Corps
GAUTIER, Théophile (1811-1872) : Le maître de chausson(1842). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.III.2007) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le maîtrede chausson par Théophile Gautier ~ * ~VOUSavez sans doute vu, si le hasard ou toute autre raison vous a conduitaux barrières, aux Funambules, sur la place Maubert, dans la rueMouffetard, ou tout autre lieu fréquenté par cette intéressante partiedu peuple français que l’on désigne sous les dénominations de gamins,de titis et de voyous, deux champions en attitude, agitant les bras etles jambes avec des gestes bizarres, et prononçant la phrasesacramentelle : « Numérote tes os, que je te démolisse ! » et vous avezpassé en détournant la tête, car au bout de quelques secondes le sangjaillissait des nez réciproques, et de larges iris ne tardaient pas àcercler d’auréoles prismatiques les yeux des combattants : - c’étaientdes arsouillesqui tiraient lasavate. Mais si la curiosité vouspousse à vous mêler au groupe déguenillé qui entoure les athlètescrapuleux, vous entendrez un vocabulaire étrange qui surprendraitbeaucoup messieurs de l’Académie. La langue française n’est pas sipauvre qu’on le dit : les malins donnent des conseils et raisonnent surla valeur des coups. Allons, tape-lui sur la terrine,mouche-lui le quinquet, surine-lui le naz, ça l’esbrouffera; quand on saigne, ça écoeure. - Est-ce que ta peau n’est pas payée àtoi ? on dirait que tu as peur de la gâter. - Huhu ! xi ! xi ! Mordsdonc ! pousse dessus à mort ! et autres interjections de même farine.L’apparition d’un sergent de ville signalé à l’horizon par quelquevigie hissé sur la hune d’une borne dissipe les acteurs et lesspectateurs de ce tournoi d’un nouveau genre. - Ouf! dit l’un, je crois que j’ai le brochet décroché ;mais je lui ai joliment labouréla jambe, et mon coup de ramasseétait fameux. Je lui ai pelé la grève comme une pomme; le zeste est venu. Si j’avais su, je lui aurais coulé unsaut ou fauché le changement de garde, et il auraitété esquinté à fond. - Cré-nom ! faitl’autre en rajustant les lambeaux de son bourgeron, que c’est bête detaper sur les effets du monde. C’est égal, je lui ai envoyé un coup detampon suslemufle, qu’il ne pourra ni becquillerni licherde quinze jours. Ho çà ! les autres, qu’est-ce qui paye à boire auxartistes ? J’étoufferais volontiers un polichinelle de bleu ; rienn’est plus salé que de se bûcher : ça vous altère… Allons, Auguste, unpetit verre de fil en quatre, histoire de se velouter et dese rebomberle torse. La troupe ne peut qu’opiner du bonnet, ets’engouffre avec un touchant empressement dans la boutique de quelquemarchand de vin suspect, portant une enseigne hiéroglyphique, comme: les Ruines deMoscou, l’Insecte volage, la Femme sans tête ou le Puits qui parle; hideux vestiges oubliés dans les recoins obscurs de la civilisation. Lespetites rues tortueuses, les bouges enfumés ont toujours beaucoupconvenu aux savatiers ; la Cité, ce ténébreux repaire des truands etdes mauvais garçons du moyen âge, a toujours été leur retraite favorite. Ily a quelques années seulement de cela, lorsque Notre-Dame n’était pasencore veuve de son archevêché, les duels et les tournois avaient lieuà la pointe de l’île, près de ce pont que l’on appelle le pont Rouge,sans doute par ce qu’il est peint en gris : ce lieu désert étaitpropice à vider les querelles qui avaient ordinairement pour motif lapossessions de quelques Hélène de bas lieu. Les champions arrivaientsuivis de leurs témoins et demandaient avant de commencer : « Va-t-onde tout ? » Selon la gravité de l’offense appréciéepar les seconds, la réponse était affirmative ou négative. « On va detout, » cela voulait dire que l’on pouvait se manger le nez, s’extirperles yeux avec le coup de fourchette, s’arracher les oreilles, et seservir des dents et des ongles ; dans le cas contraire, les coups depied et les coups de poing étaient seuls permis, différence quireprésente assez bien les duels au premier sang et les duels à mort.Quand on allait de tout, les bottes secrètes, les coups de traître,tout était bon. En ce temps de barbarie, des maîtres montraient auxbarrières, pour deux sous, les trois coups : crever le tympan, fairesauter le globe de l’oeil et couper la langue par un coup dessous lementon. Tout ceci doit paraître à nos lecteurs, etsurtout à nos lectrices, plus inintelligible que du bas-breton, duhaut-allemand, du théotisque ou du grec. C’est du grec, en effet, commeon le parlait jadis en Argos, s’il faut en croire les étymologistes dela cour des Miracles et du bagne. Cet argot s’expliquera au fur et àmesure : nous en demandons pardon aux Muses, à l’hôtel Rambouillet etaux salons aristocratiques. La savate, que l’onappelle aujourd’hui chausson,par euphémisme, est la boxefrançaise, avec cette différence que la savate se travaille avec lespieds, et la boxe avec les poings. Comme tous lesautres arts, la savate a eu son mouvement ascensionnel, ses phases etses révolutions. Il y a la savate classique et la savate romantique ;le savatier classique est simple comme un tragique du temps de l’empire; il n’emploie qu’un petit nombre de mouvements : ses coups de piedsont bas, et ne montent guère au-dessus du genou ; ses mains restentouvertes et portent avec les paumes des coupsappelés musettes, qui se rapprochent plus du souffletproprement dit que du coup de poing. Ces musettes coiffentordinairement le menton ou le nez. Il ne tient pas la parade, etmouline perpétuellement ; il manque d’assiette, et ne pourrait tenirtête à un adversaire sérieux. Son jeu est tout de tradition et depratique ; il ne raisonne pas, et la théorie n’est pas son fort. Cen’est en effet que depuis un petit nombre d’années que la savate a étéélevée au rang d’art et de science, et s’est placée dans la hiérarchiedes exercices de corps sur le même rang que l’escrime, l’équitation oula danse. Un petit traité historique de la savatedepuis une quarantaine d’années sera ici tout à fait à sa place. - Lesmaîtres bâtonnistes de Caen avaient de la célébrité avant la révolution; cette gloire s’abîma comme tant d’autres dans le gouffre de 95, et ilfaut sauter jusqu’à l’empire et à la restauration, pour trouver dans lamémoire des plus vieux maîtres les noms des rois primitifs quiconstituent la dynastie de la savate. - Fanfan est le Pharamond, leRomulus de cette histoire ; il représente la période héroïque etfabuleuse ; Sabattier lui succéda ; après lui vint Baptiste, anciendanseur à l’Opéra, à qui les exercices de son premier emploi avaientassoupli les jambes, et qui montait les coups de pied plus hautqu’aucun des maîtres contemporains. Baptiste, qui avait conservé unvernis d’élégance et de bonne société, eut l’honneur de travailler avecSon Altesse royale le duc de Berri. Son Altesse se revêtait pour sesexercices d’une espèce d’armure de bras, de poitrine et de jambes enfil de fer treillissé recouverte de bourre et de peau. Mais dans lessalles on ne se servait ni de plastron, ni de brassards, ni de jambards; seulement l’on tirait le chapeau sur la tête, ce qui ne se fait plusaujourd’hui à cause du développement du jeu. Cette importation de moeursanglaises était d’une grande hardiesse pour le temps, et malgré cetexemple princier, l’art sublime de la savate, de la canne et du bâtonresta confiné dans les classes inférieures. A Baptiste succéda Fanfare,qui tirait la savate et le bâton ; puis vinrent Mignon, Rochereau etCarpe, qui ont laissé de brillants souvenirs dans le monde des sallesd’armes et des estaminets. Les rues où se tenaientles classes n’avaient rien de très-élégant. Le vieux Champagne, ancienmarin, demeurait rue Mouffetard, et François avait sa salle rue de laMortellerie. Quand nous disons salle, nous avons tort ; c’est cavequ’il faudrait. Les assauts avaient lieu effectivement dans une grandecave ; les élèves étaient en général des ouvriers, ou des garnementssuspects. Toulouse et Gadou montraient la savate aux maçons de laGrève. Pour le chausson, on tirait les coups bas, les temps d’arrêt àdemi-hauteur ; on courait beaucoup et l’on moulinait des bras. Le jeudu bâton n’était pas développé et se composait principalement des coupsde bout, de coupés et d’enlevés-dessous.La canne se tirait comme le sabre. Le jeu développéfut apporté en France par les prisonniers des pontons d’Angleterre :durant les longues heures de la captivité, ils s’étaient beaucoupexercés, avaient travailléles coups, et, faute d’autre occupation, faisaient assaut du matinjusqu’au soir ; ce qui les rendit les plus redoutables bâtonnistes del’univers. - La patrie des boxeurs ne pouvait qu’influer heureusementsur leur manière: toutefois le jeu développé resta un arcane entre les plus habiles, etse concentra dans Paris, ce foyer lumineux, ce centre intelligent, quisait toujours avant tous les autres le dernier mot de l’art ; laprovince, routinière et fossile, conserva l’ancien jeu. - Vers 1829cependant, quelques maîtres de régiment développaient, mais c’étaientdes Parisiens; l’art du chausson ne resta pas non plus stationnaire : des novateurshardis commençaient à placer des coups de poing de bout à l’anglaise,et le temps d’arrêt en pleine poitrine, autrement dit coup de pied en vache,mais bien peu se risquaient à détacher ce coup, de peur de se faireramasser les jambes. Toutefois, malgré cesperfectionnements, la savate ne comptait que fort peu d’adeptesfashionables, elle était même inconnue des gens du monde ; seulement,de temps à autre, il courait quelque histoire merveilleuse d’ungarnement de mine chétive et de pauvre apparence, ayant à lui seuldéconfit tout un peloton de gendarmes extrêmement surpris de se trouverassis en un clin d’oeil au beau milieu du ruisseau ; et la Gazette des Tribunauxexpliquait comme quoi ce succès, dans un combat inégal, était dû auxpasses mystérieuses et aux crocs-en-jambe invincibles de la savate : etchacun dans la rue passait respectueusement à côté de tout individu quesa blouse débraillée, sa casquette posée sur l’oreille, son air crâneet tapageur, pouvaient faire suspecter de connaître les mystères de cetart formidable. Il est vrai de dire que les maîtresne brillaient pas par une tenue bien rigoureuse ; la pipe culottée nequittait guère leurs lèvres que pour faire place aux petits verresde dur; ils fréquentaient les estaminets borgnes, les rogomistes et lesmarchands de vin hasardeux ; ils étaient hargneux, violents, tapageurs; quelques-uns même, fidèles aux traditions de l’ancienne chevalerieerrante, consacraient leur canne et leurs poings au service desprincesses en désarroi. Ils se constituaient les Amadis et les Galaordes Orianes de la rue Froidmanteau et de la Cité. Leur langage, semé detropes et de métaphores peu académiques, descendant fréquemment auxfamiliarités de l’argot, était bien fait pour effaroucher les bourgeoishonnêtes et débonnaires, si leur mine rébarbative n’avait pas suffipour cela. C’est ce qui explique comment un art aussi utile, aussiindispensable que la savate, est resté si longtemps enfoui sous lesdernières couches de la populace. Maintenant leshommes ne portent plus l’épée ; la police défend d’avoir des armes sursoi, et l’on est puni de 15 francs d’amende pour avoir un poignard danssa poche, ce qui fait que tout homme qui rentre chez lui après la bruneest à la merci des voleurs et des assassins qui, risquant d’avoir latête coupée, se moquent parfaitement de payer 15 francs en sus pourport illégal de poignard ; les cannes plombées, les cannes à dard sontprohibées et saisies par la police aux bureaux du théâtre, afin que lesmauvais garnements, hideuses, phalènes nocturnes qui voltigent auxcarrefours douteux, aient toute la facilité désirable pour vousdépouiller et vous assommer ; mais vous avez vos poings et vos piedsque l’on ne peut saisir au bureau des cannes, et des poings et despieds exercés sont des armes aussi redoutables que le casse-tête desCaraïbes ou le lasso des gauchos brésiliens. Pournotre part, nous regrettons l’épée ; avec l’usage de porterl’épée s’est en allée la vieille urbanité française ; on est toujourspoli avec un interlocuteur qui peut vous entrer quelques pouces de ferdans le ventre si vos manières n’ont pas l’aménité convenable.L’abolition du duel achèvera de nous rendre le peuple le plus grossierde l’univers : tous les lâches, sûrs de l’impunité, vont devenirinsolents. Et puis c’était réellement pour un jeune homme de coeur uneamie sûre et fidèle qu’une épée de bon acier bien trempé et bien franc.L’homme gagnait à ce commerce intime avec le métal ; il en prenait lesqualités rigides, la loyauté inviolable, le vif éclat, la nettetéincisive ; et cette union tacite était si bien comprise, que le plusgrand éloge que l’on pût donner à quelqu’un, c’était de dire qu’ilétait brave comme son épée. Mais nous sommes dans une époque peuchevaleresque, et la prosaïque savate doit remplacer la jolie épéefrançaise, ce bijou aigu, cet éclair d’acier qui du moins brillait dansla nuit avant d’arriver à la poitrine d’un homme. Lasavate, comme on la pratique aujourd’hui, est un art très-compliqué,très-savant, très-raisonné ; c’est l’escrime sans fleuret. Il y a latierce, la quarte, l’octave et le demi-cercle ; seulement dansl’escrime on n’a qu’un bras, et à la savate on en a quatre ; car lesjambes dans l’état actuel de la science sont de véritables bras, et lespieds deviennent des poings. Les maîtres placent un coup de pied dansles gencives ou dans l’oeil avec beaucoup de facilité : plusieurs mêmedécoiffent leurs adversaires avec le bout du chausson. Lemaître de chausson actuel ne ressemble en rien au savatier ancien :c’est un jeune homme de figure douce et prévenante, le sourire sur leslèvres, qui s’exprime correctement et avec un son de voix perlé. Sesmanières sont d’une distinction parfaite ; on le prendrait plutôt pourun professeur d’esthétique et de philosophie que pour un pugiliste ; ilfume tout au plus des cigarettes de papel espagnol, comme Georges Sand,et boit de l’eau sucrée comme un orateur. Il ne porte ni cravatesrouges, ni gilets violets, ni pantalons fabuleux, ni casquetteexcentrique ; sa mise est celle d’un fils de famille qui s’habilleraitbien. - A l’entendre parler de son art, vous croiriez être en présenced’un savant de l’Institut, faisant des calculs sur l’équilibre et ladynamique : la savate est en effet un calcul très-exact des forceshumaines combinées avec la libration et la pondération. Après quelquesmois d’étude, on est vraiment surpris de l’énorme puissance que peutacquérir un muscle bien développé et bien dirigé, et l’on s’aperçoitque la nature n’a pas fait l’homme aussi désarmé que le prétendent lesphilosophes moroses. Des poings bien fermés selon les principes del’art valent des marteaux de fer. Le maître dechausson fashionable ne néglige rien de ce qui peut perfectionner sonjeu. M. Lecour, célèbre professeur, a travaillé avec Adam, le boxeuranglais, le redoutable adversaire de Swift. Cette étude lui a beaucoupservi pour perfectionner les coups de poing qui, à vrai dire, étaientla partie faible de la savate. Les coups droits dans la poitrine oudans la figure sont fouettés et détachés avec une vigueur rare, et sibien calculés, qu’il ne se perd pas un atome de force ; la vitesse esttriplée, et dans moins d’une seconde l’on a placé une série ainsicomposée : coups de poing sur le nez, sur l’os maxillaire et dansl’estomac ; ou bien coup de pied bas, coup de pied haut, et coups depoing. Autrefois l’on ne faisait pas de séries, et l’on ne liait pasles coups : un assaut actuel diffère autant d’un assaut ancien pour ladifficulté de l’exécution et la hardiesse des poses, qu’un morceau deHerz ou de Kalkebrenner d’une sonate de Steibelt. Il y a dix ans toutcela eût paru impraticable. On se tromperaitbeaucoup si l’on représentait les maîtres de chausson comme des gens decarrure athlétique ; ils ne tiennent en rien de l’Hercule et du lutteur: ils sont ordinairement de taille moyenne, ont les extrémités fines etles mains petites. - Plus d’une femme envierait les mains deSwift ; mais ces mains délicates, si elles ont la blancheur du marbre,en ont aussi la dureté ; et, détachées par les puissants muscles desépaules, meurtrissent les chairs comme un caillou lancé par une fronde. Maintenantque nous vous avons fait l’histoire et l’esthétique du grand art de lasavate, nous allons vous introduire dans une salle de chausson, cellede M. Lecour, qui est le professeur à la mode, et qui compte parmi sesélèves les lions les plus chevelus et les plus aristocratiques del’Opéra et du boulevard de Gand. Vous voyez cette file de cabriolets,de tilburys et de coupés qui stationnent à l’angle de la rue duFaubourg-Montmartre, tout près du boulevard : hâtez-vous, c’est jourd’assaut, et vous auriez peine à trouver place. Lasalle d’armes est au rez-de-chaussée, car le piétinement perpétuelserait insupportable aux voisins les plus pacifiques, et les bourgeoisproprets partagent la haine de Nicole contre les ferrailleurs et lesdéracineurs de carreaux : la première pièce sert d’antichambre et devestiaire ; contre le mur est appliquée une petite fontaine qui fournitde l’eau froide pour tremper les coins de mouchoir, quand il y a desnez compromis à bassiner, ce qui ne laisse pas que d’arriverquelquefois. La salle est une grande pièce tapisséede coutil, en forme de tente, avec un plancher frotté au grès et àl’eau bouillante, pour que le pied morde bien et ne se dérobe pas. Toutautour sont disposées des banquettes élevées sur une marche qui encadrel’arène destinée aux combattants ; le long des murs sont accrochés lesgants de boxe des élèves, portant chacun leur numéro. Ces gants, dontles doigts ne sont articulés que par-dessous, ressemblent à destraversins ; la peau est de buffle et la garniture de crin. Les Anglaisremplissent les leurs avec la plume ; mais la plume, plus moelleused’abord, ne tarde pas à se tasser en paquets, et devient plus dure quele crin. A côté des gants qui font trophée avec les masques pendent lescannes et les bâtons de longueur. Les assistantssont rangés au plus près du mur, afin de ne pas gêner les combattants ;et, pour ne pas être atteints, dans leurs coups de grande volée, parles cannes des maîtres qui font assaut, chacun tient en main un bâtondans la pose d’arrêt, ce qui donne à l’assemblée l’apparence d’unchapitre de chanoines assis dans leurs stalles un cierge à la main. Lecostume du maître est très-pittoresque : il consiste dans un pantalonde laine rouge à pieds, demi-collant, serré à la ceinture et tenantsans bretelles, une chemise rayée de violet ou de bleu, une petitecalotte pourpre, et des gants de boxe avec des crispins vernis. L’assautcommence ordinairement par la canne et le bâton. La canne se tire à uneseule main, et le bâton à deux mains, comme les espadons et les estocsdu moyen âge. Avant de commencer, les maîtres se donnent une poignée demains, puis ils font le salut. Ce salut, où les maîtres exécutent avecleurs cannes des arabesques plus capricieuses que celles décrites parla bâton du fantastique caporal Tritram, dans le roman humoristiquede TritramShandy, en faisant des sauts et des pas devoltige (la voltige se fait lorsqu’on est attaqué dans la rue parplusieurs personnes ; la rosecouverte, que l’on fait pour salut, est la plus joliearabesque, dessinée au bâton, que l’on puisse voir ; les voltés,les écarts decote, les coups de travers pleuvent drus comme grêle) ; cesalut est vraiment très-gracieux et très-élégant. Après cela, lesmaîtres se mettent en garde, et les hostilités sont ouvertes, lescannes tourbillonnent et s’entre-choquent en pétillant ;quand le coup porte, le vaincu s’écrie : « Touché, bien touché, » etl’on reprend la garde. Comme les combattants n’ont ni masques, niplastrons, les coups doivent être retenus : ils le sont presquetoujours au début de la lutte ; mais quelquefois les adversairess’échauffent, et l’assaut ne diffère pas beaucoup d’une véritablebataille. Aussi, l’assaut terminé, les combattants s’embrassent pourmontrer qu’ils ne se gardent pas rancune, et n’ont aucun fiel dans lecoeur. Cette coutume a quelque chose de loyal, de touchant, et doitprévenir bien des querelles. L’agilité et la prestesse des maîtresbâtonnistes sont réellement effrayantes. M. Lecour exécute en uneminute des carréscomposés de vingt coups sur chaque face, il a même été jusqu’à deuxcents coups de bâton à la minute, ce qui est prodigieux ; l’on ne voitpas le bâton, on l’entend seulement siffler. Lesassauts de savate viennent ensuite. Les coups de pied, les coups depoing se suivent et ne se ressemblent pas ; mais ce spectacle n’a riende repoussant, les mouvements sont si justes, si précis, si bienraisonnés, si bien calculés, que toute idée de douleur est éloignée :on croirait plutôt assister à une leçon de voltige qu’à un combat ; lestemps d’arrêt, les coups de pied exécutés par Lecour et son frère, sontaussi gracieux qu’un temps d’arabesque de Perrot, le merveilleuxdanseur. Les combattants, suspendus au milieu d’un tourbillon de braset de jambes, semblent ne pas tenir à la terre. Auriol n’est pas plusvif, plus pétulant et plus allègre ; et cependant ces mouvements siprompts, si lestes, sont d’une force prodigieuse : le plus faible deces coups vous renverserait. Voici quelques-unes desposes qui se pratiquent. On donne des coups de tête dans la figure etdans l’estomac : pour cela on saisit l’adversaire par le collet ou parla tête, et en l’attirant vers soi on lance le coup. Sivotre adversaire court sur vous, vous placez le coup de tête dansl’estomac, vous lui saisissez en même temps les deux jarrets pour lerenverser ; quelquefois, comme une arabesque fantastique, comme cesparaphes à main levée que l’on fait au bout d’une page dont on estcontent, vous le faites passer par-dessus votre tête, et vousl’envoyez, en manière de fioriture,décrire une parabole derrière vous. Ce coup, commetoutes les bottes possibles, a sa parade : en l’exécutant, vous pouvezêtre saisi par la nuque, plié à terre et recevoir sur le nez un coup degenou ou un coup de poing fourré. Il y a aussi uneinfinité de moyens pour jeter son homme par terre : le passement dejambe du jarret et le passement de jambe du cou-de-pied. Le premier sepratique en croisant la jambe derrière le jarret de l’adversaire quel’on saisit simultanément par le col ; on tend le jarretvigoureusement, on le pousse, il perd pied, chancelle et tombe ; dansle second cas, l’on pose son pied derrière le talon de son ennemi, onramène à soi par un mouvement de brusque saccade qui se donne avec lecou-de-pied, et il tombe d’un seul temps. On peut encore très-aisémentrenverser quelqu’un en lui donnant un tour de clef à la cravate, et enlui passant la main sous le jarret, ce qui lui fait perdre l’équilibre. Nousécririons un volume si nous voulions indiquer toutes les ruses ettoutes les ressources de la savate. Toutes les attaques sont prévues etdéjouées. Si un homme vous attaque et vous prend parle collet, vous lui saisissez le poignet à deux mains et vous faites unrevers sur les talons : le coude de l’assaillant se trouve placé survotre épaule ; vous faites une pesée qui lui rompt le bras placé à fauxà l’articulation de la saignée. Si un hommetrès-vigoureux vous entoure de ses bras et que vous ne puissiez vousdégager, appliquer-lui la paume de la main sur le menton ou sur le nez,pour lui renverser la tête en arrière ; la douleur qu’il éprouvera serasi atroce, qu’il lâchera prise sur-le-champ. Ontient aussi la tête de son antagoniste sous le bras en parapluie, et onlui fourre des séries de coups de poing dans la figure. Si, en lançantun coup de pied haut, vous avez la jambe ramassée, faites un revers, et voustomberez en équilibre sur vos deux mains ; mais le coup de pieddit tempsd’arrêt est si vite passé, et son effet est si violent,qu’il n’y a guère de danger de ce côté-là. Quand cescoups sont portés sérieusement et les mains nues, ils sont de nature àcauser des blessures graves et même la mort. Vousvoyez que la savate est une science profonde, qui exige beaucoup desang-froid, de réflexion, de calcul, d’agilité et de force ; c’est leplus beau développement de la vigueur humaine, une lutte sans autresarmes que les armes naturelles, et où l’on ne peut jamais être pris audépourvu. Ce spectacle est tellement attrayant, queplusieurs gens du grand monde font dans leur appartement une salle oùils s’exercent eux-mêmes, prennent leçon, et font faire assaut entreles maîtres de réputation. Lecour a fait assaut chez lord S… avec Lose,le premier maître de Bordeaux ; et M. de W… a une salle où seréunissent les élégants de la loge infernale et du Jockey’s-Club, il yen a une aussi chez M. le duc V… Michel Pisseux a donné des leçons auduc d’Orléans. La savate est désormais desencanaillée, et prendra dansles pensionnats place à côté de la gymnastique et del’escrime. THÉOPHILE GAUTIER. |