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GIRAUDOUX, Jean(1882-1944) : Alsace et Lorraine :Allocution radiodiffusée prononcée le 10novembre 1939.- Paris : Gallimard, 1939.- 15 p. ; 18,5 cm.
Numérisation : O. Bogros pour la collection électronique delaMédiathèque André Malraux de Lisieux (13.II.2016)
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Orthographe etgraphieconservées.
Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : R311 br) 

Alsace et Lorraine (1939)

ALSACE ET LORRAINE

Allocutionradiodiffusée prononcée
par M. JEAN GIRAUDOUX
Commissaire Général àl'Information
le 10 novembre 1939.



Nous allons fêter demain, entre nous, entre nos amis anglais, polonais,et nous, l'anniversaire de l'Armistice. D'autres nations le fêterontaussi, des nations pour lesquelles ce jour reste encore le début d'uneépoque de paix. Tant mieux pour elles. Nous regrettons de ne pouvoir endire autant. A vingt et un ans juste, par une conscription impitoyable,notre paix a été appelée à un devoir guerrier. Ce que doit être cettenouvelle guerre, ce que le futur armistice doit être, je vous enparlerai demain. Aujourd'hui, je veux seulement constater qu'il nousreste un bénéfice appréciable de ce 11 novembre 1918. Il est le jour duretour à la France de l'Alsace et de la Lorraine. L'Europe, ce jour-là,a peut-être été manquée, la France a été réussie. De ce jour, elle aété à nouveau complète ; de ce jour, elle a été à nouveau sereine,maîtresse de son humeur, de ses gestes ; de ce jour ont disparu dansles écoles les chansons tristes, dans les casernes les gravures sur larevanche, dans les conseils internationaux ce nuage dedemi-humiliation, de demi-deuil sur le visage du Français, et versl'Est cette frontière coupée dans notre sol même.

Pourquoi l'absence d'une seule province défigure-t-elle, amoindrit-elleà ce point la France, alors que d'autres nations peuvent garder, malgréla douleur d'une amputation, l'essentiel de leur esprit et de leurhonneur ?

C'est que la France n'est pas « une » dans sa terre et dans sa race. Cepays, hautement majeur, est fait de minorités.

La nation française est la démonstration la plus éclatante de ceprincipe : que le mélange sur un sol des races les plus éloignées,amenées au hasard des invasions les plus diverses, installées au coursd'époques coupées de siècles, forme un ensemble plus qualifié qu'unerace unique pour trouver dans leur intégrité et leur humanité lesdevises et les vertus de l'État civilisé.

A leur souche, il y a autant d'intervalle entre un Auvergnat et unBasque, un Limousin et un Breton, qu'entre un Espagnol et un Slave, unOstrogoth et un Gallois, mais, à la floraison du greffage, toutes lesnotions du cœur et de l'esprit, tous les réflexes de l'homme ou ducitoyen sont chez nous identiquement les mêmes.

Notre période de conquête n'a jamais été que la recherche d'unéquilibre enfin obtenu ; nous avons conquis une partie des Flandresparce que la France a besoin d'un peu de Flandre pour être la France ;nous avons annexé le Béarn, parce que la France ne serait pas sans leBéarn entier, mais par contre, toute mutilation du territoire devientplus grave pour nous que pour un pays de race et d'âme uniformes.

Nous enlever le Poitou, la Guyenne, l'Ardenne, ce serait nous enleverdes éléments indispensables à notre dosage. Nous enlever une partie dela Lorraine, de l'Alsace, c'était non seulement nous offrir par un côtémutilé et rogné à cette Europe qui a toujours eu, et semble encoreavoir pour bien longtemps besoin de nous, c'était détruire l'équilibrede la France même. Nous, soldats, nous avons fait alors ce que nousavions à faire. Mon régiment de Bourbonnais et de Foresiens a commencéla guerre en renversant un poteau frontière à Ammerzviller, il l'aachevée après un périple par la Belgique, Verdun, les Dardanelles, enentrant à Saverne. Nous avions à mettre dans notre dosage l'opiniâtretéet la conscience alsaciennes, la volonté et la distraction lorraines,l'humeur rhénane. Nous avions à étendre le Rhin à notre droite. C'estfait. Le 11 novembre 1918 ce fut fait.

C'est pour cela qu'il convient, ce 11 novembre 1939, non seulement dedonner, dans notre pays, la place d'honneur aux Alsaciens et auxLorrains que cette nouvelle guerre vient soudain de distribuer commeune prime de guerre due aux provinces dans tant de parties de laFrance, mais aussi de rendre hommage à ce dialecte alsacien qui résonneen ce moment dans les écoles ou les marchés du Périgord ou de Saintonge.

Je veux répéter aujourd'hui la même explication que j'ai donnée, il y ajuste vingt et un ans, à mes camarades qui écoutaient avec surprise letambour de ville de Saverne annoncer l'arrivée de la France dans salangue germanique. Jamais langage n'a plus mérité d'être respecté.

C'est par lui que les Alsaciens ont pu résister à ce point à l'empriseallemande pendant leur annexion. Il a été le voile sous lequel,invisible aux Allemands, ils ont entretenu leur indépendance et leurmémoire. Ils l'émaillaient de mots français, jamais de mots allemands,car par une magie certaine, le français s'intercale à merveille danscette langue germanique et l'allemand y jure.

Ils ont, grâce à elle, gardé intacte le long du Rhin, en marge del'Allemagne prussianisée, de Bâle à Rotterdam, en passant parStrasbourg, cette atmosphère rhénane qui est la véritable frontière,large de cent kilomètres, entre le Gaulois et le Germain.

Pourquoi, lorsque le français est redevenu leur langue nationale,auraient-ils sacrifié cet héritage, cette langue d'intimité qui leurpermet d'ajouter à leur vie morale toutes les nuances de leur âmeprovinciale, vigueur, humour, tendresse familiale, exubérance humaine.

Comme le Provençal, comme le Catalan, comme le Breton ou le Basque,l'Alsacien a trouvé dans son patois transmis de génération engénération, pour le paysan ou l'artiste, le clerc ou le soldat, cetrésor de formules gaies ou graves, de proverbes locaux où la sagessedes nations devient pour son bénéfice et son humanité la sagesse desprovinces.

Grâce à lui, l'Alsacien, comme dans sa langue le Provençal, peutexprimer cette intimité d'homme à homme, de mère à fils, que lescontrées sans patois en sont réduites à demander à des gestes, à desexclamations ou à des atteintes à leur langage.

Voilà ce que je disais à mes hommes, voilà vingt et un ans, devant lepalais de grès rose de Saverne. Voilà ce que je vous redis à tous avecplus de conviction encore, depuis que je sais qu'en Limousin, dans maville natale, à côté du placard qui indique au-dessus de l'écusson del'hôtel de ville : Mairie de Bellac, est ajouté depuis quelquessemaines un autre écriteau qui porte, et cela en alsacien : Mairie deWissembourg.