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GOZLAN, Léon (1803-1866): Le Napoléonnoir (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (06.VI.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome huitième,publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
Le Napoléon noir (1)
par
Léon Gozlan

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La génération présente doits’attendre à être encombrée de fils de Napoléon, concurremment avec lesfaux dauphins : chaque dynastie déchue nous léguant ses glorieuxbâtards et ses faussaires. Ce n’est pas que les branches nouvelless’alarment beaucoup de ces prétendants apocryphes ; il y a milleraisons pour cela : d’abord le nombre exclut la vraisemblance ; et,dans le contingent des héritiers présomptifs, les imbéciles nuisenttrop aux fripons. Mais les superstitions populaires s’alimentent àcette source équivoque ; et pour peu qu’on ait le nez ou la boucheoffrant quelque ressemblance avec le masque de l’ex-souverain, lechapeau fait le reste. La foi nationale est robuste. On a comptécinquante-huit faux Néron, trente-deux faux Charles-Quint ; on a perdule nombre des faux Louis XVII. Qu’on juge, après cela, si le vol defiliation souffre le moindre blâme, quand les pères sont dans uneproportion si effrayante.

Ce préambule accuse, par anticipation, et le peu d’envie que j’ai deséduire la crédulité du lecteur, et mon indifférence à lui fairepartager une conviction. Je suis jaloux seulement de lui inspirer, parla simplicité de ce récit, et l’autorité des dates, des faits et desnoms que j’invoque, quelque confiance dans mes doutes.

Rien n’est moins prouvé que cette stoïque froideur de Napoléon pour lesfemmes ; ceux qui ont voulu en doter le vainqueur de Wagram, n’ont jugéde Napoléon que le buste ; ils en ont fait une dame qui écrit sesmémoires. Il en eût singulièrement ri lui-même, si la flatterie étaitallée jusque là devant lui. Corse, Italien par tout son sang, d’uneconstitution ardente, toujours en combustion d’idées, faisant de lapassion avec tout, n’aurait-il trouvé de la froideur que pour ce qui ensuppose le moins ? Soutenir cette thèse, c’est abuser du silence quen’osent rompre des regrets superbes ; d’un autre côté, c’est s’exposerà voir fondre sur nous de nouveau ces révélations d’alcôve qui ont déjàtouché le prix de leur spéculation dans les mémoires.

Je ne conclus pas pour cela, et en faveur de mon anecdote, que Napoléonait eu autant d’enfants qu’il a gagné de batailles et conquis decontrées : au contraire, je pense surabondamment avec le poèteBoursault, que les personnes d’esprit, fort estimables d’ailleurs, ontfort peu de talents pour créer leurs semblables. Je ne réclame ici, enfaveur des héros et des gens d’esprit, que le bénéfice des chances.Napoléon a pu avoir des enfants.

Si je voulais indirectement raffermir les probabilités du fait que jerapporte, j’ajouterais qu’à l’époque de l’expédition d’Égypte, Napoléonétait dans toute la hardiesse du tempérament et de l’âge : c’est àcette époque que je dois remonter.

Dans les loisirs des mille prodiges qui ont fait de cette campagne unpoëme, une féerie, Napoléon, qui ne se nommait alors que Buonaparte,promena ses caprices dans les amours colorés des femmes égyptiennes.Belles, soumises, nues, couchées sur le sable ou sur les divans,exaltées par la vue d’un homme qui projetait son ombre du Caire à laHaute-Égypte, comme une pyramide, il n’est pas étonnant que ces femmesaient demandé par enthousiasme, et obtenu par reconnaissance ce que leshommes ordinaires n’obtiennent guère que par amour. Ainsi le caractèredu héros est sauvé, quoique au fond l’observation de Ninon subsiste :Il faut finir par où finissent les paysans.

Je suis d’accord avec tout le monde qu’il est prodigieux de vaincre, etd’avoir vaincu les Anglais, les Mamelucks, la peste, l’ophthalmie, lasoif, et le désert ; convenez qu’il l’est beaucoup moins d’avoir undescendant. Je vous concède le merveilleux, passez-moi le possible ;passez-moi que Napoléon ait eu un fils en Égypte, et que ce fils aitété mulâtre, petit, taillé comme son père, cuivré comme sa mère.

Je connus à Marseille, et au sortir du collége, en 1824, un jeuneÉgyptien âgé de vingt-six ans, nommé Napoléon Tard… Une certainecommunauté d’opinions politiques, les mêmes goûts d’isolement, nouseurent bientôt étroitement liés. Tout le désavantage de cette unionétait pour lui : car je puisais dans sa conversation, forte des plusbelles études dans les langues grecque et arabe, sillonnée de milletraces de voyages en Nubie, en Éthiopie, et à travers le Jourdain, desconnaissances nouvelles, de ces aperçus que les livres ne donnent pas,parce que les livres, stupides muets, n’ont, pour arriver à l’âme, nila surprise du geste, ni l’éclair des yeux, ni la musique de la voix,ni le tremblement des muscles. Sa mémoire, qu’il se plaignait d’avoirperdue, était une encyclopédie : si vous lui demandiez un mot, ellevous donnait un volume. Je ne l’écoutais pas : je le lisais. Mais, dèsque ce débordement de poésie, de science, de pensées, d’enthousiasme,tarissait, Tard… tombait dans la plus sourde mélancolie. Rien nepouvait l’éveiller. Un rire continuel et doux dénotait seul chez lui lamobilité de la vie. C’était dans cette tranquillité léthargique qu’onétait frappé par ce qu’il y avait de puissant dans le jet ramassé deson corps, dans ses épaules pensives, arquées et modelées à l’antique.Il était petit ; à peine devait-il atteindre cinq pieds ; mais, dans depareils hommes, le corps, c’est la tête. La sienne était dans uneeffrayante disproportion avec son buste, bien que très-fort, et avecses jambes grêles et nerveuses comme les ont, sans exception, lesOrientaux qui habitent la lisière des déserts. Elle offrait le concoursdu plus large développement cérébral chez un Européen, du plus beauchoix de caractère dans un Africain. Son nez, énergiquement aquilin,descendait sur des lèvres plus naïves de forme que fines : on voyaitque sa pensée sortait plus habituellement de ses yeux que de sa bouche,qui n’était ni déchirée par la colère, ni renversée par le mépris.Seulement son menton, tendre et caressé, rebroussait trop vers labouche : ce qui donnait au bas de son visage, une expression énervée etun peu monacale. Mais il était impossible de s’arrêter à ce défaut,devant ce qui caractérisait chez lui la prétention la plus légitime àla ressemblance dont il était fier. D’un bleu hasardé et transparent,ses yeux peignaient cette supériorité d’âme que Dieu jette, de siècleen siècle, dans le coeur de certains hommes, pour prouver aux niveleursde tous les âges le mensonge de l’égalité. La persécution de son regardvous entraînait dans le cercle de sa volonté ; il fallait y demeurerpour subir le choc de ses émotions, et l’ébranlement de sa massenerveuse. De ces yeux, qu’on n’aurait jamais voulu avoir vus, et qu’ilétait impossible d’oublier, selon la belle expression du P. Mathurin,il jaillissait du feu ; et, à l’orbe noir et fatigué qui enfermait cesdeux miroirs ardents, on comprenait à quel prix Dieu verse le génie, etquelle perpétuelle souffrance il allume dans les coeurs qui en sont lesautels. A ce signalement, qu’une exécution inhabile laisse manquer deprécision, le lecteur retrouvera dans sa mémoire cette grande figure deNapoléon, qui passera à l’éternité comme celles du Christ et deVoltaire : ce sont les portraits de famille de l’humanité.

On n’aurait qu’une idée incomplète de la figure de Tard… si l’onoubliait qu’il était mulâtre. Sur son crâne vaste, épais et dur,s’étendait une peau tannée et toujours en sueur. Les cheveux plats duCorse baignaient deux oreilles primitives, longues, et à peine plissées: c’était la charpente de Napoléon sous la peau de Sésostris.

Que ceux qui comprennent la mission de Napoléon sur la terre, quisavent quel énergique ressort il a dû emprunter au sang corse, génoiset florentin, dont il était formé, mesurent, s’ils l’osent, le désordrequ’eût jeté, dans l’économie sociale, le même homme, né en Afrique,gorgé de sang noir, galopant nu sur un cheval nu, montrant aux peuplessoulevés l’Occident au bout de son sabre, comme on le ferait d’unquartier de viande fraîche à un lion ; et cet homme ne remuant pas leshommes avec des idées d’indépendance et des mots de gloire, symbolesqui n’ont un sens que chez les peuples vieillis et les civilisationsusées, mais avec des miracles de faits ; prolongeant le désert partoutoù il passe ; réalisant l’unité des empires par la mort, la paixuniverselle par le silence ; laissant dans chaque ville pour drapeau deconquête une flamme, l’incendie pour garnison.

La conscience de sa haute naissance et de sa double origine ne laissaitjamais Tard… sans sombre préoccupation. Dès que notre intimité put osertoutes les confidences, il ne manqua pas de me parler de ses espérancesfolles, tournées vers l’Orient. - « L’Orient est à moi, me disait-il,comme l’Occident fut à Napoléon mon père. Je dirai mon sang, mon nom,mes projets ; je me mettrai à la tête, non des Turcs, mais des Arabes :les Turcs sont finis. Avec les Arabes, je reprendrai la civilisationdes Ptolémées. Je parle leur langue, je suis de leur race, de leurchair ; ils m’écouteront. J’appellerai chaque ville, chaque hameau,chaque homme, chaque enfant par son nom. Tout viendra à moi ; et leNil, et les sables, et les vents rouleront sur le Caire et surAlexandrie, comme les soldats de Cambyse. La croix cophte et les troiscouleurs opéreront des prodiges nouveaux. Je ferai pour l’Égypte ce quemon père n’a pas eu la générosité de faire. Il la destinait à un grandchemin pour passer aux Indes, au lieu de la rendre indépendante. Ellesera avec moi, et par moi, libre : libre par mon épée, par la croix, etpar les trois couleurs. Plus de beys, ni de pachas, ni d’esclaves.L’affranchissement comme au temps des kalifes, et voilà ! Voyez-vouscette casquette, disait-il, je la poserai sur l’aiguille de la Mecque,et la civilisation tournera tout autour. Je ne la quitterai qu’à cemoment. Et alors nous rouvrons les saintes bibliothèques. Nous appelonschez nous la science esclave en Europe. Nous l’appelons de l’Allemagne,de l’Italie, de l’Espagne ; les chaires retentissent. L’arabe deskalifes, le grec de Platon, le latin de Tacite, courent les ruesd’Alexandrie. La lumière vient encore de l’Orient : les prophétiess’accomplissent. »

Et je l’ai vu plein de ces idées étranges, et de ces projetsconquérants, courir à demi nu sur le sable, emporté par un cheval, lelong de la mer, appelant de sa voix forte toutes les populations quibordent le Nil, le désert, qui s’échelonnent jusqu’aux montagnes del’Éthiopie, tendant la main au vent, comme si le sabre courbe s’ybalançait, et criant en arabe : « Peuples ! peuples ! voilà le fils deKébir ! »

Puis s’arrêtant tout-à-coup pour reprendre ce sourire doux et continueldont j’ai parlé, tandis que le haut de son visage gardait la plusprofonde immobilité. Et insensiblement la teinte joyeuse se dégradait,allait se perdre dans la tristesse qui descendait de son front ; etc’était encore cette immortelle douleur de Napoléon, si admirablementreproduite dans le tableau de la bataille d’Eylau.

A une époque où des vanités bourgeoises n’avaient pas encore déshonorél’attitude familière de l’empereur, où les tailleurs et les chapeliers,à défaut de son génie, ne nous avaient pas rendu la redingote et letricorne de Marengo, je voyais souvent Tard… croiser, par un plihéréditaire, ses bras sur sa poitrine, arrêter sa tête comme sur unpiédestal, et enfoncer sa pensée dans l’espace.

Admettons un instant, sous le privilége de la poésie, que le filslégitime de Napoléon, le duc de Reichstadt, eût réalisé quelques-unesdes espérances sublimes rêvées par les idolâtres du nom de son père,gens assez enthousiastes pour adorer ce nom comme un prodige, et assezirréfléchis pour le déshonorer en croyant à la facilité banale del’illustrer deux fois de suite, et par bénéfice de race ; admettons queles liens de la politique si bien et si adroitement tordus autour del’existence du duc de Reichstadt, fussent tombés d’eux-mêmes, et que,soldat à Saint-Roch, canonnier à Toulon, général en Italie, le fils deNapoléon eût mérité de pousser nos armées sur les plages de l’Égypte oùnous serions allés chercher une seconde fois ce qu’était allé chercherson père, du soleil assez chaud pour sécher les taches de sang d’uneautre révolution (car après des meurtres civils il faut de la gloire :il faut choisir entre la guerre au dehors et les bourreaux au dedans) ;qui sait si alors le Providence n’eût pas mis face à face deuxprincipes sortis, comme Oromase et Arimane, de la même origine, etn’eût renouvelé pour nous, peuples incrédules, ces mythes qui, d’abordsous des formes réelles, mènent les hommes par troupeaux à quelquerégénération ou de sang ou de feu, et qui, plus tard, lorsqu’ilsdisparaissent, sont des vérités morales comme Typhon, Isis et Osiris ?Pourquoi celui-ci, le Napoléon légitime, n’aurait-il pas résumé cetteéternelle tendance de l’Europe à s’emparer de l’Égypte, pour remonterdans l’Inde, berceau de tout ; et pourquoi celui-là, le Napoléonadultérin, n’eût-il pas été la figure de ce besoin déjà senti pourl’Afrique, sous les Mamelucks et sous les pachas, de sortir de latutelle hébétée des sultans ? C’eût été un prodige bien grand pour laterre, que ces deux hommes nés d’un même sang ; mais l’un pâle commel’Europe, l’autre bronzé comme l’Afrique, se rencontrant sous la courbede leur sabre dans une première marche l’un vers l’autre, se demandantleurs noms, et répondant tous deux : « Napoléon ! - Napoléon ! »

Oui, je crois à la puissance énergique et divine de la rencontre desnombres et de certaines syllabes ; je crois, sans dérouler ici tous lestrésors mystérieux de la cabale, que ces deux noms auraient réveillé deleur sommeil de pierre, Alexandrie, et son phare, et ses rues quitoutes regardent la mer ; les bazars, les arsenaux, les tours, neufcent mille âmes ; je crois que le souffle puissant de cette doubleapparition aurait emporté le sable fin qui ronge tant de granits ; quede cette poussière se seraient élancés les pilastres, les chapiteaux,pétrifications du dattier, et toute cette population de statues quisont les productions naturelles de l’Égypte.

Le sol de l’Égypte ne produit que des statues qui sont faites de sonsable, et du sable qui n’est fait que de ses statues. Le néant et laforme vont et viennent : aujourd’hui une pyramide, demain quelquestombereaux de sable. Le grand désert n’est qu’un amas de villes pilées.

Mais laissons le champ des suppositions, et rentrons dans la réalité de mon histoire.

Tard… joignait à son caractère, d’une trempe si énergique, des goûtssimples et une grande innocence de distraction : il aimaitpassionnément les fleurs ; un coucher du soleil dans notre Méditerranéele tenait en extase ; la vie orientale reprenait toujours le dessusdans ses habitudes européennes ; il faisait excès de bains et deparfums, et quand la chaleur était ardente, un voile de sommeil jetaitsur ses yeux cette langueur qu’ont, aussi bien que les lions et lestigres, les femmes de l’Orient.

Avant d’aller plus loin, je dois prévenir que Tard… était fou : mais safolie n’était qu’une monomanie philosophique ; elle était si bizarrequ’il serait puéril de la rapporter, si elle n’expliquait le dénoûmentde sa vie, si elle ne justifiait pleinement la fatale circonstance quil’a amené. Je ne sais dans quelle lecture insensée il avait puisé sonsystème. Il ne croyait ni à la mortalité de l’âme, ni à la mortalité ducorps. La mort, autant qu’il a pu me le définir, n’était qu’unemutation de pays, un voyage forcé. L’homme assassiné ou présumé mort àParis se retrouvait à Berlin ou à Londres ; il niait hautement ladisparition complète. Ainsi il disait avoir rencontré quelque part, sepromenant ensemble, Rousseau et Raynal, Buffon et Linnée ; et, selonlui, les fossoyeurs étaient des sinécuristes, les cimetières desplaisanteries. Avec de pareilles croyances et le secours officieux dela logique, le meurtre n’était qu’un enlèvement, l’arrêt de mort unpasseport visé pour l’étranger. Je crois que sa fatale extravaganceprovenait d’un accident assez explicable au fond : dans son enfance, etpeut-être à propos de quelque soulèvement tenté en faveur de ses droitsau trône des Pharaons, il avait poignardé au Caire un conducteur dechameaux ; quelques années après cet assassinat ou ce duel, il avaitrencontré ou cru rencontrer le même homme à Alep. Maintenant, leconducteur de chameaux avait-il été la victime de l’application de sonsystème, ou l’idée première de son erreur ? c’est ce que je n’ai jamaissu. Quoi qu’il en soit, il niait la mortalité du corps.

Il était arrivé à cet âge de la vie où le contraste d’une positionprécaire avec les voeux immenses de l’avenir cesse d’être en équilibre.La poésie s’évanouissait. « La douleur, m’assurait-il un jour, n’estpas d’ignorer son père : on pleure sur le sort des bâtards ; il y a dupréjugé dans cette compassion. Citez-moi une famille, une seule, à lacirconscrire du grand-père un petit-fils, qui n’ait dans son sein unefille sans moeurs, un fils débauché, un membre enfin dont l’existencene compromette le nom qu’il porte ? Je ne parle pas des douleursgratuites qu’on est obligé de partager à la mort de ses proches ; on atoujours cinquante décès à regretter avant la fin de sa carrière. Lebâtard est exempt de ces chagrins-là. Du reste, jusqu’à la preuve ducontraire, il a le droit de se croire le fils de duc, de prince, de roimême. Si je n’étais le fils de l’empereur, je voudrais être bâtard ;mais ce qui est un éternel désespoir dans le coeur, c’est de savoir quil’on est, et de voir l’immense intervalle qui sépare ce qu’on est de cequ’on pourrait être : à quel signe, par quel nom se faire reconnaître,légitimer par la foule qui me croirait plutôt si je lui annonçais,qu’au lieu du fils de Napoléon, je suis le fils de Dieu ? »

Ces réflexions amères présageaient la résolution qu’allait prendreTard… Fatigué des lenteurs qu’apportaient à son voyage deux onclesrespectés, négociants recommandables, dont l’un avait été proposéplusieurs fois avec succès à la représentation nationale, Tard… seplaignit de leur parcimonie ; il ne concevait pas qu’ils luirefusassent l’or nécessaire à sa prise de possession de la couronne deskalifes. Les honnêtes commerçants, sans nier la naissance auguste deleur neveu, eussent préféré augmenter leur famille d’un bon teneur delivres, plutôt que d’un Pharaon Ier, d’un Aroun, ou d’un Abasside.L’argent de l’expédition fut refusé.

Un jour que je me promenais sur le port de Marseille avec lui, il seprit à jouer avec un petit couteau de deux pouces de longueur, puis ilme pria de l’attendre ; il revint ensuite froidement me dire, en pliantson couteau : - « Je viens de faire partir mes oncles pour l’Amérique ;dans votre langage, je viens de tuer mes deux oncles (2). »

En même temps deux gendarmes de la marine complétèrent ma stupéfaction,en arrêtant par ces mots l’expéditif neveu : - « Au nom de loi !Napoléon Tard…, vous êtes notre prisonnier ; vous avez assassiné vosdeux oncles. »

Conduit aux assises d’Aix, Napoléon Tard… ne démentit point soncaractère. Sa folie métaphysique sur la mort ne le sauva point. Quepouvait-il y avoir de commun entre dix ou douze jurés de province etcet être excentrique qui ne daigna pas même leur expliquer la moralitéde son action. Des négociants de Marseille décidèrent gravement s’ilfallait lui couper le cou ou le brûler à l’épaule. Ce jour-là, cesestimables patentés durent négliger la bourse. Je ne veux pas dire parlà que cette considération entra pour beaucoup dans la sévérité de leurjugement, et que c’est parce qu’ils manquèrent la vente de douze sacsde cochenille, au moins, que Tard… fut condamné à mort.

Il marcha au supplice sans peur, sans plainte, fort de l’idée qu’iln’allait point mourir. Il ne laissa échapper que ce sourire moitiésinistre, moitié divin qu’on lui connaissait.

Il dut même être bien content de voir tant de fleurs et de fruits sur la place où on le conduisait.

Ce lieu de supplice est embaumé deux fois la semaine de toutes lesmerveilles végétales de la Provence ; le Delta du Midi. Le Nil n’estpas plus généreux que le Rhône et la Durance. Il crut qu’ils étaientpour lui, ces parfums ! Dépouillé de la cravate, le cou libre, l’oeilclair et riant, il marcha à travers la foule, comme il allait à traversla campagne.

Si l’on avait voulu lui permettre d’avoir un oeillet à la boutonnière et un jonc à la main !

Il était sur la place du marché, à Aix, un jour de marché.

C’est l’usage : à Aix, on guillotine les jours de marché, afin que lespaysans qui retournent dans leurs montagnes aient quelque chose àraconter de la civilisation des villes. Il ne faut pas qu’ils rentrentles mains vides.

A Aix la guillotine est fixée au milieu des pyramides de pommes, entredes corbeilles de raisins et des gerbes de fleurs. On est très-poétiquedans le Midi. On finira par attacher un chapeau de bergère au sommet dela guillotine. Et quelle guillotine encore ! une guillotine deprovince, vieille et sale comme un juge au parlement.

Par un beau soleil de Provence, sa tête impériale tomba sous le couteaude la guillotine : le sang de Napoléon jaillit sur le pavé.

Un jour que le bourreau était venu à Marseille pour acheter unemeilleure lame et deux ais plus solides, un jeune homme, on mepermettra de ne pas le nommer, reçut de la part de Tard… une casquette.

C’était celle qui devait couronner, le minaret de la Mecque, et rallier la civilisation de l’Orient.

LÉON GOZLAN.


NOTES :
(1) Il a fallu l’immense intérêt qu’inspire le livre de M. Ladvocatpour m’obliger à livrer au vent de la publicité cette vie sitragiquement exaltée, et dont la confidence m’était personnelle.J’aurais voulu ne pas le savoir. Mais c’est de l’histoire : cela nem’appartenait pas.
(2) Un des deux a survécu à l’assassinat.