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GUINOT, Eugène (1812-1861) : La Lionne (1840). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.XI.2009) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LaLionne par Eugène Guinot ~ * ~- Ma chère Alix, il est temps que tu te maries ; je n’ai rien négligépour ton éducation ; tu as eu les meilleurs maîtres de Paris, et voilàdeux ans que je te mène dans le monde, où je n’étais guère allé depuismon veuvage. J’ai rempli avec exactitude tous les devoirs d’un bonpère, et je veux couronner l’oeuvre en t’établissant convenablement. Tues jolie, tu as des talents, je te donne cent mille écus de dot et jete laisserai le double, le plus tard possible, il est vrai, mais enfintu es ma fille unique, et tu auras toute ma fortune. Avec cela tu peuxchoisir, et je ne prétends gêner ni ton goût ni ton inclination. Dansquelques jours nous reprendrons cet entretien, et je te demanderai situ as distingué quelqu’un. Alix, qui était d’un caractère franc, ouvert et décidé, réponditaussitôt : - Pourquoi remettre ce qui peut se dire tout de suite ? J’ai déjàdistingué un jeune homme, M. Armand Dureynel. - Fort bien ! ce choix me plaît, et il réunit, je crois, toutes lesconvenances. Dureynel est bien né, aimable et riche ; son père est monami ; il m’a gagné vingt louis hier soir à l’écarté ; j’irai le voiraujourd’hui même, et l’affaire ne souffrira sans doute aucunedifficulté. Un mois après, le mariage eut lieu ; le jour des noces, les deuxnouveaux époux partirent pour la Suisse, à l’improviste, et sans mêmeavertir les grands parents. Ces sortes d’enlèvements légitimes étaientalors une mode récemment empruntée à l’aristocratie anglaise. M. ArmandDureynel, qui se piquait de suivre exactement les lois du bon genre,aurait renoncé à la moitié de la dot de sa femme, plutôt qu’à ce voyagesentimental qui donne à la lune de miel un reflet d’élégance et dehaute distinction. Alix ne fit pas la moindre résistance. On venait delui dire qu’une femme doit suivre son mari ; elle avait juré de seconformer aux commandements de la charte matrimoniale, et ce n’est pasdès le premier jour qu’elle aurait commencé à enfreindre ses devoirsd’épouse obéissante. Elle monta donc gaiement en chaise de poste, etrecevant à la fois une double initiation, elle entra en mêmetemps et au grand galop dans le charmant exercice de la vie conjugaleet de la vie fashionable. Dix ans se sont écoulés depuis ce pèlerinage. Lancée par l’hymen dansune carrière brillante, madame Dureynel fut bientôt citée parmi lesdivinités de la mode parisienne, et aujourd’hui elle figure avecavantage dans cette élite de merveilleuses que l’on rencontre à toutesles solennités élégantes ; infatigables amazones, dédaignant lespaisibles récréations de leur sexe, et abdiquant le doux empire desgrâces discrètes pour suivre nos dandys à la course, et se mêler auxgrandes et aux petites manoeuvres du Jockey’s-Club ; reines du mondecavalier, que l’on a surnommées les Lionnes, pourrendre hommage à la force, à l’intrépidité et à l’inépuisable ardeurdont elles donnent chaque jour tant de preuves. La femme libre réclame tous les droits et priviléges que les lois etles moeurs ont réservés à l’homme ; elle veut être admise au partage dela puissance dans tous ses degrés, du gouvernement dans tous sesemplois, de l’oeuvre sociale dans toutes ses fonctions ; – la lionneest moins ambitieuse ; elle enferme son émancipation dans des bornesplus étroites, et, laissant au sexe le plus fort le poids des affaireset le maniement d’une autorité banale, elle ne demande, ou plutôt ellene prend que la facile liberté de partager les plaisirs, les usages,les façons, les fatigues, les allures, les travers, les ridicules etles grâces de l’homme élégant. Pour tout le reste, elle ne demande pasmieux que de demeurer femme. Dans les pratiques de la vie fashionableseulement il lui faut des franchises illimitées. Mais ici, l’analyse est insuffisante si l’on veut que le portrait soitcomplet. Êtes-vous curieux de connaître la lionne dans toutes lesnuances de son caractère, dans tous les détails de son existencepublique et privée ? Passez une journée avec madame Dureynel. Entrons donc dans ce petit hôtel nouvellement bâti à l’extrémité de laChaussée-d’Antin. Voyez quelle charmante habitation ! N’admirez-vouspas l’élégance de ce perron, la noblesse de ce pérystile, le choix deces fleurs, la verdure de ces arbustes exotiques, la grâce de cesstatues ? Peu de lionnes sans doute ont une cage aussi belle. Mais,hâtez-vous, il est déjà huit heures, et les lionnes sont diligentes. –Madame Dureynel vient de se réveiller ; elle sonne sa femme de chambre,qui l’aide dans sa première toilette du matin ; ces soins ne prennentqu’un quart d’heure ; puis la lionne congédie sa camériste, en luidisant : - Allez, mademoiselle, et faites venir Job. L’appartement de madame Dureynel mérite les honneurs d’une description.Il se compose de quatre pièces décorées dans le style du moyen âge. Lachambre à coucher est tendue en damas bleu, et meublée d’un lit àbaldaquin, d’un prie-Dieu, de six fauteuils et de deux magnifiquesbahuts, le tout en bois d’ébène admirablement sculpté ; des glaces deVenise, un lustre et des candélabres en cuivre doré, des vases et descoupes d’argent ciselés avec un art infini, et deux tableaux, uneJudith de Paul Véronèse, et une Diane chasseresse d’André del Sarto,complètent l’ameublement de cette pièce. Le salon est surchargéd’ornements, de meubles, de peintures, de curiosités de toutes sortes ;on dirait une riche boutique de bric-à-brac ; ce que l’on remarquesurtout dans cet amas d’objets divers, ce sont les armes qui tapissentles murs : des lances, des épées, des poignards, des gantelets, descasques, des haches, des morions, des cottes-de-mailles, tout unattirail de guerre, l’équipement complet de dix chevaliers. Le boudoiret la salle de bains ont la même physionomie gothique, sévère etmartiale. Rien n’est plus étrange que le désordre d’une jolie femme aumilieu de ces insignes guerriers et de ces formidables reliques dutemps passé : – une écharpe de dentelle suspendue à un fer delance, – un frais chapeau de satin rose accroché à un pommeau derapière, – une ombrelle jetée sur un bouclier, – des souliers mignonsbâillant sous les cuissards énormes d’un capitaine de lansquenets. A voir la lionne dans son négligé du matin, on pourrait aisémentcommettre une grave erreur, et la prendre pour un joli jeune homme dedix-sept ans, tout aussi bien que pour une femme de vingt-huit. Lecostume est d’une ambiguité complète. Madame Dureynel porte une robe dechambre de cachemire vert, doublée de soie rouge, large, flottante, ettombant jusqu’à ses pieds chaussés de vastes pantoufles turques ; unecravate de foulard entoure son cou ; un bonnet de velours noir couvresa tête et ne laisse échapper de chaque côté qu’une seule boucle decheveux. Ainsi vêtue, elle passe dans son boudoir, et elle se livred’abord à la lecture des journaux, – non pas ces feuilles légères etfrivoles consacrées à la mode, à la littérature et aux théâtres, – maisle Journal desHaras, le Journaldes Chasseurs, et deux ou trois journaux politiquestrès-sérieux, très-graves, qu’elle parcourt d’un bout à l’autre afind’être au courant de toutes choses. Madame Dureynel est interrompue dans cette lecture intéressante parJob, qui se rend à ses ordres. Job est le groom de la lionne. - Comment Pembrockese porte-t-il ce matin ? demande madame Dureynel. Je compte le monteraujourd’hui ; tenez-le prêt ; vous me suivrez sur Fenella...Maintenant voici une lettre et un rouleau de vingt-cinq louis qu’ilfaut porter tout de suite chez M. Arthur de Sareuil ; vous luiremettrez cela à lui-même, entendez-vous, Job ? - Faudra-t-il demander un reçu ? - Quelle sottise !... Vous passerez ensuite chez mon chapelier, et vouslui direz qu’il faut absolument que j’aie à midi mon chapeau de castorgris. Dépêchez-vous. - Madame n’a-t-elle pas d’ordres à donner pour l’antichambre ? Madamerecevra-t-elle ce matin ? - Quelqu’un s’est-il déjà présenté ? - Le sellier de madame attend qu’elle soit visible. - Pour son mémoire ? Ces gens-là sont tous les mêmes ; toujours pressésd’argent ! Après lui, ce seront les autres !... Vous direz à Joseph queje n’y suis pas ce matin pour les gens d’affaires ; j’attends du mondeà déjeuner, et je ne veux pas être dérangée. Job se retire, et la lionne restée seule se livre à quelques réflexionssérieuses. Il faut pourtant, se dit-elle, que je me débarrasse de mes créanciers.Autrefois, quand ces gens-là se permettaient d’être indiscrets, on lesfaisait jeter à la porte, et quelquefois même par la fenêtre. C’étaitun bon temps pour les personnes de qualité ! Aujourd’hui, c’estdifférent : payer est le seul moyen de ne pas être importuné, et commeon est toujours obligé d’en finir par là, le mieux est de s’acquitterle plus tôt possible... Voyons : ce que je dois à Crémieux, à Verdier,à ma marchande de modes, au tailleur, au sellier, à ma lingère et à monarmurier, s’élève à 20,000 fr. environ. Je comptais sur la chance descourses pour m’aider à combler cet arriéré ; mais, au contraire, j’aiété d’un malheur inouï dans tous mes paris. Maintenant, il n’y a plusque deux partis à prendre : faire des économies, et ce serait bien longet bien difficile ; ou vendre un coupon de rentes, ce qui est plus sûret plus expéditif. Dix heures sonnent sur ces entrefaites, et Joseph, le valet de chambre,vient annoncer à madame Dureynel que son maître d’armes est là, etdemande si elle prendra leçon ce matin. L’escrime a été recommandée à madame Dureynel par son médecin,excellent docteur de lionnes, habile à ne conseiller que ce qui pleutplaire, et à régler ses ordonnances sur le caractère, les habitudes,les goûts et les passions de ses clientes : – système médical qui faitfortune dans le beau monde. Les lionnes se plaisent à tous lesexercices masculins ; l’escrime d’ailleurs est un passe-temps salutaireà la santé, favorable à la grâce des mouvements et au développement dela beauté. Madame Dureynel, qui a déjà quatre ans de salle, ne seservira sans doute jamais de son talent pour se battre en duel avec unerivale ou une ennemie, comme l’ont fait, dit-on, de grandes dames et decélèbres comédiennes de l’ancien régime, mais elle se trouve fort biend’une gymnastique qui lui a ôté ses migraines, ses vapeurs, et autresincommodités frivoles qu’une bonne lionne laisse aux femmelettes et auxmijaurées. - Non, répond madame Dureynel, je ne prendrai pas ma leçon aujourd’hui; d’autant mieux que voici mes convives. Faites servir le déjeuner. Les convives de madame Dureynel sont deux lionnes, ses plus intimesamies, ou plutôt, comme elle les appelle, ses plus chères camarades.Madame de Tressy et madame Primeville donnent une franche poignée demain à la maîtresse de maison qui leur dit : Je vous ai averties que ce serait sans façons : un véritable déjeunerde garçons, rien de plus : des huîtres, un pâté de foie gras, etquelques bagatelles ; par exemple, j’espère que l’on n’aura pas oubliéle vin de Champagne frappé de glace. On se met à table, une large brèche est faite au pâté ; les bagatellesse présentent sous la forme copieuse et solide d’un chapon truffé et dedivers autres plats de même importance. Les trois lionnes mangent detout, de manière à soutenir l’honneur de leur nom, c’est-à-dire avec unappétit vraiment léonin. N’est-il pas bien naturel qu’elles aientbesoin de prendre des forces pour résister au train d’une vie pleined’activité, de mouvement et d’exercice ? Tout en faisant honneur aurepas, elles causent gaiement, vivement, et même parfois toutesensemble, comme des femmes vulgaires ; car pour être lionne, il n’estpas dit que l’on doivent renoncer à tous les priviléges et à toutes lesfaiblesses d’un sexe qui sait nous charmer par ses qualités, et plusencore par ses adorables défauts. On a beau vouloir chasser le naturel,il se réfugie toujours quelque part et se révèle de quelque côté. – Lalionne a beau se métamorphoser dans l’action, elle reste femme parl’abondance de la parole. Entre les trois amies, la conversation roule nécessairement sur leschoses à la mode, et la médisance n’est pas plus exclue de l’entretienqu’elle ne le serait chez des dévotes ou chez des bas bleus. - Que dit-on de nouveau ? demande madame Dureynel. – Vraiment, lespropos varient peu depuis quelque temps ; nous ne sommes pourtant pasdans la morte-saison du scandale ! – Avez-vous lu le dernier roman deBalzac ? – Je ne lis jamais de romans. – Ni moi. – Ni moi. – Le vicomtede L..... a donc vendu son cheval gris ? – Non, il l’a perdu à labouillotte, et c’est là le plus grand bonheur qui lui soit arrivé aujeu ! – Comment ! perdre un cheval qui lui avait coûté 10,000 francs,tu appelles cela du bonheur ? – Dix mille francs, dis-tu ? Il lui encoûtait plus de cent mille, et voilà bien ce qui fait qu’il a joué àqui perd gagne. M. de L..... était pour son cheval d’un amour-propreexcessif et ridiculement opiniâtre ; il acceptait et il provoquait sanscesse des paris énormes ; le cheval était toujours vaincu, mais sesdéfaites n’altéraient en rien la bonne opinion que le vicomte avaitconçue de cette malheureuse bête, si bien que cet aveuglement lui aenlevé quatre ou cinq mille louis en moins d’un an. – Je ne le croyaispas assez riche pour soutenir une aussi mauvaise chance. – Avez-vousentendu Mario lundi dernier ? Il a chanté comme un ange. – Et le balletnouveau ? – Il serait parfait si nous avions des danseurs ; car debeaux danseurs sont indispensables dans un ballet, quoi qu’en disentnos amis du Jockey’Club, qui ne voudraient voir que des femmes àl’Opéra. – Madame B..... a-t-elle reparu ? – Non, c’est un désespoirtenace. Elle regrette le temps où les femmes abandonnées allaientpleurer aux Carmélites ; mais nous n’avons plus de couvents à cetusage, et c’est fâcheux, car rien n’est plus embarrassant qu’unedouleur qu’il faut garder à domicile. – Pourquoi n’imite-t-elle pasMadame d’A..., qui ne porte jamais que pendant trois jours le deuild’une trahison ? – L’habitude est si féconde en consolations ! – Apropos de madame d’A..., on assure que le petit Roland est complétementruiné. – Que va-t-il devenir ? – Il se fera maquignon. – Non, il vaentreprendre un voyage scientifique en Californie ; il a un oncleacadémicien qui lui a promis de le faire recevoir savant et de luiouvrir les portes de l’Institut. – C’est dommage ! il excellaitau steeple-chase.– N’a-t-il pas eu un cheval tué sous lui ? – Oui, Mustapha, aucapitaine Kernok, mort d’une attaque d’apoplexie foudroyante entraversant la Bièvre dans une course au clocher. – Il y eut même unprocès à ce sujet ; le capitaine prétendait retirer son enjeu, et tousles gentlemenriders engagés pour Mustapha soutenaient que les parisdevaient être annulés. – Cela me paraît juste ; l’apoplexie est unempêchement de force majeure. – Cependant le comité a décidé lecontraire. – En es-tu bien sûre, ma chère Primeville ? – A tellesenseignes que j’ai perdu cinquante louis dans cette affaire. J’avaisparié pour Mustaphacontre MissAnnette. – A jeu égal ? – Non, simple contre triple. –C’était bien la proportion. – Tu n’es pas toujours aussi malheureuse.Combien as-tu gagné à Chantilly ? – Trois cents louis ; c’est Alfredqui avait arrangé mes paris. – Il s’y entend bien ! – C’estle plus admirable spéculateur du turf. – Et toi,Dureynel, comment te traitent les chances du sport ? – Mal. Jetenais note de mes pertes, mais cela devenait si effrayant que j’aidéchiré la feuille. Hier encore, à la petite course de laPorte-Maillot, j’ai perdu vingt-cinq louis contre M. de Sareuil, et jeviens de les lui envoyer. Si cela dure, je n’y pourrai plus tenir. Lasemaine dernière j’ai été obligée d’emprunter mille écus à Armand. –Ton mari ? comment se porte-t-il ? le verrons-nous aujourd’hui ? – Jene sais ; il y a vingt-quatre heures que nous ne nous sommesrencontrés, et je ne suis pas allée chez lui ce matin par discrétion.Armand est mon meilleur ami, un garçon charmant que j’aime de toute monâme, et que pour rien au monde je ne voudrais contrarier ; mais enfinje suis sa femme, et dans ma position il est des choses que je ne puispas savoir officiellement. – Tu as raison ; l’amitié conjugale a sesdélicatesses, et tu les comprends à merveille. – Oui, ma chère belle,tes sentiments sont irréprochables, et tes déjeuners sont comme tessentiments. Qu’allons-nous faire à présent ? – Si vous voulez, nousirons au tir aux pigeons à Tivoli, puis au bois ; il y a une courseparticulière, vous le savez, entre Marietteet Léporello.– Oui, nos chevaux de selle nous attendent à la porte d’Auteuil ; nousirons les prendre en calèche. Il est une heure ; les lionnes se rendent à Tivoli. Toutes lesnotabilités de la fashion sont réunies au tir ; le plus habile de labande abat vingt-cinq pigeons sur trente coups. Des paris considérablessont engagés. Madame Dureynel, dont l’adresse est connue, se met de lapartie ; elle prend la carabine d’une main sûre, elle ajuste le butavec une rare aisance, le coup part et le pigeon tombe. On applaudit,et la lionne est plus fière de cette prouesse qu’elle ne le serait dela plus brillante conquête. - Au Bois maintenant ! – La calèche vole ; à la porte d’Auteuil, lestrois amies montent à cheval et arrivent au galop sur le terrain de lacourse. Lionnes et dandys s’abordent en se serrant cordialement lamain, à la manière anglaise. - Voulez-vous votre revanche ? demande M. de Sareuil à madame Dureynel. - Volontiers. Pour qui pariez-vous ? - Pour Mariette. Trente louis contre vingt-cinq. - Vous n’êtes pas maladroit ! Changeons : vous, Léporello àvingt-cinq et moi Marietteà trente ?... Si vous tenez à Mariette, mettezquarante louis contre mes vingt-cinq. Je viens de voir les paris de cesmessieurs, ils sont engagés sur ce pied. - Pas tous ; il y en a même qui se sont faits au pair ; mais enfin, jeveux vous prouver que je suis beau joueur. Va pour quarante ! Le signal est donné, les deux chevaux partent, Léporello arrive lepremier au but, mais une difficulté s’élève sur un accident de lacourse. Les parieurs soutiennent chaudement leurs intérêts ; M. deSareuil est sans ménagement dans la discussion, et madame Dureynel sedéfend comme une lionne ; de part et d’autre on échange de vivesparoles, et jusqu’à ce que le jugement soit prononcé, les cavaliers neveulent rien céder aux dames, car ici il s’agit d’argent et non decompliments. Si quelque merveilleux de l’ancien temps, étranger auxmoeurs de la haute fashion moderne, assistait à ce singulier débat, ilne manquerait pas de s’écrier : – Vieille chevalerie française !Aimable retenue du beau sexe ! qu’êtes-vous devenues ? Cependant les arbitres se prononcent en faveur de Léporello, etmadame Dureynel se retire, furieuse et maudissant ses juges en stylecavalier. Les trois lionnes ont décidé qu’elles ne se quitteraient pasde la journée. – Où aller ? se demandent-elles en sortant du bois deBoulogne. – A l’école de natation. Nous avons aujourd’hui et depuis peu, à Paris, des établissementsnautiques, consacrés aux dames : les moeurs de l’époque exigeaientcette innovation. Les lionnes nagent comme des carpes. Voyez madameDureynel, vêtue de son costume de marin ? Ses pieds nus foulentvaillamment les planches raboteuses et les nattes grossières du bateau; elle monte lestement au sommet d’une échelle en disant : « Jevais donner unetête ! On fait cercle, et la lionne s’élance dans l’eau latête la première, avec une vigueur et une adresse qui provoquent lesapplaudissements des spectatrices ; pendant une heure entière elle faitla coupe,la plancheet le plongeon, tantôt suivant le fil de l’eau, et tantôt remontant lecourant, sans que ce pénible exercice épuise ses forces. Après le bain, madame Dureynel et ses amies vont dîner ; puis elles serendent à l’Opéra dans tout le luxe d’une toilette brillante etexcentrique ; les lionnes tiennent surtout à ne pas être vêtues commeles autres merveilleuses ; elles recherchent les étoffes bizarres etles formes étranges ; leur audace naturelle se montre dans leursajustements ; elles ont le mérite d’inventer sans cesse et de beaucouposer, et par ce moyen elles sont sûres de se faire toujours remarquer. Pendant un entracte de Robert-le-Diable,Jules de Rouvray, jeune dandy de dix-huit ans, cousin de madameDureynel, vient saluer les lionnes dans leur loge. Jules est doué d’unefigure fort intéressante, et il regarde sa cousine d’un air tendre etlangoureux. Au lever du rideau, il sort de la loge, et madame dePrimeville se met à plaisanter agréablement sur sa timidité et sagaucherie. - Pas si timide ! dit madame Dureynel en riant. Tenez, voici un billetqu’il m’a glissé, fort adroitement, ma foi ! Une déclaration, rien quecela ! Lisez ! Comment trouvez-vous le style ? Pauvre garçon ? Queveut-il que je fasse de sa passion ? Il s’adresse bien mal Jules en effet ne connaît pas le coeur des lionnes ; il ne sait pasqu’elles font peu de cas de l’amour, et qu’il est bien difficile deleur plaire, à moins d’être prince ou d’avoir les plus beaux chevaux deParis. Avant la fin du spectacle les trois lionnes quittent l’Opéra et vontachever la soirée chez la baronne de B.... qui reçoit le mercredi.Madame Dureynel, qui aime tous les jeux, entre à la bouillotte, etengage son argent avec une rare intrépidité ; la fortune favorised’abord son audace ; puis, par un revers subit, la lionne est décavéed’un seul coup. Au moment où madame Dureynel subissait cette injure du hasard, son marise présente devant elle. - Ah ! vous voilà, dit gaiement la lionne ; j’étais bien sûre de vousrencontrer ici, mon cher, et j’en suis charmée car j’ai à vous parler. - Je vous écoute. Mais d’abord dites-moi, ma chère amie, si vous vousêtes bien divertie aujourd’hui ? Je comptais vous voir au Bois. Il m’aété impossible d’y aller... Une maudite affaire de Bourse ! ...Figurez-vous que les chemins de fer ont encore baissé ce soir.Étiez-vous à l’Opéra ? - Oui, et j’y ai reçu cette lettre. M. Dureynel prend la lettre de Jules, la lit, et la rend à sa femmeavec le plus beau sang-froid du monde en lui disant : Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ? Ce sont là des détails quivous regardent et dont je n’ai pas coutume de me mêler. - Vous avez raison, et je suis bien assez forte pour me défendre touteseule ; aussi ne vous ai-je jamais beaucoup importuné de ces sortesd’aventures ; mais cette fois il s’agit d’un cas particulier : Julesest mon cousin, et je ne voudrais pas le désespérer entièrement. - Je ne comprends pas. - Parlons raison. Je ne suis pas la première passion de Jules ; je saisque l’année dernière, en sortant du collége, il était fort épris d’unedanseuse, mademoiselle Irma, à qui vous vous intéressez, dit-on,beaucoup. Le cousin, vous le voyez, abuse de son titre ; il vousattaque de droite et de gauche, et n’ayant pu réussir à séduire votremaîtresse, il veut gagner le coeur de votre femme.... L’ennemi estdangereux ; il faut composer avec lui. Je ne vous parle pas ici enfemme jalouse ; vous me connaissez trop bien pour avoir cette idée ;mon langage est celui d’une amitié prudente et dévouée. On prétend quevous vous ruinez pour cette Irma ; vous avez tort. Voulez-vous suivreun bon conseil ? Quittez-là ; faites mieux, cédez-là au petit cousin.Vous agirez ainsi en homme sage et en bon parent. - Vraiment, si cela vous fait plaisir, je ne demande pas mieux ; aussibien je commençais à être las de la danseuse. Demain je mènerai Julesdéjeuner chez elle. - C’est bien, mon ami, je suis contente de vous. Et madame Dureynel se remet à la bouillotte, où elle reste jusqu’à deuxheures du matin. Un jour suffit pour connaître sa vie tout entière. Lelendemain elle recommence à peu près le même train, qui dure jusqu’à ceque le temps ou la fortune vienne l’arrêter. A quarante ans, madameDureynel se retirera de ce monde brillant et agité. Que fera-t-ellealors ? quel est le sort de la lionne devenue vieille ? – Ce serait làun beau sujet de fable pour un autre La Fontaine. EUGÈNE GUINOT. |