une loi. Un pareil fait doit suffire pour mettre un terme auxdélais et aux ajournements : souffrirons-nous que l’Angleterre conserveplus longtemps sur nous, dans une question d’un si pressant intérêt,une initiative de trente-neuf ans de civilisation et de philanthropie ?

ARNOULD FREMY.