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GACHOT, Édouard(1862-1945) : Le véritable chevalierde Maison Rouge(1934).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux de Lisieux (31.VII.2018)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographeetgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx: 6671-162) du numéro 162 (Décembre 1934) des Œuvres Libres,recueil littérairemensuel publié par Arthème Fayard à Paris.
 
  Le véritablechevalier
de
Maison Rouge


Variété inédite


PAR

Edouard GACHOT

~*~

I

M. Barbuat était le compatriote du célèbre chevalier d’Eon. Homme rude,l’ancien capitaine au régiment de Champagne faisait enregistrer, en laville de Tonnerre, cette note : « Le 8 juillet 1767, est né un enfantmâle, fils de messire Jacques-François de Barbuat de Maison Rouge,chevalier, seigneur de Boisgérard, Monfée, etc., et de dameAnne-Victorine Genève, sa légitime épouse, et le même jour, parpermission de Monseigneur l’évêque, a été ondoyé, en présence du pèrequi a signé avec nous. » On donnait à ce garçon les prénoms :Marie-Anne. Sa mère, qui avait de la beauté et de l’esprit, ne voulutpas confier l’enfant maladif à des mains mercenaires. Il ne put parlerqu’au début de sa troisième année. Plus tard, souvent triste etboudeur, on le vit refuser la société de ses frères.

Ses huit ans accomplis, Barbuat le Taciturne (on l’appelait ainsi) seplaisait hors du foyer paternel. Comme vagabond dans Tonnerre, lesruelles parcourues, il allait prendre des repos ou se livrer auxcontemplations devant une fontaine désignée « Fosse d’Yonne », ou dansla chapelle de l’hôpital, ouverte le dimanche, qui abritait le tombeaudu célèbre marquis de Louvois. Parfois, il poussait des excursions àtravers le vignoble et s’arrêtait de préférence au bord de l’Armançon.

J.-B. Lecomte, son compatriote et biographe, a écrit : « L’enfance deBoisgérard ne fut marquée par aucun de ces traits qui font concevoiraux parents des espérances flatteuses. Il était doux, sans défauts,mais sans mémoire et paraissait avoir peu d’intelligence. Les soinsassidus d’un répétiteur qu’on lui donna n’obtinrent qu’un médiocresuccès. »

Au printemps de l’année 1777, son père lui dit :

- Mon fils, je vous ai laissé prendre jusqu’ici les plaisirs qui sontpropres à votre âge. Je dois vous demander maintenant dans quellecarrière il vous plairait d’entrer ?

La réponse fut dictée par une obéissance devenue passive.

- Je me plierai, monsieur, à la volonté de mes parents.

L’ex-capitaine, satisfait, allait reprendre :

- Mme de Boisgérard, votre digne mère, qui ne voit dans votrecorpulence que celle d’un petit abbé, est bien décidée à vous faireentrer dans les ordres. N’allez pas croire qu’il faille faire rien poury parvenir. Les dispensateurs de l’admission exigent des connaissancesthéologiques.

- Il me semble que je suis propre à les posséder. Mais vos désirsseront pour moi des ordres.

- Voulez-vous y réfléchir. Il reste, si la vocation cléricale vousmanque, la carrière de militaire. Il me plairait fort de vous y voirentrer. Boisgérard de Maison Rouge est seul à posséder ce derniertitre. Nous sommes gens d’épée. Le roi connaît mes services et ilpourrait apprécier les vôtres. Songez pendant un mois à ce que vousserez en mesure de faire plus tard.

Marie-Anne devait réfléchir. Recherchant toujours l’isolement, s’étantattardé un soir, le crépuscule venu, au bord de la « Fosse d’Yonne »,un cri devait attirer son attention. A cinquante pas d’une pierre quilui servait de siège, dans le torrent et non loin du moulin au tic-tacbruyant, se débattait une fillette de deux ans qui avait pu échapper àla surveillance de ses parents. Boisgérard s’avançait en nageant aumilieu, saisissait l’enfant quand elle allait disparaître dans untourbillon. Du père accouru, il apprenait un nom : Lélia. Ne jugeant sabelle action qu’en fait ordinaire, le chevalier rentrait chez lui sansmentionner le sauvetage.

Le délai de réflexion qu’avait accordé M. de Maison Rouge expirait le21 juin. Marie-Anne comparut et dit :

- Monsieur, je ne sais pas ce que je pourrai faire.

- Nous en jugerons bientôt et malgré vous.

Le père, habitué aux décisions fermes qu’on prend dans les camps,voulut appliquer une sévère discipline, quand la mère, informée de sonarrêt, recommandait cette mansuétude si souvent trouvée dans le cœurdes femmes. Pourtant, ils s’accordèrent à faire passer un examen autriste Boisgérard, après les leçons de choses utiles que lui donnaitMme Barbuat. Elle s’y employa activement pendant trois mois.

Date du 10 octobre, quand les vendangeurs chantaient sur la colline, unprofesseur du collège de Tonnerre questionnait Marie-Anne. Il n’obtintque des réponses vagues et déclara : « Rien à faire ». L’anciencapitaine allait passer de l’indignation aux colères.

- Ce jeune drôle, dit-il, après avoir eu des lueurs de raison, estretombé dans les ténèbres. Je vais le réveiller d’un sommeil dont ils’obstine à jouir, dussent ses parents rester contrits. Enfermé dansune caserne, il lui faudra marcher sous les verges d’un sergent.

Sous cette menace, Marie-Anne tint ses yeux baissés. Sa mère versa deslarmes et le vit inconscient. En effet, il ne manqua ni le dîner si sapromenade nocturne. Le lendemain, il employait son temps à lire, carcette connaissance lui était acquise. En parcourant le Discours del’Histoire universelle, il apprit que son père faisait desdémarchespour l’éloigner de Tonnerre. Elles devaient bientôt aboutir, lepuissant M. de Choisy ayant bien voulu s’intéresser au sort du jeunehomme. Il fut admis en 1778 à l’école militaire d’Auxerre.

En attendant qu’il y eût vacance pour un protégé du Roy, Marie-Anne eutà subir les brutalités de l’ancien capitaine. Enfin, l’ordre deprésenter arriva en mars. Contrairement aux habitudes provinciales, onne donna pas le repas d’adieu en l’honneur de l’élève qui allaitpartir. A l’aube d’un lundi, un vieux coche emportait le père et lefils. Ils n’échangèrent, pendant le trajet, que quelques paroles.Auxerre atteint, le seuil du collège militaire une fois franchi,Marie-Anne présenté au principal, celui-ci voulut reconduire M. deBoisgérard. Resté seul au parloir, le novice regardait une gravure : Lacharge de Fontenay. Il entendit cet ordre.

- Venez, monsieur de Maison Rouge.

Le chevalier, portant un petit bagage, en porte-manteau, le chevaliersuivit le principal au long d’un corridor. Introduit dans une sallecarrée, le réfectoire, il y dîna, sous les yeux de deux domestiques, dumodeste menu que le Roy accordait aux boursiers, nobles ou vilains. Audortoir, une ancienne cellule de couvent, le Tonnerrois eut son litplacé entre ceux de deux enfants, Davout, qui devait être maréchal deFrance, et Jean-Baptiste Fourier, qui serait secrétaire de l’Institutd’Egypte. Introduit le lendemain dans la classe des mathématiques,Marie-Anne entendit un inspecteur le recommander au professeur chargédu premier cours.

- Vous en ferez ce que vous pourrez. Il lui restera toujours desnotions de ce que vous enseignez.

S’il restait méditatif à la classe, ses condisciples le trouvèrenttoujours poli et obligeant, sans qu’il descendît à cette servilitéindiquant une âme peu fière. Deux fois les brimades des anciens lesurprirent. Il ne se plaignit pas, mais la rudesse d’un maître d’armesle révolta.

Le chevalier accorda des amitiés. Davout en fut le premierbénéficiaire. Davout confia à son aîné qu’il ne travaillait avec tantd’ardeur que pour obtenir une lieutenance, c’est-à-dire le pain et legîte assurés aux modestes citoyens sous un régime qui faisait, parmiles nobles, des colonels de vingt ans. Leurs confidences échangées lesoir, Davout interrogeait Boisgérard.

- Es-tu Romain ?

Cela pouvait se traduire : Républicain. L’étonnement que montrait leTonnerrois devait porter son interlocuteur à dire :

- Quoi ! tu ne connais pas ces noms fameux : Brutus, Curtius, Scipion ?

- Leurs travaux me sont inconnus.

- Qu’apprenais-tu dans ta famille ?

- Quelques éléments d’instruction et à vivre pauvrement.

- Fils d’officier, tu dois sortir, en travaillant sans cesse, d’unehumble condition. N’y as-tu pas pensé ?

- Le pouvais-je, quand on me parlait de cette Providence qui prend parla main un homme pieux et le conduit, en suivant les plus largeschemins, au festin de la vie ?

Davout laissait échapper un dur qualificatif : « Niais », ce qu’ilvoulut corriger aussitôt par « Innocent. » Puis il en venait à desconseils.

- Maison Rouge, il ne faut compter ici-bas que sur nos propres forces,comme le dit mon père. Donc, nous allons étudier sans relâche pourobtenir un emploi à l’armée.

Un maître d’études, à qui déplaisait la figure triste et peu jolie deMarie-Anne, se plaisait à complimenter pour un zèle plus ou moins actifles camarades de Boisgérard. A celui-ci de les prendre en exemple,répétait-il souvent. Ce professeur espérait que l’élève abreuvéd’affronts chercherait à s’évader d’une école où la dernière place luiétait réservée. Au contraire, un courage survenu le portait à demeurer.Deux années passèrent sans que vînt même à se fixer chez lui la penséede prononcer une parole amère à l’adresse d’un professeur qui leclassait dans un rapport adressé au directeur de l’école : « Elève sansmoyens ; ne voit rien, ne sent rien. Devra être renvoyé à sa famille àla suite d’une inspection générale. »

Est-ce à dire que Marie-Anne était complètement ignorant ? Il savaitlire, écrire, compter, dessiner, connaissances apprises de sa mère,renforcées à l’école. Mais les cahiers qu’il présentait à l’examen deses professeurs n’étaient pas ouverts. Aucun interrogatoire subi, danslequel il aurait pu montrer quelques bonnes dispositions. Il ensouffrait moralement, sans oser exprimer un désir qui eût paru être,croyait-il, une révolte contre l’autorité qui le brimait. Cettesouffrance s’avivait encore quand Fourier l’informait d’un jugement duprofesseur de géographie :

« Aux livres consultés, il ne demande, à la manière du sauvageintroduit en pleine civilisation, que cette distraction banaled’admirer des capitales en couleur et l’alignement typographique deslignes. »

- Cela doit changer, fut la résolution qu’il prit.

Quel étonnement dut éprouver le maître de tactique, le 11 mai 1780,quand Marie-Anne, ayant quitté son banc et traversé la classe d’un pasrapide, se plaçait devant la tribune, présentait son cahier et disait.

- Monsieur, mon devoir est terminé.

Le Boisgérard lymphatique, l’écolier classé paresseux, osait forcerl’attention du professeur ? C’était, à l’opinion de celui-ci, unecomédie ou une gageure. Il entendait :

- Monsieur, vous ne pouvez qu’avoir copié un résumé difficile à rédigersur vos camarades. Ne croyez pas que je puisse être dupe d’un pareilstratagème. Ces procédés, qui amènent toujours la confusion de ceux quiles produisent, doivent être suivis d’une punition sévère.

Boisgérard n’avait pas baissé les yeux devant le maître irrité. Bienrésolu à soutenir ses droits, il se tournait vers les élèves étonnés.

- Messieurs, en est-il un d’entre vous qui ait terminé son devoir ? Quecelui qui me soupçonne d’avoir regardé son travail me dénonce. Personnen’élève la voix pour me confondre ? Donc, le travail présenté est de macomposition. La justice exige, je crois, qu’il soit examiné sans retard.

L’audacieux jeune homme faisait tomber toutes les préventions dont ilavait souffert jusque-là. Un murmure d’approbation soutenait saréclamation hardie. Chez le professeur, une sorte de bonhomie,peut-être jouée opportunément, succédait à l’indignation. Il examinaitaussitôt le devoir remis. C’était, sur le combat d’infanterie en ordreserré, qu’indiquait Folard, une critique presque savante. A l’appui desa critique, Maison Rouge donnait des correctifs tirés des faits de laguerre de Sept ans et des instructions de Gribeauval, ce grand-maîtrede l’artillerie. Enfin, sa conclusion : l’ordre de marche sur l’ennemi,par groupes à rangs ouverts, sous les feux du canon et de lamousqueterie. Voilà l’œuvre d’un élève de treize ans. Il disait aprèsavoir été complimenté :

- S’il vous plaît, monsieur, de voir mes devoirs antérieurement remis,vous y trouverez les preuves de mon application.

Cinq de ses cahiers furent remis au principal. Cet homme juste voulutqu’une éclatante réparation, accordée publiquement à Barbuat, le payâtdu dédain dont il souffrait depuis deux ans. Devant la compagnied’instruction assemblée sur le perron, Marie-Anne entendit prononcerson éloge. Les fusils posés, un sergent vint l’embrasser et dire :

- Vous êtes un prodige.

Le modeste Tonnerrois prévint :

- Ne cherchez pas à faire lever en moi de l’orgueil ; il n’y a pas desemence. L’estime de mes camarades suffit à me contenter aujourd’hui.

Un rapport très flatteur envoyé à son père, l’ancien capitainedécidait, pour la première fois, de donner la distraction des vacancesau chevalier de Maison Rouge. En août, l’écolier se rendit d’Auxerre àTonnerre, sur un bidet de louage. Près de Chablis, la rencontre dequelques individus de mauvaise mine ne l’effraya point. Celui quiparaissait être leur chef l’interrogea sur sa fortune. Il déclara neposséder que dix sols, sept pour manger en chemin et trois pour ledouble picotin d’avoine nécessaire à sa monture. Fut-ce commisérationenvers un pauvre écolier ou l’approche d’un coche annoncé par un bruitde grelots qui porta les rôdeurs à s’éloigner vite vers un bois ?Barbuat se remit à chevaucher et à chanter au grand soleil et sa joiefut vive en apercevant les maisons de sa ville natale.

Le capitaine qui avait, en mars 1778, éloigné brutalement un fils, lereçut dans ses bras et le tint longuement serré. Ses frères s’endonnèrent à le caresser comme l’enfant prodige à qui un foyer estrouvert. Les larmes que versait Mme de Boisgérard trahissaient sa viveémotion. Marie-Anne se montra sentimental pendant quarante-huit heures.Puis il fut repris par un grand besoin d’isolement, aux fins d’études,les plaisirs et les jeux lui restant étrangers.

Pendant qu’il étudiait cette belle marche qu’avait accomplieGustave-Adolphe de l’île de Rügen aux champs de Lützen, ses parentsdiscutaient encore quant à son avenir. L’horreur de la guerreremplissait l’âme d’une femme pieuse alors que l’écolier retraçait lesdrames horrifiants du sac de Magdebourg. Or, pousser un homme à tuerson semblable, cela semblait, à la mère du chevalier, un crime que lajustice divine ne peut pas absoudre. Au-dessus de César victorieux,elle plaçait l’humble saint Vincent de Paul. Elle s’accorderait lesbénéfices d’une victoire si, en catéchisant son fils, elle pouvaitl’orienter vers le presbytère ou vers le couvent. Ses objurgationsn’obtinrent pas l’effet attendu. Une ferme volonté se montrait danscette déclaration :

- Mon père a été soldat. L’aîné de vos enfants doit être soldat.Renoncer à cette carrière où le danger, dites-vous, guette l’homme àtous les détours de son chemin, serait d’un mauvais exemple quand laguerre d’Amérique peut causer en Europe de graves événements. Nosprofesseurs annoncent de grands et prochains bouleversements.

Tout comme Cagliostro, Barbuat semblait apercevoir des faits patents, àtravers les épaisses obscurités qui enveloppent l’avenir. Donnait-illes véritables raisons qui l’éloignaient d’un noviciat préparant ausacerdoce ? N’éprouvait-il pas des sentiments déjà virils, lesquels luicommandaient de garder sa liberté d’action ? Cet isolement qu’ilrecherchait le soir auprès de la Fosse d’Yonne, pourrait sans douteéclairer ceux qui savent préjuger. Le motif de sa réserve, c’étaitpeut-être cette Lélia sauvée des eaux.

Pendant une année, il se montra bon écolier. Août et septembre 1781passés à Tonnerre, chaque matin, l’étude des campagnes du GrandFrédéric occupait Marie-Anne. Les promenades dans l’après-midi. Suivantsa propre expression : « Je vagabondais le soir. » Il aimait à fairerésonner ses pas sur les vieux pavés des ruelles de Tonnerre, à suivreune fois arrêté l’ombre des passants, à méditer sur des sujets graves.Sa mère le mit en présence d’un abbé Diet, venu de Dijon, pour indiquerau chevalier de Maison Rouge les lectures édifiantes.

- Monsieur, je ne dois connaître, la volonté de mon père ordonnant ici,que le nombre des bataillons dont disposait Josué quand il força àtomber les murs de Jéricho.

La remarque, jugée irrévérencieuse, le prêtre et Mme de Boisgérardcrurent que Marie-Anne faisait commerce avec les philosophes portés, onle disait hautement, à préparer dans l’Etat, jusque dans les familles,les bouleversements devant amener la ruine de l’ancienne société.Pourtant, il ignorait Diderot et d’Alembert. Aucun ouvrage de Voltairen’avait passé dans ses mains.

Cette fois, il ne s’éloigna pas de Tonnerre sans montrer des regrets.Ses frères, objets d’une grande tendresse, virent ses adieux mouillésde larmes. Sa mère le pria de pratiquer une morale qu’elle observait.Son père l’accompagna jusqu’au sommet du coteau qui domine la ville etlui recommanda :

- Soyez un homme ferme pour devenir un bon soldat.

« De sombres pensées m’obsédèrent, écrivit-il, pendant le retour etj’arrivai en vue d’Auxerre, accompagné par deux condisciples fortrieurs, dans le tems que tombait une petite pluye. L’école m’apparut àce moment noire et je regrettai en reprenant un logement de garnison,celui que je venais de quitter, spacieux et plein de souvenirs. Ungrand effort sur moi me rendit la volonté de bien faire, mais je n’eusde cesse, pendant les premières nuits à penser à des choses qui peuventamollir le cœur. »

Dès lors, une vie fiévreuse recommença, qui tenait en haleine lacohorte des élèves. Les algèbres à déchiffrer, les exercices rudes, lasévère discipline imposée ne pouvaient rebuter Barbuat, car il montraiten tout émulation, intelligence, adresse, soumission complète etsurtout le désir de faire honneur à des maîtres qui vantèrent sesmérites, si bien qu’à l’inspection de 1782, M. de Kéralis inscrivit aulivre des mutations : « M. le chevalier de Maison Rouge ira seperfectionner à l’Ecole Militaire de Paris. » Quel motif secret vintempêcher un changement de garnison ? On répondit aux réclamations del’intéressé : « Par ordre du Roy. » Barbuat fut réintégré dans laclasse supérieure et attendit l’ordre du départ, donné en 1783.

L’ancien capitaine au régiment de Champagne s’était promisd’accompagner son fils à Paris. Des raisons, qui n’ont pas étépubliées, le retinrent à Tonnerre. Mme de Boisgérard parut, voulantêtre le Mentor de l’écolier. La tristesse de son visage prévint lechevalier des peines qu’elle éprouvait. Lui, une respectueuse déférencel’empêchait d’interroger. Il attendit une déclaration qui devaitincessamment être faite…

A l’auberge, après le déjeuner et deux heures avant le départ du grandcoche, la mère attristée dit qu’elle tranquillité éprouverait son âmesi Marie-Anne, renonçant à porter l’épée, voulait entrer dans lesordres. Ainsi, il ne tuerait pas son semblable, la guerre rallumée. Ilprierait, à l’ombre du saint asile pour que l’Eternel prît pitié deshommes qui répandaient le sang humain, au nom d’un droit prétendulégal. Ses prières et son éloquence ne purent changer le but quevoulait atteindre Maison Rouge.

Les deux voyageurs se rendirent au bureau des départs. Ils y trouvèrentle préfet des études du collège, venu souhaiter la meilleure chance àBoisgérard. Il déclarait à sa mère :

- Je n’ai pas le moindre reproche à faire au cher élève qui sort denotre maison.

Aucun incident ne vint traverser le voyage fait en deux jours. Pensifet somnolent, Marie-Anne n’accordait pas d’attention aux relais etmonuments échelonnés sur la route. Il ne vit bien que les sentinellesfaisant bonne garde devant la Bastille. Paris ne lui apparut, jusqu’àl’hôtel où il devait loger, qu’en cité bruyante. Sa mère, après avoirconduit l’élève chez M. de Choisy, leur protecteur, reprit la route deTonnerre.

M. de Choisy, homme de cour, célèbre par ses intrigues, voulut donnerdes distractions à Barbuat. La ville offrait des plaisirs nocturnes quiplaisent ordinairement aux provinciaux. Du cirque, du café, desboulevards, Marie-Anne sortit indifférent ; ce qui fit dire à son guide: « C’est une âme élevée, mais inquiète. »

A l’Ecole Militaire, collège d’une fougueuse et brillante jeunesse, lechevalier de Maison Rouge devait être accueilli chaleureusement. M. deTimbrune, alors gouverneur du Polytechnicum, allait annoncer, àl’ouverture d’une classe de cadets, en présentant Boisgérard : « Que saréputation d’élève-modèle avait précédé son arrivée ». Mais après laséance, les ironistes le comblèrent de brocards, sans qu’il voulût yrépondre. Le lendemain, M. de Valfort, inspecteur des études, disait aucadre : « Je me félicite d’avoir été chargé de compléter l’éducationd’un jeune homme qui montre pour les sciences les plus heureusesdispositions. »

Avant de répondre aux sympathies des élèves, le Bourguignon voulutdistinguer entre les impulsifs, spontanément épris d’admiration pour uncamarade bien doué, et les flatteurs n’agissant que par calcul. Pauvre,il devait se diriger vers les gens d’une mise modeste, du moins qui neparaient leurs habits ni de rubans ni de fourrures. Tout être tristeobtenait sa commisération. Il n’eut, en 1783, que quelques camarades.Chez lui, l’amitié prudente se réservait.

En 1784, un jeune homme malingre, le teint jaune éclairé par des yeuxdits flamboyants, d’une preste vivacité et prompt, si un proposl’irritait, à montrer ces violentes colères, qualifiées volcaniques àune époque d’expressions hardies, allait être numéroté, simplematricule 27, dans le quartier de Boisgérard. Point verbeux, sa petitetaille tenue raide, il étonnait les « petits maîtres », filsorgueilleux des prébendés de Louis XVI, en ne s’inclinant pas devantleur morgue. Si, aux premiers jours de son enrôlement, vicomtes etbarons osèrent, dans le dortoir, railler son accent étranger, mauvaisfrançais mélangé d’un patois corse, on se tut, quant à des désignationstriviales, après que Phélipeaux, ayant dit que M. de Marbeuf avait eudes bontés spéciales pour la mère du sauvage, fut puni d’une vertecorrection.

C’était mal débuter parmi les futurs muscadins. Quelques professeursmontrèrent des préventions à celui qui venait « de là-bas ». Ainsidésignait-on les îles. Fier et contrit, l’élève allait pendant lesrécréations, rechercher l’isolement, s’absorber dans l’étude, évoquerdes images et des souvenirs qui lui étaient chers.

Marie-Anne, si sensible, se sentit vivement poussé vers le persécuté.Il lui offrit cette amitié désintéressée qui indique les générosités.Au second entretien, Maison Rouge entendit une confession, exprimée enmots bizarres, que Boisgérard a ainsi traduite : « Je suis d’Ajaccio.Je viens de Brienne. Je veux faire honneur à mes parents. Il meplairait de travailler avec vous. »

On les autorisait à pratiquer la fraternité des études. Les deux élèvesse destinaient à l’artillerie. Le fond de leur instruction guerrière,ils devaient la demander, par un commun accord, aux auteurs ayant fixé,en images, les faits des époques mémorables : Arrien, Polybe,Plutarque, Joinville et Montluc. Les voyages de Vasco de Gama, Colomb,Cook, Chardon, faisaient souvent l’objet de leurs entretiens. Ilsdélaissaient les arts d’agrément : « Un danseur sent la corde, disaitle Corse. – Un chanteur est un pitre », disait le Tonnerrois.

Fut-ce malveillance du principal ou rigoureuse observation du serviceintérieur, le préfet des études sépara les jeunes gens qui voulaientrenouveler Oreste et Pylade. Le 7 janvier 1785, Boisgérard dut occuperseul une chambre de pavillon. Napoléon de Buonaparte, logé au grandquartier, y resta jusqu’à son départ pour Auxonne, où il était pourvud’une lieutenance.

L’Ecole Militaire fermé le 1er avril 1788, par ordre du roi, que M. deNecker portait aux économies, M. de Valfort écrivait sur les aspirants: « A mon début à l’Ecole, je trouvai que tous ces jeunes gens, quoiquebrevetés du grade de lieutenant, n’avaient de militaire que l’uniforme.Ma qualité de commandant en chef de cette compagnie me permettait delui donner un régime sévère ; j’en obtins l’ordre du ministre. Dès cemoment, je me mis à étudier le caractère de mes élèves. Je logeai àpart tous ceux en qui je trouvais des dispositions et de l’amour pourle travail et presque tous les arrivants afin qu’ils ne deviennent passemblables aux anciens qui, non contents de ne pas s’occuper,travaillaient avec ardeur à corrompre les nouveaux venus, à lesdéterminer à abandonner les études et à partager leur paresse. Jechoisis dans les meilleurs sujets des officiers un chef auquel ilscorrespondaient. Je m’occupai à leur montrer les exercices et ilsfurent à leur tour chargés de former eux-mêmes leurs camarades auxdifférentes évolutions. Dès lors, ils ne furent tenus d’obéir qu’à lavoix du chef que je leur avais donné. Les anciens officiers lessurveillaient et n’avaient d’autres occupations que de les redresser etde les reprendre. Boisgérard passa de grade en grade. L’ayant faitloger en particulier (à la demande de M. de Choisy) afin de ledéterminer à l’étude suivie des sciences exactes, il me dit que songoût l’y portait et qu’il voulait suivre la carrière du génie. Saconduite dans cette maison a été d’un exemple journalier de vertu etd’application qui n’a jamais varié. Rendant à ses supérieurs ce qu’illeur devait, il n’était pas moins attentif à se rendre agréable à sescamarades dont il avait en général l’estime et l’amitié. »

II

L’abbé Bossut, membre de l’Académie des sciences, fit décider que lechevalier de Maison Rouge irait au collège de Brienne continuer sesétudes militaires. Marie-Anne déclarait, huit jours après son arrivée,que c’était une sorte de prison. Il voulut en sortir au plus vite.Nommé sous-lieutenant le 1er janvier 1789, à l’aurore de la Révolution,il allait terminer un perfectionnement exigé à l’Ecole d’application deMézières, celle du génie, et commencer le service de garnison àBesançon, pour passer bientôt à Strasbourg où il se liait avec Rougetde l’Isle. Là, fréquentant une bonne société, il devait être sollicitéau mariage par Mlle Sénorny, jeune évaporée qui ne put parvenir à faireaccepter au Bourguignon des projets d’union.

Une défiance le tenait éloigné des femmes. Il plaignait, cœur généreux,les naïves, souvent victimes de leur confiance envers Don Juan. Ilcensurait les effrontées qui vont aux aventures. Ses camarades, à cesujet, l’accablaient de leur ironie, même le général Desaix, sans qu’ilse montrât fâché.

Custine devait l’entraîner dans la marche vers Mayence. Il sedistinguait à la prise de Spire, refusait fièrement une récompense,s’employait à couvrir de défenses la conquête républicaine, puis il futchargé, les Prussiens vaincus à Valmy ayant repris l’offensive àFrancfort, de couvrir par des retranchements et des batteries lesavancés de Castel-Mayence.

Pendant la trêve que les belligérants observaient au cours de l’hiver1792-1793, le capitaine Boisgérard établit sa compagnie au village deCosheim et demanda un logement au château. Là, son cœur allait subirdes émois, lesquels devaient surprendre le jeune officier dépourvud’agréments physiques, car il était de petite taille, le visageallongé, imberbe, la bouche grande, les cheveux rouges et clairsemés.

Les propriétaires du castel, obligées de loger une troupe républicaine,étaient de faibles gens. Une veuve et ses deux jeunes filles durentcéder, dès la première sommation, aux exigences du troupier. Il n’enmontra pas d’exagérées, car le chef, habitué à maintenir ses hommessous une discipline sévère, savait accorder, en quelque lieu qu’il setrouvât placé, la juste protection due aux faibles qui ontnaturellement de la guerre un invincible effroi.

Le capitaine se présenta ainsi :

- Chevalier de Maison Rouge.

Un titre prononcé à mi-voix, car les échafauds s’élevaient alors pourla noblesse, devait rassurer trois femmes qui, devenues confiantes,voulurent montrer à l’officier, dans la galerie des portraits, unelignée d’ancêtres dont quelques-uns portant le justaucorps avaientservi les rois de France. Dans la chambre qu’on lui ouvrit au premierétage, Marie-Anne vit des tapisseries semblables à celles qui ornaientl’appartement de sa mère, aussi le grand Christ pareil à celui devantlequel Mme de Boisgérard avait souvent prié Dieu de diriger son filsvers le séminaire.

Cette naturelle attraction qui souvent rapproche les gens distingués,assis devant le même foyer, devait amener Cécile et Gisèle, les jeunesfilles, à donner au capitaine toute leur confiance. Son esprit faisaitoublier – ou ne pas remarquer – les traites rudes d’un visage que,pourtant, le vif éclat des yeux illuminait. Gisèle, surtout, éprouvaitun grand charme dans sa société et se plaisait, car il entendaitl’allemand, à lui chanter les vieux lieds de la vieille Souabe.

Noël vint, quand les bourrasques sévissaient sur la contrée. La veille,au travers d’une nuit noire, un chant d’airain, celui des cloches,rappelait aux chrétiens l’anniversaire religieux de la naissance d’unhomme qui a commandé : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.» Alors, les soldats festoyaient dans une salle basse des communs.

Boisgérard goûtait auprès de ses hôtes la douceur du foyer qu’un feu debûches illuminait. Jusqu’à eux, les voix des jeunes filles réunies autemple apportaient les paroles du cantique célébrant la venue d’unMessie. Quand elles se furent tues, Gisèle prolongeait la réunion encontant la légende du manoir d’Eppstein.

Le capitaine disait :

- Voilà un conte moral.

Il allait rompre, en se levant, un tête-à-tête presque intime. Plustard, il devait écrire cette note trouvée dans les papiers de Vallongue: « J’ai aimé et j’aime encore, il me semble, une femme qui a les yeuxbleus et une grâce enfantine dans ses vingt ans. Quels ont été nosentretiens ? Graves et devant témoins peut-être intéressés à nousséparer. Fou, pourquoi t’arrêter à écouter un moment battre ton cœur ?Il pouvait t’entraîner sur la pente fatale où tant d’hommes se sontperdus. Hélas ! une puissance m’a dominé un tems. Destin bon ou mauvaispour le soldat, je subissais cette passion in medias res. Oui,l’image de la femme blonde traversa mes nuits et sera toujours présenteà mes yeux, même sur le champ de bataille. »

Désignait-il Lélia ou Gisèle ? Plutôt Gisèle, autre Charlotte allemandequi écoutait, un officier français habitant sa maison, un Werthersensible.

Le capitaine ne voyait pas, sans éprouver des peines secrètes, finir unhiver où les jours avaient passé si rapidement.

Tous chemins rouverts aux troupes, le tambour et la trompetterassemblèrent les soldats belligérants. Prussiens, Croates et Hongroisvoulaient refouler l’armée républicaine hors de la Rhénanie.

La garnison française de Mayence, un siège rigoureux subi, affamée etchancelante, une reddition de la place et l’évacuation devenuesnécessaires, Maison Rouge doit sortir de Castel. Les pontonniersrassemblés sur le glacis, il en passe l’inspection et reconnaît à lagauche, se dissimulant au second rang, une femme portant l’uniforme dessapeurs. Fut-ce un étonnement ou une joie qui le tint un momentsilencieux devant la recrue. A Gisèle de Montfort, le chef de bataillonallait dire en allemand.

- Je n’ai pas le droit d’enrôler dans ma troupe des volontairesétrangers. Vous devez rentrer dans votre maison. Recevez ici mes adieux.

Un sanglot, le plus triste, lui répondit. Deux soldats durentaccompagner jusqu’à la poterne de Castel la jeune fille qui chancelait.

Marie-Anne s’acheminait vers la Vendée. Ses critiques, visant laTerreur qui venait de faire guillotiner Custine, rapportées àSaint-Just, le firent envoyer aux tâches ardues, dans le Nord. Onl’obligea même à diriger à Saverne le bureau d’espionnage.

Attaché à l’armée de Moreau, nommé chef de brigade le 4 janvier 1796,défenseur de Kehl, puis employé derechef à Strasbourg où Mlle Sénornyle poursuit encore de ses attentions, désigné pour commander le génie àl’armée de Danube et Meuse, Hoche refusa sa collaboration après avoirentendu qu’il admirait Bonaparte ; triste querelle des camps.

Cette disgrâce devait affecter vivement Maison Rouge qui, rentré àStrasbourg, lisait les classiques, écrivait à Davout sur la misère dusoldat, lui-même ne touchant plus sa solde, craignant que ses titres denoblesse ne valussent à cet élève de Vauban un congédiement prochain. AParis, Carnot le voyait stratège, ami de la liberté, toujours prêt à sesacrifier au service de la patrie.

La conquête de la rive gauche du Rhin devait être suivie desorganisations militaires et civiles. A Paris et à ce sujet, un comitémilitaire délibérait. Comme sous les Romains de Drusus, Mayence devaitêtre le bastion formidable sur lequel viendraient se briser, si unenouvelle coalition se formait contre nous, les ruées des Allemands. Deplus, tête de pont, cette place ouvrirait, si nécessaire était, uneporte à notre invasion en Franconie. Quel officier chargerait-on dedéblayer les ruines accumulées depuis 1792 ? Le commissaire Merlin deDouai désigna Boisgérard le 12 décembre 1797.

Chargé d’inspecter Vieux-Brisach, il y resta pendant trois semaines. Saférule imposée à une garnison qui s’était livrée à toutes les licences,des espions badois surpris et arrêtés dans la ville, les forts réparéspar la main-d’œuvre paysanne, Maison Rouge entrait à Strasbourg le 9février 1798. Il en devait repartir le lendemain.

Deux officiers allaient l’accompagner, lui former une sauvegarde aubesoin à travers les anciens fiefs germaniques où la majorité deshabitants était hostile à notre occupation. Un beau temps favorisait lamarche des trois cavaliers pendant leur première étape. Arrivés le soirentre Lauterbourg et Hagenbach, ils virent la route barrée par desmaraudeurs. Leur chef, masqué et vêtu d’une longue lévite noire, marchale pistolet levé vers Boisgérard. Maison Rouge, son cheval arrêté, nemontrant ni surprise ni peur au crépuscule, demanda au brigand :

- Que veux-tu de nous ?

Un rire énorme éclata.

- Ce que nous voulons ? Ta bourse ou ta vie.

- Répandre le sang des voyageurs est une mauvaise action. Ecoute ! Jeveux te faire plaisir en te montrant ma bonne volonté. Nos assignatssont sans valeur pour toi.

- Il me faut de l’argent.

Boisgérard jetait sur la route un double thaler.

- C’est tout ce que je possède en numéraire. Ramasse et va-t’en.

Quand le maraudeur se fut penché pour ramasser la pièce, une balle depistolet lui traversa la tête. Il tomba raide sans avoir poussé un cri.

- Maintenant, allons payer ses camarades, dit le général, en désignantles trois hommes arrêtés à la lisière d’un bois.

Il éperonna sa monture.

- Qui veut des thalers ? cria-t-il en armant un second pistolet.

Les maraudeurs apeurés prirent aussitôt la fuite.

Boisgérard recommandait :

- Ne nous attardons pas en ce lieu, car la bande de Schinderman doitrôder aux alentours.

Leurs chevaux vivement poussés galopèrent jusqu’à la porte bastionnéed’une grande ville. A Spire, place du Rathaus (Hôtel de Ville), lesgens du peuple avaient formé un rassemblement. Six cents personnes, enun groupe que deux réverbères éclairaient, se tenaient attentives quandun orateur leur rappelait les bienfaits accordés jadis au pays par lesempereurs d’Allemagne. A la vue des trois officiers français, uneeffervescence changea la foule écoutante en une troupe agressive quileva les bâtons et cria :

- Mort aux Jacobins.

Boisgérard se tourna vers ses aides.

- Messieurs, il est interdit à des officiers républicains de fairedemi-tour, par peur, devant une canaille hurlante. Sabre en main etchargeons ces Allemands.

Ce coup audacieux, rapidement exécuté, quelques hommes frappés etpiétinés, les autres se pressant et s’écrasant dans une débandade, seprécipitèrent vers les ruelles noires. Maison Rouge, son cheval arrêtédevant une grande maison aux murs peinturlurés d’Hermann et deGambrinus, rompit son ordinaire gravité, pour dire :

- Faudra-t-il écrire à Paris que trois Français ont forcé à fuir cinqcents Suèves de l’armée d’Arioviste ?

Maison Rouge et ses compagnons prirent logement, après une sommationbrutale, à l’auberge de l’Ange.Le général, précautionneux devant des attitudes hostiles, envoyaprévenir, avant de se mettre à table, l’administrateur de Spire, alorsdistrict du Mont-Tonnerre, des menaces entendues, puis il fit demander,à la caserne établie dans l’ancienne église Saint-Jean, vingt-cinqgrenadiers qui devaient assurer la sécurité des voyageurs.

Le dîner pris, un capitaine se rendit chez le bourgmestre de la ville.Ce magistrat reçut l’ordre d’avoir le lendemain, au point du jour, à seprésenter devant le général-inspecteur, afin d’y subir une disciplinenécessaire. Qu’il refusât d’obtempérer, des soldats viendraientl’arracher de sa demeure. La frayeur qu’éprouva cet homme devaitl’inciter à obéir.

Cette bassesse teutonne, observée devant les verges levées, mit unhomme tête nue et courbée en présence de Boisgérard. Des excusesprésentées quant à la sédition, il entendit :

- Vos administrés sont de mauvaises gens. Ne veulent-ils pas rendre desofficiers, observant partout le respect dû aux vaincus, et c’est làvotre condition, responsables de la conduite odieuse, nous lereconnaissons, de ce misérable Robespierre, à jamais disparu ?

Et lui montrant la porte, d’un geste.

- Je vous ferai surveiller par le commandant de la place. L’amende oula prison vous ramènera, s’il le faut, à la juste observation de noslois. Dites aux citoyens de Spire de réfléchir quant à leurs devoirsenvers la nation française. Elle peut être généreuse ou terriblesuivant les circonstances.

A Spire, ancienne cité impériale, un morne silence avait succédé auxagitations de la veille. Des patrouilles parcouraient les rues.Boisgérard guida ses officiers et voulut les instruire, l’histoireétant chez lui le délassement des œuvres militaires.

- Messieurs, les pieds de nos chevaux foulent un terrain sur lequelJules César, de glorieuse mémoire, a laissé l’empreinte de ses pas. Ceconquérant intrépide des Gaules, puis leur protecteur contre lesbarbares, dont les petits-fils, hier, nous insultèrent en termesmarqués d’opprobre, arrivé dans la Germania-prima, voulut donner le nomd’Auguste Memetum aux maisons des Goths qui entouraient la placed’armes des légions. Ici, les Vandales et les Huns ont ravagé pendantleurs grandes migrations. La rancune germanique entretenue contre nous,s’est particulièrement avivée à Spire, depuis la destruction de cetteville, le 31 mai 1689, par une armée qu’avait envoyée Louis XIV enPalatinat. Il faut dire que l’œuvre fut terrible et méritaitréprobation. N’en vint-on pas, dans la rage de détruire, à saccagermême les tombeaux des empereurs allemands qui reposaient sous le Dôme ?Mais pouvons-nous, soldats de la liberté, être rendus responsables deces destructions et profanations opérées par ordre d’un roi ?

Boisgérard allait inspecter, au confluent du Bayerbach et du Rhin, uneredoute élevée sur les ruines d’un ancien établissement des Templiers.

La petite troupe sortait de Spire le lendemain.

Suivre les bords du Rhin, cela convenait au général. Tous vestigesanciens fixaient un moment sa curiosité. Une prodigieuse mémoire luirappelait un séjour de prince célèbre ou une bataille. Des débordementsdu fleuve, après la crue extraordinaire, devaient forcer les cavaliersà opérer des détours. Si les paysans s’éloignaient, en les voyantarriver en pleine campagne, un mendiant, estropié pendant la dernièreguerre, implorait leur charité et chantait sa complainte :

    Sur un cheval du pays deCocagne,
    Troisfranciscains visitent la campagne.
    Forceortolans volent de toutes parts,
    Bien poteléset rôtis avec art.
    Mais aucund’eux ne franchit les gosiers
    Par tropétroits de ces bons cordeliers.

A midi, les trois voyageurs, suivant la direction de Worms, entraient àFrankanthal, la ville aux maisons bariolées. On leur servit un copieuxdéjeuner à l’auberge du Lion Rouge.Deux étrangers vinrent occuper des places à une table voisine. Ceshommes, dont la familiarité pouvait étonner les Français, leur firentdes politesses marquées d’obséquiosité. Au dessert ils confessèrentqu’étant officiers prussiens, ils avaient servi dans l’armée qui avaitassiégé Mayence et que, depuis ce blocus, la bravoure française étaitpour eux un juste sujet d’admiration.

Boisgérard disait :

- Messieurs, j’y étais. Et vous m’avez rendu les honneurs militairesquand je suis sorti de la ville à la tête de mes pionniers.

- Nos compliments, dit le plus âgé qui se présenta ainsi :

« Je suis major au régiment de la Reine. »

- Désignation aristocratique.

- Que dit-on à Paris ? reprit le major.

- On y chante les bienfaits de la liberté. Le Directoire publie que voscompatriotes veulent observer la paix conclue entre nous, à Bâle.

Un vif mouvement du major et ces paroles dites en français :

- Je crains fort, messieurs les militaires, que nous ne jouissions ence moment que des bienfaits consécutifs à une suspension d’armeslongtemps prolongée. On a commis des fautes, laissez-moi vous le dire.

- Quelles fautes ?

- L’Empire d’Allemagne et la Prusse ont été cruellement dépouillés deleurs Etats héréditaires. Œuvre d’une Convention aveugle, laquelle,sous prétexte d’émanciper des populations de langue allemande, lesenchaînait à son joug. Et l’esprit de votre nouveau gouvernement,autoritaire, le porte à humilier les princes, quand ses arméesvictorieuses imposent en pays étranger des servitudes que la Républiques’est employée à abolir en France.

- Nécessité des lendemains de guerre.

- Opinion d’un officier républicain. Qu’arrivera-t-il en corollaire ?Avant que quelques mois aient passé, François II, empereur d’Allemagne,allié de l’empire moscovite, recherchera l’occasion de prendre unerevanche contre vos armées d’Italie et du Rhin.

- Voilà une franche déclaration, dit Boisgérard. Elle me plaît et j’envois les suites. Votre roi, monsieur, s’empressera de seconderl’empereur allemand.

- Je n’ai pas à exprimer de vues sur cela.

- Mais parlez librement, invitait Maison Rouge. En territoiremaintenant français, je place votre sauvegarde sous la protection denos épées.

Le major voulut réfléchir avant de donner son opinion.

- Frédéric-Guillaume, notre roi, éprouvera sans doute quelqueshésitations à s’engager encore dans une grave affaire. Quand la Prusserhénane gémit sous votre tutelle, un père peut-il rester sourd auxappels de ses enfants ?

- Nous voilà tombés aux sentiments joués par la diplomatie cauteleuse.Les ministres de la Monarchie sont souvent des excitateurs. Lesmanœuvres des vôtres nous sont connues.

Le major fronçait les sourcils.

- Voulez-vous répondre ? demandait Boisgérard.

- Oui, monsieur, par des considérations.

- Le débat ouvert entre nous doit y gagner, il me semble.

- Un appui à ma thèse. Le Grand Frédéric, sous lequel j’ai servi, nousa laissé des devoirs à remplir. Et je crois que M. de Brunswick, envoyant l’Autriche renouer une coalition, mettrait volontiers le feu auxpoudres.

Grand éclat de rire de Maison Rouge.

- Brunswick ! s’écria-t-il, le vaincu de Valmy et fuyard honteux aprèscette journée qui abaissa vos drapeaux… A ce général présomptueux, quiosa signer en 1792 le manifeste d’un Tamerlan pour annoncer ladestruction de Paris, le sort du malheureux Wurmser, s’il osaits’approcher de nos frontières, serait réservé, car Bonaparte ne craintplus aucun rival dans l’arène du champ de bataille. Que le roiFrédéric-Guillaume obéisse aux conseils de Brunswick et la monarchieprussienne disparaîtrait au lendemain d’une défaite éprouvée par lesvôtres.

- Votre Bonaparte est, dit-on, supérieurement doué, mais il n’a battuque les Piémontais et les Autrichiens. Cette fortune extraordinaire, àvos yeux, qu’il a eue en Italie, où la population le servait, si j’encrois des rapports sérieux, pourrait l’abandonner en Allemagne. On a vuplusieurs de ces exemples au cours des deux derniers siècles.

Puis, se levant brusquement, le prétendu major ajouta :

- Souffrez, monsieur, que nous arrêtions là une conversation quipourrait tourner à la discussion. Des devoirs à remplir nous obligent àprendre sans retard la route de Mannheim. Maintenant, nous voulonssaluer très respectueusement nos adversaires d’hier.

- Et sans doute de demain.

Quand les deux hommes se furent éloignés, Boisgérard disait :

- Sont-ce des espions venus en Palatinat pour reconnaître nos forces etnos moyens de défenses ? Je n’en serais pas surpris si on me le disait.Il m’a plu d’entendre le major nommer Frédéric le Grand, seul hommed’un grand mérite militaire et diplomatique qui ait paru dans lesmarches du Brandebourg. Il est vrai que sa gloire a été quelque peuternie par les cruautés qu’il fit subir à son peuple. Ses neveuxprétendent à suivre sa politique. Leur ambition est d’occuper l’Alsace,après la Silésie. Qu’ils se présentent sur le Rhin, contre Bonaparte,il les ramènera au pas de course dans Berlin.

L’aubergiste, prié à fournir des indications, allait déclarer qu’ilavait cru reconnaître, dans l’interlocuteur de Boisgérard, le généralMassenbach conseiller de Frédéric-Guillaume II. Un aide de campl’accompagnait.

De Frankanthal à Oppenheim, la route était tracée droite entre le Rhinet des collines. Des gendarmes assuraient le service de police surcette voie qui traversait plusieurs villages. Le paysan, qu’il besognâtdans le sillon ou qu’il restât au seuil de sa maison, se montraitcraintif à la vue des gens armés. Dans Oppenheim, à l’hôtel du Sauvage, quelques buveurss’éloignaient en voyant entrer lesofficiers.

Un fort détachement de cavalerie occupait la ville, en gîte d’étape.Cette troupe de passage recherchait tous les amusements qui plaisent ausoldat. Logée chez l’habitant, celui-ci lui reprochait les exigencesque montraient les garnisaires.

Des sous-officiers voulaient animer la cité vue morne le matin, à leurarrivée. Que faire pour cela ? Organiser un bal. Au crépuscule, uneplace publique servit de champ d’ébats aux danseurs. Y vinrent desblanchisseuses et des servantes. La nuit tombée, deux feux de bivouacallaient éclairer quadrilles et farandoles. Au repos des couples, deschants patriotiques alternaient avec la musique des ménétriers.Couplets criés par d’anciens volontaires de la guerre d’Amérique, pardes soldats de Fleurus, par des hussards de Marceau réunis dans le mêmeescadron ; rudes sabreurs qui portaient des haillons et des bottespercées, ne craignant ni Dieu ni diable, se promettant des ripailles etne redoutant plus la bataille pouvant les coucher tous, le lendemain,dans la terre allemande. Leurs danseuses, grosses filles mal parées,consentaient un laisser-aller qui dut indigner les bourgeois placésderrière leurs fenêtres.

Boisgérard allait voir le bal, mais il restait à distance, en chef quine veut pas gêner les soldats. Rentré dans sa chambre, il écrivit desnotes qui devaient fixer plus tard ses souvenirs. Il s’endormit aubruit des violons, après s’être rappelé une noce en Bourgogne où l’ondansait sur le pré.

« Vieux et chers souvenirs, écrivait-il, vous venez souvent mereprendre. »

Dès l’aube du lendemain, les voyageurs reprirent leur route, pressésqu’ils étaient d’arriver au terme du voyage. Maison Rouge, alorsdisert, renseignait les deux capitaines.

- Les ruines qui dominent Oppenheim sont celles du célèbre châteauReichburg. L’empereur Lothaire en fut le premier possesseur. Unsouterrain reliait le donjon à la ville que nous venons de quitter.Soldats et belles dames y passaient pour faire la guerre et menerl’intrigue.

Plus loin :

- Voici Nierstein, un village que les anciens nommaient Aqua-Neri. On yavait ouvert un grand établissement thermal où l’empereur Domitien vintguérir, dit-on, une maladie de peau, et l’empereur Henri IV d’Allemagney vit disparaître une gale invétérée que lui avait donnée une belledame de Francfort. Un auteur prussien affirme que les jeunes femmesmariées et stériles viennent demander à ses eaux sulfuriques certainesvertus de reproduction.

Après :

- Regardez Bodenheim. Les vieilles maisons de bois mal équarris ontleurs façades festonnées de vignes grimpantes. En ce lieu, les cohortesd’Aetius se mettaient pendant fructidor au régime du vin doux. Julien,un César, avait placé dans la plaine un camp bien couvert par une têtede pont établi sur la rive droite du Rhin. Les aigles romaines ont,pendant quatre siècles, dominé ces plaines où passent maintenant nosdrapeaux.

Enfin :

- Voici Weissenau, bourg moderne. Les citadins y viennent remplircabarets et bals. On peut voir chaque dimanche l’ivresse lourde debière mettre à terre les Allemands et leurs compagnes.

A Mayence, où les trois officiers arrivaient à dix heures du matin, legénéral devait faire exécuter d’importants travaux de fortifications.Joubert, ancien député de l’Hérault, devenu commissaire civil, un autreRapinat par ses exactions, reçut le Bourguignon au palais del’Électeur. Leur premier entretien devait porter sur l’état d’espritdes habitants.

Entre ses travaux ardus, Maison Rouge dut avoir des réminiscences.Lélia était loin de Mayence, mais Gisèle de Montjoie demeurait proche.Avait-il pu oublier la figure de la dernière dans le tumulte des camps,dans l’action sanglante du combat, dans les situations diverses qu’ilavait occupées ? Ne fût-ce que par reconnaissance, celle qui tient lesgens de bien, ne devait-il pas lui rendre visite ? Joubert l’avaitinformé que des coureurs prussiens maraudaient aux alentours. S’exposerà tomber en leurs mains était interdit au général. Des mesures furentprises pour mettre les éclaireurs hors d’état de le surprendre.

Boisgérard allait s’assurer le bon guide nécessaire, un bûcheron duHunsdruch, nommé Franz Weber, engagé récemment comme portier du ChâteauRouge. A huit heures du soir, le 18 mars, les deux hommes sortaient deMayence. Leur moyen de transport, une barque, allait traverser le Rhinet s’engager sur le Mein pour longer la rive droite bordée de vieuxsaules. Aucune mauvaise rencontre ne devait contrarier cette excursionfaite dans les ténèbres, laquelle allait aboutir devant une masure deCosheim. Du bourg, les soldats de Frédéric-Guillaume s’étaient éloignésau coucher du soleil pour rallier un bivouac de Grande-garde barrant laroute de Francfort à Wiesbaden. Seuls, des oiseaux nocturnestraversaient à petite hauteur l’opaque obscurité, quand le général,muni d’une boussole, pouvait s’orienter, enfin arriver à la porte duchâteau qui l’avait abrité pendant un rude hiver. Sa main dut trembleren levant un lourd marteau dit d’appel. Les coups plusieurs foisrépétés, un domestique vint, parlementa, reconnut le chevalier, ouvritla lourde porte et voulut bien l’introduire en ce salon où il avait,cinq ans plus tôt, entendu le récit de la légende d’Eppstein. Weberrestait dans l’anti-chambre.

Un long temps que mit à paraître la comtesse Montjoie demandée.Boisgérard avait quitté au printemps de 1793 une femme restée belle etalerte. Il retrouvait un visage ravagé par la douleur et un corpscourbé sous le poids des chagrins. Un désastre ou un deuil cruel avaitdonc ravagé son existence ? Son accueil était froid.

- Monsieur, vous demandez des nouvelles ?

- Je le devais, madame, étant employé à Mayenne.

- Si près de nous. Apprenez que Gisèle a fait demander plusieurs foisoù vous vous trouviez.

- Cette marque de sympathie me touche profondément.

- Politesse française. Je vous prie, monsieur, de bien vouloir luirendre visite.

La comtesse conduisait l’homme habillé en civil dans la chambre oùGisèle occupait un lit blanc, au fond de l’alcôve sculpté. Quelleémotion douloureuse éprouva le visiteur devant un spectacle inattendu ?Les yeux bleus de la jeune fille restaient fixes dans un visage émacié.La fièvre avait aminci les lèvres devenues blanches. Les mains, commedécharnées, restaient nouées par leur réunion sur la poitrine haletante.

Maison Rouge restait immobile et la tête penchée.  Mme de Montjoierenseignait.

- Cette passion découlant d’un sentiment éprouvé pour un officierfrançais, que vous connaissez bien, monsieur, à laquelle on ne pouvaitou ne voulait répondre, a mis Gisèle en cet état.

Boisgérard tombait à genoux, prenait les mains de la malade et lesmouillait de ses larmes. Puis, sans avoir prononcé une parole, ilsortait de la chambre, retrouvait Weber et retournait vite à Mayence.

Quelle fut sa nuit ? Un long meaculpa. L’homme de fer était devenu sensible. Il n’écrirait plussur l’éloignement qu’il s’était ordonné des femmes. Au généralMarescot, Boisgérard demandait, ses travaux étant terminés, de luifaire obtenir un poste, loin du Rhin.

Envoyé à l’armée d’Angleterre, logé près de Boulogne, ayant sollicitéen vain de faire partie de l’expédition d’Egypte, il demanda, singulierprojet, de retourner à Mayence. Un ministre décide qu’il servira, sousChampionnet, à l’armée de Rome. Il se met en route, vers Paris.

III

Le 20 septembre 1798, à huit heures du soir, Boisgérard passait laporte Saint-Denis. Un guide, pris au poste militaire, l’orientait versla rue d’Anjou. Il devait se loger au premier étage d’une maisonmeublée et entreprendre incessamment des démarches qui pouvaientaboutir à changer sa destination.

Le Paris tranquille qu’avait vu le Bourguignon élève de l’EcoleMilitaire, venait de subir les bouleversements d’une révolution.L’émeute y avait porté la torche, actionné le canon, multiplié lesincendies, accumulé les ruines. Si un nouveau pouvoir, se disantlibéral, avait réfréné les ardeurs d’une populace souvent criminelle depar les encouragements que lui donnait Robespierre, les clubs restaientouverts dans les églises profanées et l’échafaud fonctionnait toujoursau bord de la Seine. On vivait, non sans éprouver parfois desangoisses, dans l’attente de nouvelles vêpres jacobines ou dans celledu dictateur qui changerait un régime faible et chancelant en tyrannie.Suivant les mots d’une chanson populaire : « Barras était roi. » Cedirecteur pratiquait le péculat et s’adonnait en crapuleuse compagnie,aux plaisirs licencieux. Le règne des Incroyables ouvrait des bouges etbravait publiquement la pudeur des honnêtes gens.

Quarante-huit heures après son arrivée, Boisgérard constatait qu’auxChamps-Elysées se donnaient rendez-vous, l’après-midi, des citoyensvêtus en Arlequins, pris de vin et bruyants, ouvrant et prolongeanttrès tard les saturnales attribuées par Pétrone à Trimalcyon. Le palaisEgalité, ci-devant Palais Royal, abritait les folies des filles enrenom. Cent maisons logeaient des tripots infects. Autant de balsréunissaient bourgeois éhontés et dames poissardes de la Halle. Toutrespect de citoyen à citoyen était banni depuis que Saint-Just avaitrendu le tutoiement obligatoire. Gloire, honneur, famille, ce qui peutenorgueillir les nations policées, voilà des mots devenus vains,ridicules et alors périmés pour les individus qui voulaient, aprèsavoir honni la monarchie, imiter les roués de la Régence et s’adonner,dans une fièvre adente, aux festins sardanapalesques. On avait rendules places publiques aux bateleurs. Du haut de leurs tréteaux, ilsvantaient et la beauté et l’esprit d’une nouvelle Aspasie et donnaientson adresse, en indiquant le prix qu’elle demandait pour subir lasociété des mâles. Cela divertissait un auditoire, lequel, sans l’habità la Carmagnole qui rend ridicule l’individu le portant, eût représentéou à peu près cette tourbe d’esclaves romains campée autrefois à labase du Mont Aventin. Pendant une saturnale au Louvre, d’anciennesdéesses de la Raison se faisaient mettre aux enchères entre les statuesde Sapho ou s’en allaient poursuivre un muscadin qui avait enrubannéson bâton noir. Nombreux, les étrangers avaient apporté leurs vicesspéciaux dans la nouvelle Babylone. L’orgie avilissait ou tuait cesindividus portés à publier « qu’ils n’étaient venus des bords de laVistule, de la Sprée et du Tibre que pour admirer la grande Nation. »

Boisgérard, qui pratiquait les fières vertus républicaines, celles d’unCaton, allait écrire à Vallongue : « Mon ami, vous ne pouvez vous faireune idée juste du déshabillé dans lequel les femmes osent se montrer ànos yeux, jusque dans la rue. On m’assure ici que le mauvais exemplefut donné par la citoyenne Tallien, femme belle mais d’assez mauvaiseréputation. Je rougis, moi un homme des camps, devant ces créaturesprivées de sens moral, que la police n’inquiète pas et qui fontretourner notre pauvre société à l’âge des cavernes. Ne vous étonnezplus à présent que nous méritions le mépris universel et les pamphletsimprimés à Londres par des gens qui ont traversé Paris pendant sesjours de folie. Je doute que vos Egyptiennes vous donnent lesaffligeans spectacles dont mes yeux se détournent avec horreur. »

Maison Rouge pouvait-il trouver à Paris, pendant son congé, de sainesdistractions ? Lagarde, secrétaire du Directoire, dirigeait sacuriosité vers une compagnie d’acteurs qui jouait rue desFossés-Saint-Jacques des pièces de Corneille, toujours précédées ousuivies d’un récitatif patriotique. Il se présentait bourgeois et gensdu peuple pour remplir une salle longue, éclairée au luminaire descierges. On payait trente sols une place de banquette. Boisgérard, encostume civil, y entendit Cinnale 25 septembre. Ensuite, unevariation sur Le Chant du départ,puis trois hymnes, composés au souvenir du 18 Fructidor.

Le Bourguignon, de figure triste et d’habit modeste, devait être suivides policiers croyant voir un conspirateur dans ce grave civil. Aprèsla présentation de son congé, quelques rudes paroles les éloignaient.Entré le 30 septembre, la nuit venue, au café de la Régence, legénéral, une consommation servie, allait lire le Journal des défenseurs de la patrie.Il ne pouvait s’étonner qu’un homme jeune et élégant prît place à satable. Au bout de cinq minutes, l’inconnu désignait la boisson deBoisgérard.

- Citoyen, n’êtes-vous pas fâché de boire cette composition noire quandnos bons cafés de la Martinique passent maintenant en Angleterre ?

- Qu’y puis-je faire ? dit Maison Rouge, pouvant considérer l’homme quine l’avait pas tutoyé en bon citoyen. Vous m’êtes étranger pour…

- Mille pardons, reprit le curieux.

- Où voulez-vous en venir ?

L’homme se levait et saluait avant de dire :

- Je dois me faire connaître.

Nouveau salut, plus obséquieux.

- Citoyen Mesmin-Cardot, présentement et pour l’avenir, je crois bien,négociant en chapeaux rue Montmartre. Oui, je coiffe.

Son rire éclata, bruyant, dans la salle et fit se retourner les gensattablés.

- Je coiffe les deux sexes. Le tablier gris et la toque noire portés enboutique, une fois accrochés, le célibataire sait s’habiller décemment(vous le voyez) dans un temps où les costumes carnavalesques sont demode. Citoyen, il faut de la tenue pour dîner entre des législateurs etdes avocats au Canard de Vaucanson.Ensuite, libre de cœur et de corps, il me plaît de fréquenter lesendroits recherchés par la bonne société. Ici, on observe une tenuecorrecte, bien que nous soyons à quelques pas du bouge désigné :Palais-Egalité.

- Le musée des horreurs.

- Vous n’êtes pas né à Paris ?

Maison Rouge voyait le début d’un interrogatoire habilement préparé. Ilpliait son journal et allait répondre poliment à son interlocuteurqu’il soupçonnait homme de police, voulant connaître jusqu’où iraientles indiscrétions du bavard.

- Citoyen, je suis un Français de Bourgogne.

- Pays de bons vins. Quoi ! vous seriez un compatriote del’ex-directeur Carnot, vil royaliste passé dans les rangs de nosennemis ? Mais nous avons aussi, venu de votre Bourgogne, lors desfédérations, le savant Monge et le gros Talleyrand. Vous le connaissezpeut-être et pourriez, si vous éprouvez quelques embarras, demanderleur protection.

- Je n’en ai que faire ! cria le général.

Puis, après avoir examiné son interlocuteur :

- Pourquoi ces attentions et ces paroles à un homme venu de la province?

Une question si nettement posée ne devait pas rebuter l’indiscret. Soitqu’il fût un bavard intarissable ou bien l’homme intéressé à surprendredes secrets, il reprit, mais d’une voix presque basse :

- Citoyen, permettez-moi de vous rappeler que nous sommes ici dans unlieu public. L’usage ordinaire donne droit à un habitué de la Régencede s’asseoir à votre table. Or, cela ne doit point vous déplaire.Peut-être m’avez-vous pris, quand tant de gens sont suspects oud’esprit bizarre dans la République, pour un sans-culotte libertin quia des ressources inavouées. Il y a, il est vrai, quelques individus decette sorte autour de nous.  Je les fuis, ne voulant partager nileurs opinions ni leurs aventures. Mieux vaut, à mes yeux, un hommevenu à Paris en curieux.

- En effet, je me plais à observer, comme un voyageur parcourant despays divers, tout ce qui peut retenir l’attention d’un étranger.

- Un civil ? Non. Je vous crois plutôt militaire, venu d’une armée quis’est, quand la patrie était en danger, acquis des gloiresimpérissables.

Cette introduction à la flatterie fit sourire Boisgérard qui reprit :

- Militaire et philosophe. C’est un double état, commun à bien deshommes. M. de Lafayette, injustement oublié par certain parti, estgénéral et voltairien. Quel honnête homme voudrait l’en blâmer ?D’ailleurs, chaque citoyen a le droit, depuis le 9 thermidor, qui vitla défaite des terroristes et leur exécution, d’exprimer et de soutenirdes opinions personnelles, à condition qu’elles soient respectables.Pouvez-vous me blâmer sur cela ?

Mesmin-Cardot, ou l’homme qui se cachait sous ce nom, allait répliqueren se rapprochant du général.

- Que l’Etre suprême m’en garde. Votre franchise, qui me plaît,m’autorise, je crois, à vous demander, mais confidentiellement, ce quevous pensez de la République Une et Indivisible ?

- J’y vois un régime favorable au peuple, émancipé depuis 1789.

- Non ; dites 1793, voulut rectifier l’enquêteur.

- A votre aise. Favorable, ai-je dit, à la condition que sous cetteforme de gouvernement, l’abus des priviléges, commis par certainspoliticiens et les excès sanglants de la populace, ne soient pasrenouvelés.

L’indiscret vida une tasse remplie de lait et se balança sur sa chaiseen homme embarrassé et cherchant une formule à poser ; une formuleacceptable pour un homme qui restait sur ses gardes.

- Savez-vous, citoyen, qu’on trouve à Paris quantité d’hommes prévenus,soit intérêt personnel, soit par vues politiques, contre laConstitution de l’an III ?

Boisgérard comprit qu’on allait lui demander des aveux qui pouvaientêtre compromettants.

- Halte-là, citoyen. La politique est une tigresse. Je ne dois pasm’approcher de ses griffes.

- Quelle prudence, inutile entre nous.

- Nécessaire.

- Il est permis d’approuver ou de blâmer, dans une conversationparticulière, les décrets rendus, le 18 Fructidor, par un triumvirat.

- Je ne répondrai pas.

Mesmin-Cardot éprouvait un dépit visible.

- Le militaire se réserve. Ce militaire n’est-il pas un chaud partisandu général Bonaparte, aujourd’hui accusé de vouloir changer le régimeactuel ?

- Il est vrai que j’admire le guerrier qui, après avoir libéré l’Italiedes tyrans qui l’asservissaient, nous a donné une paix aussi nécessaireà notre repos qu’avantageuse comme extension territoriale. Je l’auraisvolontiers suivi aux grandes Indes, afin d’en expulser les Anglais, nospires ennemis. Nos soldats sont toujours prêts à lui tresser descouronnes. Mais toujours porté à remplir mes devoirs civiques,l’admiration que j’ai pour Bonaparte ne se changerait pas en adulationde courtisan si le général osait violer les lois qu’il a juré derespecter.

Mesmin-Cardot affirmait :

- Le gaillard a de l’astuce. Un Corse violent et têtu, vous dis-je.Oui, je le vois porté à imiter Cromwell. L’avez-vous rencontré ?

- Plusieurs fois.

- J’assistais au banquet qu’on lui donna à l’Odéon. Voix caverneuse,mauvais regards, gestes brusques, voilà les signes qui font reconnaîtrele dictateur. Mon opinion sera confirmée si les sables mouvants del’Afrique où il guerroie ne lui forment pas un linceul ou si le yatagand’un Turc ne lui fait pas sauter la tête.

- Citoyen, dit sévèrement Maison Rouge, il ne faut souhaiter à personneune mort qui peut nous atteindre demain.

- Vous avez trop de générosité pour ce Bonaparte autoritaire. Si leDirectoire ne l’avait pas envoyé au-delà des mers, ce qui plaît à sonambition de conquérant, nous serions peut-être pliés aujourd’hui sousl’odieux régime d’un Tarquin. Alors, vous prendriez les armes pourcombattre l’ennemi du peuple ?

- J’obéirais aux ordres que me donnerait le ministre.

L’indiscret se montrait étonné.

- Un ministre peut s’être vendu ou fait complice. Tout homme libre doitpouvoir prendre seul des résolutions civiles et en assurer l’exécution,si le bien public est en péril.

Boisgérard, par quelques paroles rudes, devait amener son interlocuteurà ne pas poursuivre l’exposé de ses vues politiques.

- Citoyen, si cela vous contrarie, voulez-vous que nous parlions desévénements du jour ?

- A la condition qu’un intérêt général s’y rattache.

- Vous y prendrez plaisir.

Comme un gazetier qui a pris langue en dix endroits, Mesmin-Cardotannonçait que Talma devait jouer le primidi vendémiaire (samedi 12octobre) Sylla, en compagnied’acteurs toujours acclamés ; qu’une ambassade marocaine conférait avecBarras ; que les Anglais avaient livré un combat naval devant Rochefort; puis en confidence :

- Jeune citoyen, qui as droit aux plaisirs de Paris, vous pourriez voirdemain, en costume grec et qui sera léger, une fort belle personne.Elle vient de se fixer parmi nous. C’est la citoyenne Holbach. Sacréedéesse, elle doit présider le dîner décadaire du club de la section deBrutus. La réunion se tiendra rue Montorgueil, ex-local de la halle aulin, à six heures du soir. Le dîner sera suivi d’un spectacle qui aurases saveurs en tant que mots curieux. Ça se nomme La Poissardeparisienne, pièce du citoyen Maillot. Je suis sûr que lacompagniesera nombreuse et gaie. J’allais oublier, ce qui peut décider à sedéranger un homme de votre âge : cent jeunes filles, choisies parmi lesplus belles de la section, seront chargées de servir les convives.

- Ces amusements ne me conviennent pas. Pour cause : le dîner de vossociétés finit dans l’orgie, comme au temps des rois, dont vousréprouvez les œuvres.

- Je vais vous donner d’autres indications.

Il ouvrit et feuilleta un carnet.

- Les gens de bonne compagnie, trouvant le théâtre trop léger et lesbanquets trop crapuleux, se rendent chaque soir, excepté le décadi, auxséances que donne la citoyenne Ameri. Cette Napolitaine est, dit-on,une élève bien douée du fameux Cagliastro. Si vous voulez éviter laballe ou le boulet qui tue…

- Citoyen, je ne crois pas à la préscience chez l’individu habitantnotre planète. Libre aux gens qui recherchent les contes des prétendusvisionnaires d’aller payer à cette Napolitaine une leçon d’astrologie ;Je m’en garderai bien.

- Il se tient rue de Buci un bal qui réunit beaucoup de monde.

- Danser est un art que je n’ai pas eu le temps d’apprendre.

- Eh bien, je vous dirige vers le théâtre respectable.

- Il en existe ?

- Dans les dépendances du Palais Égalité. Le premier rôle des grandsdrames est tenu par la citoyenne Anne Mars. Je l’ai vue belle. Mars, cenom doit plaire à un guerrier.

- Je réfléchirai, dit Boisgérard, que le bavardage de l’indiscretfatiguait. Souffrez, citoyen, que je reprenne ma lecture.

Mesmin-Cardot entendit qu’on lui donnait congé. Il repoussa sa tasse,paya la consommation d’un assignat crasseux.

- Toutes hors de prix, fut sa plainte.

Levé et serrant de la main gauche un gourdin d’Incroyable, il fit deuxpas à reculons, ôta son chapeau, salua et dit :

- Citoyen, j’aurai sans doute le plaisir de vous rencontrer au premierjour. Je vous dis bonsoir et fraternité.

Et l’homme pivota sur ses talons, s’éloigna à pas mesurés, en chantantd’une belle voix les premières strophes de la Flûte enchantée deMozart :

       La vie est unvoyage ;
       Tâchons de l’embellir ;
       Jetons sur ce passage
       Les roses du plaisir.

Maison Rouge voulut demander au garçon qui l’avait servi :

- Cet homme qui m’entretenait n’est-il pas un habitué de votreétablissement ?

- Depuis quelques mois nous voyons ledit citoyen venir ici. Tantôt gai,tantôt triste, il paraît avoir reçu la mission d’observer lesétrangers. Je l’ai entendu se dire le proche parent de Sophie Arnould,une comédienne. Mon camarade Flavien le croit employé dans les bureauxde Lecarlier, directeur de la police.

- C’est un espion. Je m’en doutais.

Boisgérard vit le ministre Schérer, lui demanda à retourner sur leRhin. Il fut renvoyé à l’agrément de Jourdan qui allait commander unearmée réunie autour de Mayence.

Un mardi, à trois heures du soir, le général, en uniforme, quittait samaison de la rue d’Anjou et se dirigeait vers les Tuileries. Le Conseildes Anciens y tenait ses séances et prétendait représenter, dansl’édifice bâti par Philibert Delorme, le vieux Sénat romain. SuivantSieyès, parfois ironique, les membres du Sénat français avaient plus decorruption et moins de volonté que les Pères conscrits qui avaient euCiceron et Séjan pour orateurs. Dans les avenues qu’un peuple révoltécontre la monarchie avait franchies, fusils ou piques en mains, le 10août 1792, des gardes assuraient la sécurité ou plutôt couvraient deslégislateurs obéissant servilement aux ordres du Directoire que degrandes fautes allaient rendre impopulaire. L’uniforme du généraldevait lui servir opportunément de laisser passer.

Arrêté dans une pièce carrée et nue, un huissier lui demanda quelpersonnage il désirait voir et le pria de remplir un bulletinsignalétique. Vingt minutes passèrent. Le même huissier allaitl’introduire dans « le bureau des entrevues » orné d’une statuecolossale de la République et meublé de banquettes. Quatre gendarmess’y tenaient en observation. Cinquante personnes formaient des groupes,causaient à mi-voix, comme si en ce lieu des secrets d’État étaientrévélés. Un quart d’heure d’attente.

Jourdan, gros homme à la face colorée, le regard fixe et dur, sonvêtement officiel bravant la simplicité républicaine, s’avançait dansle salon, se nommait et demandait :

- Quel est l’officier qui désire me parler ?

Il n’avait pas reconnu dans l’homme resté debout et isolé derrière lesbanquettes son ancien subordonné.

- Ah ! c’est vous, citoyen Boisgérard, dit-il, quand le Bourguignon sefut avancé.

Ils se placèrent dans un angle du salon.

- Parlez-moi vite de ce que vous désirez.

- Citoyen-général en chef, commença Maison Rouge, je dois vous informerque le chef de brigade Lagastine a été choisi par le ministre pourcommander la troupe du génie à l’armée du Rhin. Cette troupe, formantune brigade, n’aura, il me semble, que des tâches faciles à remplir ;celle de réparer quelques fortins, à moins que nous ne soyons encoreobligés de passer le Rhin vers Dusseldorf.

- J’ai appris, par une lettre de Kellermann, que vous désirez y êtreemployé. Si votre prétention peut se justifier, Jourdan doit sepermettre de faire des objections. L’armée du Rhin ne sera plus qu’uncorps d’observation, sans besoins d’un officier aussi actif que vousl’êtes. Au contraire, un champ d’action et le plus vaste, car jeconnais votre mutation, vous sera ouvert en Italie, quand Championnets’avancera dans le royaume de Naples.

Et après une minute de silence, en voyant Boisgérard tout contrit.

- Parlez-moi franchement. Auriez-vous quelques raisons particulières etpuissantes qui vous empêcheraient de servir sous Championnet ?

- J’estime ce général. Je ne viens arguer auprès de vous que desconnaissances que je possède des lignes du Rhin. Raisons qui militentpour me placer dans ou aux environs de Mayence. Rester sur leterritoire français ou combattre en Allemagne, voilà mon seul désir.

Le sénateur, qui n’aimait pas qu’on insistât auprès de lui, fronça lessourcils.

- Seul, le ministre de la Guerre a le pouvoir de vous envoyer àMayence. Or, il ne veut pas prendre cette décision, même après avoirentendu vos prières. Qu’y puis-je faire ? Rien, car je suis, comme vousl’êtes, le subordonné du ministre. D’ailleurs…

Il baissa la voix pour parler confidentiellement.

- Je désobligerais Championnet en favorisant votre mutation. Allez verslui avec confiance. Portez-lui, je vous prie, les vœux ardents queJourdan fait pour ses succès. On vous fait une faveur en vous plaçant àl’armée de Rome. Vous assisterez là-bas à de grands événements quand jepourrais rester à me morfondre dans un camp d’observation. Adieu etbonne chance, citoyen-général.

Le sénateur Jourdan avait disparu et Boisgérard, l’âme triste, restaitimmobile. Quelle diversion lui fit relever la tête ? Un homme, vêtuavec cette recherche qui parait trivialement les Incroyables, lefrappait à l’épaule et disait :

- Bonjour, Boisgérard. Que vient faire ici, lieu d’intrigues,l’officier sans peur et sans reproches ?

- Emmanuel Gabet, ancien secrétaire du commissaire Rüdler à l’armée duRhin, dit Maison Rouge.

Ils allaient s’embrasser, comme des frères qui se retrouvent aprèsquelques années de séparation. Puis le général racontait son entrevue.

- Quoi ! vaillant homme né sous le laurier, pour porter une couronne degloire, tu voudrais aller revoir ces farouches Germains travaillant,sous la direction de Pitt, à frayer vers Paris un chemin aux émigrés ?Quelle mouche te pique ou quelle sotte amourette te pousse vers uneancienne garnison ? Est-ce l’amour ? Non. En effet, tu es réputé hommevertueux. Rûdler te désignait : « La petite demoiselle blanche ».Alors, mettons convenance personnelle pour ne pas froisser Boisgérard.

- C’est juste.

- Qui sait ? Les guerriers ont aussi leurs secrets. Personne ne t’avaitdonc informé que le citoyen Jourdan est un être rébarbatif sous l’habitde sénateur ?

- Je ne voyais que le général en chef.

- Mon cher, il faut toujours demander conseil à un ami sûr avant d’êtreun solliciteur chez les gens haut placés. Jourdan, ayant obtenuquelques succès militaires, grâce aux bonnes troupes placées sous sesordres, puis la faveur de porter l’habit bleu, le manteau rouge, et desplumes tricolores à son toquet, a ouvert les grandes écluses à sonorgueil.

- Ce que j’ai vu.

- Je loue ta perspicacité. Entre nous, c’est aujourd’hui un politiciensans scrupules. Il fait partie de la bande des corrompus, comme Barras.

- C’est les couplets des Collets noirs que tu me chantes.

- Un bon couplet. Je voisine volontiers avec ces frondeurs, car enFrance, à une époque où la licence gagne chaque jour, dans toutes lesclasses, l’épigramme a du bon. M. de Voltaire y excellait. Au fait, lecitoyen Jourdan te refusant une satisfaction modérée, pourquoi étanthomme hardi, appuyé par de beaux services, pourquoi n’en appellerais-tupas aux grandes puissances ? Vous autres, guerriers, occupés à donnerla mort aux esclaves de Pitt et de Cobourg, vous ignorez qu’il nousreste des princes et des princesses dans la République Une etIndivisible.

- Gabet, quelle allusion fais-tu ?

- Écoute ! tu dois connaître, en instruction nécessaire, les petitescomédies que nous voyons jouer aux chandelles. Le monarque du jour estBarras. Connais que la citoyenne Bonaparte a sur lui un grand pouvoir.N’as-tu pas connu Bonaparte ?

- Nous étions élèves et de la même chambre à l’École Militaire.

Gabet exécutait un pas de danse.

- Parfait ! Camarades d’école. Cela suffit pour assurer ton entrée àl’hôtel qu’habite sa femme, rue de la Victoire, ancienne rueChantereine. Va lui confier tes embarras. Elle est bonne fille, jet’assure. Pour amener un partisan au héros italique, l’ex-dame deBeauharnais saura jouer et sans tarder de sa séduction de créoleavisée. Barras, une fois intéressé aux affaires du ci-devant MaisonRouge, ira prier Jourdan de te placer où tu désires aller. Ainsi, onéviterait au général Boisgérard les fièvres pernicieuses qui règnent enpays romain.

Le fier Bourguignon déclarait qu’en appeler à la protection d’une femmepour être envoyé à Mayence ou à Strasbourg répugnait à son caractère.

- Mon ami, tu fais le Grand d’Espagne. Une autre combinaison pourraitte servir. Je peux t’adresser, et un ami sûr serait ton guide, à lacitoyenne Caudy, ancienne actrice du théâtre Feydeau. Sa maison, situéepetite rue Chalier, s’ouvre deux fois par décade aux amateurs dedéclamation, mais le citoyen Jourdan peut y entrer tous les jours, lanuit venue. Ce que veut la citoyenne Caudy, Jourdan le veut. Toutefois,la déesse n’accorde sa protection qu’après un versement d’écus. Tarifassez élevé. Dix mille livres.

Se refusant à tout marché honteux, le général décidait qu’il iraitrejoindre Championnet en Italie.

IV

Maison Rouge va passer un nouveau congé d’un mois dans sa famille,prodiguer des tendresses aux siens, éprouver le pressentiment d’un sortfuneste, se mettre en route le 5 novembre 1798, passer à Genève,s’arrêter à Turin et séjourner à Milan. Ensuite, il doit suivre deschemins coupés par les rôdeurs, imposer dans les auberges son autoritéd’officier, celle-ci appuyée d’une escorte de dragons, mais se trouver,la frontière de Toscane passée, aux prises avec l’autorité féodale duGrand-Duc souverain à Florence. Sorti de Bologne le 16 décembre, il estarrêté à Barbecima, retenu prisonnier dans Poggibonsi et libéré aprèsd’énergiques réclamations.

Arrivé à Rome, logé au château Saint-Ange, un vieux capitaine lerenseignait quant aux actions de son armée déjà avancée sur Gaète. Unordre de Championnet lui ordonnait de faire réparer les murailles quientouraient la Ville Eternelle, puis de rejoindre le quartier général,une fois armées et munitionnées les barques ancrées devant Terracine.

Un matin, il se mettait en route sur la voie Appienne, traversait lesMarais Pontins, restait plusieurs jours à organiser une flottille etarrivait, toutes sortes de dangers courus, au camp qu’occupaitMacdonald. Ce général, brutal et entêté, lui fait reconnaître lesfortifications de Capoue où se tiennent bien abrités les soldats du roides Deux-Siciles, mais il ne veut pas exécuter le plan qui lui auraitlivré la ville que défendait Mack. Il risque un assaut bientôt repousséet doit, pour s’ouvrir la route de Naples, chercher les moyens dedéborder la place à l’est, Boisgérard agissant.

Quel coup audacieux à risquer ? Franchir le Volturno, assez loin ducamp français et en amont de Capoue, traverser la plaine où Annibalavait goûté des délices et menacer, devant Sainte-Marie, le chemin deretraite des Napolitains.

La perte de deux voitures brisées devant Sessa-Arunca devait retarderl’équipement normal des sapeurs. On ne put, toute diligence faite, lecompléter que dans la soirée du 5 janvier 1799. Déjà, Macdonald avaitgroupé, pour protéger et aider les pionniers, une troupe d’escorte.Elle était formée du 3e bataillon de la 30e demi-brigade obéissant àDarnaud. Quinze chasseurs à cheval devaient éclairer la marche.Derrière l’infanterie, quarante soldats du génie et des auxiliairesentouraient un pont volant chargé sur douze chariots ; équipage quecommandait le lieutenant Jarry. Le 6, à sept heures du matin, MaisonRouge donnait le signal du départ. On sortait du camp de Casa Reale. Unpaysan nommé Ventoli suivait de guide.

Un épais brouillard, levé des terrains marécageux qui bordent lesinueux Volturno, empêchait de voir à longue distance devant soi, quandil fallait éventer toute embuscade tendue par les Napolitains. Lescavaliers mis en pointe faisaient marcher leurs chevaux au pas dans cesdemi-ténèbres. Ils s’arrêtèrent brusquement. Leur chef avait aperçu desombres qui se défilaient derrière une maison ruinée. Ventoli, hommeaudacieux, appelé et informé, allait faire vingt pas dans la directionindiquée, revenir vite et dire :

- Ce que vous avez vu, c’est une rangée de vieux saules. Il n’y a pasun homme de ce côté.

Nouvel arrêt et nouvelle reconnaissance devant un hameau que leshabitants avaient abandonné. Mais à dix heures, la troupe arrivée surun plateau pierreux, le vent du nord-ouest balayait le brouillard. Sousles rayons d’un soleil blanc, un vaste paysage apparaissait, de ladéclivité des collines au fossé du petit ruisseau qui serpentait entredes peupliers. Les Français, toutes inquiétudes tombées, allaients’avancer au pas ordinaire vers un grand bois de chênes. Hors du bois,Boisgérard entendit le grondement du canon. Surpris et alarmé, il seposait une question :

- Est-ce que Mack, renforcé et bien décidé à nous combattre, vientd’attaquer Macdonald ?

Que celui-ci fût forcé de céder du terrain et rétrogradât vers Gaète,la colonne isolée se trouverait dans le plus grand danger. MaisonRouge, audacieux ou prudent, suivant les circonstances, arrêta latroupe et envoya un officier aux nouvelles. L’officier devait rapporter.

- L’armée ferdinandiste, restée dans ses abris, ne fait jouer sonartillerie que pour fêter un anniversaire, celui de son roi.

Pendant que les Napolitains brûlaient leur poudre, sans dommage causéaux Français, Boisgérard faisait occuper Piana. On n’y trouvait qu’unvieillard impotent, tous les habitants valides ayant fui à notreapproche vers des refuges forestiers. Les balbutiementsincompréhensibles du paralytique répondirent aux questions que le guidelui posait. On défendit aux soldats de forcer les portes. Le généralenvoya cinquante hommes occuper et garder le gué du Volturno où passaitun chemin carrossable reliant Cajazzo à Caserte. De plus, quelquescavaliers allaient battre l’estrade sur la rive gauche. Remis enmarche, le corps d’expédition allait entrer à Cajazzo sans avoir tiréun coup de fusil.

Sentinelle couvrant Piedimonte, Cajazzo occupe l’angle le plus élevé duquadrilatère : Pignassaro, amorce d’une route conduisant à Frosinone ;Capoue forteresse barrant la route de Naples ; Caserte, où aboutit laroute de Salerne. Cajazzo, situé en terre de Labour, siège d’un évêché,ordinairement animé des commerces agricoles, où la bourgeoisie étaitfière et le peuple turbulent, avait deux mille habitants inscrits aucontrôle d’un bailli, quand les Français se présentèrent à ses portesrestées ouvertes à trois heures du soir.

« En ce jour ordinairement bienheureux des rois, devait écrire l’abbéSanto, une horde de barbares tomba chez nous et y viola plus de vingtjeunes filles ».

Vile accusation. Et en preuve contre : les Républicains ne trouvèrent,à Cajazzo, d’être vivant qu’une vieille femme couchée sur un matelas.D’elle, le guide obtint ces renseignements :

« On nous avait annoncé l’arrivée des révolutionnaires pour le 3janvier. Des officiers de notre roi disaient que toutes les personnesqui resteraient à Cajazzo seraient massacrées ou brûlées dans leursmaisons, car les Jacobins ne traversent jamais un pays sans le brûler.Le gros de la population se rassembla devant la cathédrale, entendit undiscours du magistrat de la ville, puis la messe et suivit notre saintévêque dans la montagne de Tibano. Chacun emportait des meublesprécieux. Le lendemain, beaucoup d’autres gens partirent pendant queles cloches sonnaient un chant funèbre. Une fille qui me reste estvenue ce matin pour me transporter loin d'ici. Le conducteur du mulet,sur lequel je devais être placé, prit peur, nous abandonna à un bruitlointain de tambour, et partit avec sa bête. »

Boisgérard chargeait Darnaud d’occuper la place et de se tenir sanscesse en éveil, car les Napolitains pouvaient chercher à noussurprendre. Il allait reconnaître sur le Volturno un point facilementaccessible au fleuve où ses pionniers jetteraient un pont le lendemain.L’étude du lieu choisi et les sondages nécessaires à fixer la hauteurdes chevalets devaient l’occuper jusqu’au soir. La nuit venue, il fitrentrer les vedettes envoyées vers Citadella, dans la crainte quel’ennemi ne vînt à les surprendre. Lui-même rentrait à Cajazzo vershuit heures, sous une petite pluie. Son logement avait été préparé rueCentrale, au premier étage d’une vieille maison. Un chef de bataillonrépondait :

« Que toutes les précautions de sauvegarde étaient prises ; qu’il neparaissait point possible que la garnison fût attaquée nuitamment pardes partisans ou par des soldats ».

Une si ferme assurance de sécurité devait porter Maison Rouge àrefouler quelques craintes éprouvées au moment de se mettre à table.Écrasé de fatigue, il se promettait de prendre un bon repos quand, déjàdéshabillé, un sergent forçait sa porte et disait :

- Citoyen général, une troupe napolitaine a passé le Volturno. Rapportd’un cavalier.

- Je crois à une fausse alerte.

Dix minutes plus tard, un lieutenant d’infanterie venait informerBoisgérard :

- Un muletier de Caserte, qui vient d’arriver ici, a déclaré que leshabitants raisonnables de Cajazzo, ayant appris que nous ne commettonsaucune déprédation, sont descendus de la montagne. Arrivés devant lesportes de Caserte et de Capoue, ils attendent qu’on leur permette derentrer chez eux.

- Nous verrons demain si on peut les recevoir sans danger. Enattendant, que les postes soient doublés.

Entièrement rassuré, le général se couchait et s’endormait.

De dix à onze heures, dans le vacarme d’un fort vent d’ouest,l’infiltration des Napolitains s’opérait par la porte de Piedimonte,que des soldats pris de vin avaient abandonnée. Un tisserand leurservait de guide, indiquait où se trouvaient les bivouacs de l’ennemi.Aux cris des miliciens du roi Ferdinand, répondirent en longuesclameurs les cris des habitants cachés dans les caves et ils ensortirent précipitamment. La fusillade éclata, puis les ordrespartirent.

- Mort aux Jacobins ! Pas de quartier !

Brutalement attaqués, ne pouvant compter dans l’obscurité leurs ennemisqui se présentaient de tous côtés, les soldats de la 30e demi-brigadeéprouvèrent une panique, cherchèrent des abris et trouvèrent au seuildes maisons les habitants qui les poignardaient. Un capitaine, blessé,indiqua le refuge d’un grand bâtiment isolé. On ne l’écouta pas. Unecompagnie abandonna ses fusils mis en faisceaux sur la place publique.Un sinistre tocsin fit redoubler la peur des fuyards qui prirent laroute de Capoue.

Maison Rouge, réveillé en sursaut, se rendit compte du danger quil’environnait. L’étonnement, la stupeur et l’indignation se succédèrentchez lui en voyant, d’une fenêtre ouverte, l’abandon de leurs postespar ses soldats. Il fallait les rejoindre, et seul, car son domestiqueavait disparu. Son courage lui donnait de l’audace dans les situationspérilleuses. Habillé vite et armé il quitta son quartier, se jeta dansune ruelle noire aboutissant à une petite place. Là, des hommes portantdes torches et des fourches semblaient délibérer. Le lieutenant Jarryet son ordonnance, sortis d’une masure, rejoignirent le général.

- Chargeons ces coquins, dit Boisgérard.

Ils en tuèrent deux à coups de pistolet. Les autres prirent la fuite ;ce qui permit aux trois hommes de gagner la porte de Capoue. Courantsur la route, ils ne s’arrêtèrent qu’au pied du coteau qui couvre laville au sud, parmi un groupe de grenadiers.

Les Napolitains n’avaient pas suivi les Français hors des murs. Ou leurfaiblesse numérique, ou la crainte d’être décimés les arrêtait. MaisonRouge eut deux raisons de rentrer dans la ville : effacer une défaitehonteuse et délivrer Darnaud resté prisonnier. Il fallait donc tenterun coup de main.

Boisgérard envoyait aux troupes arrêtées devant une sapinière l’ordrede faire volte-face. Il vit arriver deux compagnies. Pressé d’agir etvoulant donner l’exemple du courage à montrer, le général, guidant septgrenadiers, arrivait quelques minutes avant minuit à la porte deCajazzo restée ouverte. Si les Ferdinandistes n’en gardaient pasl’entrée, un grand feu, récemment allumé, en éclairait les abords. Aumoment de la franchir, les grenadiers essuyèrent une décharge qui lescoucha sur la route. Boisgérard tombait dans les bras de Jarry, seulépargné, quand la porte se fermait.

Le lieutenant conduisait son chef à cent mètres du rempart et ledéposait sous un marronnier, au bord du fossé de la route. MaisonRouge, évanoui, ne reprit ses sens qu’ensuite d’une forte pressionopérée sur les tempes.

- Où suis-je ? fut sa première question.

Jarry renseignait le général qui avait du sang plein la bouche, luiapprenait que la troupe ramenée vers Cajazzo opérait une retraiteprécipitée.

- Lieutenant, je suis blessé au cœur. Aucun moyen de transport ne m’estoffert. Laissez-moi mourir ici.

Sa tête tombée dans l’herbe, il parut avoir cessé de vivre. Jarry nevoulait pas abandonner son chef. Mais quelques minutes passées, la peurd’être massacré le prit, aux bruits d’une marche lui signalantl’approche des plus cruels ennemis que les Français ont rencontré dansleurs guerres. Il coucha Boisgérard sur un lit de feuilles, le couvritde son manteau et s’éloigna pour distancer les paysans chargés depoursuivre les Républicains.

Maison Rouge ne resta en léthargie que pendant deux heures. En sevoyant seul, comme perdu, dans les ténèbres, il crut à un mauvais rêveet voulut se lever. Chancelant, appuyé au tronc d’un marronnier, ilreconnut que son état était grave.  Que faire en ce lieu désert ?Y attendre le jour. Alors, il se trouverait entouré d’ennemis, insultéet maltraité.

Une forte volonté détermina Boisgérard à fuir. Quelques forcesretrouvées, il put s’orienter vers Piana. Mais un parcours de centmètres fait, des voix lui annoncèrent une troupe ennemie qu’il pouvaitrencontrer. L’officier prit à gauche un chemin de traverse et atteignitbientôt la rive du Volturno, fleuve qu’il passa sur un pont volant queles Napolitains avaient jeté pour aller attaquer Cajazzo. Un repospris, rive gauche, le blessé devait chercher un asile et des secours.La lueur qui l’attirait était celle d’une lampe allumée dans unechapelle isolée. Il parvint jusqu’à la bâtisse en épuisant ce qui luirestait de forces. Au seuil, affaissé, ses souffrances redoublèrent.Une balle de gros calibre avait sectionné le poumon et traversé enpartie le corps.

Boisgérard s’employait à fixer un mouchoir sur la blessure quand deuxhommes surgirent des ténèbres et s’avancèrent vers lui. Ces grenadiersfrançais, égarés, voulurent servir le général. Le vin qu’ils donnèrentle ranima. On décidait de se rendre à Piana, l’officier étant fortementsoutenu. A trois cents pas de la chapelle, une troupe napolitaine,embusquée derrière un mur, tira sur le groupe. Les grenadiers tués,Maison Rouge tomba aux mains des miliciens ; hommes cruels, qui ledépouillèrent et le frappèrent si brutalement que ses cris de douleursamenèrent un chef de bataillon sicilien nommé Costanzo.

Singulière rencontre faite dans cette nuit. Boisgérard et Costanzoavaient suivi, en 1790, les mêmes cours à l’école royale de Mézières.Sous un feu de lanterne éclairant les traits du général, le Sicilien lereconnut et montra une vive émotion.

- Je veux et je dois tout faire pour vous aider.

Et lui serrant les mains.

- Vous étiez donc dans la ville où je me suis battu contre vos soldats? Laissez-moi vous dire, général, que je ne frappais pas les Français,mes éducateurs, mais les Jacobins qui ont assassiné une noblesserespectable et profané les églises, même en Italie.

- Mon ancien camarade Costanzo, il ne faut pas, devant moi, séparer lesRépublicains qui vous combattent des Français que vous estimez.

- Nous avons souffert de leurs brutalités et dévastations.

- Hélas ! la guerre précède un cortège de cruautés. Que dirais-je devos soldats ? Ils viennent de jeter nu sur un sol humide et de frapperun officier blessé. Sans votre arrivée, j’étais assassiné. Il y a undroit des gens et une pitié inconnus chez vous.

Costanzo avait éloigné les miliciens. Ils se tenaient à quelques pas etrefusaient aux instances du chef de bataillon de rendre les effetsvolés.

- Nous avons droit aux prises.

L’officier allait donner son manteau et une couverture au général quigrelottait sous les poussées d’une fièvre ardente ; ensuite, ilrachetait aux brigands la montre et les papiers, de Boisgérard ; etceux-là s’éloignèrent en criant des injures. Le jour enfin levé, MaisonRouge refusa d’être transporté à l’évêché de Cajazzo où il seraitprisonnier sur parole. Plus près de sa dernière étape, au couvent deSan Angelo in Formio, les Français pouvaient arriver et le délivrer.

Deux Bénédictins, les seuls qui restaient d’une vieille et nombreusecommunauté, laquelle dépendait de Monte Cassino, ouvrirent une chambreau général et lui accordèrent leur pitié. Un médecin ferdinandistesoignait la blessure, ordonnait l’œuvre d’un infirmier que Costanzoavait engagé. Et le Sicilien ne s’éloigna qu’avec regret de Boisgérard.

A la date du 10 janvier, Mack, général en chef de l’armée napolitaine,signait une convention qui livrait aux Français Capoue et ses environs.Les miliciens évacuaient Citadella et Cajazzo. Vingt-quatre heures plustard, le plus jeune frère de Boisgérard, appelé Barbuat et Géliate sonsecrétaire arrivaient au couvent. Un chirurgien les accompagnait etconstatait : « qu’une blessure très grave, laissé pendant trois jourssans soins particuliers, pouvait être mortelle ».

Les moines, dévoués et apitoyés sur une grande infortune, avaient reçucette confidence de leur pensionnaire :

- Si j’avais écouté les conseils de ma mère, je serais parmi vous,portant le froc, occupé de méditations et de prières. Le Destin a vouluqu’il en soit autrement. Que la volonté de l’Etre Suprême s’accomplisse.

Son jeune frère nommé adjudant surnuméraire du génie, arrivé le 9janvier au camp de Macdonald, faisait relation des nouvelles deTonnerre. L’espoir d’une guérison et celui de revoir sa familleportaient le général à supporter patiemment des douleurs très vives.Levé le 17 janvier, il voulut ajouter des notes à ses cahiers, enrenseignements précis. Cette rédaction achevée, sa table de travailplacée derrière une fenêtre qui regardait le Midi, Boisgérard restaitcontemplatif. Ses regards allaient, des assises énormes des Apennins,au rivage pittoresque de la Méditerranée. Il voyait un Eden dans laplaine couverte d’orangers, un paradis dans la maison blanche quidominait le Vésuve, un saint asile dans la petite chapelle isolée entreles tombes d’un vieux cimetière. Un recueil d’Horace ouvert sur sesgenoux, il traduisait de l’ode IV : « Enfin, le doux printemps a, loinde nos climats, banni la piquante froidure. La triste blancheur desfrimas, dans vos prés rajeunis, fait place à la verdure ». Et ilquestionnait.

- Géliate, savez-vous que la campagne de Naples jouit d’un éternelprintemps ?

- Citoyen général, que sa douceur vous guérisse promptement et j’enlouerai Dieu après vous.

Boisgérard prononça, en dirigeant un doigt vers sa blessure :

- Chi lo sa ?

Une tristesse passait dans ses yeux, y restait obsédante, entretenuepar l’amer regret venu surprendre l’être dont les jours de vie sontcomptés. Une diversion devait pourtant l’éloigner à l’arrivée desgénéraux Rey et Duhesme, venus le visiter, en témoignage de leur estime.

- Merci, frères d’armes, dit-il aux deux officiers qui le virent selever avec peine et retomber défaillant sur une chaise.

Le courage de ces braves allait cacher l’émotion qu’ils éprouvaientdevant un visage émacié, portant des teintes plombées près des yeux ;signe terrible qui annonce la fin prochaine d’un homme.

Il leur demanda, mais d’une voix faible :

- Qui commande les pionniers à l’armée de Rome ?

- C’est le citoyen Chabrier, renseigna Duhesme. Il se trouve placé,comme chef de bataillon, sous les ordres du général Eblé.

- Un élève de Marescot, un bon officier. Mon regret le plus vif, c’estde ne pouvoir vous accompagner à Naples.

- Vous nous retrouverez après la victoire.

Rey et Duhesme s’éloignèrent tristement de Boisgérard. Le soir, desofficiers du génie se présentèrent pour exprimer leurs regrets den’avoir plus à les commander l’homme si malencontreusement blessé et degrande réputation militaire.

Championnet, logé à Caserte, ne s’occupa point d’un général mis hors decombat. Avait-il appris qu’il n’était venu que contraint à l’armée deRome ? Macdonald devait, plus tard, lui reprocher cette indifférence,lui qui avait envoyé trois fois un aide de camp prendre des nouvellesde Maison Rouge.

Le 18, Boisgérard fit un violent effort sur sa couche et jura contreson impuissance physique, au bruit lointain du canon. Il ne pouvaitmonter à cheval, arriver au combat qui se livrait à dix ou douze lieuesde lui. Des larmes, les plus amères, indiquaient sa tristesse. On luidit que les Napolitains, gens sans foi, avaient rompu une trêve signéepar Mack, attaqué les Français, sans avis préalable, devant PonteRotto. Et pendant quatre jours, les bruits d’une bataille actionnée,même la nuit, arrivèrent au couvent de San Angelo, se confondantparfois avec les grondements du Vésuve.

Naples étant tombée au pouvoir des Français, Géliate, qui était alléprendre des nouvelles à Capoue, devait faire à Maison Rouge le récitdes opérations.

« Le roi Ferdinand et la reine Caroline réfugiés en Sicile, la flottede l’amiral Nelson les y ayant portés, avaient laissé dans la capitaledes agents chargés de soulever le peuple contre les Républicains. Onavait armé les lazzaroni, c’est-à-dire la lie du peuple. Au généralGirardon était confiée la tâche d’entrer à Naples par la porte deConstantinople. Il fallut après avoir déblayé les rues à coups decanon, prendre les faubourgs maison par maison, puis monter à l’assautdes forts. Rues, places et ruelles encombrées de cadavres, le sang yformant des ruisseaux, les Français eurent enfin raison des grandesrésistances. Alors, Micheli, chef reconnu des lazzaroni, arrêté dans unpalais, fut conduit auprès de Championnet et déclara que seul ilpouvait traiter de la reddition. Championnet, craignant qu’on ne voulûtlui tendre un piège et ne voulant accorder aucune considération aupremier capitaine des brigands, lui tint ce langage : « Tu vas êtrependu, comme l’a été Masaniello, si tu persistes à demander ta liberté,car des papiers saisis nous ont appris que tu es l’agent de la reineCaroline, ou bien, placé au milieu d’une garde française, tu irasproclamer par les rues que Saint-Janvier sera honoré par mes soldats.Micheli se montra fier et répondit : « Je choisis la corde. » Mais àl’offre de cent mille écus d’or, il changea d’avis. On le vit, portantnotre cocarde tricolore, haranguer les bandes insoumises qui tenaientle quartier de la Marine. Une soumission complète s’en suivit. LesFrançais proclamèrent la République Parthénopéenne, envoyèrent unegarde d’honneur à l’autel de Saint-Janvier et la ville fut soumise. »

Si Boisgérard pouvait éprouver une grande joie des succès qu’avaientremportés ses frères d’armes, il eut encore le regret de n’avoir pascombattu parmi eux. Le galvanisme de son courage ne devait plus lesoutenir longtemps. Dans l’après-midi du 2 février, son mal empirait.Un médecin français, qui l’assistait depuis deux jours, voulutsoumettre le blessé à un nouveau sondage de la plaie considérablementenflée. Sous l’écartement des chairs, les yeux de Maison Rouges’agrandirent, effets du mal physique ; mais il ne proféra pas uneplainte.

Cette ferme volonté, qui vient décupler parfois les forces d’un malade,le remettait debout le lendemain. Se faisait-il encore illusion que sonsourire rassurait Barbuat qui n’avait pas voulu le quitter. Une lecturequ’il voulut faire le fatigua bientôt. Assis et placé derrière unefenêtre, ses yeux se tournèrent vers le haut Vésuve, que dominait unpanache de fumée grise. Un courrier lui apporta des lettres. Celleenvoyée par son père lui causa une profonde émotion.

- Ma famille est heureuse. Si elle savait dans quel état je me trouve…

Une seconde lettre renfermait-elle des secrets que Boisgérard nepouvait dévoiler ? Il voulut la brûler. Puis, fatigué, Maison Rouge seremit au lit. Un court évanouissement l’immobilisa. Le médecin, aprèsla syncope, ordonnait un repos absolu.

- Puis-je parler ? Quelques mots.

Cette permission accordée :

- A-t-on reçu des nouvelles de Bonaparte ? Si je l’avais suivi enÉgypte, mon sort eût été changé. Géliate, vous écrirez demain sous madictée.

Le 4, il se trouvait affaibli. Sa voix était basse en dictant sesdispositions testamentaires. A midi, on le forçait à prendre un alimentléger. Puis, assis dans un fauteuil, gardant l’immobilité, il semblait,les yeux tournés vers la porte, attendre une visite : Lélia ou Gisèle ?Non, elles étaient trop loin. Le 5, une fièvre ardente ranimait leblessé et troublait ses facultés. Sans doute, des visions de guerre luiapparaissaient quand il criait :

- Rampon, je te vois descendre les pentes de Montelegino. – Bonaparte,souviens-toi du pont de Lodi. – Desaix, entends-tu le canon desAutrichiens ? – Duclos, gare à la bombe !

Barbuat et Géliate, témoins attristés d’une agonie qui avait commencéle 5, ne quittèrent pas le blessé. Le médecin administra des calmants.Le coma dura trois journées.

Dans la matinée du 9 février, Maison Rouge prononça quelques parolesinintelligibles. A midi, devenu attentif, il parut écouter le chantd’un Angelus qui sonnait à Cajazzo ; ensuite, les notes vibrantes destrompettes d’un régiment de hussards traversant le camp d’Annibal.Trois heures du soir marquées à une vielle horloge quand le généralagitait les mains ; puis le corps restait inerte. Géliate voulut fermerles yeux du général. Barbuat sanglotait. Un moine allait réciter lecantique des Trépassés, prier en prêtre attristé pour l’homme vertueuxqui n’avait eu aucun commerce charnel avec les femmes.

Si le chevalier de Maison Rouge eut les plus simples obsèques, il fautlire cet éloge funèbre que prononça l’un de ses compagnons d’armes : «C’est ainsi que s’éteint tout ce qui brille un instant. Ce général siestimable, si probe, si instruit, si vertueux, qui pendant dix ansavait bravé tant de dangers, est mort à la fleur de son âge, àl’instant où la paix était conclue, devant une bourgade obscure et sousles coups des plus lâches soldats de la terre. Ce qui doit ajouter àl’éternel regret de ceux qui l’ont connu, c’est qu’une perte aussidouloureuse n’ait été d’aucune utilité à l’État et n’a rien ajouté à lagloire d’un militaire intrépide qui n’avait pas besoin d’un effortaussi malheureux pour prouver son courage ».

Ainsi disparut, couché dans l’enclos du monastère, le vaillant soldatqui, redevenu en face de la mort un humble chrétien, avait prononcé,avant de rendre son âme à Dieu, les paroles de l’oraison dominicale :

            Fiat voluntas tua.

EDOUARD GACHOT.