L’an 1674, mourut, à la Flèche,le quinzième jour d’août, GuillaumeRuffin, après avoir beaucoup vécu en peu de temps, comme parlel’Ecriture, et ramassé en moins de dix-huit ans le mérite d’un grandnombre d’années. C’est un exemple que Dieu a voulu proposer dans nostemps à la jeunesse chrétienne, pour lui apprendre que la sainteté estde tout âge, et que dans un corps encore faible on peut avoir une vertuconsommée.
Nous allons rapporter ce que nous avons pu savoir de plus édifiant surcet humble serviteur de Dieu, afin qu’il soit d’autant plus connu aprèssa mort qu’il a plus affecté de se cacher pendant sa vie.
Guillaume Ruffin était natif de Laval, ville considérable dans laprovince du Maine. Il eut pour père Jacques Ruffin de la Hirardière,avocat au parlement, et pour mère Françoise Caillon, qui eurent soin del’élever dans tous les sentiments de piété que des parents chrétiensdoivent inspirer à leurs enfants. Comme il avait reçu du ciel un cœurdocile et fait pour la vertu, il prit toutes les saintes impressionsqu’on put lui donner ; et Dieu, de son côté, le prévint desbénédictions de sa douceur d’une manière si particulière que dès sespremières années il faisait déjà juger ce qu’il serait un jour.
On remarquait dès-lors dans ce saint enfant une douceur inaltérable,une retenue au-dessus de son âge, une obéissance exacte à l’égard deses supérieurs, une grande charité envers les pauvres, un attachementextraordinaire aux exercices de la religion, et surtout un amour tendreenvers la sainte Vierge, qui, dans le sentiment des saints, est une dessûres marques de prédestination.
Il fut envoyé au collége des Pères Jésuites de la Flèche à l’âge dedouze ans, pour faire ses études dans cette célèbre académie, et pour yachever en peu d’années l’ouvrage de sa sanctification, dont il avaitdéjà de si heureux principes ; et sachant qu’un des moyens les plusefficaces d’être à Dieu, c’est d’avoir une solide et sincère dévotion àla sainte Vierge, il voulut se consacrer encore à cette grande Reinedans la Congrégation établie par l’autorité du Saint-Siége sous letitre de la Conception.
En effet, après avoir poursuivi quelque temps cet avantage qu’ildésirait avec une sainte passion, il y fut reçu l’année 1671, le jourque le Sauveur du monde, étant monté au ciel, envoya le Saint-Esprit àses disciples. Et en vérité cet Esprit divin, dès ce jour-là, prittellement possession du cœur du Ruffin, que depuis il n’a jamais agique par sa conduite ; et l’on a bien vu qu’un tel maître le dirigeaitintérieurement, puisque étant encore enfant, mais n’ayant rien d’enfantque l’âge, il eut toutes les vertus d’un homme consommé en sagesse eten sainteté.
Nous aurions d’abord un juste sujet de nous plaindre de cette saintehumilité ingénieuse avec laquelle il cachait aux yeux des hommes tantd’excellentes actions, se contentant de ce grand Dieu, qu’il voulûtêtre le seul témoin de la pratique de ses vertus, et de qui seul ilattendait sa récompense ; en quoi il eut peut-être trop de réserve, nese découvrant pas assez, principalement pour ce qui regardait sesaustérités, de peur qu’on eût quelque estime pour lui. Cependant il nepouvait tellement se cacher que sa vertu n’éclatât malgré lui : il atoujours passé pour un saint ; au moins sa mort a fait parler bien desgens auxquels sa modestie avait imposé silence pendant sa vie. On a su,par leur témoignage, les rares vertus et les grâces extraordinairesqu’il couvrait avec tant de soin.
La première vertu qui éclata dans ce pieux congréganiste, c’est lacrainte de Dieu, qui lui faisait pleurer les moindres fautes, commes’il eût été coupable des plus horribles ; il en faisait de même detrès-rigoureuses pénitences ne croyant pas, disait-il, qu’un grandpécheur pût jamais satisfaire la justice divine. C’est dans cettevue que, se considérant toujours comme un insigne criminel, il avaitdans le cœur les sentiments d’une profonde humilité, et qu’il offrait àDieu tout ce qu’il faisait et tout ce qu’il endurait pour l’expiationde ses offenses.
A l’âge de quatorze ans, il eut une forte pensée de quitter tout, commesaint Alexis et saint Ignace, de donner ses habits à quelque pauvre, dese revêtir d’une haire qu’il avait déjà toute prête, et d’aller ainsi,par pénitence, dans la Terre-Sainte, pour obtenir miséricorde. Il étaitsur le point de partir, lorsqu’il fut arrêté par une personne qui avaitautorité sur lui. Ce dessein manqua, quoiqu’il n’eût aucune vuedéterminée pour l’avenir, car toute son inclination se portait à l’étatde vie dans lequel il aurait le plus à souffrir pour satisfaire lesouverain Juge, qu’il croyait avoir outragé par ses infidélités. Celavenait de ce qu’il connaissait parfaitement et la grandeur de Dieu quiest offensé, et l’énormité du péché qui offense Dieu. C’est de quoi sonesprit était si fort pénétré, qu’il disait quelquefois avec uneouverture de cœur bien aimable, que tout ce qu’il entendait prêcherdans les chaires sur cette matière n’était qu’une ombre de ce qui enest et de ce qu’on en peut dire.
De là partait encore ce soin religieux qu’il avait de faire plusieursfois pendant le jour des revues de sa conscience, de se confessertoutes les semaines, de gagner les indulgences que les Papes ontaccordées si libéralement aux Congrégations de Notre-Dame, et quipourraient concourir à expier ses offenses ; il en parlait de la sorte,et néanmoins ceux qui l’ont connu plus intimement n’ont jamais remarquédans sa conduite aucune faute considérable, particulièrement depuisqu’il fut congréganiste. Cette crainte salutaire servait de fondementsolide à l’amour qu’il avait pour Dieu et à son zèle pour le serviced’un si grand Maître.
On lui a entendu dire quelquefois : « Ah ! mon Dieu, que je me senstout embrasé de votre saint amour ! Mais quelle bonté de vouscommuniquer ainsi à un misérable pécheur ! Ah ! que je voudrais,ajoutait-il, faire connaître et aimer Dieu comme il le mérite ! Heureuxsi j’avais en ma disposition tous les cœurs des hommes pour les luiconsacrer tous ! » Il ne désirait de vivre que pour se dévouerentièrement à la gloire de Dieu ; et une de ses plus douces espérancesétait qu’un jour il donnerait son sang et sa vie pour Jésus-Christ. »Vie pour vie, disait-il, et sang pour sang, est-ce trop ? » Il y avaitdu plaisir à l’entendre parler de Dieu ; il le faisait avec destransports qui le mettaient hors de lui-même, et l’ardeur de son cœurparaissait aussitôt sur son visage, même dans les langueurs de samaladie.
De là venait cet esprit de dévotion et d’oraison qui lui était commenaturel, et qui le tenait si recueilli, que les distractions ne letroublaient point. On le voyait, toutes les fêtes, une bonne partie dela journée dans la maison de Dieu, qui était vraiment pour lui unemaison de prière. Il se rendait toujours un des premiers aux assembléesde la congrégation, et sitôt qu’il en était sorti, il se retirait dansquelque église, ou du moins à son oratoire, pour y passer souvent troisou quatre heures en oraison : il demeura une fois dans ce saintexercice la nuit de Noël tout entière ; de sorte qu’il fut contraint dese traîner pour retourner chez lui, la lassitude et le froid ne luipermettant plus de marcher. Un peu avant que de s’aliter pour ladernière fois, tout faible qu’il était après une langueur de six mois,il demeura depuis cinq heures et demie du matin jusqu’à onze heures etdemie, ou dans la chapelle de la congrégation, ou dans l’église ducollége. On fut obligé de le chercher, et il ne fut pas difficile de letrouver, puisque c’était là sa retraite ordinaire, mais on l’y trouvasi fort affaibli, qu’il ne pouvait se soutenir. Il faisaitordinairement toutes ces longues prières à genoux, principalementlorsqu’il les faisait devant le très-saint Sacrement ; et la dernièreannée de sa vie, quoiqu’il ne pût être un quart-d’heure dans cetteposture qu’en souffrant beaucoup, il y persistait des heures entières,sans prendre le soulagement qu’on le pressait d’accepter, craignant dedonner un mauvais exemple à ceux qui pourraient ignorer sa maladie.
Il s’était fait dans son cabinet un petit oratoire où il employait unepartie de l’argent qui lui était donné pour ses divertissements : ilétait habile a y trouver différentes façons d’honorer Jésus-Christ etsa Mère ; les grandes fêtes, il faisait brûler un cierge devant leursimages, et y passait tout le temps qui lui était libre. C’était làqu’il disait tous les jours l’office de Notre-Dame, et souvent àdiverses heures. C’était encore là qu’il passait ordinairement lesjours de congé, en priant ou lisant un bon livre ; s’il en sortait,c’était ou pour aller voir quelque religieux, ou pour visiter lespauvres, ou pour faire d’autres bonnes o[e]uvres. Quelques-uns de sescompagnons l’observant par les fentes de la porte pour voir ce qu’ilfaisait dans sa petite cellule, le voyaient le plus souvent priant àgenoux, le corps immobile, les bras croisés, les yeux levés au ciel ouarrêtés sur quelques images de piété. Aussitôt après le souper, si lacharité ne le menait chez quelques nécessiteux, après avoir satisfaitavec toute l’exactitude possible à son devoir d’écolier, il demeuraiten prière une bonne partie de la nuit, ce qui ne l’empêchait pas de selever de grand matin pour éveiller souvent ses condisciples. Pendantles vacances, que les autres emploient à leur divertissement, ilmettait son plaisir à être dans les églises et dans les monastères, oudans les maisons des pauvres.
Ce vertueux enfant avait une dévotion très-tendre pour Jésus-Christ,dont le nom sacré faisait une telle impression sur son âme, qu’il nepouvait l’entendre prononcer, sans faire paraître sur son visagemourant le feu qui l’enflammait au-dedans, et il lui échappa un jour dedire qu’il croyait avoir ce beau nom gravé dans son cœur.
Il honorait singulièrement le Sauveur dans les mystères de sa divineenfance, aussi bien que dans ceux de sa douloureuse passion, dont ilétait tout pénétré.
Mais que dirai-je du respect et de l’amour qu’il avait pour ce Dieu sigrand et si caché dans l’Eucharistie ? Son plaisir était de servirplusieurs messes, et de rendre encore de fréquentes visites auSaint-Sacrement. Lorsqu’il était exposé sur l’autel, Ruffin passait lesjournées presque entières dans sa compagnie, il le recevait toutes lessemaines, et souvent deux fois, ce qu’il continuait de faireconstamment pendant les vacances, mais en des églises différentes pourn’être point remarqué.
Il avait une tendresse de fils envers la bienheureuse Vierge, qu’ilappelait ordinairement sa bonne mère. Il ne laissait passer aucun joursans lui payer son tribut de prières. Il n’entendait jamais prononcerson saint nom, qu’il ne lui marquât sa vénération. Quand il rencontraitquelques-unes de ses images, il ne manquait pas de la saluer ; et àtoutes ses fêtes il avait le soin de recevoir le corps sacré de soncher Fils. Il se préparait à ces grands jours par quelques charités etpar quelques mortifications extraordinaires. Les chapelles de cetteReine des Anges étaient la retraite ordinaire de ce petit ange. Iltâchait de faire tous les jours un pèlerinage à Notre-Dames-des-Vertus,qui, étant hors de la ville et loin du bruit, convenait mieux à sonrecueillement. Il allait de même régulièrement dans celle du collégerendre hommage à la sainte Vierge devant une image qui passe pourmiraculeuse, et fut autrefois donnée par le roi Henri le Grand à sonéglise de la Flèche. Son plaisir était de parler ou d’entendre parlerdes prérogatives de la Mère de Dieu ; il se dévouait tous les jours àson service, renouvelant la promesse qu’il lui avait faite, en entrantdans sa congrégation, que s’il rendait religieusement ses devoirs à sachère patronne, il avouait qu’il en était très-bien payé par les grâcesqu’elle lui procurait, principalement depuis qu’il lui appartenait parétat et par profession.
Son amour pour Jésus, le Roi des saints, et pour Marie, la Reine dessaints, s’étendait sur les saints mêmes, particulièrement sur ceux quitouchent de plus près et le Fils et la Mère, aussi bien que celui dontil avait reçu le nom de baptême, et sur ceux qui lui étaient échuschaque mois ; mais il honorait singulièrement son ange gardien, commecelui que Dieu lui avait donné pour guide et pour protecteur. Il ne secontentait pas de communier tous les ans en son honneur ; il nelaissait passer aucun jour, et particulièrement aucun mardi, sansl’honorer par quelque dévotion, et il invoquait son secours avecconfiance dans toutes ses nécessités.
Enfin, si la dévotion qu’on a pour les saints consiste principalementdans l’imitation de leur sainteté, ce dévot écolier s’appliquaitsoigneusement à mettre en pratique les vertus et les actions qu’ilavait remarquées en lisant leurs vies.
Mais il tâchait toujours de les imiter dans la charité qu’on doit auprochain. Dès l’enfance il avait une inclination admirable poursecourir les nécessiteux ; s’il voyait quelque mendiant à la porte dela maison, il plaidait aussitôt en sa faveur auprès de ses parents,qui, pour le contenter, le faisaient le distributeur de leurs aumônes.
Il semble que la miséricorde était née avec lui et qu’elle croissaitavec lui, comme Job le dit de soi-même. Il y a bien des personnes quiont pleuré sa mort, et qui ont enfin déclaré les aumônes secrètes qu’illeur faisait après les avoir obligées au silence : on sait au moinsqu’ayant assez d’argent pour ses menus plaisirs, il en employait lameilleur partie à soulager les misérables, surtout dans la dernièreannée de sa vie, se privant même, pour cela, du nécessaire.
Au commencement, il servait volontiers les pauvres de l’hôpital, etensuite il donnait quelque chose aux plus indigents ; mais sitôt qu’ilvit qu’on en parlait, il n’y retourna presque plus, s’il n’y allaitavec les congréganistes. Soigneux de connaître les pauvres honteux, ilallait les visiter en secret, et ordinairement le soir, pour n’être vuque de Dieu, et il les consolait en toutes façons, jusqu’à leur achetersouvent lui-même les provisions dont ils avaient besoin.
Ayant un jour appris qu’on avait saisi le lit d’une pauvre femme pourquelque dette, il y courut, et fournit tout ce qui était nécessairepour le retirer ; n’ayant plus rien à donner à un autre, il lui donnason chapeau. Les six derniers mois de sa vie, sa faiblesse ne luipermettant pas d’aller chercher les pauvres, il les faisait venir dansun lieu où il pût leur donner son aumône sans qu’on s’en aperçût.Lorsqu’il allait dans son pays pour les vacances, il avait bien de lapeine à quitter ceux qu’il assistait à la Flèche ; mais sa consolationétait qu’il en trouverait d’autres à Laval, sur lesquels il pourraitrépandre les bienfaits de la charité.
Au reste, la foi lui faisait reconnaître si clairement Jésus-Christdans la personne des pauvres, qu’il les servait ordinairement la têtedécouverte, et même à genoux. Ayant trouvé un petit enfant abandonné etpresque nu, il croyait avoir trouvé l’enfant Jésus ; et, dans cettevue, il lui rendait mille services, mais avec un amour respectueuxcomme à son Seigneur.
Il servit longtemps près de la ville un pauvre qui avait un cancer surla langue ; il allait ordinairement tout seul le visiter, et ils’arrêtait quelquefois deux heures dans une chapelle voisine, attendantqu’il n’y eût personne qui pût être témoin de cette bonne œuvre. Dieupermit que le malade, avant que de perdre l’usage de la langue,déclarât qu’il y avait à la Flèche un petit saint qui lui rendait lesservices les plus bas, en le consolant dans son affliction,l’embrassant, et le baisant nonobstant l’horreur naturelle que luidevait causer la qualité de son mal.
Cette charité passait du soin des corps à celui des âmes, que notresaint jeune homme regardait comme le prix du sang de Dieu.
Au commencement, il passait souvent les après-dînées des jours de congédans l’hôpital, ou à exhorter les malades, ou à leur lire quelque bonlivre ; mais, dans la suite, craignant d’être remarqué, il porta sonzèle ailleurs, où il pût être plus à couvert des yeux du public. On nepeut dire avec quelle éloquence il exhortait les pauvres et les maladesqu’il visitait chez eux, leur apprenant à souffrir patiemment un malqui devait faire leur bonheur. Il y en avait un, entre autres, lequelétant tout mourant, ne pouvait néanmoins se résoudre à mourir ; cepetit apôtre, âgé pour lors d’environ quinze ans, ne pouvant souffrirqu’on eût de la peine à quitter ce monde pour posséder Dieu, lui parlaavec tant d’ardeur, montrant l’image de Jésus mourant, que, lui ayantfait connaître sa faute, il l’obligea de faire à haute voix, le ciergeà la main, une amende honorable à Dieu, d’accepter la mort avec unepleine résignation.
Son zèle ne fut pas moins actif ni moins heureux à l’égard d’unepersonne qui, sollicitée au péché, était dans un danger évident de saperte ; il lui écrivit une lettre si touchante, et lui suggéra despratiques si saintes pour obtenir la conservation de sa chasteté, qu’illa rendit victorieuse de la tentation.
Il portait encore sa charité jusqu’aux âmes du purgatoire, priant etfaisant plusieurs actions de piété pour leur délivrance : ils’employait en particulier pour celles qui avaient été plus dévotes ànotre Seigneur ou à la sainte Vierge, ou qui étaient les plus prochesd’entrer dans la gloire. La dernière année de sa vie, quoiqu’il seportât déjà très-mal, il passa la nuit de la Toussaint en prières, sansprendre aucun repos.
Une des grâces les plus considérables que la Reine des anges et desvierges ait accordées à son cher serviteur, a été d’en faire un angesur la terre par la plus inviolable chasteté : son esprit était siéloigné des fantômes les moins honnêtes qu’il n’a jamais eu d’attaquede ce côté-là. Ce bonheur néanmoins ne le rendait pas oisif ; il fuyaitavec un soin presque scrupuleux toutes les occasions qui pouvaient leporter au mal : il avait fait, comme Job, un pacte avec ses yeux, pourne rien voir qui pût, même de loin, blesser la pudeur ; et comme ilsavait que l’ennemi du salut se sert souvent du corps pour corromprel’âme, si l’on ne se tient dans la sujétion, il mortifiait sa chairtrès-pure par des austérités bien extraordinaires aux gens du monde, àqui elles sont pourtant plus nécessaires qu’aux autres.
Il jeûnait ordinairement le vendredi et le samedi ; afin de cacher sonjeûne, il affectait, ces jours-là, de venir plus tard à la maison, ouil se servait de quelqu’autre industrie pour manger après sescompagnons. Cependant depuis quelque temps il se modérait en cela, pourobéir à ses supérieurs, ayant tout à la fois le mérite du jeûne et del’obéissance : il ne laissait pas encore de le faire la veille desfêtes solennelles ; le mercredi il ne mangeait point de viande, et laplus grande peine de son confesseur était de l’empêcher de jeûner lecarême entier.
Il mortifiait son corps innocent par des cilices et des disciplinesarmées de plomb et de fer ; mais il redoublait ses austérités lesveilles de fêtes de notre Seigneur et de Notre-Dame, et au carnaval ;afin de satisfaire à Dieu pour tant de péchés qui se commettent en cesjours de débauches, il s’était fait une couronne d’épine, afin de lamettre sur sa tête, à l’exemple de sainte Catherine de Sienne.
Il n’est pas nécessaire de parler ici de l’humilité du saint écolier,quoique ce soit là le caractère le plus assuré d’une vertu solide,puisque cette vertu ayant paru dans toute sa conduite, on s’en estassez expliqué : en voici encore quelques marques plus particulières.
Dans la parfaite innocence qu’il avait toujours conservée, il nelaissait pas de s’appeler un grand pécheur, considérant ses pluslégères fautes comme de grièves offenses à la vue d’un Dieu si aimableet si bienfaisant à son égard : ce qui lui faisait dire souvent que leplus détestable pécheur serait devenu un grand saint, si Dieu lui eûtfait autant de grâces qu’à lui ; qu’après tant de criminellesingratitudes, il s’étonnait de n’être pas encore abîmé dans l’enfer, etque, quand il endurerait tout ce que les saints on enduré, il nepourrait jamais satisfaire à la justice divine. Il n’y avait point denom qui lui agréât davantage que celui de Guillaume, disant que c’étaitvéritablement son nom, parce qu’il avait été un pécheur comme saintGuillaume, mais que cela l’avertissait de faire pénitence comme lui.
Lorsqu’il avait quelque rang honorable dans sa classe, où qu’ilremportait quelque prix, il ne pouvait souffrir d’en être loué, et pourcette raison il fuyait le public pour quelques jours, désirant que Dieuseul eût la gloire de ces bons succès dont lui seul était l’auteur.
La première fois qu’on voulut lui donner une des petites charges de lacongrégation, il harangua contre lui-même avec une éloquence admirabledans un enfant, disant que c’était trop pour lui d’être le dernier decette compagnie, et que si on le connaissait bien, on l’en chasserait.
La vue de ses fautes l’a quelquefois poussé à se jeter aux pieds desautres pour leur demander pardon du mauvais exemple qu’il leur donnait,et surtout quand il croyait les avoir offensés par quelques paroles.
Ce vertueux enfant avait reçu de Dieu une douceur de naturel toutecharmante, laquelle étant soutenue par la grâce, le rendait, ce semble,incapable d’aucun sentiment de haine, de colère ou de vengeance, si cen’était contre lui-même ; au moins ceux qui l’ont le plus fréquenté,n’ont jamais remarqué en lui aucune altération, quoiqu’il eûtquelquefois d’assez grandes occasions.
D’une douceur si parfaite veniat cette patience admirable qui a paruprincipalement dans les langueurs d’une longue et fâcheuse maladie,comme on le dira dans la suite.
Au reste, pour être en même temps et bon chrétien et bon écolier, commeses études n’empêchaient point sa dévotion, ne dérobaient rien à sesétudes, il était très-assidu à son devoir de classe, sachant qu’il nepouvait rien faire de mieux que d’obéir en cela et à Dieu et à sesparents ; mais il avait soin de sanctifier son travail par desintentions pures, n’y cherchant qu’à plaire au Seigneur et à devenir uninstrument propre à procurer sa gloire. Il avoua un jour à un de sesconfidents que ses études ne le détournaient aucunement de la pensée deDieu ; il l’avait toujours présent à l’esprit, et c’était dans le seindu Père des lumières qu’il trouvait toutes les siennes ; il n’allaitjamais en classe sans avoir salué son premier maître à l’église etdemandé son secours.
Le commencement de son étude était la prière. Quand il devait composerpour les places ou pour les prix, il redoublait ses charités, sesdévotions, ses austérités, de sorte qu’il ne faut pas s’étonner que,recourant au ciel avec tant de ferveur, il en reçut tant debénédictions, et fut toujours des premiers de sa classe. Il est aisé dejuger que de si rares vertus étaient accompagnées de grâcesextraordinaires ; et on ne doute point que notre saint écolier n’en aitpoint eu de très-signalées, dont il a caché la plupart. Mais Dieu, quiveut être glorifié dans les faveurs qu’il fait à ses saints, a vouluqu’il en découvrît lui-même quelques-unes à ceux auxquels il ne devaitrien céler, et qu’il y eût même des témoins oculaires de quelquesautres. C’est par leur rapport qu’on a lieu de croire que Jésus et sasainte Mère l’ont honoré plusieurs fois de leurs visites ; ce quecertaines circonstances et les suites qu’elles ont eues semblent assezvérifier : on n’en fait point le détail dans cette histoire, où l’ons’est proposé de rapporter plutôt ce qu’on peut imiter que ce qu’ondoit admirer.
Ruffin, élevé à ce comble de perfection, fut bientôt mûr pour le ciel,et une vie si sainte ne put être suivie que d’une mort très-précieusedevant le Seigneur. Sur la fin de l’année 1673, au renouvellement desétudes, lorsqu’il entrait en philosophie, il fut attaqué d’un grandrhumatisme, suivi d’une fâcheuse toux. Son rhumatisme était un peuguéri, mais sa toux continua toujours ; et la fluxion qui la causaitcroissant peu à peu, le poumon fut bientôt entamé. Après qu’il eutlangui assez longtemps, il lui prit, sur la fin du mois de juin, unfurieux crachement de sang, qui dura jusqu’au mois d’août ; une fièvresurvint là-dessus, avec de grands redoublements ; il s’en trouva siaffaibli, que ne pouvant tirer hors de sa poitrine l’amas de pourriturequi s’y faisait, il en fut enfin étouffé. Voilà sa maladie et sa mort,mais il faut voir les beaux exemples qu’il donna à la jeunessechrétienne dans ces dernières conjonctures. Quelque grandes que fussentses douleurs pendant sa longue infirmité, sa force et sa constance àles endurer étaient encore plus grandes. Il ne se plaignait jamaislorsqu’il était maître de lui-même, et s’il lui échappait quelqueplainte, il s’en accusait aussitôt. Il jetait beaucoup de sang cailléavec du pus, et il faisait, par nécessité de grands efforts pour s’endécharger. » C’est trop peu, disait-il, pour un Dieu qui a donné toutson sang pour moi : Seigneur, augmentez ma peine, mais augmentez aussima patience.
La violence de ses douleurs crut extraordinairement les deux dernièressemaines, par une grande oppression jointe à une toux presquecontinuelle et à une fièvre si ardente, qu’il ne pouvait quelquefoiss’empêcher de dire : « Je brûle. » Il était même écorché dans unegrande parti[e] de son corps ; de sorte que le lit qui devait luidonner du repos lui servait d’un nouveau tourment ; mais sa patiencecroissait avec le mal : « J’en ai bien mérité plus, » disait-il. Unetelle résignation venait particulièrement de cette profonde humilitédont on a déjà parlé, et qui le représentait toujours à lui-même commeun criminel. C’était dans cette vue qu’il demandait si souvent à Dieule pardon de ses péchés, et implorait sa grande miséricorde, en sedévouant à la mort pour satisfaire à sa justice.
Il demandait pardon à ceux qui le visitaient, et il le fit demander auxcongréganistes, ses chers confrères, qu’il croyait avoir offensés ouscandalisés.
Mais rien n’éclata davantage dans sa maladie que sa constante dévotion.C’était une perpétuelle occupation avec Dieu : il demeurait presquetoujours tourné vers la ruelle du lit, où il avait devant les yeux uncrucifix et une image de Notre-Dame, et la promesse qu’il lui avaitfaite, en entrant dans la congrégation, signée de sa main. Quoiqu’ileût toute la peau écorchée de ce côté-là, il y trouvait néanmoins sonplus agréable repos ; souvent il embrassait le crucifix les larmes auxyeux ; mais sitôt qu’il croyait être aperçu, il s’arrêtait. Quand onlui parlait de Jésus et de Marie, il jetait un doux regard vers leursimages ; si on prononçait ces noms sacrés dans la prière, il faisait uneffort pour leur témoigner son respect par une inclination de tête.Etant dans son agonie, il entendit dire que le Saint-Sacrement passaitdans la rue ; aussitôt il l’adora, tâchant de se mettre dans uneposture de respect ; et n’étant pas a[l]ors disposé à communier eneffet, il communia spirituellement. On ne pouvait l’obliger davantageque de l’entretenir de Dieu et du ciel ; c’était un mauvais complimentque de lui dire qu’il se portait mieux ; Dieu et le ciel faisaient tousses désirs.
Il reçut, pendant six semaines de maladie, trois fois leSaint-Sacrement en forme de viatique, et une fois l’Extrême-Onction ;mais ce fut dans les sentiments d’une dévotion admirable, répondantavec une entière présence d’esprit à toutes les prières. Il répétaitsouvent, même dans son agonie, la consécration solennelle qu’il avaitfaite de soi-même à la sainte Vierge, et on l’entendait dire d’une voixmourante à sa digne protectrice :
Suscipeme in servum perpetuum, necme deserras in horâ mortis. « Recevez-moi, Vierge sainte, aunombre deceux qui se sont attachés pour toujours à votre service, et nem’abandonnez pas à l’heure de ma mort. »
Comme il avait une singulière confiance aux bontés de Notre-Dame, il enreçut aussi des faveurs toutes particulières. On les a sues, et par ladéclaration qu’il se crut obligé de faire à la gloire de Dieu, et parle témoignage de ceux qui l’assistèrent jusqu’au dernier soupir.
Cette mère charitable, qui aime ceux dont elle est véritablement aimée,l’honora deux fois de sa visite, pour fortifier son âme dansl’abattement du corps ; e[ ] quelques circonstances dont on va parleron fait croire que, dans la première de ces apparitions, il eut uneconnaissance distincte du jour de sa mort. En cet heureux moment, lemalade fut rempli d’une si grande consolation que son visage parut touten feu et ses yeux baignés de larmes ; il ne put entièrement cachercette faveur du ciel, son extérieur le trahissant malgré lui ; mais ilse déclara sur ce sujet avec cette humble retenue qui lui étaitordinaire. « Dieu s’écria-t-il, quelle excessive bonté de faire tant degrâces à un malheureux pécheur ! combien est grande la charité deMarie, qui a bien voulu visiter son serviteur après tant d’infidélités! »
L’autre faveur que ce ce saint jeune homme reçut de la mère de Dieu futplus connue, avant même qu’elle eût son effet.
Dès le commencement de sa maladie, il avait souhaité de mourir au tempsque mourut la bienheureuse Vierge et qu’elle fut élevé au ciel, ayantappris qu’elle avait procuré cette grâce à plusieurs de ses dévots ;et, dans la suite, il dit à son confesseur que c’était une faveur qu’ilavait demandé à sa sainte maîtresse, et qu’il espérait obtenir. Il enparlait comme d’une chose très-assurée ; et c’était un bruit commundans la ville qu’il y avait un saint écolier qui devait mourir cejour-là, quoique les médecins l’eussent condamné à mourir bienplus tôt, et qu’ils lui eussent fait donner promptementl’Extrême-Onction dès le 22 juillet. Voyant, depuis ce temps-là, que lamaladie traînait en longueur, ils croyaient, même un peu avant sa mort,que le malade vivrait au moins jusqu’au 17 août. Une personne l’ayantaverti qu’il se tînt toujours prêt, étant dans un danger continueld’être suffoqué par la quantité de sang qu’il jetait, il répondit queDieu était le maître, mais qu’il espérait que notre Seigneur etNotre-Dame garderaient leur parole, et qu’il mourrait le jour de lafête de sa bonne mère. Comme on parlait à ce saint malade de le fairecommunier le jour de cette fête, il répondit : « C’est trop tard, je neserais pas en état de le faire pour lors comme il le faut ; j’espèrealler voir ce jour-là le triomphe de la sainte Vierge. » C’est pourquoion lui porta le Saint-Sacrement pour la dernière fois, le 12 de ce mois.
A minuit, le jour de l’Assomption de Notre-Dame, on lui dit que cetemps si désiré était enfin venu, et on lui demanda s’il n’était pasprêt à partir : « Ah ! volontiers, dit-il, prions Dieu et Notre-Damepour cela. » On récita ensuite les litanies de la Reine des saints. Peude temps après, il entra en agonie. Il eut une convulsionextraordinaire, qui fit croire qu’il allait passer ; mais il dit :L’heure n’est pas encore venue.
[I]l fut dans cet état jusqu’à une heure après midi, avec un jugementtoujours sain ; et pour lors, après avoir gagné l’indulgence plénièreaccordée par le Saint-Siége aux congréganistes pour l’heure de la mort,ayant mis ses bras en croix, prononçant le nom sacré de Jésus, et ayantle crucifix collé sur les lèvres, il expira doucement dans le baiser duSeigneur.
Il mourut la dix-huitième année de son âge, étant né le 14 janvier del’an 1657, jour où plusieurs églises ont été consacrées à la gloire dunom de Jésus, et étant mort le 15 d’août, si solennellement dédié à lagloire de Marie, l’an 1674.
C’est une chose assez remarquable, que le corps de ce saint enfant,sentant fort mauvais pendant sa maladie, quand on l’ensevelit dix-huitheures après sa mort, n’eût aucune mauvaise odeur dans un temps fortchaud, non pas même cette odeur fade qui est ordinaire aux morts.
En l’ensevelissant on lui mit sur la poitrine son scapulaire avec lecordon de saint François, la formule de la promesse qu’il avait faite àNotre-Dame étant admis à la congrégation, et les lettres de saréception. Il avait désiré de porter ainsi jusque dans le tombeau cesmarques de sa consécration et de sa dévotion au service de la Mère deDieu, comme pour les lui présenter. Il fut inhumé, le lendemain matin29 août, dans l’église paroissiale de Saint-Thomas, et accompagné à lasépulture par tous les congréganistes, marchant en bel ordre et avec uncierge à la main.
Dieu, qui prend plaisir à exalter les humbles, fit bientôt connaître lasainteté de son serviteur ; on sait des gens qui l’ayant prié durant samaladie, de demander à Dieu certaines grâces en leur faveur lorsqu’ilserait dans le ciel, les ont obtenues aussitôt après sa mort. Soncilice, le linge qui lui a servi, quelques images teintes de son sang,ont été autant d’instruments dont Dieu s’est servi pour guérir desmaladies plus fortes que tous les remèdes.
Voilà quelle a été la vie et la mort de ce cher enfant de Notre-Damedont la mémoire est en bénédiction.
Profitez, chers congréganistes, d’un si bel exemple, et qui vous estdomestique. Celui dont vous admirez les vertus est votre frère, et ils’est sanctifié dans vos exercices ordinaires. C’est par une étude sichrétienne qu’il a parfaitement appris la science du salut. Vous luiêtes unis dans cette pieuse assemblée, composée de tant de personneségalement illustres et vertueuses, approuvée, louée, confirmée par lessouverains pontifes, qui lui ont accordé d’insignes faveurs ; consacréepar tant de prodiges et de si grands exemples, qui sont le témoignagede Dieu même. Vous avez la même part que votre cher confrère auxtrésors de l’Eglise qui vous sont si souvent ouverts, aux Sacrements oùvous puisez les eaux de la grâce, aux prières et aux saintes actionsqui se font dans plus de mille cinq cents congrégations établies detous côtés. Vous avez les mêmes secours, les mêmes règles, les mêmesinstructions, les mêmes pratiques et la même mère, qui n’abandonnejamais que ceux dont elle est abandonnée. Pourquoi ne vous servez-vouspas, comme lui, de ces moyens si capables de faire des saints ? Iln’avait peut-être pas plus d’avantages que vous ; mais il en a usé avecplus de fidélité que vous. Il était jeune ; mais en conservantl’innocence de l’âge, il en a retranché toutes les légèretés. Il étaitdans le monde ; mais son cœur était bien éloigné de ses maximes. Ilavait une chair fragile ; mais il l’a soumise à la loi de Dieu. Ilpouvait trouver des occasions de se perdre ; mais il les a prévues parsa prudence, et il les a évitées par son courage, soutenu de la grâce.Prenez donc la généreuse résolution de l’imiter, afin qu’étant vertueuxcomme lui sur la terre, vous soyez heureux comme lui dans le ciel.
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LE CADET GENEREUX.
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Un marchand de Londres avait deux fils : l’aîné, d’un mauvais cœur etd’un caractère dur, haïssait son jeune frère, qui était plus aimableque lui, et d’un naturel doux et paisible ; il n’était pas de mauvaistraitements qu’il ne lui fît essuyer dès que l’occasion s’enprésentait, et les remontrances et les réprimandes du père ne purent lefaire changer de conduite. Le père avait une fortune considérable dansle commerce ; se sentant déjà vieux, il fit son testament, et, par unpartage des plus étranges, lui qui connaissait ses deux enfants, quiaimait le cadet et blâmait la dûreté de l’aîné, laissa à l’aîné toutson bien, avec tout ce qu’il avait de fonds et de vaisseaux, le priantseulement de continuer le négoce et d’aider son jeune frère. Dès quel’aîné se vit seul maître, il ne contraignit plus sa haine, et chassade la maison son malheureux cadet, l’exposant à la merci du sort, sanslui donner aucun secours. Tant d’inhumanité chez un frère remplit lecœur du jeune homme d’indignation et d’amertume, il était découragé. «Si mon frère me traite ainsi, disait-il en pleurant, que dois-je doncattendre des étrangers ? » Il fallait vivre, et la nécessité lui renditle courage. Comme il était un peu au fait du commerce, il quitteLondres, et s’adresse à un négociant d’une ville voisine, à qui iloffre ses services ; l’autre les accepte et le reçoit dans sa maison.Après quelques années d’épreuves, il lui reconnut tant de prudence,tant de vertu et tant d’exactitude dans ses comptes, qu’il lui donna safille en mariage, et, en mourant, il lui laissa tous ses biens. Aprèsla mort du beau-père, le gendre se trouvant assez riche, et n’étantpoint de ces ambitieux insatiables que la fureur d’amasser n’abandonnequ’au bord du tombeau, plus jaloux de vivre en paix et de jouir delui-même, il acheta, dans une province éloignée de la capitale, unebelle terre avec son château, s’y retira avec son épouse, et y vécutcontent avec honneur et bonne renommée.
Il est une providence qui punit toujours les cœurs barbares. L’aîné,depuis la mort du père, avait continué le commerce, multiplié sesentreprises et longtemps tout réussit au gré de ses vœux ; mais il vintune année fatale, ses pertes s’accumulèrent, une tempête engloutit tousses vaisseaux, lorsqu’ils revenaient avec une riche cargaison. Dans lemême temps, plusieurs marchands, qui avaient entre mains ce qui luirestait d’argent, firent banqueroute, et, pour comble d’infortune, lefeu prit à sa maison, consuma tout qu’il avait d’effets, et le réduisità la mendicité.
Dans cet état horrible, il ne lui restait d’autres ressources, pour nepas périr de faim, que d’errer dans le pays, implorant l’assistance desâmes charitables, que le récit de ses malheurs pouvait attendrir : ilmangeait le pain de la charité publique dans les larmes et les remords.
« Où en serais-je à présent, se disait-il en soupirant, si tous leshommes étaient aussi durs que moi ? Ah ! s’ils savaient comment j’aitraité mon frère, ils me repousseraient avec horreur ! Mon frère ! Monfrère ! s’écriait-il quelquefois dans le chemin, où es-tu ? Tu memaudis sans doute, et tu éprouves peut-être en ce moment les horreursde la faim ! que ne peux-tu me rencontrer et me voir ! tu serais vengé.Que ne puis-je, en t’embrassant, rompre avec toi ce morceau de painqu’une main pauvre et généreuse vient de me donner par la main de sonjeune enfant ! je serais consolé... Hélas ! si le hasard m’offrait àses yeux, il ne reconnaîtrait jamais son aîné, sous les lambeaux de lamisère ; il devrait pourtant espérer de m’y trouver, s’il croit qu’ilsoit un Dieu vengeur. »
Un jour qu’il avait fait plusieurs lieues, ayant à peine trouvé cequ’il lui fallait pour se soutenir, il aperçut de loin un homme bienmis, se promenant dans une prairie voisine d’un joli château, dont illui parut le seigneur ; il s’avance, l’aborde, lui expose ses malheurs,ses besoins, et le conjure de lui accorder quelques secours. D’oùêtes-vous, lui demanda l’étranger, et comment s’est fait cetenchaînement de revers qui vous a réduit à l’état où vous êtes ?L’autre lui raconta son histoire en détail, ne supprimant que l’articlede ses mauvais traitements envers son frère. Dans l’effusion de sonrécit, il fut tenté plus d’une fois de lui révéler tout, et d’avouerqu’il avait bien mérité ses malheurs ; mais la crainte et le besoin leretinrent ; il craignait d’éteindre, par cet aveu, la pitié qu’ilvoulait inspirer à ce seigneur ; il en dit pourtant assez pour êtrereconnu de quiconque connaissait sa famille. L’étranger, sans lui fairepart de sa découverte, l’amène au château, et ordonne à ses gens de lebien traiter et de lui préparer un logement pour la nuit. Le soir, ilraconte à sa femme l’aventure qui vient de lui arriver, et luicommunique son dessein. Le pauvre dormit d’un sommeil profond etpaisible toute la nuit, et le matin, à son réveil, sa première penséefut : « Que cet honnête homme est bienfaisant ! s’il n’est pas riche,il mériterait de le devenir. » Quelques heures après, le maîtrel’envoie chercher. Quand il fut en sa présence, il le fixa quelquetemps avec attendrissement, et lui demanda s’il ne le connaissait pas.Non, lui répondit le pauvre. Hé quoi ! s’écria-t-il en pleurs, je suiston frère ! En même temps il s’élance à son cou, et l’étreinttendrement dans ses bras. L’aîné, frappé d’étonnement, de confusion, derepentir, de reconnaissance et de joie, tombe à ses genoux, ens’écriant : Mon frère ! Il les embrasse et les arrose de ses larmes, enlui demandant pardon. Il y a longtemps, lui répond son frère, que jet’ai pardonné ; oublie le passé : tu es riche, car je le suis ; vivonsensemble et aimons-nous. Oui, mon frère, je t’aimerai, lui réponditl’aîné d’une voix étouffée par les sanglots ; mais je ne me pardonneraijamais ; je me souviendrai toujours de la manière dont je t’ai traité,et que c’est toi qui me soulages.
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LA COMPOSITION.
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Deux écoliers de la même classe, nommés Cléante et Eugène, se rendaientensemble au collége. Chemin faisant, ils s’entretenaient de lacomposition qui allait les occuper, et des prix qui devaient êtredonnés à ceux qui auraient le mieux réussi.
– Bien des gens prétendent, dit Cléante, que notre professeur détermineen lui-même les écoliers qui auront les prix, avant même qu’ils aientcomposé.
– Il y en a aussi beaucoup d’autres, reprit Eugène, qui soutiennentqu’il ne distribue les prix qu’à raison du mérite des compositions.Lesquels devons-nous croire ?
– Je n’en sais rien, répondit Cléante, mais ce que je sais, c’est queje ne me fatiguerai pas beaucoup l’esprit à travailler. Je brocheraimon ouvrage, puis je m’amuserai à lire, ou à ne rien faire. Je seraisbien dupe de tant m’appliquer. S’il est vrai que les prix sont donnésdans l’intention de notre professeur avant même qu’on ait travaillé àles mériter, ou je suis du nombre des heureux qu’il a choisis, ou jen’en suis pas. Si j’en suis, que mon ouvrage soit bien ou mal fait, jen’en aurai pas moins le prix qui m’est destiné. Si je n’en suis pas, envain me donnerais-je beaucoup de peine pour réussir ; ce serait de lapeine perdue. Je ne veux pas avoir ce reproche à me faire.
– Eh bien ! moi, reprit Eugène, j’agirai tout autrement : j’apporteraitous les soins et toute l’attention dont je suis capable à macomposition ; car, s’il est vrai que notre professeur règle ladistribution des prix sur le mérite des ouvrages qui lui sontprésentés, n’aurai-je pas un juste sujet de confiance si je me suisbien appliqué , et si, au contraire, je me suis négligé, ne serai-jepas sûr qu’il n’y a rien à espérer pour moi ?
– J’en conviens, répliqua Cléante, mais peut-être qu’en effet lesécoliers qui doivent remporter les prix sont déjà désignésantécédemment à leur travail ; et dans ce cas, j’ai raison de ne pas megêner.
– Oui, répliqua à son tour Eugène ; mais peut-être aussi que les prixne seront donnés qu’en conséquence du travail ; et, dans ce cas, j’airaison de m’appliquer de toutes mes forces. Or remarquez, mon cher, quema conduite est plus prudente que la vôtre ; car j’ai deux
peut-êtreen ma faveur, et que vous n’en avez qu’un. Si les prix son destinés àtels ou tels, indépendamment des compositions,
peut-être, dites-vous,suis-je du nombre des heureux, sans le savoir. Je puis concevoir lamême espérance, et, par conséquent ce
peut-êtreest pour moi commepour vous ; mais si la distribution des prix est relative au mérite descompositions, j’ai droit de dire :
Peut-êtreen obtiendrai-je un, etvous ne pouvez pas tenir ce langage. Ce second
peut-être n’est doncpas pour vous, et, par conséquent, j’en ai deux contre un : c’est direque j’ai un double sujet d’espérer, tandis que vous n’en avez qu’unseul. Or, n’est-il pas plus prudent d’avoir, comme on dit, deux cordesà son arc, que d’en avoir une seule ?
Cléante n’eut rien à répondre à ce raisonnement, et comprit qu’il étaitde son intérêt d’imiter son condisciple.
La situation des deux écoliers est celle où nous nous trouvons tous parrapport à la grande question de la prédestination. Parmi les saintsPères et les théologiens, les uns pensent que Dieu prédestine ses élusau bonheur éternel antécédemment à la prévision de leurs mérites futurs; les autres croient qu’il ne les prédestine que conséquemment à cetteprévision. Lequel de ces deux sentiments est le plus conforme à lavérité ? Nous l’ignorons, mais il y a bien des gens qui raisonnentlà-dessus comme le Cléante de la parabole, et qui disent : « Si Dieum’a prédestiné à un bonheur éternel, j’y parviendrai infailliblement,de quelque manière que je vive sur la terre. Si, au contraire, je nesuis pas du nombre des élus, je travaillerais inutilement à masanctification, le ciel n’en serait pas moins fermé pour moi. Je ne megênerai donc point ; je me livrerai à toutes mes passions ; jesatisferai à tous mes désirs. »
Sans m’arrêter à faire sentir ce qu’il y a de faux et d’absurde dans ceraisonnement, je dis seulement que, dans l’ignorance où nous sommes parrapport au décret de la prédestination, le plus prudent et le plus sûrpour nous est évidemment de faire tous nos efforts pour mériter d’êtredu nombre des élus ; parce qu’en nous comportant de la sorte, nousavons deux sujets d’espérer, tandis que ceux qui agissent autrement nepeuvent en avoir qu’un très peu solide.
En effet, des deux systèmes de prédestination, quelque soit celui dontDieu a fait choix, en travaillant sérieusement à nous sanctifier, nousavons droit d’espérer, dans l’un et dans l’autre. Si la prédestinationest antécédente à la prévision des mérites, nous pouvons nous flatter,avec autant de droit que les pécheurs, que Dieu a bien voulu nouschoisir. Si la prédestination est conséquente à la prévision desmérites, nous pouvons nous flatter, avec bien plus de fondementsencore, que nous sommes du nombre des prédestinés. Voilà donc pour nousdeux espérances, dont la seconde est absolument interdite à tous ceuxqui négligent le soin de leur salut ; et puisque la prudence dicte quedeux espérances valent mieux qu’une, notre conduite est donc la plusconforme aux lois de la prudence.