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FRÉJAVILLE, Gustave(1877-1955) : Origine etpsychologie du Carnaval français (1919). Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (26.X.2016) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux: Deville br 1128) du Mercure deFrance. N°497 - T. CXXXII, 1er mars 1919. ORIGINES ET PSYCHOLOGIE DU CARNAVAL FRANÇAIS Par Gustave FRÉJAVILLE ~ * ~La plupart des fêtes de l'antiquité présentent avec notre carnaval desressemblances non douteuses. Aussi n'a-t-on pas manqué de voirl'origine du carnaval dans chacune d'elles. Les solennités religieusesde l'Egypte, les Sacea de Babylone, la procession du bœuf Apis, les dionysies et les démétriades de la Grèce, les bacchanales, les saturnales, les lupercales ou februales, les florales, les quirinales, les mégalésies de Rome païenne, les fêtes druidiques duGui et la procession du taureau de Bel dans la Gaule celtique, sonttout à tour citées par les auteurs comme ayant donné naissance auxtraditions populaires de notre mardi-gras. Sans entrer ici dans ledétail, on peut tenir pour démontré que le carnaval est de naissancetrès antique et que sa généalogie est fort compliquée. Il comprend ungrand nombre de coutumes et de traditions venues du fond des âges, àtravers mille bouleversements politiques, religieux et sociaux. Cescoutumes et ces traditions portaient donc en elles des causes de duréequ'il faut peut-être demander moins à l'histoire qu'à la psychologie,moins aux circonstances variables des civilisations et des sociétésqu'aux besoins permanents de l'espèce. Que tel usage vienne de telculte aboli, que telle cérémonie soit un vestige des religionsprimitives, ce n'est certes pas indifférent (1). Nous sommes pourtantplus curieux de savoir dans quel esprit nos pères ont conservé cetusage, maintenu cette cérémonie, quels sentiments les animaient alors,pourquoi jusqu'à nos jours le carnaval n'a pu disparaître, et si lasorte de fièvre qu'il procure à ses fidèles ne touche pas à quelquefibre profonde du pauvre cœur humain.Dans la vieille France, le carnaval s'étendait sans interruption surune période de près de quatre mois. L'Arrêt d'amour de Gilles d'Aurigny(2), qui porte la date de 1628, indique que l'on allait en masques parles rues, après le coucher du soleil, depuis la veille de laSaint-Martin d'hiver jusqu'à la semaine sainte. Au début de cettepériode se plaçait ce que l'on a assez heureusement appelé le «carnaval religieux » (3), c'est-à-dire l'ensemble de plusieurscérémonies pratiquées autrefois par le clergé de Noël à l'Epiphanie, etpresque toujours désignées sous le nom trop particulier de Fête desFous. C'est la plus ancienne manifestation proprement carnavalesquesur laquelle nous ayons des lumières certaines. Avec elle nous touchonsaux origines mêmes de la tradition. En étudiant le carnaval religieuxavec quelque détail, nous allons essayer de dégager les traitsessentiels du carnaval français, de pénétrer son esprit, de découvrirle secret de cette puissante vitalité qui l'a amené jusqu'à nous àtravers les siècles et qui, en dépit de tant de pronostics, contraires,est peut-être encore capable de lui assurer de beaux jours dans biendes années à venir. * * * Il semble que la Fête des Fous, fête religieuse ou du moins fêted'ecclésiastiques encore que les séculiers n'en fussent pas absolumentexclus (4), n'ait été dans son principe que l'adaptation tendancieuse,la traduction chrétienne des saturnales. Il y avait, dans lessaturnales, un côté révolutionnaire bien fait pour séduire le peuple :les esclaves, en souvenir de l'âge d'or, des temps légendaires oùl'égalité régnait entre les hommes, prenaient la place et les habits deleurs maîtres, qu'ils avaient licence de bafouer en les contrefaisantde façon burlesque ; ils se vengeaient ainsi en un seul jour desfatigues et des humiliations de toute une année de servitude. Danscette exaltation passagère des humbles, l'Eglise, pour ne pas attaquerde front des coutumes profondément enracinées, feignit-elle de ne voirqu'une application ingénue des préceptes évangéliques ? Il est en tout cas infiniment probable qu'elle substitua d'elle-mêmeaux saturnales des fêtes presque semblables (5), où la règle cédait lepas au bon plaisir, où les apparences et les prérogatives de l'autoritépassaient aux mains des humbles, où l'office était célébré par le basclergé, où l'accès du chœur et du maître-autel demeurait réservé auxplus modestes entre les desservants du sanctuaire. Le premier acte du spectacle était l'élection de l'évêque ou del'archevêque des Fous. Cette élection, à Paris, avait lieu le jour dela Saint-Etienne ; c'était la Fête des Sous-diacres, qu'on appelaitirrévérencieusement fêtes des Diacres soûls (Saturi Diaconi,d'après Du Gange) ; elle servait de prologue à la Fête des Fous, quicommençait le premier janvier. « Dans la première fête, dit l'historienDulaure, on s'occupait à élire, parmi les diacres et les sous-diacresde cette capitale, un évêque des fous ; on le bénissait, et cettecérémonie consistait en actions et en paroles grossières et ridicules ;ensuite le clergé s’avançait processionnellement vers l'église, portantla mitre et crosse devant le nouvel élu, qui, arrivé et installé sur lesiège épiscopal, donnait avec une feinte gravité sa bénédiction auxassistants, bénédiction dont la formule bouffonne était une véritablemalédiction (6). » Voilà un bien gros mot. Du Cange et Du Tilliotcitent plusieurs échantillons de ces joyeux et inoffensifsprêchi-prêcha. L'évêque des Fous, la dextre levée, souhaitait auxassistants, en latin de cuisine ou en patois du cru, teigne, « gallerogneuse », fièvre quarte ou mal de dents. En somme, cette premièrepartie de la Fête des Fous présentait quelque chose d'analogue,grossièreté mise à part, à la cérémonie turque du Bourgeoisgentilhomme, ou à la réception d'Argan par les médecins. La malice était sans doute dans le fait, bien plus que dans la forme.On choisissait dans le petit clergé le plus simple, le plus laid ou leplus mauvais sujet et on lui rendait tous les honneurs attachés àl'épiscopat. Dans certaines abbayes on nommait un abbé des Fous etdans les églises exemptes, qui relevaient directement du Saint-Siège,l'élu prenait le titre de pape des Fous. L'allusion à l'autoritéecclésiastique la plus élevée dans la hiérarchie du lieu était directeet, tout porte à le penser, souvent aggravée de satire personnelle. Partout, en dépit des différences de détail, nous retrouvons ce mêmeparti-pris de bouleverser les hiérarchies. Quand le Magnificat,entonné par des voix joyeuses (7), résonnait sous les voûtes, lesassistants ne pouvaient manquer de reconnaître dans l'un de ses versetsle programme même de la fête. Deposuit potentes de sede et exaltavithumiles, dit le psaume. Les puissants renversés de leur siège, leshumbles élevés à leur place, c'est là le premier caractère de cessaturnales ecclésiastiques. A Noyon, à Reims, à Chalon-sur-Saône, àViviers, le jour des Innocents, c'est un enfant de chœur qui joue lerôle d'évêque, ses petits camarades ont seuls le droit de chanterl'office et ce sont les chanoines qui les remplacent dans leur servicehabituel. A Antibes, les Cordeliers solennisaient encore en 1645 lafête des Innocents en se couvrant d'ornements sacerdotaux déchirés etmis à l'envers ; frères lais, frères quêteurs, frères coupe-choux,marmitons, portiers, jardiniers prenaient dans le chœur la place desprêtres ; en guise de prières, ils marmottaient des paroles confuses etpoussaient des grognements semblables à ceux d'une troupe de porcs ;ils tenaient à la main des livres tournés à rebours dans lesquels ilsfaisaient semblant de lire ; et sur les visages barbouillés etdifformes de ces singuliers officiants, des lunettes dont les verresavaient été remplacés par des écorces d'oranges éclairaient d'une notefranchement burlesque l'ignominie de cette mascarade, dont il étaitpeut-être nécessaire de dissimuler la virulence satirique. La Fête de l'Ane procédait du même esprit. Sous le naïf ou malicieuxprétexte de commémorer la naissance du Christ, on amenait dans l'égliseun modeste animal et il devenait l'objet de tous les hommages, le hérosdu jour. Le sens ironique de cette cérémonie ne doit pas nous échapper.Lorsqu'on voyait s'avancer à travers l'église et prendre place dans lechœur ou au lutrin un âne couvert d'une chape somptueuse et conduit encérémonie par deux chanoines, quelles explosions de rires et dequolibets accompagnaient sa marche, on l'imagine ! Les innocentesplaisanteries, les hyperboles facétieuses dont se compose le textelatin de la célèbre prose Orientis partibus ne peuvent nous donnerqu'une bien faible idée des brocards en langue vulgaire dontl'assemblée, où se trouvaient en nombre les malins escholiers et lesbasochiens à la langue bien pendue, s’amusait à accabler la pauvrebête. Celle-ci, légèrement affolée, pouvait, à la lettre, comme l'ânephilosophe du père Hugo, Ecouter la façon dont l'homme fait hi-han, car des braiements vigoureux, poussés à pleins poumons parl'assistance, terminaient chaque partie de l'office et soulignaientjoyeusement le refrain bien connu : Hez, sire âne, car chantez, Belle bouche rechignez, Vous aurez du foin assez Et de l'avoine à planté. L'âne, que l'on faisait boire comme un sonneur, se piquait d'émulationet redoublait le vacarme. Bientôt mille autres cris de bêtes perçaientde part en part la puissante rumeur de la foule. L'étable, labasse-cour, la volière, le pigeonnier, la bergerie et la forêtrevendiquaient ensemble leur part de bruit et d'allégresse, avec unemerveilleuse diversité de timbres et de modulations. L'office toutentier était d'ailleurs chanté in falso par les voix les plusrâpeuses et les plus aigres de la paroisse, choisies en vue d'obtenirl'effet le plus discordant. Le caractère parodique de ces cérémonies ne paraît pas douteux. Lestraits suivants, plus accusés encore, appartiennent surtout à ladernière partie du carnaval religieux, à la Fête des Fous proprementdite, qui était célébrée presque partout le1er janvier. On allaitchercher en procession l'évêque des Fous, cloches sonnantes à toutevolée, on l'installait solennellement dans le chœur, sur le siègeépiscopal, et la messe commençait. Les ecclésiastiques y paraissaientmasqués ou tout au moins barbouillés de suie, couverts de peaux debêtes, en habits d' « insensés », d'hommes d'armes, de femmes ou debaladins. Ils commettaient mille extravagances, sévèrement qualifiéespar la plupart des auteurs. Pendant ce singulier office, diacres etsous-diacres faisaient ripaille à la table de communion et jusque surl'autel. Ils faisaient passer sous les yeux du prêtre célébrant, commepour le détourner de la consécration des azymes et raillerl'immatérialité du festin mystique, des soupes grasses, des boudins,des saucisses, toutes sortes de lourdes victuailles qu'ils mangeaientensuite gloutonnement. Par une imitation ironique des gestes rituels del'élévation, les outres et les cruches, tenues à bout de bras,épanchaient des flots de vin sur les trognes renversées. Les chantressuspendaient leur note, le temps de vider un gobelet. Les encensoirs,où fumaient des morceaux de vieilles savates, répandaient, au lieu deparfums, l'odeur âcre du cuir brulé. Une troupe déchaînée vociférait etgesticulait dans le chœur, chantant des chansons obscènes, se livrant àdes danses grotesques, jouant ostensiblement aux cartes et aux dés,alors que les jeux de hasard étaient rigoureusement défendus. Après lamesse, les fumées du vin produisant leur effet, les danses et leschants continuaient en pleine église avec une nouvelle fureur, lesacteurs se mettaient à leur aise, les postures devenaient pluslascives, et le scandale ne connaissait plus guère de limites (8). La fête se terminait par une sorte de représentation théâtrale, sur destréteaux dressés hors de l'église. Le Concile de Bâle (1435) signale,entre autres détails, que parmi les ecclésiastiques qui prenaient partà la Fête des Fous, il y en avait qui s'habillaient « en rois et enducs pour représenter des jeux mimiques ». Les clercs saisissaient avecempressement cette occasion d'échanger pour un jour leur misérable froccontre les brillants costumes des puissances séculières. Mais lesordres religieux faisaient souvent les frais de ces représentations etcertaines scènes les montraient à la foule sous un jour peu édifiant. « La plus ordinaire, écrit Dulaure, était très digne du temps. Desacteurs, vêtus en moines, attaquaient d'autres acteurs vêtus enreligieuses ces derniers succombaient, et alors, à la honte de cesiècle, on les voyait, dans des postures indécentes, simuler des actesdont la publicité est interdite chez tous les peuples civilisés. » Enfin, quelques-uns des ecclésiastiques masqués, choisis sans douteparmi les plus ivres, étaient hissés sur des tombereaux chargésd'ordures, qui les trimballaient longuement par les rues, au milieu deshuées de l'assistance. Pour répondre aux injures salées qui lesassaillaient de toutes parts, ces personnages saisissaient alors àpleines mains les immondices sur lesquelles ils étaient vautrés et leslançaient sur la foule. Des batailles burlesques s'engageaient ainsitout le long du parcours de ces étranges chars de triomphe, de mêmequ'à un moment mal déterminé de la fête, peut-être à la fin des vêpresde l'Ane, il était d'usage de jeter des seaux d'eau à la tête despréchantres, qui ne se privaient pas de riposter en arrosant à leurtour l'assemblée. On ne peut conserver un doute sur les sentiments de violenteréprobation avec lesquels l'Eglise, en tant que puissance spirituelle,n'a cessé de poursuivre les mascarades religieuses de la Fête des Fous.Innocent III, élu pape en 1198, s'éleva en ces termes contre cespratiques : « On fait quelquefois dans les églises des spectacles et des jeux dethéâtre, et non seulement on introduit dans ces spectacles et ces jeuxdes monstres de masques, mais même, en certaines fêtes, des diacres,des prêtres et des sous-diacres prennent la hardiesse de faire cesfolies et ces bouffonneries... Nous vous enjoignons, mon frère,d'exterminer de vos églises la coutume ou plutôt l'abus et ledérèglement de ces spectacles et de ces jeux honteux, afin que cetteimpureté ne souille pas l'honneur de l'Eglise. » Eudes de Sully, évêque de Paris, supprima à la même époque la Fête desFous et celle des Innocents ; et le concile réuni à Paris en 1212confirma cette interdiction. Ces objurgations pressantes furent-elles généralement suivies d'effet ?II est permis d'en douter, car plus de deux siècles plus tard, en 1435,le Concile de Bâle jugeait utile de condamner rigoureusement lesmascarades scandaleuses de la Fête des Fous et d'instituer dessanctions contre les ecclésiastiques qui les toléreraient à l'avenir.En 1444, la Faculté de théologie de Paris adressa aux évêques et auxéglises de France une lettre circulaire sur la nécessité de détruire auplus tôt ces abus d'un autre âge. Même condamnation fut prononcée auConcile de Sens, en 1460. Mais la Fête des Fous avait la vie dure. Elledevait survivre encore près de deux siècles à toutes les prohibitionsdes Conciles provinciaux (9) et même des autorités séculières. En 1620,le concile provincial de Bordeaux se plaint encore des danses exécutéesdans l'église le jour de la « Fête des Fous » ; en 1621, les vicaireset préchantres des fous couraient à travers les rues de Dijon avecfifres, tambours et lanternes, et nous avons vu comment les cordeliersd'Antibes célébraient encore la fête des Innocents vers le milieu duXVIIe siècle. * * * Pour expliquer cette persistance, cette résistance soutenue de lacoutume aux décisions de l'autorité, il est nécessaire d'envisager laFête des Fous non pas tant comme une fête religieuse que comme unemanifestation de l'âme populaire (10), fortement enracinée dans lesmœurs, et que l’Eglise se sentit longtemps impuissante à détruire, bienqu'elle en eût de bonne heure redouté les tendances et condamné lapratique. Quel était donc l'attrait de ces fêtes pour les contemporains? Quel sens prenaient, aux yeux des acteurs et des spectateurs, cessingulières représentations où les dignités ecclésiastiques devenaientun objet de risée, où des parodies sacrilèges bafouaient la religionelle-même ? Comment la foi de nos ancêtres s'accommodait-elle de cesétranges audaces ? Nous ne pouvons mieux faire que de demander leursraisons aux apologistes déclarés de la Fête des Fous. Jean Gerson entendit à Auxerre, au début du XVe siècle, soutenir duhaut de la chaire catholique que ces usages n'étaient pas moinsapprouvés de Dieu que la fête de la Conception de la Vierge Marie.Voici, d'après la lettre circulaire de la Faculté de Paris, du 12 mars1444 (11) le raisonnement des partisans de ces vieillestraditions : « Nos prédécesseurs, disaient-ils, qui étaient de grands personnages,ont permis cette Fête ; vivons comme eux et faisons ce qu'ils ont fait.Nous ne faisons pas toutes ces choses sérieusement, mais par jeuseulement, et pour nous divertir, selon l'ancienne coutume ; afin quela folie qui nous est naturelle, et qui semble née avec nous, s'emporteet s'écoule par là, du moins une fois chaque année. Les tonneaux de vincrèveroient, si, on ne leur ouvroit quelquefois la bonde ou le fosset,pour leur donner de l'air. Or, nous sommes de vieux vaisseaux et destonneaux mal reliés, que le vin de la sagesse feroit rompre, si nous lelaissions bouillir ainsi par une dévotion continuelle au service divin; il lui faut donner quelque air et quelque relâchement, de peur qu'ilne se perde et ne se répande sans profit. C'est pour cela que nousdonnons quelques jours aux jeux et aux bouffonneries, afin de retournerensuite avec plus de joie et de ferveur à l'étude et au service de lareligion. » Cette déclaration est d'un intérêt capital. Nous savons donc ce quedisaient de la Fête des Fous ceux-là même qui s'employaient à la fairedurer malgré les interdictions expresses renouvelées tout récemment parle concile de Bâle (1435). « C'étaient là, ajoute Du Tilliot reprenantpour son compte les termes mêmes de la Faculté, les discours desvieillards invétérés et endurcis dans leurs péchés, qu'ils tâchaientd'excuser, tandis que les jeunes gens qui aiment toujours le jeu et lanouveauté applaudissaient à cette Fête. » Bien que cette argumentationprésente en effet le caractère d'un véritable plaidoyer, peut-être mêmeà cause de cela, nous pensons qu'elle indique avec clairvoyance etsincérité le caractère essentiel du carnaval religieux. On le voit, iln'est pas même question de justifier cette pratique par desconsidérations tirées de la théologie, de l'histoire religieuse, dudogme ou de l'esprit évangélique. A peine si l'ancienneté de la coutumeest invoquée en passant. Dans sa verte franchise, le chanoinebourguignon auteur de cette défense tire simplement son exemple del'observation de la nature, les celliers n'ont pas de mystères pour cerobuste vigneron, qui apprécie à sa valeur le bouquet d'un crugénéreux. Sans ambages, avec une bonhomie savoureuse, il fait entendrequ'on ne saurait toujours être sage, qu'on a besoin, au moins une foispar an, de se détendre, de « se donner de l'air », parce qu'on étouffesous la règle, parce qu'on finirait par « crever » si l'on ne serelâchait pas un peu, de temps en temps, des devoirs et des charges deson état. Il s'agit d'un besoin naturel de joie et de liberté, d'unferment vital de « folie », comme ils disent, de toutes les forcesobscures qui ont été comprimées pendant des mois sous les patenôtres,les méditations et les pénitences ; tout à coup, on ouvre la bonde etle flot jaillit, éclate, bouillonne, renverse tous les obstacles, brisetoutes les contraintes, franchit toutes les bornes. Il n'est pasétonnant qu'on aille parfois trop loin, qu'on n'observe plus très bienles lois du respect, de la tempérance, de la pudeur. Voilà, d'après les intéressés eux-mêmes, le secret de la Fête Fous. Iln'est pas très différent de l'antique esprit des saturnales. Certes, ilfaut voir dans les pratiques du carnaval religieux un divertissement, «la détente et la revanche de la jeunesse, du tempérament gauloisfatigués et affadis par toute une année de litanies et de psalmodiesinsipides (12) ». Mais cette revanche emprunte la forme séculaire d'unrenversement momentané des hiérarchies, cette détente s'accompagne d'undéchaînement tout à fait remarquable de l'esprit de satire. C'est là ceque se gardaient bien de dire les défenseurs de la Fête des Fous, etc'est là ce qui, plus que toute autre chose, attirait sur elle lesfoudres de l'Eglise. Le premier effet de la liberté est de permettre lacritique de l'oppresseur. Dans la Fête des Fous comme dans lessaturnales, cette critique s'exprime par l'imitation parodique. Tell'esclave romain, ayant pour un jour revêtu la toge, se faisait servirà table par son maître en parodiant ses gestes familiers, tels lesdiacres et les sous-diacres du carnaval religieux raillent la majestéépiscopale ou pontificale qu'ils usurpent un instant et se moquent avechardiesse des cérémonies qu'ils sont obligés de respecter toute l'annéecomme des institutions sacrées. Le bon chanoine auxerrois a beau dire,c'est bel et bien l'esprit révolutionnaire qui fleurit dans ces fêtes,avec toute la naïveté, toute la grossièreté, mais aussi toute lapuissance d'expression des manifestations primitives de l'art. Carc'est ici un art qui naît ou qui renaît, l'art de la comédie satirique.Notre carnaval populaire et notre théâtre comique furent à l'origineétroitement liés et la Fête des Fous contenait en germe l'un et l'autre. Si les acteurs ecclésiastiques, dans l'animation de ces réjouissances,ne se rendaient pas bien compte de leur véritable portée et pensaientde bonne foi se livrer à d'innocentes plaisanteries, le peuple, en toutcas, ne semble pas s'y être trompé. Le spectacle de la mascaradesacrilège lui donnait à réfléchir. Il riait, mais de quel rirephilosophique ! Nous savons, par les fabliaux, combien la malice de cepeuple était aiguisée à l'égard des clercs. Les mœurs des prêtres, desabbés, des évêques, qui avaient presque tous des concubines, et qui nes'en cachaient pas, qui menaient joyeuse et grasse chère dans ces tempsde rude labeur et de misère générale, étaient un sujet familier où secomplaisait la verve des conteurs, sous la lampe des veillées. « On se poussait souvent du coude, on s'allongeait des tapes au prêche,on daubait sur le curé. On trouvait très naturel de voir des démonspousser dans leur chaudière un troupeau gesticulant de soldats,d'évêques, de rois que bousculait la peur. Le peuple de France étaittrop sûr de lui pour ne pas pratiquer le pardon des injures, mais ildisait ce qu'il pensait avec une candeur parfaite, et bien que sonenfer fût plus comique qu'effrayant, il en ouvrait les portes avecmalice à ceux qui ne respectaient pas la tâche qu'ils prétendaientavoir la sainte mission d'accomplir (13). Aux yeux de tels spectateurs, on devine l'effet que pouvaient produiretes burlesques travestissements et les honteuses pantomimes de cettehorde ecclésiastique bafouant elle-même les pratiques du culte, lapompe des offices, l'apparat sacerdotal, dénonçant peut-être même auxregards les plus clairvoyants lia puérilité des prétendus mystères dela religion, le néant de cette foi catholique au nom de laquelle demoindres blasphémateurs, par ordre du saint roi Louis IX, devaientavoir les lèvres brûlées au fer rouge ! Que de colères, que de méprisdans ces clameurs confuses, dans cette rumeur vengeresse qui emplissaitla nef, débordait les porches, se répandait par la ville à la suite deschars d'infamie où les plus déchus des bouffons de la journée étaientexposés aux injures de la populace, dans la pleine lumière des rues,comme des criminels de droit commun ! On comprend que le menu peuple sesoit fortement attaché à cette coutume qui lui fournissait l'occasion,tout en s'esbaudissant à la vue d'un spectacle pittoresque, de soulagerson cœur et de satisfaire une fois par an son besoin de justice àl'égard d'un clergé corrompu. Le carnaval religieux du moyen-âge présente donc un double phénomène.De la part du clergé, c'est une explosion de grosse gaieté, une fureurd'irrespect, une révolte ouverte contre l'oppression de la règle et dela hiérarchie, allant jusqu'à secouer assez rudement le joug du dogmeet de la morale. Du côté du peuple, c'est également, une violentebouffée de joie et de liberté en pleine église, c'est encore l'obscuresatisfaction d'assister à un spectacle révolutionnaire, de voir bafouerle seigneur évêque par ses clercs et la religion par ses ministres ;mais tout à coup, quand la licence atteint son apogée, les spectateursdeviennent acteurs à leur tour, et une puissante huée vient souffleterces mauvais pasteurs qui donnent l'exemple du désordre, de lasensualité et du vice. Après la revanche des clercs contre l'oppressionde la règle, voici la revanche du peuple contre l'oppression cléricale,si redoutable et si pesante, et fort à propos personnifiée dans cesfigures burlesques et monstrueuses, souillées d'orgie et d'ordure, quel'on promène à travers la ville. Ainsi, aux deux degrés, le caractère révolutionnaire du carnavalreligieux apparait clairement. Nous retrouvons ce caractère dans toutesles autres manifestations du carnaval français. Réaction momentanéecontre tout ce qui asservit, tout ce qui opprime, tout ce qui limite lapersonnalité secrète de l'être humain, voilà l'esprit du carnaval etson essence, voilà ce qui pour nous le fait éternel et en quelque sortesacré. Une raison de nécessité vitale pouvait seule assurer à desusages aussi antiques une survivance qui paraît paradoxale au premierabord. Cette raison, nous la trouvons dans la lutte continuelle del'homme contre toutes sortes de puissances oppressives, dans son effortpathétique pour rompre ses liens, dans cette servitude de sa conditionqui lui inspire le désir de s'affranchir une fois par an, commel'esclave aux jours de Saturne, pour tenter d'aller jusqu'au bout despossibilités de sa nature. Ainsi envisagée, l'histoire du carnaval nousparaît présenter un intérêt dramatique et une unité profonde que nousallons essayer de faire entrevoir d'un coup d'œil. * * * L'histoire du carnaval pourrait bien n'être pas seulement, comme on l'aécrit avec trop de désinvolture, « l'histoire de la folie humaine ».Folie, soit ! mais un tel titre ne conviendrait-il pas aussi bien àl'histoire des religions, par exemple, ou à l'histoire des philosophies? Les mascarades sont-elles plus folles que les guerres, les modes oula politique, moins raisonnables que l'ambition ou que l'amour ?Répondre nous mènerait trop loin. Toujours est-il que, si lesmanifestations du carnaval sont multiples et diverses, s'il faut faireen pareille matière la part des floraisons spontanées de fantaisie, desengouements de la foule, des suggestions de l'actualité, il n'en existepas moins sous ce bariolage kaléidoscopique une unité certaine, quitient à ce que révèle d'humain cet apparent désordre et qu'il n'est pasindifférent de découvrir. « La régularité de la vie, dit Renan (14), ne laisse voir qu'unesurface et cache dans ses profondeurs les ressorts intimes ; dans lesébullitions, au contraire, tout vient à son tour à la surface. Lapsychologie de l'humanité devra s'édifier surtout par l'étude desfolies de l'humanité, de ses rêves, de ses hallucinations, de toutesces curieuses absurdités qui se retrouvent à chaque page de l'histoirede l'esprit humain. » Nous venons de voir le carnaval religieux ressusciter dans lescathédrales françaises les tendances révolutionnaires des saturnales.Nous retrouvons par les rues des cités, avec les mascarades du carnavalbourgeois et populaire, ce même esprit d'anarchie supérieure, cet essaid'affranchissement, cette explosion de l'individualité opprimée quifait soudain craquer les cadres des hiérarchies, des institutions etdes lois. Nous discernons, sous la joie bruyante de cesdivertissements, un constant souci de parodie et de satire. Le carnavalsecoue toutes les contraintes, conteste toutes les puissances, bafouetoutes les tyrannies. Il se fait un jeu de battre en brèche le pouvoir,de railler la majesté des rois et les prétentions de la noblesse, dedénoncer à la huée publique les fantaisies de la faveur, l'aviditéinsatiable du fisc, les fautes et l'incapacité des gouvernements. Iltourne en dérision la détestable omnipotence de l'argent,l'outrecuidance des pédants et des médecins, les hasards de la justice,la rapacité des hommes de loi. Enfin, le carnaval s'attaque avec unacharnement tout particulier à cette menue monnaie quotidienne detyrannie qui, au cœur même du foyer domestique, ne cesse de harceler lepauvre monde : la veine acariâtre des vieillards, l’égoïsme ingénu desmarmots, la jalousie, l'intempérance et la paillardise des maris, ledespotisme familier des femmes, leur coquetterie dispendieuse etl'instabilité de leur vertu. La bonne humeur de cette satire a pu parfois donner le change sur savéritable portée. Mais c'est, en somme, l'organisation de l'Etat, de lasociété, de la famille qui se trouve à chaque instant remise enquestion. Les aspirations les plus révolutionnaires ont licence des'exprimer à la faveur des traditions de ces jours d'allégresse. Commele bouffon familier des anciennes cours, le carnaval a le droit de toutdire ; le bruit des grelots fait passer l'épigramme. Pourtant, ledanger a été si bien senti chez nous que le carnaval populaire françaisa vu presque sans répit se déchaîner contre lui les ordonnancesroyales, les arrêts des Parlements et les règlements de police. Lecarnaval a eu ses héros ; il a peut-être eu ses martyrs. En 1509, leParlement de Paris fait défense aux marchands de vendre des masques età qui que ce soit de porter des « momons », sous peine de punitionscorporelles et d'emprisonnement. En1513, la sanction de cetteinterdiction est aggravée et les contrevenants encourent le plusaffreux des supplices ils doivent être brûlés publiquement (15). II estvrai qu'à d'autres époques, le pouvoir semble favoriser le carnaval etl'accapare, en réalité, pour diriger l'opinion. Mais, dans l'ensemble,on peut assurer que notre carnaval fut l'adversaire déclaré de toutesles contraintes politiques et sociales. C'est la marque originale ducarnaval français. « Le carnaval en France, dit Benjamin Gastineau (16), est frondeur,léger et licencieux ; excentrique et presque triste en Angleterre ;lourd et sensuel en Allemagne ; grave et monotone en Russie ; ardent,enthousiaste, bruyant en Italie. » Chaque nation, en effet, a façonné à son usage et selon son génie lesmultiples traditions qui ont engendré le carnaval. Chaque peuple en agardé ce qui lui était nécessaire et laissé perdre le reste. Chez nous,plus que partout ailleurs, s'est conservé vivant l'esprit même desantiques fêtes de Saturne. Cet esprit nous conduisait tout droit à la Révolution Française. Unjour devait venir où le peuple cesserait de placer l'âge d'or dans unpassé fabuleux, tenterait de réaliser sa chimère d'affranchissement. «Qu'est-ce que le Tiers-Etat ? Rien. Que doit-il être ? Tout. »L'esclave revendique la toge. Au cours de ce dix-huitième siècle quifut un carnaval ininterrompu, Frontin a trop souvent essayé l'habit deDorante pour ne pas être tenté de se l'approprier. Aux Percherons, desmarquises déguisées en servantes ont trop souvent dansé avec desdomestiques, pour que la canaille, à la fin, n'ait pas la tête un peuéchauffée. Et, ma foi ! nous pouvons bien tenir pour historique ce boutde dialogue emprunté à la plus folle de nos opérettes (17), où l'onvoit deux villageoises, en 1789, interroger sur les événements du jourun modeste agent de la force publique GÉROMÉ. - Vous ne comprenez pas. Ni moi non plus, c'est de lapolitique… et je ne suis pas sargé... mais paraîtrait, enfin, que l'onvoudrait, à Paris, que les nobles ils deviendraient les vilains... etles vilains, ils deviendraient les nobles... Voilà. DINDONNETTE. - Ça s'rait donc pour le temps du carnaval ? GÉROMÉ. - Non, ça serait pour toujours. Poussant à l'extrême cet effort de libération qui semble être soncaractère spécifique, le carnaval ne se borne pas à secouer le joug desinstitutions humaines, à réagir contre les diverses formes d'oppressionextérieure à l'individu. La religion, le pouvoir politique, l'Etat, lasociété, la naissance, la fortune, la famille ne font qu'ajouter uncertain nombre de servitudes à celles qui s'imposent à nous avecl'existence. Une illusion extraordinaire peut seule nous faire croireque nous naissons libres ; avant tout nous sommes prisonniers denous-mêmes, puisqu'il ne nous est pas possible de modifier les donnéespremières du problème de notre vie, sexe, santé, aspect physique,tournure d'esprit, degré d'intelligence, pas plus que de détourner denous les inexorables atteintes du temps, les maladies, les infirmités,la vieillesse, la mort. Le milieu, l'éducation, les habitudesprofessionnelles fixent peu à peu notre physionomie physique et morale,nous modèlent un visage, nous composent un maintien, à notre insu etpresque malgré nous. La personnalité de chacun se trouve ainsi limitéeen tous sens, emprisonnée en quelque sorte entre des parois rigides.Mais l'esprit, franchissant ces barrières, se plaît parfois à négligerles données du réel, à retoucher l'univers selon ses secrets penchants,et cette opération idéale peut donner naissance à ce que nous nommons poésie (18). Elle peut aussi aboutir à ces velléités de changerd'aspect et d'âme, qui se satisfont tant bien que mal par le moyengrossier du masque et du déguisement, pauvres tentatives detransposition de la personnalité, presque toujours comiques au premierabord, profondément, désespérément tragiques, si l'on veut bienréfléchir un peu. Ainsi, sans doute, faut-il expliquer cetteuniverselle manie de travestissement qui, depuis le sauvage primitifjusqu'à l'intellectuel le plus raffiné, donne à l'homme le désir et legoût de « sortir de sa peau » (19) pour revêtir celle d'un personnageartificiel - beau ou laid, risible ou séduisant, il n'importe ! - d'unêtre nouveau, fils du désenchantement et de l'illusion, qui prend laplace de l'être réel et permet à celui-ci de se reposer un instant dela fatigue de vivre. On voit comment se rattache à la Fête des Fous etaux mascarades de l'ancien carnaval le travestissement fantaisiste quileur a survécu à peu près seul et qui, en tout cas, est resté lamanifestation essentielle du carnaval moderne. Nous en plaçons la causeet l'origine dans l'intimité même de l'être, dans une impatiencemystérieuse de la personnalité, dans un désir conscient ou obscur detricher avec l'ordre du monde, de faire éclater les limites de la vie,de se tailler soi-même hors du temps une existence de songe qui nedoive aucun compte au destin. Ainsi, le carnaval nous apparaît sous deux aspects, qui se complètentet se pénètrent l'un l'autre à tel point qu'il est souvent difficile deles distinguer d'une part, une révolte de l'esprit de liberté contrel'oppression du réel ; d'autre part, une débauche de l'imaginations'élançant hors de ce qui est pour se créer un domaine à son gré. Ici,la satire, la parodie, le burlesque dressent leurs tréteaux pour tirervengeance de la vie, là, un peuple de fantômes s'agite sous lesoripeaux de la fantaisie, c'est l'empire de l'impossible et du défendu,la contrée fallacieuse de Jamais et de Nulle part, le royaume desapparences, le pays du rêve. Entre la fantaisie et la satire, tous leschemins sont ouverts. Aristophane, après avoir raillé les Athéniens etbafoué Cléon, se prend à bâtir, au voisinage même des trompeuses Nuées,l'idéale cité des Oiseaux. Rabelais, dont l'œuvre est une formidablemascarade, donne la vie des héros fantastiques pour pouvoir faireentendre à son siècle les libres sarcasmes de son génie. Voltaire, pourrécompenser Candide d'avoir tué un jésuite, lui fait franchir lesfrontières du merveilleux pays d'Eldorado. Dans le clair de lune deShakespeare, la fée Titania caresse la tête d'âne du grotesque Bottom.Sous les soleils brûlants de la Manche, avec Don Quichotte et sonfidèle écuyer, l'esprit d'illusion et l'esprit de critique chevauchentcôte à côte, échangeant des royaumes chimériques contre de burlesquessentences. Ainsi la fantaisie et la satire, la fiction poétique et lacaricature opposent ou confondent à chaque instant leurs jeux dansdomaine de l'art. Ne nous étonnons pas qu'il en soit de même dans lecarnaval qui est, en somme, de l'art non fixé, de l'art à l'étatnaissant. De ces deux tendances de l'âme humaine, et tantôt de l'une, tantôt del'autre, tantôt des deux à la fois, procèdent toutes les manifestationsdu carnaval français. En y regardant d'un peu plus près, on s'aperçoitque ces deux tendances ont évolué séparément et presque en sensinverse, par une sorte de large oscillation et comme un mouvement debalance. L'esprit de parodie et de satire s'est développé surtout dansl'ancien carnaval. De même que la comédie grecque avait pris naissancedans les fêtes de Bacchus, les mascarades satiriques du moyen-âge ontengendré notre théâtre comique. Les représentations des confrériesbourgeoises provinciales, comme les Cornards de Rouen, et la MèreFolle de Dijon, celles de la Basoche, des Sots et des EnfantsSans-Souci, à Paris, sont les premiers balbutiements de cet artque le génie de Molière devait élever si haut. La tradition proprementcarnavalesque des mascarades satiriques n'a pas disparu pour autant ;de nos jours encore, il n'est pas impossible d'en découvrir desexemples où le carnaval du moyen-âge survit dans la rude naïveté de saforme originelle. L'effort d'illusion poétique, de libérationimaginaire a cependant pris une place prédominante dans le carnavalmoderne. Il est légitime de signaler comme l'une des causes de cettetransformation l'influence du carnaval italien et de la Comédieitalienne aux XVIIe et XVIIIe siècles ; et une raison plus directe peutêtre tirée de l'histoire de la société française avant et après laRévolution. La grande crise d'affranchissement politique et social quesubit alors la France semblait avoir abattu un certain nombre de cespuissances oppressives auxquelles s'attaquait autrefois le carnavalsatirique. Si celui-ci n'avait pas perdu entièrement sa raison d'être –comme on le vit bien à Grenoble en 1832, – il devenait du moins, enraison du développement des libertés publiques, un moyen d'expressiontrès secondaire. Son ancien rôle était désormais rempli avec vigilanceet avec éclat par les petits journaux et les petits théâtres. Lacaricature, le pamphlet, la « revue de fin d'année » se chargeaient deprésenter au public sous une forme vivante la critique des mœurs, desévénements et des hommes. Mais le siècle souffrait de ce mal étrangeauquel on a donné le nom de romantisme. C'était une révolte de lapersonnalité contre les conditions de la vie, une sorte d'impatiencedouloureuse de l'être humain se sentant plus que jamais Borné dans sa nature, infini dans ses vœux, un désir forcené d'expansion hors de soi-même et de son temps ; etcette fièvre spéciale, qui a donné un si brillant essor à la poésiepersonnelle, était éminemment favorable à la pratique de ces jeux del'illusion que le carnaval français avait empruntés à l'Italie. Defait, les romantiques ont adoré les bals masqués, et c'est justementaprès 1830 que commence cette renaissance remarquable du carnaval qui aété considérée à tort comme l'œuvre personnelle de Gavarni, alors quecelui-ci n'en fut que le témoin et le peintre fidèle. Il serait assez vain d'essayer de découvrir une logique rigoureuse dansun phénomène aussi complexe, aussi mouvant, aussi vivant, pour toutdire, que le carnaval. Ce serait le dépouiller d'une partie de sonintérêt que d'en éliminer la fantaisie pure, l'accident pittoresque. Onvient de voir, du reste, comment la fantaisie elle-même jaillit de cebesoin de libération qui est la source toujours vive d'où renaît sanscesse le carnaval et qui impose à ce grand fait humain sa vraie couleurpsychologique. En tout cas, en dépit de ses formes souvent triviales etde sa gaîté un peu grosse, nous ne pouvons nous résoudre à leconsidérer comme un retour à l'animalité, comme un déchaînementpassager de la brute ancestrale. Nous y distinguons, contrairement àl'opinion courante, un parti-pris constant d'idéalisme. La critiquedirecte du réel s'y allie constamment à son éternel complémentaire, ledésir plus ou moins naïf de s'évader de la vie courante pour évoquer un« âge d'or » de liberté, de grâce, de volupté, de joie. Que bien desdéfaillances suivent des velléités aussi hautes, cela ne faitqu'ajouter une touche de mélancolie au tableau de cet effortdramatique, devant lequel nous n'avons pas à nous excuser d'éprouver unpeu de cette curiosité, nuancée de sympathie et de respect, qui noustient à bon droit attentifs à tout ce qui touche l'histoire pathétiquede l'homme, le secret de sa nature et le mystère de sa destinée. GUSTAVE FRÉJAVILLE. NOTES : (1) « … Tels rites inexpliqués, telles coutumes dont ceux qui lespratiquent n'ont jamais soupçonné le sens ont, dans leur genre, le mêmeintérêt qu'aurait, pour l’archéologue, le désenfouissement d'une citélacustre, pour le zoologiste, la découverte d'un ptérodactyle barbotanten un marais d'Australie. (Elie Reclus : Les Primitifs, Paris, 1885.) (2) Le Cinquante-deuxième Arrest d'Amours, avecques ses ordonnancessur le fait des masques, in-8° car. goth., s. l. n. d. A la fin « Anno1528 ». Ainsi signé Le Pamphile (Gilles d'Aurigny) ».BibliothèqueNationale : Rés. Y2867. (3) C.-M. Guéchot : Les Fêtes populaires de l'ancienne France, Ch.Bayle, éditeur Paris 1889, page 12. (4) Du Tilliot indique que les plus libertins d'entre les séculiers semêlaient aux membres du clergé pour jouer quelques personnages de fousen habits ecclésiastiques, de moines ou de religieuses. -Mémoirespour servir à l'Histoire de la Fête des Fous qui se faisait autrefoisdans plusieurs églises, par M. Du Tilliot, Gentil'homme ordinaire deSon Altesse Royale Monseigneur le Duc de Berry (Stultorum numerus estinfinitus) à Lausanne et à Genève, chez Marc-Michel Bousquet etCompagnie, MDCCCXLI-1741. (5) Du Tilliot rapporte, d'après un écrit de Beleth, docteur enthéologie de la Faculté de Paris qui vivait en 1182, que dans certaineséglises, après la fête de Noël, les évoques et archevêques dansaient etsautaient avec leur clergé « Ce divertissement s'appelait la Libertéde Décembre, à l'imitation des anciennes Saturnales. » (6) Dulaure : Histoire de Paris, édit. 1839 (Paris au Bureau desPublications illustrées), page 307 du tome I. (7) Pour mieux marquer cette allégresse, on chantait à Aix le Magnificat sur l'air d'une chansonnette populaire : Que ne vousrequinquez-vous vieille, / Que ne vous requinquez-vous donc ? MathurinNeuré : Lettre à Gassendi (1645). (8) « On voyait, dit Dulaure, des diacres, des sous-diacres, enflamméspar le vin, se dépouiller, et se livrer entre eux aux débauches lesplus criminelles. » Dans son ardeur à dénoncer les turpitudes del'ancien régime et les crimes du clergé, l'historien a peut-être un peuchargé le tableau. Pourtant la nudité complète de quelques acteurs, quirappelait les lupercales, parait être un fait acquis. (9) Conciles provinciaux de Rouen (1445), de Reims (1456), de Sens(1485 et 1528), de Narbonne (1551), de Cambrai (1565), de Reims encore(1583), d'Aix (1585), de Bordeaux (163o). Il faut voir évidemment dansla multiplicité de ces décisions au XVIe siècle l'influence dumouvement réformiste, qui avait amené l’Eglise à s'efforcer de corrigerelle-même les abus de son clergé, pour mieux résister aux doctrinesnouvelles. (10) Le cadre de cet article permet d'indiquer seulement ce point devue, que l'auteur se propose de développer ailleurs. (11) Traduction de Du Tilliot, qui cite lui-même ce passage, op.cit., pp. 51 et 52 de la petite édition in-i2, 1751. Le texte latin dela lettre de la Faculté de Paris a été imprimé par Pierre deGoussainville à la suite des œuvres de Pierre de Blois. (Cf. Œuvres dePierre de Blois, dans l'édition Migne). (12) André Lefevre : La Religion (Reinwald 1892),p. 3 (13) Elie Faure : Histoire de l’art médiéval, Floury, éd. 1912, pp.238-240. (14) Ernest Renan : L'Avenir de la Science, Paris, C. Lévy, in-8, s.d., p. 184. (15) Sauval : Histoire et antiquités de la Ville de Paris 1725,in-folio, Livre XII, p. 650. (16) Benjamin Gastineau : Le Carnaval, Paris, Havard, 1855. (17) L'Œil crevé, Crémieux et Hervé. (18) « L'univers étant ce qu'il est, nous n'avons guère d'autreconsolation que de rêver qu'il est autrement, et c'est là proprement lapoésie. » Jules Lemaître, Impressions de Théâtre, t. II, p. 362. (19) « Si je pouvais sortir de ma peau pendant une heure ou deux ! Sije pouvais être ce monsieur qui passe ! » Alfred de Musset : Fantasio, acte I, scène II. |