GIBERT, (18..-18..).- JacquesBonhomme(1833). Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.V.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Parisou le livre des cent-et-un, Tomedouzième, publié à Paris : Chez Ladvocaten 1833. JacquesBonhomme par Gibert ~ * ~ Jacques Bonhomme,M. Jacques Bonhomme est d’une famille ancienne.Depuis qu’il est devenu important, des flatteurs et des savants lui ontmême fait une belle généalogie ; ils lui donnent une origine celtique.A les croire, sa race s’en va se perdre dans la nuit des temps quiprécèdent les histoires écrites. Ils retrouvent en lui je ne saisquelle physionomie gauloise, un peu semblable aux descriptions deCésar. Ils disent qu’ensuite ces Jacques Bonshommes de la vieille Gaulefirent assez bonne société avec les Romains leurs conquérants : ils semêlèrent aux vainqueurs du monde par mariage ou autrement, finirent parparler la même langue et prirent ensemble des habitudes municipales ;tâchant de se tirer au moins mal du gouvernement du bas-empire, ou, cequi fut pire encore, de sa décrépitude expirante. Vinrent alors les barbares, Goths, Visigoths, Bourguignons, enfin lesFrancs plus vaillants et plus barbares que les autres. A ce point,grande discorde entre les historiographes de la famille Bonhomme et lesgénéalogistes des maisons qui ne veulent pas être Bonshommes. Les unss’en vont disant : Ceux-là sont les gens du sol, de la vieille patrie,de la bonne France ; ceux-ci, arrivés le fer et la flamme à la main, sesont établis par le droit du plus fort, et depuis n’ont jamais vouluconnaître un autre droit ; conquérants et envahisseurs ils furent :tels ils ont toujours voulu rester. Les vainqueurs et leurs partisansne se défendent pas trop de semblables griefs, qui flattent leur vanité; ils veulent bien être la race forte, la race armée, les gens à chevalparmi la gent à pied, et ne se désavouent rien de ce qu’on leur impute.Mais ils ajoutent que quand le droit du plus fort est bien vieux, bienvermoulu, quand il ne peut plus se soutenir, alors il devientrespectable, prend le nom de légitimité et doit subsister sous ce beautitre, sans rien perdre de ses priviléges, même quand il ne peut plusles défendre. « De telles choses, le partage se fait au ciel, » commedit Comines. Ce sont questions que l’événement résout. En ces temps-là elles furent bien complètement résolues ; et quandcommença la monarchie française ; quand chacun, Romain, Gaulois ouFranc, selon qu’il fut fort, hardi ou habile, eut pris sa part aumilieu du désordre universel ; Hugues Capet, la couronne ; les uns, degrandes seigneuries ; les autres, de petites ; il resta aux ancêtres deJacques Bonhomme la servitude dans toutes ses nuances et variétés.Voilà ce qui est sûr ; par-delà ce sont plus ou moins systèmesd’érudits, vanteries de généalogistes. La chose aurait paru fort dure à Jacques Bonhomme, n’était qu’il étaitdéjà assez abruti. On lui avait pris tout son avoir ; il se résigna àne pas même posséder sa propre personne. D’ailleurs tous les souverainsdes grands et petits domaines étaient si querelleurs et si cruels,qu’il faisait bon être protégé et défendu par quelqu’un d’eux, nefût-ce qu’à titre de bête de somme. Tout avait été saccagé et incendié.Les terres n’étaient plus cultivées. Alors on rendit généreusement àJacques Bonhomme le champ qu’on lui avait pris, sous la conditionqu’après avoir défriché de nouveau ce terrain abandonné, replanté savigne arrachée, il paierait des droits de toute sorte. Jacques secontenta de ces conditions. En outre, il lui fallait trouver le tempsde bâtir, à la sueur de son front, de fortes tours, avec des créneaux,des machicoulis, des enceintes de murailles et des fossés, pour logerson maître, de façon à le garer des attaques de ses voisins decampagne. Quand on voyait venir de loin avec ses gens quelque châtelainavec qui on était en mauvaise intelligence, la cloche du châteausonnait ; vite Jacques faisait rentrer dans la cour les boeufs, lesmoutons et tout l’attirail champêtre. Le voisin arrivait et trouvaitpont levé et portes fermées. Pour lors il passait son dépit à brûler lacabane du pauvre Bonhomme, qui était de bois et de chaume, dressée aubas du château sur le revers du fossé. Ce régime était cruel. On a beau dire, il est difficile de se faire àces choses-là. Jacques n’était pas content. Dans ses petites lumières,il ne trouvait pas cela conforme à l’Évangile, que les bons prêtresprêchaient, à lui, tout comme aux seigneurs. De temps en temps il serévoltait et prenait d’horribles vengeances ; mais il n’y gagnait rien: il n’était pas de force à lutter. Quand par bonheur la passion de s’aller sanctifier aventureusement à lacroisade et de gagner le ciel à grands coups de lance eut pris leschevaliers, ce fut un bon soulagement pour la famille Bonhomme ; ellerespira enfin. En l’absence de ses maîtres, elle prit courage àtravailler, à vendre, à gagner quelque argent. Ce fut profit pour toutle monde. Les seigneurs commençaient à avoir besoin de beaucoup dechoses, qu’il fallait payer pour les avoir ; quand le sujet avait faitde bonnes épargnes, son maître en pouvait tirer une portion par impôtou d’autre sorte. Pendant ce temps-là, la famille de Hugues Capet, comme la famille deJacques Bonhomme, avait un peu secoué le joug des seigneurs. Les voyantpuissants sur leurs sujets, elle eut le dessein de les traiter, euxaussi, en sujets de la couronne. De là un commencement de bonne amitiéentre les deux familles : amitié bien souveraine d’une part, bienhumble de l’autre. Il en arriva que, lorsque les Bonshommes, qui habitaient les villes etbourgs, se voyant toujours taxés et maltraités, eurent battu et chasséles hommes d’armes de leurs seigneurs, le roi ne prit pas la chose enmauvaise part et l’approuva par bonnes ordonnances. Ainsi ils setrouvèrent ou se retrouvèrent maîtres chez eux, bourgeois de leursvilles, n’ayant pour maîtres que le roi : et comme tous les barbaresgermains avaient apporté de leurs forêts la belle maxime, qu’un hommelibre ne se soumet qu’aux obligations consenties librement, on commençaà appeler de temps en temps Jacques Bonhomme et à lui demander son aviset son consentement. Lui et les siens étaient donc quelque chose dans l’état, mais encoreplacés bien bas, comptant pour peu, assez méprisés, et sans grandsrecours contre les gens puissants. Ses libertés, à lui, consistaient àne pas être soumis à toutes leurs volontés et fantaisies ; la libertédes gens puissants était de faire leurs volontés et fantaisies. Toutcela était difficile à bien régler. Alors commencèrent d’effroyables guerres, non plus de voisin à voisin,de seigneur à seigneur, mais de roi à roi, de suzerain à grand vassal.Les grandes compagnies formées de gens de tous pays, les arméesd’Angleterre coururent tout le royaume. Jacques Bonhomme apprit un peule métier de la guerre ; il défendait les villes, tirait de l’arc et del’arbalète ; il se mettait à la suite d’un chef de son choix. Leschevaliers étaient vaillants, et lui aussi. De plus qu’eux, il aimaittoujours le pays, il tenait au sol. Un seigneur était vassal du roid’Angleterre et du roi de France ; il pouvait choisir, il était sûr detrouver un fief et une fortune, lorsque mécontent il s’alliait auxétrangers. Tous les chevaliers de la chrétienté étaient comme frèresd’armes, ils formaient une sorte de nation. Jacques Bonhomme et sabourgeoise de famille ne pouvaient porter ailleurs leur petit champ ouleur boutique ; c’étaient de vrais et bons Français, détestant à mortl’Anglais et le Bourguignon, les exterminant tant qu’ils pouvaient ;grands amis du roi français, quand même il n’était que roi de Bourges,combattant vaillamment sous la bannière des bons et loyauxgentilshommes, les Lahire et les Saintrailles. Jeanne d’Arc, la pucelled’Orléans, était cousine de Jacques Bonhomme. Après toutes ces guerres, il commença à y avoir un peu de bon ordre enFrance. Les grands vassaux étaient détruits, leurs fiefs étaientrentrés au royaume ; le roi gouvernait ; il avait des compagnies degens de guerre payés sur l’argent des impôts, afin de repousser lesennemis et tenir le pays en repos. Le roi Louis XI abusa grandement dece pouvoir royal naissant. Il fut dur et cruel pour tous ; mais il yavait tant de haine des faibles contre les puissants, que les uns luipardonnaient presque leurs souffrances en le voyant impitoyable pourles autres. D’ailleurs il était familier avec Jacques Bonhomme, savaitprendre son langage et ses façons, le nommait son compère : ce qui faitpardonner bien des choses. Maintenant la France était tout autre : chacun y était sujet ; pas touségaux, tant s’en fallait, mais tous serviteurs du roi, sauf à lui obéiravec orgueil ou avec humilité. Le gouvernement se régla d’une façonnouvelle ; il n’y eut plus de seigneurs, de vassaux et de serfs, maisune cour, une armée, des gentilshommes, des gouverneurs de province,tous brillants, importants ; c’était la France militaire, riche,puissante, glorieuse, chevaleresque ; et en même temps une autre Franceplus modeste et plus laborieuse, vêtue non pas d’or et de soie, mais delaine et de bure, la France de Jacques Bonhomme. Cette France-là avait son parlement, ses échevins, ses corps de ville ;c’était son aristocratie à elle ; en même temps les gens d’affaires duroyaume, gens de bon sens et de sage conseil dans leur humblecondition, que le roi appelait même autour de lui dans les grandesoccasions. Sous cette aristocratie, et apparenté avec elle, était letiers-état, la vaste famille de Jacques Bonhomme, ces riches marchands,ces grands avocats du seizième siècle, ces hommes de livres et deliberté, comme ils s’appelaient eux-mêmes. Courageux à défendre la justice, humble, et pourtant ferme ;respectueusement obstiné devant le pouvoir royal, d’une bourgeoiserudesse pour tout ce qui n’était pas le roi ; cherchant ses libertéssous la protection du souverain, l’aimant et voulant se fier à luicomme à la loi vivante, feignant de ne le plus reconnaître quand sonlangage n’était pas légal : tel était Jacques Bonhomme à l’époque oùcommençait la seconde monarchie française. Quand vint la réforme, Jacques resta bon catholique, mais il se prit dedéplaisance contre les jésuites dès leur origine ; il n’a jamais voulud’eux. D’ailleurs il a eu de tout temps quelques préjugés contre lacour de Rome. Il ne voulait pas les persécutions, et encore moins lesmassacres ; la Saint-Barthélemi ne fut pas de son fait. La guerre religieuse était nécessairement une guerre politique. JacquesBonhomme commença par se laisser un peu enjôler par les Guise. Il étaitsensible à la flatterie, surtout à la flatterie des grands seigneurs.Ça été long-temps un défaut héréditaire dans la famille ; d’ailleurs ilavait en grand dégoût les mignons de Henri III. Quand le duc de Guisese mit à faire du mouvement, à pousser aux émeutes, à recruter lesmaîtres d’armes et les batteurs de pavés, Jacques Bonhomme, enbourgeois sensé et tranquille, se dégoûta des ambitieux ; mais il s’enavisa trop tard. Il fallut endurer le joug des Seize, voir pendreBrisson et Larcher, et se réduire à murmurer un peu bas contrel’assemblée des états de la ligue. Aussi était-il affamé de voir un roi, et l’entrée de Henri IV fut unegrande joie pour lui. C’était son homme ; jamais souverain ne luiconvint mieux ; vaillant, facile, familier, de bon sens, ferme sansqu’il y parût, et, pour achever, Gascon, ce qui a toujours en uncertain charme pour Jacques Bonhomme, qui aime mieux qu’on se moque unpeu de lui que si l’on prenait la parole haute. Il joua un grand rôle dans cette parodie de la ligue qu’on appelle lafronde ; c’était tout simple ; peu à peu il était venu à tenir beaucoupplus de place en France, et les courtisans beaucoup moins. On lerechercha, on le caressa, on se servit de lui ; il eut ses jours desouveraineté ; en définitive, il se trouva moins libre qu’auparavant ;mais en même temps ceux qui étaient au-dessus de lui perdirent touteliberté et passèrent à l’état de domesticité : c’était une grandeconsolation pour Jacques Bonhomme, un contentement pour ses vieillesrancunes. Sous Louis XIV, ou du moins dans la première partie de son règne,Jacques se trouva heureux et ne regretta rien. Il avait un goûtinvariable pour le bon ordre, qui semblait la première de toutes leslibertés. Or, jamais on ne lui avait si bien procuré cet avantage. Pourla première fois le faible put avoir complète et forte justice contrele puissant. D’ailleurs Jacques Bonhomme a toujours été grand ami de lagloire française. Les batailles gagnées, les Te Deum, lesdrapeaux appendus aux églises le ravissent. Une autre gloire letrouvait aussi fort sensible ; encore qu’il ne fût pas alors grandconnaisseur, la poésie, les arts étaient pour lui une source dejouissances et d’orgueil national ; puis ces illustres hommes dont onrépétait le nom, que le roi honorait, et Molière, et La Fontaine, etRacine, et Boileau, tous étaient de la famille de Jacques Bonhomme ; ilse sentait glorifié en eux. Le roi était hautain et absolu ; il tranchait de la divinité. Mais ilavait la volonté d’être grand et de faire la France grande etpuissante. Puis il était un homme grave ; si Jacques aime lafamiliarité, il respecte beaucoup la gravité : aussi on a beau dire ;ce fut, c’est encore, pour lui, le grand règne de Louis XIV. Ces beaux temps ne durèrent guère ; il put apprendre qu’il n’y a pasbeaucoup à se fier au bonheur et à la gloire d’un pays qui ne se mêleen aucune façon de ses affaires. Jacques Bonhomme, qui n’avait jamaiseu l’habitude de se gouverner lui-même, ne songeait guère à un telremède ; seulement il était mécontent ; les guerres inutiles etmalheureuses, les profusions de la cour, le pouvoir des jésuites, lespersécutions religieuses, les mauvais ministres et madame de Maintenonlui inspiraient haine ou mépris. Mais il n’aurait su comment s’yprendre pour faire aller les choses plus à son gré. La régence lui donna pour consolations et pour enseignements desscandales, qui n’étaient plus graves et solennels, comme ceux du grandroi. La pauvre Jacques Bonhomme avait encore gardé ses moeursbourgeoises, sa vie de famille, son train économe et modeste : on luifit voir toute autre chose et assister à d’étranges spectacles. Cettecour et ces grands seigneurs, devant qui il était encore humble etrespectueux, lui firent alors grand marché de leur considération. Ilvit déménager la religion, la morale, la dignité. Le fond et la formes’en allaient ensemble, et puis l’envie de s’enrichir aussi vite qu’onse ruinait ; et les changements soudains de fortune ; et les jeux debourse et de banque, qui confondaient les joueurs, grands et petits,dans une ignoble égalité : tel fut le règne de ce bon régent qui gâta tout enFrance. Cela gâta beaucoup, en effet, le caractère de cet excellent JacquesBonhomme. Il devint léger, méprisant, se vengeant de ce qui luidéplaisait ou lui faisait tort, par des épigrammes ou des chansons ;frondant tout, sans bien savoir ce qu’il aurait voulu. N’ayant rien àfaire pour régler ou défendre ses propres intérêts, il s’en remit auxbeaux et grands esprits du temps, qui furent ses amis, ses patrons, sesflatteurs, et firent passer à un examen public toutes les lois,coutumes, autorités, puissances, auxquelles il fallait encore obéir parun reste d’habitude. Si Jacques avait eu quelques bons vieux titres àfaire valoir, quelque ancienne charte un peu déchirée ou oubliée àproduire pour réclamer un meilleur gouvernement, il aurait chargé desavocats ou des magistrats de sa confiance. Faute de droits, il se fitenseigner les droits de l’homme par des poètes et des philosophes,qu’il honora et adora par-dessus tout ; à juste titre, puisqu’il nepouvait guère porter reconnaissance ni respect aux autres puissances. Cependant il s’enrichissait, et tout lui prospérait ; encore qu’on nesongeât guère à ses intérêts, encore que le roi lui fît banqueroutequand il lui empruntait son argent. Ses moeurs, son langage, jusqu’àson habillement, devenaient plus élégants. Il avait des parents qui sepoussaient dans le beau monde, et qui y étaient assez bien venus quandils avaient beaucoup d’argent ou beaucoup d’esprit. Il n’y avait plusmoyen de le traiter du haut en bas, comme don Juan traite M. Dimanche.Les airs de dédain avaient pris quelque chose de plus délicat et demieux ménagé. Jacques Bonhomme, pour un rien, se sentait prêt à sefâcher ; il se trouvait parfois mécontent, et même jaloux. Quandl’égalité approche, la jalousie commence. Bientôt on voulut réparer le vieil édifice de la monarchie française ;chacun s’y trouvait mal logé, et Jacques Bonhomme plus mal que lesautres. C’était à qui mettrait la main à l’oeuvre pour tout démolir. Leroi et les courtisans prirent peur, et malgré leur goût pour lanouveauté, voulurent maintenir ce qu’ils avaient promis de changer. Unjour, ce fut un grand et redoutable jour, Jacques Bonhomme se leva toutà coup, s’en alla prendre la Bastille, et l’on vit qu’il était le plusfort. Ce fut une bien autre nouveauté que celles auxquelles on avaitsongé. Le voilà vainqueur, le voilà redoutable ; ses ennemis ont pris la fuite; tout cède devant lui ; le roi de France, le petit-fils de Louis XIVdevient sujet de Jacques Bonhomme. La monarchie est là devant lui parterre. C’est à lui à en rebâtir une autre à sa guise. Par malheur, Jacques n’y avait pas encore beaucoup pensé. Ce grandtriomphe était venu trop vite et lui avait porté à la tête. D’ailleursil n’était pas accoutumé aux affaires. Le temps qui venait de finir l’yavait mal préparé. Ce ne fut pas lui, à proprement parler, qui se mit àla besogne. Ce fut dommage, car il a beaucoup de bon sens, quand il sedonne le temps de la réflexion, et qu’il ne se laisse pas aller àl’impression du moment, ce qui est son grand défaut. Plein de joie et d’espérance, il se mit donc à voir arranger touteschoses par de jeunes seigneurs qui aimaient généreusement la libertécomme une mode, et courtisaient Jacques Bonhomme comme un roi ; par deshommes qui, dans leur intempérance de rhétorique, traitaient lesintérêts du pays comme le programme d’un prix académique, et couraientau succès et à l’effet ; il y en avait d’autres pleins d’imagination,qui ne cherchaient qu’à s’émouvoir et à éprouver de fortes sensations,comme à la représentation d’un drame farouche ; puis venaient les gensqui ne s’inquiètent pas de l’absurde ni de l’atroce, pourvu qu’on yarrive avec un certain arrangement de paroles qu’ils appellent lalogique ; enfin les passions bonnes ou mauvaises, dévouées ouintéressées, généreuses ou ignobles. Parmi tout ce bruit, ce grand spectacle, ces magnifiques talents, cescaractères énergiques, cette habile activité, comment le pauvre JacquesBonhomme n’aurait-il pas perdu la tête ? lui surtout que depuiscinquante ans on avait tenu à un régime théorique et littéraire, lui àqui on répétait, à chaque chose qui étonnait sa raison ou blessait sonbon naturel, qu’il devait accepter les conséquences du principe, sanslui permettre de répondre qu’il y a plus d’un principe dans ce monde,et qu’il faut tâcher de faire vivre en paix leurs conséquences. Ainsi on lui flétrit sa victoire, on la souilla de crimes et de sang.Cette tranquillité qu’il aime tant fut perdue. La liberté de la vieprivée, qu’il préfère à toute autre, se changea en un horribleesclavage. Plus de commerce, plus de richesse, plus de bien-être ; desmaîtres cruels, durs, pleins de brutalité et d’orgueil ; des échafauds,où coulait à grands flots bien plus encore le sang des braves ethonnêtes parents de Jacques, que le sang de ceux qu’on appelait sesennemis. L’envie et la peur, une certaine exaltation aveugle etstupide, l’ivresse féroce du sang répandu, se couvrirent du nom desalut public. Jacques Bonhomme avait laissé venir jour à jour cettehorrible domination. Il s’était laissé persuader que lelendemain était la suite nécessaire de la veille. Puis tout cela étaitsi terriblement étrange, si contraire aux moeurs douces et amollies dusiècle, que notre excellent personnage se trouva pris comme àl’improviste. Il supporta une rude époque, pliant silencieusement lesépaules. Ce n’est pas le plus beau de son histoire, et depuis il en atoujours été assez honteux. Cependant il acquérait d’un autre côté un bien grand honneur ; jamaisil n’avait cessé d’être bon Français, d’avoir cette sainte horreur del’étranger, qui est un trait de son caractère. Voyant que les rois del’Europe voulaient châtier la France, il fit partir au plus vite sesenfants pour la frontière. Alors on peut admirer le noble spectacle detant de bravoure, de patience, de zèle patriotique, récompensés par lavictoire et le salut du pays : c’est l’éternelle gloire de JacquesBonhomme. On a voulu la lui ravir ; on a tenté de la flétrir par je nesais quelle alliance avec de lâches crimes, de la présenter comme liéenécessairement à la sanguinaire tyrannie qu’on érige en habileté. Ilsne se doutaient pas, ces braves hommes, d’avoir de telles obligations.Ils n’avaient vu, eux, nul rapport nécessaire entre les massacres desprisons et les victoires de Valmy et de Jemmapes, entre les échafaudsoù périssaient leurs parents et les champs de bataille où ils versaientleur sang ; il a fallu leur apprendre ce dont ils ne se doutaient pas ;c’est que les gens qui envoyaient leurs généraux au supplice, et qui nesavaient leur donner ni vêtements ni pain, avaient organisé leursvictoires. Enfin, las de tant d’horreurs, Jacques Bonhomme intervint un jour dansune querelle qui s’éleva parmi ses cruels dominateurs, et pour obtenirson appui il fallut renoncer aux échafauds. De ce moment, il montra uneaversion et un dégoût profond de tous ces hommes de sang. Ils furentpoursuivis les uns après les autres par la haine publique qui s’attachaà leurs noms. Cependant il fallait composer un gouvernement pour le pays, et luidonner d’autres magistrats que le bourreau. Il s’était formé une sorted’aristocratie révolutionnaire, pour qui le pouvoir était une place desûreté qu’elle ne voulait pas livrer. Plus prévoyante peut-être queJacques, elle se cantonna dans le gouvernement nouveau, dont il auraitbien voulu la chasser. Sans trop de réflexion, par instinct d’honnêtehomme, il se mêla même un peu à ceux qui se firent mitrailler pourexpulser la convention. Il fallut encore subir cette souveraineté nouvelle, léguée par detristes et récents souvenirs. On commença à en faire le siége et à laminer, en y employant ce qu’elle donnait de liberté. Jacques Bonhommeaime à honorer ceux qui le gouvernent, et ceux-là il les méprisaitbeaucoup. C’était un ensemble de toutes les médiocrités, tant avait étémoissonné ou chassé ce qui était élevé par le talent, la vertu, larichesse ou la position. Le gouvernement directorial se défendit de sonmieux. Sous l’abri des victoires dont nos armées effrayaient l’Europe,il détruisit les libertés publiques. N’osant plus verser le sang, ilenvoya périr dans les déserts de l’Amérique les élus que JacquesBonhomme avait honorés de sa confiance. Il n’y en eut pas pour long-temps. Un pouvoir jaloux, mesquin,malhabile, ignoble, ne saurait subsister même par la tyrannie. Ledésordre se mit partout ; la gloire militaire s’éclipsa. Alors revintde l’Orient celui qui, deux ans auparavant, avait déjà saisi toutes lesimaginations par ses victoires, qui avait laissé entrevoir en lui commeune sorte de grandeur mystérieuse, se plaçant hors de pair avec lesautres gagneurs de batailles ; qui, dans la crainte de voir s’amoindrirle prestige, avait fui tout cet entourage vulgaire du directoire, pouraller en Égypte, se revêtir encore plus de l’éclat du merveilleux. A peine avait-il mis le pied sur le rivage, que Jacques se jeta à sespieds, le conjurant de rendre à la France la grandeur, la puissance, lebon ordre, la sécurité. Sans aucun soin de l’avenir, tout préoccupé dece qui l’affligeait et l’offensait, il fit bon marché des libertés dupays, les sacrifiant joyeusement à celui qui renversait tout au-dehorset réglait tout au-dedans. Jamais homme ne fut plus content et plusglorieux que Jacques Bonhomme à cette époque. Il retrouvait tout cequ’il aurait pu regretter dans le passé, et ne craignait point de voirrevenir ce qui lui déplaisait. Tout lui semblait pour le mieux ; ils’était donné un maître, mais c’était le maître du monde. Il sesentait, non pas humilié, mais fier ; non pas esclave, mais dominateur. Lorsque toute cette gloire se décor des pompes de la souveraineté,lorsque le général devint un empereur, Jacques n’eut pas d’abord grandgoût à cette représentation théâtrale : il s’en raillait, mais bien bas; car il avait peur et respect. Il eut de la peine à prendre au sérieuxceux de ses cousins qui devenaient comtes ou barons. Mais il le leurpardonnait, précisément parce qu’il s’en moquait. A force de victoires merveilleuses, de royaumes conquis et distribués,à force de succès et de génie, ce clinquant et ces oripeaux prenaientpourtant un éclat plus réel, et semblaient se changer en or véritable.Par malheur il en coûtait cher à Jacques Bonhomme. Tout séduit qu’ilpouvait être par la gloire, la guerre perpétuelle lui était fort dure.Cette dévorante conscription, qui lui enlevait tous ses enfants, etsemait leurs ossements dans toute l’Europe, pour faire des rois deJoseph ou Jérôme, devenait chaque jour plus odieuse. D’ailleurs il nefallait pas moins qu’un joug de fer pour tenir en respect et en silencecet univers vaincu, et pour extorquer de la France les forcesnécessaires au maintien d’un régime si extraordinaire. Donc, plus deliberté ; des prisons d’état ; la parole et la presse esclaves ;partout et pour tout l’obéissance passive. Puis le commerce n’allaitpas ; on prenait à Jacques ses percales et ses mousselines pour lesbrûler ; on lui faisait payer le sucre cher, on augmentait les impôts,et les créanciers étaient soldés par des banqueroutes. De la sorte le grand empire n’était nullement le fait de JacquesBonhomme. Il eût volontiers pris patience, s’il eût vu un terme à tantde gloire et de souffrance, mais c’était toujours à recommencer : unevictoire de plus, c’était une guerre de plus ; il avait complètementperdu son goût pour les TeDeum. Une fois il crut pourtant que le héros et luiallaient prendre quelque repos. C’était après ce pompeux mariage avecl’archiduchesse. A la naissance de cet enfant roi, Jacques, en bon pèrede famille, trouvait qu’il y avait là de quoi satisfaire un homme, sigrand qu’il fût. Mais c’était une idée bourgeoise ; ce n’était pas decela qu’il s’agissait : la passion du jeu ne s’apaise point, lors mêmeque des empires et des armées sont les enjeux. Tant fut risqué que toutfut perdu. Jacques apprit un jour, par un bulletin, que pour avoir cruque les saisons aussi devaient obéir à sa volonté, le grand homme avaitfait périr cinq cent mille soldats. Nouveaux efforts, nouveauxsacrifices, nouveaux désastres. Le dévouement de Jacques Bonhomme ne seralentit pas ; il eût donné la dernière goutte de son sang pourfournir, à celui qui avait perdu la France, les moyens de la sauver.Génie du capitaine, courage des soldats, tout fut inutile. Paris vitdéfiler dans ses murs les armées étrangères. C’est le plus cruel momentqu’ait jamais eu Jacques Bonhomme ; lui, si bon français, lui, siglorieux de tant de victoires, lui, tout à l’heure maître de l’Europe,voir les Cosaques bivouaquer dans sa bonne ville de Paris ! Il a encorele coeur serré quand il pense à cet affront et à ce chagrin. La victoire était la condition du contrat passé avec le grand empereur; il y manquait, le contrat était rompu. Jacques se sentait peu depenchant pour l’ancienne race de ses rois. D’abord il l’avait un peuoubliée. Elle revenait avec les armées étrangères, et c’était unterrible grief ; puis il avait un certain pressentiment que ces princesavaient la main malheureuse. Bourbon et révolution étaient deux idéesattachées ensemble dans son instinct ; de plus habiles auraientexpliqué pourquoi ; lui, il en jugeait comme d’un mauvais sort.Pourtant, comme il est homme de bon sens, qui ne s’obstine pasaventureusement contre la nécessité, il accepta ceux que lui donnait ledestin, bien résolu de s’arranger avec eux, à sa guise, non à la leur. Les princes légitimes furent assez surpris en retrouvant leur anciencompatriote Jacques Bonhomme. Il avait fort changé durant leur longueséparation. Ce n’était plus de bon bourgeois, parfois hargneux etdifficile, mais retournant ensuite, après un moment passé, cultiver sonchamp ou auner son drap. Il avait pris une large assiette dans le payset s’y était mis d’aplomb. On ne l’intimidait plus ; on ne lui imposaitguère, et il était bien au-dessus d’une quantité de cajoleries, avecquoi on l’apaisait autrefois. Le roi n’était plus pour lui un Dieu surla terre, entouré de ses demi-dieux ; c’était l’homme de la nation,exerçant un pouvoir utile, revêtu d’une majesté tout humaine, non plusreligieuse et mystique. La jalousie de Jacques était surtoutsingulièrement éveillée sur le chapitre de l’égalité. Il étaitlà-dessus plus chatouilleux que sur nulle autre chose. Lui et les siensavaient été ennoblis de la façon qui ennoblit le mieux, à la pointe del’épée. Autrefois, étant soldats, ils avaient gagné Laufeld ou Fontenay; maintenant officiers ou généraux, ou maréchaux de France, ils avaientremporté des victoires de Jemmapes, de Marengo, d’Austerlitz ; ilsavaient conquis l’Europe. Quel moyen de ramener aujourd’hui JacquesBonhomme à son ancienne place ? Il fallait compter avec lui et le bienménager. En outre il avait toujours son vieux levain contre lesjésuites, et son éducation philosophique le disposait trop mal pour leclergé. Si l’on avait su, ou si l’on avait pu prendre garde à tout cela, onaurait fait très bon ménage avec Jacques : on lui avait donné la paixqu’il avait tant souhaitée ; le commerce était en réelle prospérité ;il y avait à la fois liberté et repos. C’était de quoi vaincre degrandes préventions ; elles seraient allées diminuant, n’était uneincurable méfiance de part et d’autre. Jacques imaginait sans cessequ’on voulait lui ôter ses libertés, lui manquer de foi, le remettre enroture et infériorité, le livrer tout garrotté au gouvernement desprêtres. D’autre part, ceux qui avaient été, ou qui croyaient devoirêtre restaurés, s’épouvantaient et s’irritaient dès que JacquesBonhomme voulait user un peu librement de ses droits. On lui imputaittoujours de mauvais desseins, ou un funeste aveuglement. On luireprochait les crimes et les malheurs du passé, l’accusant de vouloirles recommencer, lui qui les détestait. Puis on entreprenait deréformer ses moeurs et de refaire son éducation, ce qui l’offensaitbeaucoup. On l’appelait impie et sacrilége ; on voulait qu’il fût pèrede famille, non pas à sa mode et selon sa situation, mais à la façon dutemps passé. Enfin, au lieu d’honorer, comme il eût été juste, son bonsens, son expérience si chèrement acquise, son goût pour le bon ordre,son respect des lois, on s’inquiétait et on l’inquiétait. Il ne savaitjamais sur quoi compter, toujours menacé d’être châtié, s’il n’étaitsage, et mis en dure tutelle, s’il contrôlait de trop près ses affaires. Pourtant cela dura plus long-temps qu’on aurait pu le croire. Les unscomme les autres étaient devenus plus sages, moins passionnés, plusamis du repos. Ce n’étaient plus les anciennes ardeurs, les convictionsabsolues, les folles espérances. Les gouvernants de la restaurationfurent timides, et Jacques Bonhomme fut patient. Cette conduitehonorable et prudente lui fit un extrême honneur ; il devint plusraisonnable, plus éclairé, moins livré au premier vent des impressions,plus honnête homme encore que par le passé. Ce n’était ni faiblesse, nitimidité, c’était sagesse, c’était crainte de trouver pire en cherchantmieux. Aussi rien ne fut plus grand et plus beau que le moment où, attaquédans ses droits, il se mit à les défendre. Jamais si merveilleuse forcene fut employée à justice plus évidente ; jamais peuple n’eut tantraison. L’événement fut aussi prompt et décisif que la cause étaitbonne. En outre quel courage ! quel vaillant souvenir de la gloiremilitaire ! quelle modération dans la victoire ! quelle humanité enversles vaincus ! quelle sagesse à laisser s’accomplir le seul dénoûmentraisonnable ! Maintenant Jacques Bonhomme est le maître, le seul maître : maître chezlui, qui aurait droit de le trouver mauvais ? C’est à lui d’aviser àl’usage qu’il pourra faire de sa souveraineté. S’il en jouit sagement,il s’honorera encore plus que par ses glorieuses journées. S’arrêteraprès une révolution accomplie d’une telle sorte, refairetranquillement un gouvernement après avoir écrasé l’autre dans la rue,voilà ce qui sera nouveau, imprévu, admirable. L’aristocratie anglaiseassura le repos et la liberté de son pays en 1688. Elle congédia lesStuart, sans tumulte et sans convulsion ; les libertés écrites dans leslois, devinrent réelles et inattaquables ; du reste, l’ordre socialdemeura le même. Jacques n’a cherché non plus qu’une sécurité et desgaranties qui lui manquaient. Il a combattu pour conserver ce qu’on luidisputait, non pour conquérir ce qu’il a déjà ! Lui, qui est devenu unesorte d’aristocrate, il a voulu faire aussi son 1688. Mais ce n’est passi facile. Sa famille est nombreuse, quelquefois désunie, souvent maldisciplinée. Au-dessus, au-dessous de lui, il a des ennemis, quiveulent aussi tenter la fortune des voies de fait ; ils trouvent quec’est le vrai moyen de résoudre toutes les questions. Une fois la forcea eu raison ; ils en concluent qu’il n’y a pas au monde d’autre raisonque la force. Ils tiennent ainsi Jacques Bonhomme en alerte continuelle; il est bien loin du repos qu’il a voulu. A travers tant de tracas et de périls, son grand bon sens se manifestepourtant en presque toute occasion. Il a choisi un roi, et il y tientbeaucoup ; c’est son roi à lui ; ce n’est plus le seigneur du pays, lepremier gentilhomme du royaume, comme disait François Ier ; son pouvoirne vient plus de lui-même ; son lustre ne tient plus à quelques-uns. Ilest tout à tous ; il ne dit plus : « L’état, c’est moi. » Au contraire,l’état dit : « Le roi, c’est nous. » Mais, précisément pour cela, Jacques le veut grand, noble, respecté ;il veut que son roi ait autant de majesté, et une majesté plus solideque les autres rois. Il lui plaît qu’il soit d’aussi grande maisonqu’aucun souverain d’Europe. Jacques n’est pas assez abstrait pourcroire qu’il a choisi Louis-Philippe, à part sa situation de prince, etcomme le propriétaire le mieux méritant de la banlieue. Ce n’est pas lui qui se prendrait de haine et d’envie contre unegrandeur dont il s’honore ; qui outragerait celui qu’il a élevé, quilui marchanderait l’éclat de la royauté, qui lui refuserait la facultéde secourir le malheur et d’encourager les arts. Sa logique à lui,c’est de bien savoir ce qu’il veut ; il n’ignorait pas que les rois ontune couronne, des palais, un nombreux cortége, un luxe obligé. Il a cruun roi nécessaire et n’ira point le découronner et le flétrir. Il afait une révolution d’homme libre, et non pas une saturnale d’esclave. Sa foi en la royauté est ferme, sans être superstitieuse. Il croitl’institution bonne, indispensable même. Elle est conforme à seshabitudes, à ses penchants. Il aime à crier : « Vive le roi ! » Dansles anciens temps, il a dû souvent du bonheur et de la gloire à lapuissance royale, qui lui servit de refuge contre ses oppresseurs. Mais surtout il a eu répugnance et mépris les souvenirs de république ;il est prêt à se prendre de belle colère contre ceux dont l’imaginationdépravée et les passions ignobles mettent à l’étude un mélodramerévolutionnaire, pour y essayer le rôle de Robespierre et de Danton.Quant aux rêveries américaines, il ne les comprend pas, et pense engros que des peuples si différents ne peuvent pas avoir le mêmegouvernement. Il est chatouilleux sur tout ce qui touche l’honneur national, etaurait bien vite repris sa vieille épée, si le pays était attaqué ouoffensé ; mais il ne se soucie nullement de verser son sang et deruiner la France pour arrondir les périodes ronflantes de tel ou telorateur, ou pour vérifier les prédictions des politiques de café. Quandon promet de prendre son dernier écu et son dernier enfant, on n’exercesur lui aucune séduction. Il commence à faire moins de compte des conseils et des commandementsdes publicistes quotidiens. La liberté de la presse et des journaux n’aplus pour lui les charmes du fruit défendu, de la jouissance menacée.Il trouve ces messieurs trop présomptueux et hautains ; ils lerégentent d’une façon trop absolue. Ils se sont trompés si souvent queJacques apprend peu à peu à estimer son bon sens plus que leur belesprit. Il a envie de se tirer de la politique littéraire qui deux outrois fois lui a gâté ses affaires. Quand il entend dire que la presseest un quatrième pouvoir, une magistrature suprême, il se prend à rireet réfléchit qu’au fait un article de journal n’est que la façon depenser de quelqu’un ; comme il n’écoute pas la conversation de toutessortes de personnes et la laisse là quand elle est ennuyeuse, bruyanteou absurde, il peut bien en faire autant lorsque cette conversation luiarrive en caractères moulés, rangés par colonnes, sur un papier humide. Mais ce qu’il est avant tout, c’est un grand ami de l’ordre public ;les émeutes excitent son courroux, on l’a toujours trouvé prêt à obéirau rappel, et à son grand dépit, ce qu’il a été avant tout, c’est gardenational zélé. De tous ses devoirs de citoyen, c’est presque le seulqu’il ait eu à remplir. Il a pourchassé devant sa baïonnette ceux quitroublaient son repos et son commerce ; mais soit légèreté, soitfaiblesse, il ne sait pas montrer assez d’indignation ni de répugnanceaux sophistes ou aux rhéteurs de l’émeute ; il les a réprimées, maispas encore suffisamment découragées ; de sorte qu’il a fallut souventrecommencer. Son opinion a plus d’instinct que de raisonnement, plus devivacité que de constance. A un jour donné, il est vaillant et animé ;le reste du temps il a trop d’indifférence et de laisser-aller ; ilaime le bien et ne se garde pas assez du mal. Peu à peu l’expériencelui apprendra que ses devoirs ont augmenté avec ses droits, et qu’illui faut être plus grave, plus ferme, plus prévoyant que par le passé.Plus tard, s’il reste ce qu’il fut autrefois, s’il aime mieux jouir dela liberté de fait sans se donner de la peine, que d’en prendrebeaucoup pour avoir la liberté de droit, il pourra retomber dans sadouce insouciance. En ce moment elle le perdrait ; il faut qu’il prêtesecours aux défenseurs du bon ordre et de la raison ; il ne doit pasêtre médiocrement de leur avis, qui est le sien. Qu’il les sachereconnaître, les choisisse, les encourage, se mette avec eux de toutcoeur. Ses ennemis comptent beaucoup sur un vieux défaut qu’ils luiconnaissent et qu’ils flattent de leur mieux. Ils espèrent égarer sapassion d’égalité, le rendre envieux, méfiant, l’exciter contre tout cequi s’élève, l’empêcher d’accorder pleine confiance à qui que ce soitde peur de le grandir. Jacques aurait tort de les écouter. Quelquegrand que fût son préjugé contre l’aristocratie, il a touché le but etpeut se tenir pour satisfait. Sa volonté est faite ; ceux dont lavanité blessait sa vanité ne sont plus en scène. Dès long-tempscondamnée à ne pas enfoncer ses racines dans le sol, à ne pas siégersur elle-même, l’aristocratie française était devenue un appendice dela personne royale. Elle croissait et florissait selon la fortune de ladynastie. Leur sort semblait être enchaîné. Charles X abdique lacouronne ; l’aristocratie abdique la cité. L’amour de la patrie a étéremplacé par la fidélité domestique ; au coup qui a renversé l’ancienneroyauté, l’aristocratie se disperse, comme des serviteurs effarés, quin’ont plus leur maître. Leurs intérêts semblent tellement à part dupays, qu’encore une fois c’est en ses ennemis qu’ils mettent leurrecours. Il y a quarante ans, ils allèrent se mêler aux armées quivoulurent envahir la France ; aujourd’hui que l’Europe reste froide àde telles plaintes, l’impuissante aristocratie émigre vers l’anarchie.Ce n’est plus l’étranger qui nous menace, c’est l’esprit de désordre ;elle lui arrive en auxiliaire ; elle lui apporte ses passions et sessophismes. La France est en péril, qu’elle s’en tire comme elle pourra; ces Français-là ne viendront pas à son aide. Ils lui souhaiterontmalheur, contribueront de leur mieux à ses embarras, mettront leurespoir dans ses misères ; sauf, quand elle aura triomphé, à venirréclamer leur part de la prospérité ou de la gloire nationales. Jacques Bonhomme a peut-être encore trop de préventions pour voir quec’est un des inconvénients de la situation, et qu’il vaudrait mieuxpour tous voir finir cette scission dénaturée. Quoi qu’il en soit,aucune supériorité ne peut lui être imposée ; mais il n’en faut pasconclure que toute supériorité doit être à jamais menacée d’ostracisme; seulement une aristocratie large, mobile, ouverte à tous, née desentrailles du pays, recevra, jour à jour, par habitude, par confiance,par progrès de temps, une investiture nationale, non de la loi, quiserait insuffisante, choquante ou ridicule, mais des moeurs et du coursnaturel des choses. Ce n’est pas d’une institution qu’il s’agit, maisd’un esprit général, qui préfèrera le repos à l’agitation, l’ordre auxperturbations, la durée au changement : conditions qui ne peuvent guères’accomplir dans une vieille société toute pleine de souvenirs, lorsquerien n’est honoré, lorsqu’aucune existence n’est entourée d’égards,lorsqu’il n’y a nulle solidité dans la précieuse possession de laconfiance et de l’estime publiques. Ainsi Jacques Bonhomme se rassurera peu à peu ; cette aristocratie,plus personnelle que sociale, ne peut être que son oeuvre. Il n’y enaura pas d’autre que celle qu’il reconnaîtra de son plein gré et pourson plus grand avantage. Services rendus, capacité, talent, richesses,souvenirs ; c’est à lui de choisir les titres qui lui agréeront leplus, de les peser, de les balancer, de les combiner, afin d’accordersa confiance et ses égards, comme il l’entendra. Mais s’il ne voulaitrien élever et rien honorer ; s’il trouvait plaisir à ne rienreconnaître au-dessus de l’universel niveau ; s’il se préoccupait d’uneperpétuelle jalousie ; si, sans écouter sa droite raison, il ne voulaitpoint voir que toute la puissance de l’état ne pouvant être concentréedans la personne royale, il faut aussi entourer de considération ceuxqui se trouvent dotés d’avantages naturels ou sociaux et ne les pointtraiter en ennemis du pays ; si son ambition était de tout rabaisser etnon point de s’élever à tout ; alors la liberté et l’ordre publicseraient en grand péril. Jacques Bonhomme peut déjà entendre comment,lui aussi, est appelé privilégié et aristocrate ; déjà sa boutique esttraitée de fief et son héritage d’usurpation ; déjà on lui impute lamisère du pauvre : on ameute contre lui ceux qui manquent de revenus oude travail. Il y a aussi une égalité au dessous de lui, et c’est là qu’on voudraitle faire descendre. Qu’aura-t-il à répondre si de son côté il ne veutaucune inégalité, s’il veut nier ou détruire celles qui existentréellement ? Donc, plus de société et guerre civile, jusqu’à cequ’arrive le despotisme, ce grand niveleur qui confond, dans lacondition commune d’obéissance, les grands et les petits, comprimantles supériorités dont il s’inquiète ou se chagrine. Est-ce l’avenir de Jacques Bonhomme ? Beaucoup le disent ainsi. Il peutavoir de meilleures espérances. C’est toujours un grand danger qued’avoir son sort uniquement dans ses propres mains ; mais il a beaucoupsouffert, passé par bien des épreuves ; il a gagné une coûteuse sagesse; il a le sentiment de sa situation et de sa force. Nous verrons. . GIBERT. |