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FLAUBERT, Gustave(1821-1880) : Les Conseils d'un Gnome, fragment d'une féerie inédite (1875).

Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (24.I.2015)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux:n.c) de La République des Lettres,1ère livraison du 20 novembre 1875.
 
LES CONSEILS D'UNGNOME
Fragment d'uneféerie inédite,
par
Gustave Flaubert

~ * ~

(Un cabaret aux environs de Paris.— Il fait petit jour).

PAUL, DOMINIQUE, L'INCONNU. (1)

L'INCONNU : Ainsi, vous venez chercher fortune dans la grande ville ?..

PAUL : Qui vous l’a dit ?

L'INCONNU : Vous-même !

PAUL : Comment cela ?

L'INCONNU : Tout à l'heure, quand vous causiez avec votre domestique!..

PAUL : Il me semblait, cependant....

L'INCONNU : Pardonnez ! Je sais tout !., et comme mon industrie,Monsieur, consiste à tenir un bureau de renseignements universels et àfaire un vaste courtage dans les différentes classes de la société, ily va de mon intérêt de vous servir.

DOMINIQUE : Voilà de la franchise, au moins !

L'INCONNU : Monsieur se propose de chercher un emploi dans uneadministration quelconque ?...

PAUL (brutalement) : Non !

L'INCONNU : De prendre les finances, la diplomatie ou les chemins defer ?

PAUL : Eh ! qu'en sais-je moi-même !

L'INCONNU : Le commerce peut-être ?

DOMINIQUE : Ah ! bien oui ! un homme, qui en deux heures de temps, vouscouvre de peinture une toile plus haute que ça !

L'INCONNU (saluant ironiquement) : Ah ! monsieur est artiste !.. ah !et il compte faire fortune ; respectons-le !

PAUL (irrité) : Eh bien ! pourquoi pas ! Quand je vois tant debarbouilleurs que l'on applaudit, ce serait bien le diable !..D'ailleurs j'ai de longues études derrière moi, et en employant toutesmes forces, la gloire viendra.... peut-être, la richesse ensuite !

L'INCONNU : Très-bien, jeune homme ! Mais j'espère que vous allez, pourparvenir, ne rien négliger de tout ce qu'il faut ; pillez-moi lesanciens, dénigrez les modernes, exaltez les petits génies et conspuezles grands ; ça pose, premier pas ! Vous peindrez ensuite lesboutiquiers en artilleurs et les lorettes en Vénus, avec les chevauxcélèbres et les actions vertueuses, sans nul souci du dessin ni de lacouleur ; on dirait que vous manquez d'idées, prenez garde ! Il faudraensuite adopter le grec ou le gothique, le pompadour ou le chinois,l'obscénité ou la vertu, la chose à la mode, peu importe ! maisagenouillez-vous devant le public, servilement, et ne lui donnez rienqui dépasse la force de son esprit, les facultés de sa bourse, lalargeur de son mur ! Alors, vos œuvres reproduites à l'infinicouvriront l'Europe. Vous entrerez dans la cervelle de votre siècle.Vous serez un maître, une gloire, presque une religion! Le despotismede votre médiocrité pourra abêtir toute une race ; il s'étendra mêmesur la Nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme, puisqu'ellerappellera de loin vos barbouillages,

PAUL (indigné) : Jamais !

L'INCONNU : Vous avez raison ! une place, des appointements fixes,c'est plus sûr. Je vous recommande, avant tout, l'exactitude, — nonpour travailler, mais pour surveiller vos confrères. D'abord une petitemédisance, çà et là, puis une dénonciation formelle (dans l'intérêt duservice), enfin une bonne calomnie, n'ayez pas peur ! De l'arroganceenvers les humbles, de la bassesse devant les chefs, cravate empesée etsouple échine, morbleu ! cervelle étroite et conscience large,respectez les abus, promettez beaucoup, tenez rarement, courbez-voussous l'orage, et dans les circonstances difficiles, faites le mort.Mais tâchez de connaître le vice de votre supérieur ; s'il prise,achetez une tabatière, et s'il aime les jolies femmes... mariez-vous !

PAUL : Horreur !

L'INCONNU : De l’indépendance ! j'aime ça ! On ne la trouve plus,Monsieur, que dans une fortune acquise par le commerce. Nous avons lesystème des faillites honorables, les secrets du faux-poids et du bonteint ; mais rappelez-vous que le moyen d'avancement le plus rapidepour un jeune homme, dans une grande maison, c'est de séduire la femmedu bourgeois.

PAUL : Tais-toi donc, misérable !

L'INCONNU : Oui, la fille vaut mieux, parce qu'il est forcé de vous ladonner en mariage. (Paul recule épouvanté).

DOMINIQUE : Il y a un fond de bonnes idées dans ce qu'il dit.

L'INCONNU (toujours impassible) : Et alors, quoi que vous soyez, lesobstacles s'aplaniront, chacun vous sourira. La santé sera bonne, vousdînerez bien, vous aurez la face rose comme une jeune fille. (Sa barbedisparaît. Surprise de Paul). Peu à peu, vous deviendrez riche,considéré, heureux, vous ferez craquer sur l'asphalte, vos bottesvernies, en roulant dans vos gants blancs le pommeau d'or de votrebambou. (Ce qu'il dit s'exécute ; Paul pousse un cri). On vouscraindra, on vous aimera, vous vous repasserez vos caprices, habitsneufs tous les jours, bagues à tous les doigts, chaînes de montre,breloques et linge fin ! (Il apparaît vêtu en dandy ; Paul etDominique se rapprochent). Vous achèterez une maison de campagne, desstatues, des hôtels, des amis — et des chevaux de race, ce qui est pluscher. Pour duper les générations futures, vous pourrez même fonder unhôpital ; — et vous vieillirez tout doucement, servi par un peuple devalets, entouré de famille, lourd d'honneurs, avec une grosse bedaineet l'aspect d'un honnête homme ! (Il apparaît en vieux bourgeoiscossu, lunettes d'or, gilet de velours, etc.).

PAUL (se passant les mains sur la figure) : Est-ce une illusion ?J'ai dans la tête comme des chars qui roulent et des flammes voltigent.(Le punch qui a continué de brûler, se multiplie sur les autres tables,et des flammes sautillent çà et là dans l'air comme des feux follets).

DOMINIQUE (tourne avec admiration autour de l’inconnu) : Quelparticulier ! quelle expérience !

PAUL (résolument) : Non ! je ne veux pas ! arrière ! C'est même unefaiblesse de l'écouter ! Va-t-en !

L'INCONNU : A votre aise ! faites le vertueux, mon gaillard, etserrez-vous le ventre ! Toutes les portes de la fortune, on lesrefermera sur vous, en vous écrasant la face ! D'abord, cela va sansdire, monsieur gardera les apparences. Vous irez jusqu'à neuf heures dusoir avec deux sols de lait, et un petit pain rond qu'on mange dans lapoche de sa redingote, tout en trottinant sur le pavé ! Ah ! vous lesconnaîtrez, les mystères de la toilette, les faux-cols de papier,l'encre que l'on repasse sur les coutures blanchies, les sous-piedstendus pour retenir les semelles trop vieilles, et l'habit noirboutonné jusqu'au menton, pour cacher l'absence du linge. (Il apparaîtdans le costume décrit). Vous ne faiblirez pas ! Vous lutterez ! maispersonne ne voudra de vous !... on ne va pas chercher ceux qui secachent ; qui donc s'inquiète des pauvres ? Et comme une première chuteest la cause naturelle d'une seconde, peu à peu, vous dégringolerez,mon bonhomme ; la misère augmentera, elle deviendra irrémédiable etconstitutionnelle ! « Clic ! clac ! clac ? gare-toi de là, manant !... » Et du fond de votre ruisseau, par un temps deverglas, en plein hiver, vous distinguerez à des hauteursvertigineuses, derrière la mousseline des larges croisées, tournoyersous les lustres, dans le flamboiement des festins, toutes lesconvoitises de votre cœur! (Le côté droit de la muraille s'entr'ouvre,et laisse voir un bal splendide puis se referme). Alors commencerontpour vous, dans Paris, ces longues promenades du pauvre le long desquais et des boulevards ! Plus vague et plus funeste que le bédouindans le désert, vous chercherez quelque bonne occasion, un parapluieperdu, une bourse tombée, en marchant au milieu de la nuit, ou vousirez dormir côte-à-côte avec des forçats, les pieds dans la paille,assis sur un banc, et les deux bras sur une corde ! (Le côté gauche dela muraille s'entr'ouvre, et laisse voir l'intérieur abject d'unlogeur, rempli de monde, puis se referme). Et l'habit râpé, depuislongtemps, sera parti ! (Son habit disparaît). A la place du chapeau,une casquette sans visière (Même jeu). Plus de gilet, une seule bretelle ! et pas mêmede souliers, des chaussons! (Avec une pose ignoble). Faut-il unfiacre, mon bourgeois ?

PAUL (se tordant les mains) : Horrible! Horrible !

DOMINIQUE : Mais ce n'est pas gai, du tout, cet avenir-là !

PAUL (découragé, tombe sur un tabouret, le coude sur la table) : Quefaire ?

(A la fin de la tirade de l’Inconnu, la Servante est rentrée avec unpaquet de cigares, qu'elle a déposé sur la table. L'inconnu qui estprès de Paul, debout à droite, fait un pas à reculons avec un gested'espoir, mais aussitôt en face de lui et derrière Dominique, laservante se transmuant en fée, allonge le bras impérativement versl'inconnu qui se change en gnome. Dominique stupéfait, pousse un cri, Paul relève la tête et en pousse unautre, en apercevant la fée qui disparaît dans la muraille à droite, enmême temps que le gnome disparaît à gauche).


(1) Paul, gentilhomme ruiné, et Dominique, son valet, viennent chercherfortune à Paris. Ils sont arrêtés aux abords de la ville, dans uncabaret hanté, par des maraîchers. Un bourgeois « vêtu d’une longueredingote, chapeau à bords retroussés, favoris, canne à lanière decuir, » est entré tout doucement et s’est assis à une des tables, «observant Paul et Dominique avec des yeux flamboyants. » Au dehors, il pleut. Lebourgeois se fait servir un punch ; mais « la servante n'a eu que letemps de poser le bol sur la table…. une flamme parait dessus ! » Lebourgeois — qui n'est autre que le Roi des Gnomes, — envoie laservante, — qui n'est autre que la Reine des Fées, — chercher descigares, et offre un verre de punch à ses voisins. La conversations'engage. (Note de la Réd.).