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GUITRY, Lucien (1860-1925) : Choses entendues (1921). Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (02.I.2019) [Ce texte n'ayant pas fait l'objetd'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-1) du numéro 1 (juillet 1921) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . Choses entendues PAR LUCIEN GUITRY ~ * ~ HENRI A la terrasse du café, Henriachève de boire son mazagran, et, entretemps, pérore, pour — semble-t-il — un consommateur assis à deux tablesde la sienne, mais en réalité pour tout un monde de spectateurs quisont les clients, assis à toutes les tables qui encombrent le trottoir. En face, de l'autre côté de larue, il y a un café-concert fortéclairé. Supposons que ça se passe àVichy. — Soixante berges, Messieurs, soixante berges et toujours frais auturbin, et d'aplomb ; la santé, le moral, le petit bibi... tout ! Faudra que je te fasse enfin connaître ma femme... un cœur d'or, c'estautre chose que toutes vos poupées. La femme à Gustave, tiens, entreautres, tu sais qui c'est ? C'est Fanoche, la femme au guillotiné...Mais oui, Heurteclou, le caporal Heurteclou, celui qui avait fait cettetuerie rue Cambacérès : la bonne, la petite-fille, la grand'mère, leconcierge et qui avait en plus lingué le sergot ; Heurteclou l'assassin; eh ben ! Fanoche était avec ; au procès on l'appelait la femmeSchlum. Tu ne te rappelles pas ? Elle a fait six mois de préventive ;on l'a relâchée à temps pour qu'elle voie couper le cou à son type.Elle était avec des escarpes, là-bas, place de la Roquette ; c'est làqu'on guillotinait. Ah ! la Roquette ! j'y ai été dans le temps, moi, — pas commepensionnaire — mais j'y ai été. De garde. Oh ! une fameuse nuit. ………………………………. Mais à l'exécution d'Heurteclou, la Fanoche était si peu saoule et ellebeuglait tellement en compagnie de varpouilles, que d'en bas (qui estpourtant difficile à dégoûter), on leur lançait des pierres, parcequ'elle était à une fenêtre du deuxième étage d'un hôtel ignoble etputride, et que cette salope avait eu l'oignon de s'offrir une bellenoce de crapule à la santé de Heurteclou, qui, de l'autre côté de laplace, dormait sa dernière nuit dans la cellule des condamnés à mortaprès une partie de cartes poisseuses avec son gardien. Elle était àcet hôtel dans une chambre à vingt sous avec son nouveau maquereau, etse carrait à la fenêtre en chemise pour l'engueuler une dernière fois.Faut aimer ça, hé ? On a crié : « Sabre au clair », la porte de la prison s'est ouvertetoute grande et on a vu sortir des bonshommes en sales redingotes avecdes tubes sur la tête, ridicules, mon vieux, ridicules ! Ça desbourreaux ? des bouchers, des bouchers qui se marient. Et ils avaienttous, en plus, une frousse marron. C'étaient les débuts du bourreau quisuccédait à son père et qui devenait « en pied ». Alors, mon vieux,Heurteclou est arrivé les mains attachées dans le dos, des ficelles auxjambes, touzé de partout, le poil sous la peau, les oreilles décollées,la tête rasée, le crâne en peau de fesse. Pas mauvaise mine ! rose, labouche ouverte, la lèvre pendante avec un mégot posé dessus. Il s'enallait trottinant à petits pas, entravé aux chevilles ; il s'en allaitau couperet comme un petit vieux pressé qui a peur de rater son trainet qui court menu au guichet prendre son bifton. L’aumônier lui faisaitface et marchait à reculons devant lui en cadence, tenant à bout debras, en l'air, un petit crucifix comme s'il lui battait la mesure. Etje te dis, pas l'air malade, Heurteclou ! des petites couleurs... Etalors, de la fenêtre, sa ménesse y a crié : « Joseph ! je suis avecMarcel, on a bien fait ensemble et on va te voir couper. » Alors là, ila perdu son rose, il les a bien regardés qui s'embrassaient et il estdevenu vert comme une salade ; il a craché son mégot et il leur a dit :« Et moi, je vous emmerde ! » Maintenant elle est la femme à Gustave.Tiens ! c'était la dernière fois que j'ai vu les gendarmes en chapeau.Tu sais ? les grands chapeaux en travers et les sabres courbés. Hé !Carrier, Carrier, réponds donc quand je te parle ! Tu te rappelles lesgendarmes, ce que t'en avais peur ! Hein ? depuis qu'ils avaient voulufouiller ta bosse pour voir si tu ne passais rien à la douane. Tu saispas comment il est devenu bossu. Carrier ? C'est à la suite d'une nuitpassée dans une auberge de ville en Espagne, une « fonda ». Mon vieux,y avait tant de punaises qu'il s'était relevé et qu'il les écrasait surla table à coups de marteau. Il s'est fichu un effort et il est restébossu. Nous couchions dans la même chambre. J'avais beau lui crier deloin : « Fais donc comme moi, tiens, regarde : je les prends comme ça,du bout des doigts, et puis je leur donne un bon coup de dents sur lesreins, je leur fais faire deux fois le tour de la bouche à l'intérieur,et puis je balance les peaux, je les crache au plafond. » Mais ma femme, je te la ferai connaître, sérieuse, propre, rangée, quitravaille, et économe ! Y a que les grosses pièces de linge qui vont à la blanchisseuse ; lereste, elle le lave toute seule elle-même dans la baignoire et puis onl'étend dans le jardin. Tout mon pognon est à la carre ; le soir, quandje rentre, « Henri ! » et pas besoin de dire autre chose, et j'y envoiemes deux cents balles. Deux cents balles, mon petit, que je gagne àchaque reluisante. C'est pas beau, ça ? Moi qui ne sais ni lire, niécrire, avec mes trucs, « un tambour, deux tambours, vingt tambours »,et mon fusil, Napoléon, la mèche, les chefs d'orchestre ! Je répète unepantomime, en ce moment, au cirque, y a que moi qui parle, un vieuxgrognard. C'est ma femme qui m'apprend mon rôle, ma femme, oui...oui..., avec toutes les liaisons : elle est instruite ! Moi j'ai rienappris, seulement j'ai vu des tas de choses et alors j'en saisbeaucoup. Tiens, y a des gens en masse qui sont tout à fait renseignéssur l'histoire, la géographie et le calcul, qui ne seraient pascapables de te dire le jour de la mort d'Henri IV. Et toi non plus, tune le sais pas ! Je te dis que personne ne le sait, ou pas beaucoup. Ehbé ! il est mort le quatorze mai, seize cent dix. C'est curieux, hé,comment je sais ça ! C'est dans la « Bouquetière des Innocents », et j'ai figuré là-dedans. « A l'hôtel d'Ancre : Tavannes ! à l'hôtel d'Ancre ! Messieurs,fussiez-vous un cent, je ne reculerais pas d'une semelle ! » Ah ! ça,ça c'était chouette ! ça c'était... Eh ben, et Kean !... Après qu'y s'était mis devant l'autre et qu'y revenait dessus commepour y bouffer le nez en lui disant : « Ah ! Milord ! Milord ! » avecla tête haute, comme ça, et puis le poing en arrière. La Reine... Ah !je sais plus ce qu'y lui disait, mais ce que c'était... Oh ! là là ! Etpuis hein ? quand on remuait les épées, et des dagues... Ah ! Nomde Dieu ! Ça c'était du théâtre ! A présent, ce qu'on voit au théâtre, c'est des banquiers, je sais pasquoi, des pantes qui ne font pas un geste. Y sont là, en veston, dansdes fauteuils, et puis ils ont une cigarette, et ils se font passer lafumée par le nez ; et au lieu de taper dans le tas et de dire deschoses qui ont du poil, ils causent mollement, comme des malades. Ilsdisent : « Moi je prends chez Guerlain pour l'eau de Cologne ». Ou : «T'es cocu, toi ? Moi je suis cocu ». Et ils continuent de fumer et ilsdisent : « Ah !... Ah !... », comme s'ils n'attendaient plus pour lesenlever qu'une pelle et de la sciure. Moi, ça me cavale. J'ai envie deleur envoyer des baffres comme au perroquet de Louise. ………………. Elle a un perroquet, ma femme. Oh ! je peux dire : Nous avons,puisqu'il est à la maison et que ce qui est à elle est à moi. Quoiqueje lui donnerais bien ma part de perroquet ! Ah ! le sale oiseau ! Ilest dans l'antichambre sur un perchoir qui pue le millet et le maïs ettout le reste. Il est juste à côté des paletots, ce perchoir, et il a des salesbarreaux du haut en bas dans tous les sens, et qui tournent, et chaquefois, qu'on décroche un paletot du cerf on se prend une manche dedansou une poche, et c'est de l'eau qui tombe, ou des graines, et leperroquet qui gueule... On le redresse, il fait comme s'il allait vousmordre ; alors moi j'y fous un coup de poing à même la gueule, comme àquelqu'un. Il m'avance sa patte qui ressemble à un gros ver de terre,et de là-haut ma femme, qui comprend (parce qu'elle est maligne), mecrie : « Henri ! » Alors moi, je réponds : « Rien... rien... je dis aurevoir à Coco. Bonjour, Coco ! » et j'y dépose tout de même un bon painsur la physionomie. Pan ! Aïe donc ! ………………… J'y ferais pas la même chose à ma femme, tu sais ! et c'est passeulement parce que je l'aime ! Je l'aime, c'est entendu ! et puis çane s'appelle plus s'aimer, n'est-ce pas ? Quand on est comme ça, on estdes amants, des frères, des parents, des époux... on se ficherait dansl'eau et dans le feu. Mais je suis fort, tu sais, et puis je sais m'yprendre avec mes soixante berges. Soixante, mon vieux ! Tiens, etregarde, en tirant avec les deux doigts la peau sous les yeux pour qu'yait pas de poche... tu vois ? comme ça qu'est-ce que tu me donnerais ?Quarante ans, Monsieur, quarante ans, pas plus... et encore ! Eh bien, malgré que je sois solide, d'un petit coup avec le pouce,comme ça, sans effort, elle m'étendrait tout de mon long. L'annéedernière, en rentrant, qu'elle a été attaquée avenue des Sorbiers...elle revenait de Ba-ta-clan où elle avait débuté cesoir-là. D'abord, ça avait commencé avant son numéro. Le garçon dethéâtre avait appelé : « C'est au huit ! Le tour de Miss Morales ! » Mafemme descend et son maillot était déchiré à la cuisse ; mais une saledéchirure, faite exprès, au couteau. Et puis son petit caleçon enpanthère imitation qu'elle se met là, avait été cousu et raccourciexprès ; elle cherche son artilleur... celui qui y posait sa pièce surl'épaule, qui allumait la mèche et qui faisait partir le coup. C'est untruc, tu penses bien, mais enfin tout de même, quoique truc, son canonpèse quatre-vingts, et puis alors avec le recul, tu sais, le coup depoudre, ça fait bien un effort de cent cinquante et c'est tout de mêmeun travail ! Alors elle se dit : « Y a un coup de fourbi contre moi. »Elle fait son numéro avec un employé complaisant qui l'avait déjà vueau Cirque d'Hiver, et elle rentre bien tranquillement. Eh bien, je t'aidit, là, au coin de l'avenue, y a cinq gouapes qui se sont jetées surelle. Les pauvres petits, y savaient pas que c'était la Femme-Canon,parce qu'elle a l'air d'une bonne petite rentière, tu sais, dans la rue; tu la prendrais pour rien !... Ah ! mon vieux ! Ils étaient cinq.Qu'est-ce qu'elle leur a mis ! D'un revers elle en a envoyé un contreune devanture en fer qui a fait boum ! A l'autre, une belle morniflesur le coin de la tournante ; à un autre elle lui a envoyé un coup detalon, en vache, comme ça sec, et han ! Elle lui a pelé un tibia. Lesdeux autres ont fichu le camp mais un de ceux-là en s'en allant a butécontre un réverbère. Elle a couru sur lui, l'a ramassé et l'a emmenépar l'oreille au commissariat. Le commissaire était couché, y avait quele chien, mais il en restait bleu, le frère ! Elle a donné son nom : «Miss Morales, Femme-Canon, épouse d'Henri Aubert, cantinière de laFédération Artistique. » Le chien a pris tout ça par écrit et deuxjours après est venu me trouver un homme, une tête que je connaissaismais que je ne reconnaissais pas. C'était Lanquetin, sous-chef à laPréfecture de Police, qui a vu sur le rapport : « Fédération Artistique» et qui est venu se faire reconnaître à moi. A moi qui étais son chefà la fin de la Commune. Parce que ça ne se sait pas beaucoup, ça. ……………… On avait formé, après le dix-huit mars, avec des gens de théâtre, descabots, des chanteurs, des danseurs, des acrobates, enfin tout le genreconcert et cirque, un groupe qui s'appelait : « Fédération Artistique». Mon vieux, Boilly en était. Tu sais ? le gros acteur de drame,Gorenflot de la Dame. Il avait un cheval, mon vieux : cet homme, quipouvait pas marcher, il avait dégoté un cheval chez son beau-frère quiétait blanchisseur au Raincy ; un cheval de trente ans, un vieux papabien tranquille, qui prenait des ballots de linge sale et quirapportait des paniers de linge propre. Mon vieux, il en avait fait uncheval de selle, son cheval de bataille. Il était à crever là-dessus.Nous, pour costumes, on avait des vareuses, des petits képis avec unevisière carrée et des cheveux bouclés dessous. Oh ! que c'était toquard!... Et puis des galons. Oh ! ça, des galons tout ce qu'on avait puramasser dans les magasins de costumes. Oh ! on paradait, on bêtifiait! C'était assez drôle la Commune, mais c'était bête aussi, que c'étaitbête ! C'est toujours les imbéciles qui gâtent tout. On s'abordait ense disant comme pendant la Grande : « Salut et Fraternité », et l'autrerépondait : « Ou la mort ! » Ça c'était cucu. Oh ! Oui ! Je te parlais de la Roquette, tout à l'heure, eh ben, garde ça pourtoi, parce qu'on aurait l'air de raconter des choses pour se fairevaloir, mais les otages, tu te rappelles les otages ? Eh ben écoute çaet ne le redis pas. Et puis au fait, redis le si tu veux, je m'en fiche; y a plus personne de c’temps-là, tout le monde est crevé. Nous sommesentrés dans la cellule de l'Archevêque de Paris Mgr Darboy, qui devaitêtre fusillé le lendemain. C'était le 23, eh ben, sous prétexte deronde, nous sommes rentrés dans sa cellule à sept, de la FédérationArtistique, sabre-baïonnette au canon, et on avait pris une sale allurede brutes. Lui, il avait peur. Et puis pas peur comme un curé, pas peurcomme un archevêque, pas peur comme un pape ou le bon Dieu, peur commeun homme qui dit : « On va me faire, je suis claqué, ça y est je pue lecercueil. » Alors, on a commencé à déboutonner des vareuses, et puissans rien dire à jeter sur le lit et tout au travers, un pantalon uneveste, et dans un papier de soie une moustache implantée avec unmorceau de colle à bouche. L'Archevêque nous regardait toujours, un peuabruti de tout ce déballage. Pense ! de voir ces sept hommes sur lui,parce que c'était tout petit, on était les uns sur les autres. Il necomprenait pas. Alors, Lanquetin lui a dit : « Déshabillez-vous,enfilez ce pantalon, la vareuse, collez-vous ces moustaches et en route! » Alors il a compris. On avait quitté nos physionomies de crapules,il a compris qu'on venait le sauver. Là, il a changé de figure, ils'est calmé et il nous a répondu tout doucement : « Nous sommes onze...c'est impossible. Messieurs... c'est impossible... En avez-vous pouronze que nous sommes ? » Un des nôtres a répondu : « Non, Monseigneur.On peut vous enlever, vous, mais c'est tout. » Et l'Archevêque répétaiten regardant les effets étalés sur son lit, et comme en rêve : « Leprésident Bonjean, l'abbé Deguerry », et d'autres noms tout bas, toutbas. Et puis on se taisait... plus rien... on était abrutis... et oncommençait à avoir peur. C'était vraiment beau. Ah bien, tiens ! tuparles de théâtre, c'est ça qui était beau comme théâtre, mais onpleurait pour de vrai, et lui, il nous bénissait avec ses deux doigtsen crochet. Alors moi, avec la gorge serrée qui me faisait une voixcomme si j'avais eu une pratique dans la bouche, je lui ai dit : «Monseigneur, nous sommes sept ici qui risquons nos peaux pour voussauver ! » — « Mais pourquoi, pourquoi ? » qu'y disait. Alors moi, j'yai dit : « Pourquoi !... C'est parce qu'un jour, à l'église deBelleville où vous étiez venu pour une confirmation, maman me tenaitsur ses bras, j'avais un an, vous m'avez tapé sur la joue et vous avezdit en passant devant nous : « Oh ! le bel enfant ! » Alors maman merépétait toujours ça ; et quand elle est morte, je me suis senti del'amitié pour vous. » Les camarades, dans le dos, me disaient : « Foutons le camp, foutons lecamp. » Et j'ai ajouté : « Allons, venez. Monseigneur, ne faites pas lemachin... » (j'y ai pas dit « machin », j'y ai dit autre chose, à cepauvre homme). Il a fermé les yeux, il a dit : « Je reste, mes enfants,je reste ; merci, merci, je vais prier pour vous. » On s'est tousregardés, on s'est de nouveau bourrés par en dessous des vêtements dontil n'avait pas voulu et puis on est sorti bêtement, comme on pouvait,et c'est moi qui ai refermé la porte sur l'Archevêque. On l'a fusilléle lendemain. ………………….. Hein, quoi ? qu'est-ce qu'il y a ? C'est à moi ? J'y vais. Oh ! quoi !j'ai le temps ! Je suis prêt en-dessous et je n'ai que la rue àtraverser. Je te demande pardon, mon vieux, faut que j'aille faire mestambours et il n'y a plus que les chansonnettes de Ponsignot. Ah !celui-là, quelle galette, et si on comptait sur cette galette-là pourmanger ! Oui, oui, j'y vais. A bientôt ! * * * LA LECTURE Tout le monde est rassemblé pour la lecture. L'auteur, craintif,impatient, ravi et tourmenté, piaffe et tournoie, allant de l'un àl'autre, ou piétinant sur place et consultant sa montre. Il y a laconfrontation des heures, entre les différentes personnes qui sontconvoquées pour entendre la pièce. Le manuscrit est déjà sur la tabledes accessoires qui sert aux répétitions, et l'on attend. Mais qui ?Tout le monde est enfin arrivé, jusqu'au décorateur. Le directeur faitson entrée, on échange quelques petites plaisanteries sans avenir, leschaises sont disposées et celles qui restent se chargent de paletots.L'auteur prend place, le directeur à ses côtés, on se groupe autour dela table, toujours plus près, et le silence s'établit de lui-même ;l'auteur, par contenance, se prépare un verre d'eau minérale ; iltourne et retourne le manuscrit à couverture saumonnée, trouve enfin lapremière page, s'assied et commence : « — Ça s'appelle (titre provisoire) : « TOUT EN S'AIMANT». « Actepremier « Le décorreprésente ………………. Etla lecture est commencée. « Fin du premier acte. » Bravos discrets, bruit de cannes sur le plancher, puis silence. — Vous avez vu le décor, — interroge l'auteur pour dire quelque chose. A quoi, de loin, le peintre répond : — Oui, c'est ce que nous avions dit... Le directeur et la principale interprète, qui n'est pas tout à faitd'accord sur les conditions et ne doit signer qu'après avoir entendu : — Joli, le premier acte, n'est-ce pas ? — Oui, les personnages sont bien exposés. Et l'auteur dit : — J'ai voulu, surtout, que ce fut bien clair. L'acteur qui joue le premier rôle : — C'est très clair ! Et après un silence : «Deuxième acte « Claude, dans un mouvement defureur : « Le décor représente………………………………… (On arrive aux derniers mots dela dernière scène.) — C'est ce que nous verrons ! « Antonine sort, après undernier regard son amant. — Claude, restéseul, fait quelques pas machinalement ; il allume une cigarette ; ilaperçoit sur la table la voilette oubliée par Antonine, il pose sacigarette sur un cendrier, il prend la voilette, en respire l’odeur, ilfinit par s'asseoir et, les coudes sur la table, se cache la figure deses deux mains ; il pleure, « Le rideau tombe lentement. » D'une voix plus forte, l'auteurajoute en fermant le manuscrit de salarge main : —Fin du deuxième acte. » Bravos, cannes sur le plancher. Le directeur à la future interprète principale : — La scène est belle. — Très jolie ! L'auteur, avec empressement : — Je suis bien content, car j'ai pensé à vous, et je crois vraiment quela scène y est, et que ces gens-là se disent bien tout ce qu'ils ont àse dire, n'est-ce pas ? — Oui, oui ! Je ne comprends pas bien pourquoi, par exemple, elle s'enva avant la fin de l'acte. — Mais elle ne s'en va pas ! — Ah ! elle reste ? — C'est-à-dire qu'elle reste dans la personne de sa voilette. C'est lavoilette-symbole ! — Oh ! vous savez, les symboles ! Le public, avant tout, veutcomprendre, et là, vraiment... Le principal interprète dit tout bas à un de ses camarades : — Tiens, regarde-la qui commence déjà... Je te parie qu'elle va leurdemander que ce soit moi qui parte avant le baisser du rideau en ayantoublié ma pipe, dont elle remplira le fourneau de ses larmes ! « Troisième acte. «Même décor. C'est le soir ; les lampes sont déjà allumées ; au fond,le parc éclairé par la lune. « Au cours de l'acte, lesfenêtres du pavillon que l'on aperçoit par lagrande baie s'éteindront l'une après l'autre. « Scène finale. « Antonine, à Claude, avec unsourire qui veut cacher sa tristesse : « — Consolez-vous, Claude, ettâchez de m'oublier. Notre Amour s'arrêtelà, dans ce merveilleux paysage que couronnent les montagnes violettesde cette contrée divine ; mais s'il s'arrête, notre amour, au terme desa course, la vie continue et elle triomphe de la douleur. « Claude : — Non, Antonine, ladouleur est éternelle, et mon cœursaignera longtemps encore. Soyez heureuse ! Moi, je vais continuer àporter ma chaîne, ma chaîne de forçat, forçat de l'amour. « Et le rideau tombe pendantque les soupeurs attardés font entendredes exclamations joyeuses, et que les tziganes attaquent la valse dupremier acte. « Rideau. » Bravos, bruits de chaises, félicitations, puis désœuvrement,conversations particulières. L'auteur, qui ne sait jamais à quoi s'entenir, promet, avec un enthousiasme solennel et précis, tous les rôlescopiés pour le lendemain une heure un quart. On se sépare. L'actriceprincipale dit à l'auteur, en lui serrant la main : — Je vous remercie, et si je m'entends avec cette homme terrible (elledésigne le directeur) je jouerai votre pièce. — Et je suis bien content, j'ai voulu vous faire un rôle, je crois quece sera le plus beau de votre carrière. — Oh ! je ne sais pas, mais enfin, c'est intéressant ! — Vous sentez bien ce que vous pouvez faire là-dedans ! — J'espère ! — Voyez donc tout de suite pour votre engagement. Le directeur, avec un sourire équivoque : — Voulez-vous que nous causions ? Nous en avons pour deux minutes,d'ailleurs. — Allons ! Et ils disparaissent. L'acteur principal s'avançant vers l'auteur : — Moi, je vous dis merci et bravo sans restrictions ni réclamations, niobservations ; merci et à demain ! Elle a un rôle merveilleux, et elle s'en apercevra bien. Une jeune fille s'approche : — Merci, d'avoir pensé à moi ! L'acteur qui jouera le père : — Tous mes remerciements bien sincères ; jolie pièce, curieuse,originale, très théâtre, et si j'ai un conseil à vous donner, c'est devous ficher de ceux qui diront que c'est une balançoire, que c'est cocoet vieux jeu. Vous n'ayez qu'à leur répondre : Oui, mes petits amis :vieux jeu, la Vie de Bohème,aussi et la Dame aux Camélias. Depuis longtemps vos petites machines seront mortes et enterrées, qu'onpleurera encore à la mort de Marguerite Gautier et sur les malheurs deMimi, et qu'après la scène des billets de banque il y aura cinqrappels, comme à la sortie de Rodolphe. Celui-ci, très âgé et retraité, qui jouera le vieux domestique : — Est-ce que le vieux domestique pourrait ne pas revenir dans ladernière scène où il ne fait que passer pour éteindre ? C’est à causede mon tramway que je vous demande ça. * * * A six heures du soir, dans divers quartiers de Paris. Au seuil du plus charmant petit hôtel de l'avenue Hoche, d'unemagnifique Rolls-Royce, descendent 300.000 francs de fourrures, unmillion de perles. La ravissante personne qui les porte est surmontéed'aigrettes sans nombre. Ces valeurs montent jusqu'à un salon dupremier étage, splendidement peuplé de délicates merveilles. Unmonsieur arpente ce salon. — Eh bien ? — Belle pièce. Très belle. — Raconte. — Voilà. Une femme extrêmement jolie, fait la connaissance d’un hommequ'elle rend fou d'amour……….., et à la fin, ils se séparent à la suite d'une scène charmante, et lui,de désespoir, va probablement se tuer, mais on ne le dit pas. ………………. Avenue Kléber. Très bel appartement, au deuxième étage, un homme jeune,entre trente-cinq et quarante ans, est introduit dans la chambre àcoucher d'une dame qui est au lit, souffrante, mais parée. — Eh bien, comment vous sentez-vous ? — Mieux, merci, mais encore bien faible (et la femme de chambre sort). — Mon amour ! — Ma bien-aimée ! — Alors, raconte. — C'est un rôle enfin, j'en tiens un cette fois. Un homme, un artiste,on ne sait pas s'il est peintre où graveur, très honnête, un homme trèsdroit allant dans la vie avec la belle assurance que donne le talent etla conscience, rencontre, un jour, une espèce de femme qui lui sembled'abord assez curieuse, et il finit par l'aimer. Elle en tombe viteamoureuse, après avoir commencé par vouloir le conquérir. A la fin, ilsse séparent, lui avec une grande dignité, très haute, et elle,désespérée, s'en va vers d'autres aventures. Lui, retourne au travail. …………………………. Avenue Mac-Mahon, à l'entresol de la dernière vieille maison quidemeure au milieu des neuves et où s'obstine un manège et son crottin.Une vieille femme, assise dans un fauteuil près d'une fenêtre, lit unjournal. — Eh bien ? — Pas grand'chose, va. C'est le genre de ce qu'ils appellent lahardiesse et que, déjà, il y a quarante ans, nous traitions de pompier.Voilà la pièce : figure-toi un vieux bonhomme, une espèce de Père Duvalqui apprend tout à coup, on ne sait d'ailleurs pas pourquoi. ..... ………………… Avenue Carnot, un magasin de teinturerie ; dans l'arrière-boutique,trois personnes dînent, la teinturière, son mari et leur petit garçon.Le timbre d'entrée retentit, accompagné du cri familier qui ne veutdéranger personne: « mouahaaa » et l'ingénue qui a assisté tantôt à lalecture fait son entrée, embrasse ses parents, se met à table et dit : — Voilà. Gros succès de lecture, c'est l'histoire d'une petite fille……. ………………….. Avenue Taylor... les pensionnaires de la Fondation X... se promènentsous le préau en attendant que sonne le dîner. Le vieux comédien qui,tantôt souhaitait si fort de ne pas traverser la scène pendant letroisième acte dans la crainte de ne pas attraper son tramway, se hâtede chausser ses pantoufles et d'échanger, contre une casquette àoreilles, le chapeau qu'il portait dans l'après-midi. — Ah ! je suis déjà sûr d'avoir mon tram, et d'une ! Je te raconteraila pièce une autre fois ! je n'y ai pas démêlé grand'chose ; j'ai unpeu dormi, mais il y a une situation vraiment saisissante au troisièmeacte : au moment où toute la famille est rassemblée, on est heureux, onprend le café et, tout à coup, le vieux domestique... — Toi ? — Oui ! — ...entre ; il s'arrête sur le seuil comme s'il avait conscience de cequi va résulter de la lettre qu'il tient sur un plateau. Il présente lalettre à un personnage qui se trouve là et... grand silence. Tout lemonde est atterré. Le domestique est là, seul, les yeux baissés, commes'il avait peur de regarder ses maîtres. Alors le père plie la lettre,la met dans sa poche et me dit : « Il n'y a pas de réponse ». Et alors,je le regarde, je salue et je sors. — Et c'est tout ce que tu fais ? — Oui, c'est tout. Qu'est-ce que tu veux de plus ? — Et tu sors ? — Quoi ? Tu veux que je reste là pendant la scène d'amour ? On avaitpensé aussi, au moment où je remets la lettre et que le vieux en prendconnaissance, à me faire dire le combat du Cid, pour faire patienterles spectateurs. On y a renoncé au dernier moment. Et la cloche du dîner retentit. * * * LA « CHOSE » Le château de Tacoignîères était absolument invisible de la route. En tout et pour tout, un soir de clair automne dépouillé, j'avaisaperçu de loin un toit, un petit toit en poivrière, aigu, pointu,surmonté d'une girouette en zinc figurant une tête de monstre dont lagueule ouverte, puissamment ornée de crocs, laissait échapper une largelangue retournée sur elle-même en volute. Le long du chemin qui nous y conduisait, mon père m'avait plusieursfois répété : « Le grand-charme de ce château, qui est une belledemeure, c'est son enfouissement dans les bois. Il est bien là pour luiseul, pour le propre compte de ses habitants, et, rébarbatif, semblemême redouter d'être vu du dehors, il se dévoile tout à coup aux yeux àun brusque tournant de la route futaiellière. » (Mon père donnaitparfois l'envolée à de formidables expressions — nouvelles pour moi —et d'un pouvoir éclairant souverain. Aucun dictionnaire cependant n'enavait, de la vie, enregistré l'emploi.) Nous marchions. Or, voici qu'au détour d'un chemin sous la futaie (la fameuse routefutaiellière), tout à coup nous apercevons le château, vrai monument debel aspect, mais aussi, dans la Cour d'honneur, nous constatons deuxvéhicules peu souhaitables, assez effrayants et inattendus. Un fortcylindre, couché de tout son long sur quatre roues, ne craignait pas deporter avec une certaine effronterie et en énormes majuscules romainesl'inscription suivante : SANITAS Société Anonyme des Vidanges dela Sarthe et de l'Orne réunies Capital social : 50.000 francs Siège, 31, rue Thiers, Laval La seconde voiture constituait l'abominable cuisine : la chaudière, lacheminée et des tronçons d'affreux tuyaux. Un triste chien noir, attaché sous la voiture y faisait bonne gardesuperflue. Trois hommes complétant cet équipage, commençaient d'enleverdes vêtements malpropres qu'ils échangeaient publiquement contred'autres aussi sales qu'ils tenaient en réserve dans un coffre. Pas d'erreur, c'étaient Eux. L'opération était connue, et ma premièrevision du château en souffrait. Le Comte, en costume de chasse, la barbe aux vents, la pipe aux lèvres,était en grande conversation avec son jardinier. Tous deux étaient fortanimés. Le comte avait les bras largement ouverts de quelqu'un qui dit: « Que voulez-vous, c'est comme ça ; moi-même je me soumets. » Et lejardinier faisait le geste court de l'homme qui, les deux mains à platsur sa poitrine, répond : « Mais ce n'est pas pour moi que je parle, jene considère en tout ceci que les intérêts de Monsieur le Comte et dela maison. » Et c'était, en effet, le fond de leurs propos. Le comte nous l'attesta bien vite. — Oui... (vint-il à nous les mains tendues et l'affectée bonhomie surle visage), nous les avons... Qu’y faire ?... il y a un jour comme çatous les deux ans. C'est aujourd'hui. Que diable voulez-vous ! — Ce n'est rien, fit mon père. — Ce ne serait rien si je n'avais eu tout à l’heure, à table, annonçantà la comtesse l'arrivée de ces Messieurs, la malencontreuse idée de luirapporter la joie que se préparait notre jardinier, de nous offrir,grâce à l'opération qu'on prépare, de magnifiques légumes au printempsprochain. Ah ! j'ai entendu de beaux cris : « Quelle horreur ! » — Mais, ma chère, voyons, en somme c'est... c'est de l'engrais... Nouveaux cris, à la suite de quoi j'ai dû faire part au malheureux(désigna-t-il le jardinier), de l'interdiction d'employer le... la...les... parfaitement. Le croiriez-vous ? J'ai vu briller des larmes dans ses yeux. Pauvrehomme ! De sorte que, pour m'en défaire, je l'envoie à la comtesse. Il tirerasur elle ses dernières cartouches. Aussi, je nous conseille de filertous les deux maintenant par le bois, dans la campagne et de ne luidire bonjour que notre journée de chasse accomplie. Mon fusil, moncarnier, ma casquette et Ramoneau, jeta-t-il. Vous, mon cher petit (c'était à moi qu'il en voulait), regardez-nousbien partir et, au bout de cinq bonnes minutes seulement, dirigez-vousvers le château pour y retrouver ma fille Françoise et mon fils Louis ;et, ensuite, tous trois vous irez dire à la comtesse que nous sommespartis. J'exécutai ce programme. Cinq minutes après, nous étions, les petits Tacoignières et moi, nonloin de la comtesse et nous disposant à l'aborder. Elle était dans le parc, de l'autre côté du château, assise sur unbanc, au bout d'une allée de roses. Le jardinier était devant elle. Ilfaisait voir une figure si désolée que je m'arrêtai ainsi que mesjeunes amis à quelques pas de la comtesse, attendant la fin de leursexplications. Elle ne me voyait pas. Entre elle et son jardinier, le dialogue se poursuivit : LE JARDINIER, accablé C'est bien décidé ?... LA COMTESSE, fouillant son petit panier à ouvrage. Oui, oui, oui. LE JARDINIER, se rattachant à l’espérance. Je comprends... Parce que Madame la Comtesse ne sait pas comment que jel'emploie... Je ne la jettepas comme d'aucuns à travers la légume...Je la mets bien au fond...j'en fais un lit, je lacouvre un petitpeu... LA COMTESSE, le coupant. Oui, oui, oui. Mais je ne veux pas. (Untemps) Il y a le fumier, quediable ! LE JARDINIER, avec un sourire indicible. Ça n'est pas la même chose ! LA COMTESSE, avec un grand : Que voulez-vous ! Oui.... mais enfin nous sommes habitués au fumier. Passe pour lefumier. Mais ça ! Non, non. Avoir cette idée... à table !... LE JARDINIER Quand on veut de la bonne légume... LA COMTESSE Il n'y a pas de « bonne légume » ou de bons légumes qui tiennedevant... « ça » ... Non, décidément non. LE JARDINIER, dont la figure est désolante. Alors. Madame la Comtesse veut-elle me dire où elle veut que je lamette ? LA COMTESSE Eh bien... mettez-la où vousvoudrez. (Puis m’apercevant.) Ahbonjour, mon petit garçon, je suis bien contente de vous voir. Et votrepère n'est donc pas venu ? LA JEUNE FRANÇOISE DETACOIGNIÈRES Ces Messieurs sont à la chasse.,. Mais en revenant... LA COMTESSE Bon, bon, bon. J'aime autant que M. Régnier n'assiste pas à... (Aujardinier.) Quand ce sera-t-il fini ? LE JARDINIER Pas avant demain soir. Madame la Comtesse. LA COMTESSE Oh ! LE JARDINIER, avec un hochement de tête qui en dit long. Que Madame la Comtesse se rappelle... Il y a deux ans... Et il y a eudes invités : le marquis et la marquise de Valrougé, la sœur de Madamela Comtesse, Monseigneur l'Evêque, qu'il faut bien compter lui aussi,et qui a resté huit jours. LA COMTESSE Oui, oui. Ça va bien. C'est bien, Allez... allez... (Le jardiniers'éloigne.) C'est un brave homme, mais il est insupportable avecsesmanies... (Regardant le jardinierqui, au bout de quelques pas, s'estarrêté.) Allons, bon ! Qu'est-ce qu'il y a encore ? LE JARDINIER, revient sur ses pas ; une lueur deconsolation se lit surcet ancien visage. Madame la Comtesse me permet-elle d'en disposer ? LA COMTESSE Comment ? LE JARDINIER Oui. De la donner. (La comtesse faitune moue étonnée.) Ah oui ! C'esttrès recherché... Tout le monde n'est pas comme Madame... Si je peux endonner à des gens qui en sont très curieux… LA COMTESSE Pff ! Ça m'est égal... mais qui ? LE JARDINIER Des gens du pays. Oh ! il n'en manque pas ! et il n'y en aura pas pourtout le monde ! Je commencerai, bien entendu, par les plusintéressants... par ceux qui ont le plus besoin... (et comme du côtédes enfants le rire en arrive aux plaintes aiguës et même aux larmes,Mme de Tacoignières congédie son jardinier). Allez, Firmin, allez, mon bon Firmin. Faites ce que vous jugerezconvenable et qu'on ne me rebatte plus les oreilles de cette... decette... oui... Allez, allez, allez... (Et se tournant vers moi quisuffoquais de rire et de larmes.) Ah ! eh bien à à la bonne heure ! Ilest gai, au moins. Il rit bien ! Allez jouer, mes enfants, allez jouer. Mais à quoi ? Et comme le jardinier s'en allait tristement Mme de Tacoignières fit ungeste qui signifiait : « Ah ! Tant pis, qu'il se console ! » Puis, s'apercevant que je contenais mon rire à grand'peine, elle endevina la cause et dit, s'adressant à moi : — Ce brave homme, je l'aime beaucoup, et son chagrin me touche ; maisvraiment ! cet interminable débat sur cette ... histoire, dont onarrive àparler comme... d'une personne vivante... Prenez-la... donnez-la...cuisez-la... Alors les rires se pouvaient déchaîner et Mme de Tacoignières pas plusque nous ne s'en fit faute. Nous en étions là de nos esclaffements lorsqu'un spectacle bizarresuspendit notre gaieté, du moins momentanément. Le long de l'allée près de la rivière, un cheval galopaitvertigineusement, essoufflé, hennissant, laissant derrière lui, dansl'espace, des sabotées de sable, des mousses d'écume, un nuage depoussière. Sur ce cheval était quelque chose que je ne distinguais pas, quisemblait faire corps avec la bête, qui criait : « Allons... allons...ho ! ho ! » et qui disparut avec le cheval derrière un bouquetd'arbres, dans l'emportement de cette course effrénée. — C'est ma tante, dirent les enfants. — Elisabeth ? interrogea la comtesse. — Oui, oui. C'est elle qui vient de passer... avec Turenne. — Oh ! il l'a sûrement emballée ! il finira par la tuer. Elle montecomme personne, mais s'il la jette contre un arbre, elle mourra commetout le monde. — Si on allait voir... — Ah ! maman, c'est bien inutile, elle reviendra... ou elle nereviendra pas... — Louis ! Songes-tu à ce que tu dis ? A ce moment, du fond de l'horizon, accourt avec furie dans un ouragantumultueux, irrésistible, Turenneet la marquise, l'un portantl'autre et ne pouvant s'en débarrasser. Le jardinier arrivait en sens inverse et s'exclamait levant les bras ensigne de désolation. — Mes pelouses, mes pelouses ! Ah ! oui, elles étaient jolies, les pelouses ! Et ça s'approchait toujours. Vraiment nous pouvions craindre pour nos existences et chacun de nousse gara comme il put derrière les arbres qui voulaient bien se trouverlà. Le cheval, prenant l'allée que nous lui laissions, y accomplit uneffroyable temps de galop et disparut de nouveau dans un bois. Ce n'était pas drôle, mais c'était irrésistible et personne n'y résistadès que le jardinier, arrivé près de nous, nous révéla la raison de cetemballement. La marquise, arrivée dans la cour d'honneur, avait vu son cheval tiquersur la pompe à vapeur qui était en plein travail. Il avait fait untour, deux tours, avait cherché une issue, enjambant des tuyaux quimultipliaient son effroi et s'était déchaîné à travers l'espace. — Encore Elle ! disait lacomtesse, toujours Elle !C'est sa faute! — A Elle, qui ? disait lejardinier, à Madame la Marquise ? — Non, l'Autre... A Elle, à Elle, répétait lacomtesse dans lesplus joyeux éclats... La chose ! A ce moment, au pas cette fois, revint vers nous Turenne porteur dela marquise. La bête était domptée. — Ah ! maintenant, mes enfants, dit Mme de Tacoignières, tâchez de nepas rire, parce que, avec Elisabeth, ça deviendrait terrible. On promit un grand sérieux. Dès que sur son cheval suffoquant et vaincu, Mme de Courtainville futtout près de nous, Mme de Tacoignières lui demanda : — Ah çà ! que t'est-il donc arrivé ? et pourquoi cette course ? — Tu le sais fort bien, répondit aigrement la marquise. — Moi ? — Oui, toi. Ne fais pas l'ignorante. Quelle idée biscornue d'avoirinstallé cette dégoûtation et cette honte dans la cour d'honneur ? — Mais, ma chère, c'est... la... — Oui, oui, je ne suis pas aveugle ! Mais quatre mois de l'année nousnous absentons... On pouvait parfaitement faire cette opérationrépugnante en notre absence... Il n'était pas nécessaire de nous faireassister... Mme de Tacoignières avait repris son ouvrage. — Me répondras-tu ? Pourquoi a-t-on laissé faire cette opérationmaintenant ? La comtesse leva les yeux sur sa sœur, la regarda jusqu'au fond et luirépondit avec un comique hallucinant de gravité : — IL LE FALLAIT. — On pouvait bien attendre. — Non. — Comment ? — IL LE FALLAIT ! Comprends-tu ? Mais c'en était trop pour la comtesse dont le rire partit, enfinlibéré. — Ne ris pas ! lui cria la marquise du haut de son cheval, ne ris pas!... Comme le groupe d'enfants riait aussi : — Ne riez pas ! vermine ! Et les trois enfants, à plat ventre dans l'herbe, cachèrent leursvisages. Mme de Tacoignières, qui me pouvait agir pareillement, continua derire, avec des cris et des plaintes. — Je te défends de rire, je te défends de rire ! criait la marquise quicontinuait à n'en pouvoir plus. Et, comme pour effrayer sa sœur, elle levait sa cravache, le chevalprit, cette menace pour lui et, retrouvant sa belle fougue de tout àl'heure, fila de nouveau comme un fou à travers les paysages. LUCIEN GUITRY. retour tabledes auteurs et des anonymes |