DESPREZ, Ernest : Les grisettes à Paris (1832). Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (20.X.2003) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome VI, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832. Réimpression disponible aux Editions de la Première Heure. Les grisettes à Paris par Ernest Desprez ~~~~Autrefois on appelait Grisette la simple casaque griseque portaient les femmes du peuple. Bientôt la rhétorique s'en mêla.Les femmes furent appelées comme leur habit. C'était le contenant pourle contenu. Les grisettes ne se doutent guère que leur nom est unemétonymie.Mais voyez un peu ce que deviennent les étymologies et les grisettes !La grisette n'est pas même vêtue de gris. Sa robe est rose l’été, bleuel'hiver. L'été, c'est de la perkaline ; l’hiver, du mérinos. La grisette n'est plus exclusivement une femmedite du peuple. Il y a des grisettes qui sortent de bon lieu. Ellesl'assurent du moins. Je ne sais à quoi cela tient, peut-être à lalecture des romans, mais d'habitude, si la grisette est née enprovince, elle a failli épouser le fils du sous-préfet de sa petiteville, le fils du maire de son village, quelquefois le maire lui-même.Si Paris fut son berceau, elle eut pour père un vieux capitaine enretraite ; ses bans ont été publiés à la mairie du onzièmearrondissement ; son futur était sous-lieutenant ou auteur demélodrames : le mariage a manqué par suite d'un quiproquo. Engénéral, la grisette a eu des malheurs ; malheurs de famille, mais leplus souvent malheurs d'amour. Toute grisette est nubile. On reconnaît une grisette à sa démarche, autravail qui l'occupe, à ses amours, à son âge, et enfin à sa mise.J'entends parler surtout de sa coiffure. La grisette marche de l'orteil, se dandine surses hanches, rentre l'estomac, baisse les yeux, vacille légèrement dela tête, et, pour tacher de boue ses fins bas blancs, attend presquetoujours le soir. Elle travaille chez elle, loge en boutique ouva en ville. Elle est brunisseuse, brocheuse, plieuse de journaux,chamoiseuse, chamarreuse, blanchisseuse, gantière, passementière,teinturière, tapissière, mercière, bimbelotière, culottière.,giletière, lingère, fleuriste ; elle confectionne des casquettes, coudles coiffes de chapeau, colorie les pains à cacheter et les étiquettesdu marchand d'eau de Cologne ; brode en or, en argent, en soie, bordeles chaussures, pique les bretelles, ébarbe ou natte les schalls,dévide le coton, l'arrondit en pelotes, découpe les rubans, façonne lacire ou la baleine en bouquets de fleurs, enchaîne les perles au tissusoyeux d'une bourse, polit l'argent, lustre les étoffes ; elle maniel'aiguille, les ciseaux, le poinçon, la lime, le battoir, le gravoir,le pinceau, la pierre sanguine, et dans une foule de travaux obscursque les gens du monde ne connaissent pas même de nom, la pauvregrisette use péniblement sa jeunesse à gagner trente sous par jour, 547fr. 50 centimes par an. Avec laquelle somme de cinq cent quarante-septfrancs dix sous, il lui faut payer, si par fortune, elle est dans sesmeubles :
Au cas probable A la grisette ne serait pas unmodèle d'ordre et d'économie, ce déficit peut s'élever au double et autriple de la somme de 205 fr. ; mais heureusement pour elle, ledéficit, quel qu'il soit, tombe à la charge de cet ami que j'appellerail'ami de raison. C'est le monsieur qui paie les dettes. Ellel'estime à cause de son âge et de ses procédés. L'ami de raison acinquante ans, et n'est pas jaloux. Il fut épicier, ou bien marchand dedrap en gros. Je dois signaler encore un autre payeur, qui n'est que le payeur de luxe : c'est l'ami des dimanches, le jeune homme.La grisette l'adore tout juste une fois par semaine. Ses fonctions quise continuent parfois jusqu'au lundi matin, se résument en deux mots :procurer de l'agrément à la grisette. C'est lui qui mène dîner à lacampagne, qui mène danser à la Chaumière ou au bal du Saumon ; c'estlui qui régale du spectacle. L'âge de l'ami des dimanches est de dix-huit àtrente ans. Il est peintre en portraits ou en bâtiments, étudiant endroit, en médecine, en pharmacie, ou en musique ; vaudevillistehonoraire ou figurant à la Gaîté ; commis ou clerc ; blond ou brun, préférablement brun ; car la grisette est souvent blonde. Elle adore les contrastes. Je ne sais si c'est par suite de cetteadoration pour les contrastes que son troisième ami a la main, le piedet l'esprit lourds. Celui-là n'est autre chose que l'ami de coeur ;disons mieux, c'est l'ami de tous les instants, excepté le dimanche etles heures de la semaine consacrées par la grisette aux visites del'ami de raison. Du reste l'ami de coeur obtient le rare privilège dela reconduire à la sortie du magasin. Il est ouvrier comme elle, a peude défauts, place quelque argent à la caisse d'épargnes et ne se permetpas la plus petite familiarité ; quelquefois cependant le baiserd'adieu sur la joue ; mais rien de plus. II se confie aveuglément enelle, par cette raison qu'il l'accompagne, de temps à autre, le soir,jusqu'à sa porte. Et puis, le dimanche matin, elle lui dit avec un grossoupir : « Guguste, ne vous fâchez pas ; il faut que j'ailleencore passer la journée chez ma tante qui est malade. » Notez quecette malheureuse tante se meurt tous les dimanches. Le pis, c'est quela pauvre femme est condamnée à souffrir long-temps sans mourir. Saprétendue nièce a besoin d'une éternelle agonie pour tromper Guguste. Quoi qu'il en soit, la grisette aimesincèrement, son Guguste, qu’elle ne trompe que par nécessité ; carGuguste n'est ni assez riche pour payer le déficit, ni même assez richeet encore moins assez propre pour la conduire à la campagne, au bal etau spectacle. De ses trois amis, l'ami du coeur est celui à qui ellen'accorde pas les droits d'un amant : elle le garde pour mari. La grisette a un âge fixe. C'est-à-dire qu'unegrisette ne saurait avoir ni moins de seize ans, ni plus de trente.Avant seize ans, c'est une petite fille ; après trente ans, c'est unefemme. Le nom de grisette ne lui est applicable que dans l'intervallequi sépare ces deux âges La trentaine venue, celle qui fut quatorze ansgrisette et quatorze ans traitée comme telle, dépossédée par le temps,tombe dans le rang commun des ouvrières. Alors qu'importe son piedlourdement appuyé sur l'orteil, ses hanches qui essayent de se dandinerencore. Qu'importent les fins souliers, les bas blancs, le tablier desoie, l'oeil qui se baisse pour faire croire à la pudeur, l'estomac quise creuse pour faire saillir les reins ? Qu'importe qu'elle fatiguel'aiguille, le polissoir ou le pinceau ; qu'elle enlumine lesétiquettes du marchand de thé suisse, qu'elle fasse éclater l'améthysteempourprée ou qu'elle taille en triangle le gousset d'un col de chemise? Qu'importe même qu'elle veuille rester fille ? Son règne est fini.Adieu la grisette ! Règle générale. Acception faite del’âge et du métier voulus, toute, personne du sexe féminin estgrisette, qui porte un bonnet semaine et dimanche ; qui porte, unbonnet toute la semaine, sauf le hasard d’une noce ou d'un granddimanche. Mais n'est pas grisette, qui ne porte bonnet, ni semaine nidimanche. A cette règle générale, je ne connais pas une exception. Autre règle générale. Méfiez-vous de l'individualité des grisettes coiffées en foulard. Ceci posé, vous dirai-je tout ce qu'il faut de soins, de peines, de tribulations, pour plaire à une grisette, ou plutôt pour faire une grisette; et d'abord, entendons-nous sur ce mot, bizarre à coup sûr et demauvais goût, mais pittoresque, animé,, énergique, formulant une idéequi ne s'adapte guère qu'aux moeurs faciles, décousues, d'une certaineclasse ; expression originale et poétique, tirée d’un dictionnaire qui,pour n'être pas approuvé, certifié conforme,naturalisé, par lesquarante, n'en est ni moins varié, ni moins usité, ni moins français. Faire une grisette, comme les petits voleurs disent : faire une montre ; les mauvais sujets, faire un pouf ; les fils de famille, faire cinq cents francs, faire mille francs, c'est-à-dire dérober une montre, ne pas payer un billet de cinq cents francs, de mille francs ! Faire une grisette ! c’est surprendreson coeur, se l'approprier, le voler, comme eût dit Trissotin ! Il y aellipse, vous le voyez, ellipse trois fois ingénieuse, et dont, lemérite n'est pas à moi ; il appartient tout entier à ce dialecte appelé argot, dont je voudrais vous dévoiler la mystérieuseorigine et la piquante nomenclature ; mais un sujet aussi importantexige trop d'érudition et de recherches ; nous lui consacrerons dans celivre; un article séparé. Aussi bien je reviens à la grisette ! Ceserait, dis-je, une folie que de vouloir suivre dans tontes leursintrigues les jeunes gens riches ou pauvres, qui recherchent le bonheurde faire une grisette. Rien ne leur coûte, mensonges, argent,bouquets, coups d'oeil, travestissements, lettres, langage muet àtravers les vitres de la boutique, langage caressant du tête-à-tête, lesoir, dans la rue, quand ont sonné huit heures. Bien souvent ilséchouent. Celui-là surtout, qui s'en va dans lesthéâtres du boulevart flâner aux grisettes, risque plus que tout autrede perdre son argent et ses soins. Il a pris un billet de loges parcequ'il veut explorer toutes les places, depuis le parterre jusqu'aucintre ; parce qu'il veut lier conversation avec toutes les grisettes,depuis celle qui boit de la bière au paradis dans l'entr'acte, jusqu’àcelle qui partage une orange avec les musiciens de l'orchestre. Maisc'est en vain qu'il essaie d'attaquer la passion à propos de l'ingénuequ'on enlève, de la décoration qui est neuve, de la scène terrible oùle père noble poignarde son rival dans la personne de son fils ; envain qu'il veut faire tourner l'horreur du drame au profit de l'amour :la grisette demeure insensible ; et si parfois elle sourit aucompliment qu'il lui glisse tout bas sur la beauté de ses yeux ou surla gracieuseté de sa taille, c'est par bienséance pure, et pour fairecomprendre aux femmes ses voisines, que c'est bien à elle que cecompliment s'adresse. Du reste, elle rend froideurs pour fadeurs ;insensibilité pour cajoleries; là, près d'elle, est sa mère ou satante, sa bonne amie ou son amant. Quand la foule sort, il se précipite pouroffrir son bras... Peine inutile ! La grisette, ou jette un regarddédaigneux sur l'importun, ou, riant aux éclats, se prend à courirjusqu'à la rue du Temple ; suivez-la si vous avez un cabriolet. Lagrisette aime les messieurs qui ont cabriolet ; et, peut-être eu faveurde votre cheval, en considération de votre groom, l'apercevrez-vous, sachandelle à la main, penchant la tête aux lucarnes qui s'ouvrent surles paliers de tous les étages, jusqu'au cinquième, où elle loge. Etpuis c'est tout. Il est sans exemple qu'on ait fait la conquêted’une grisette au théâtre. La raison en est si simple, que j'éprouvequelque pudeur à la dire. La grisette ne va jamais seule au spectacle. La même raison s'oppose à ce qu'on fasse saconquête dans la rue, alors qu'une autre grisette l'accompagne. Celle àqui vous adressez vos hommages vous trouve fort aimable sans doute;mais l'autre, la délaissée, celle à qui vous ne dites mot à cause deson air maussade et laid celle-là vous décourage du geste et de la voix; son glacial passez votre chemin ! vous fige le sang au coeur,tandis que, hâtant le pas, elle entraîne la pauvre petite, dansl'oreille de qui elle murmure : « Ah ! qu'il est ennuyant cemonsieur ! Que c'est embêtant un homme ! Fanny ne te retourne donc pas,je le dirai à ta mère ! » Que si vous les caressez toutes deux de voslouanges, ce sera pis encore, vous déplairez à toutes deux : vous aurezoffensé deux amours-propres ; de toutes manières vous ne gagnerez rienà les suivre. Pour unique ressource, il ne vous reste plus qu'à trouverla grisette cheminant seule ; et encore devez-vous, cette fois, comptersur d'interminables objections, soit qu'elle vous dise naïvement : « Jene fais pas de connaissances dans la rue », ou plus naïvementencore : « Comment voulez-vous que je parle à un homme que jene connais pas ? - Mais on fait connaissance, mademoiselle - Ah !monsieur,... quelqu'un qu'on voit pour la première fois ! » C'était un soir de printemps, à l'heure oùl'on rencontre sur les boulevarts de Paris des jours heureux avec sesfemmes parfumées de jeunesse, ses cafés qui se promènent à dos d'homme,ses enfants étiolés qui se jouent parmi les jambes des promeneurs, salongue file d'arbres, ses fleuristes, ses baladins, son haleine quisent le renfermé, ses bouquets de jeunes filles et de lilas ; c'étaitl'heure où la campagne est si belle à voir, où la fraîcheur des valléesest si douce à sentir. J'aurais voulu respirer l'air des champs. Sur ce blanc et monotone grand chemin qu'auappelle les boulevarts, le piéton se fatigue sans ombre, et vainementil cherche un peu d'herbe pour s'asseoir. La verdure ne fleurit qu'auchapeau des lemmes, l'ombre est factice, ont se la fait à la main, sousun parasol. Au spectacle de ces arbres grêles et poudreux,de ce pâle printemps de grande ville, de cette joie triste comme lajoie d'un malade qui se chauffe au soleil de mai, par ordonnance dumédecin, je quittai bien vite la poussière ardente des trottoirs pourme plonger dans l'ombre et dans la boue des rues : elles étaientsilencieuses. Le silence, du moins, peut faire croire au printemps.Presque seul, dans la vaste rue Saint-Denis, je laissais vagabonder mespensées à travers plaine, tantôt déchirant mon habit aux ronces, tantôteffeuillant avec mes doigts des marguerites blanches et rouges :j'étais á la campagne, tout près de mon village. Par aventure, je posai le pied sur le pied d'un homme qui faisait sentinelle à l'entrée du passage du Caire. - « Te voilà ? - Et toi ? - Fort bien, je teremercie. - Que fais-tu là ? - Enchanté. - D'où sors-tu ? - Je mepromène. » Véritable reconnaissance de comédie, car nousnous embrassâmes. Eugène, lui dis-je, si je te dérange en quelquechose, ne t'en cache pas, je vais continuer mou chemin. A la façon dont il me dit : « au contraire! » à la distraction de ses yeux qui semblaient guetter quelqu'un,j'imaginai que ce quelqu'un devait être quelqu'une, et jepartis d'un fol éclat de joyeuseté. Les amoureux me font toujours rire.Cela me rappelle le temps ou je leur ressemblais.- « Franchement, » me dit-il, « j'attends une petite fille charmante. -Franchement, » lui répondis-je : « tu ne m'étonnes pas : toutes lespetites qu'on attend sont charmantes. Mais fais-moi ta confidencejusqu'au bout : la petite fille est une grisette ? - Qui a pu tedire ?... » Je tirai ma montre, et, lui montrant du doigtl'aiguille qui marquait huit heures moins cinq minutes : « Quand, àhuit heures du soir, Eugène, un jeune homme guette ses amours dans larue Saint-Denis, sois assuré que ces amours-là sont une grisette. Mais,ajoutai-je, rien ne presse encore, nous pouvons causer. Je t'engage maparole que ta maîtresse ne passera point avant une bonne, demi-heure auplus. - Ma maîtresse ! Ah, mon cher, ne te figure pas qu'elle le soit !c'est un enfant, et sage ! - Sage comme une grisette. Quel âge ? -Dix-sept ans environ. - Blonde ou brune ? - Blonde. - Toujours ;et tu n'as rien obtenu ? - Rien, pas même la faveur de la reconduire.Elle ne veut pas que je lui parle. - Diable ! et tu l'aimes ? -Beaucoup. - 1l faut que je te donne cette femme. - Toi ? - Moi. - Y penses-tu ? - J'ypense à tel point, que si tu suis mes conseils, tu seras, avant huit ouquinze jours, l'heureux amant de ta grisette, pourvu, toutefois, que cesoit une véritable grisette, car, prends-y garde. il y en a de fausses.- Oh ! mon ami, vraie grisette, je te jure ; des yeux, une taille,une petite mine... - Qui ne prouvent absolument rien. Quelle est samise ? son état ? ses moeurs ? » Il me conta que sa jeune fille, vêtue d'unerobe dl'indienne, et coiffée d'un bonnet de perkale, portait le tablierde soie noir, les souliers noirs, les bas blancs et le fichu rose, à 55sous, prix fixe. De plus, me dit Eugène, elle est chamarreuse enboutique. C'est à travers, les vitres que je l'ai connue. Il y abientôt un mois de cela. Je passais une grande partie de mes journéesdans les rues Saint-Martin et Saint-Denis lorgnant aux fenêtres desrez-de-chaussée, et le soir, après huit heures, courant à toutes lesjeunes filles que je rencontrais avec un petit panier sous les bras. Jem'adressais à toutes, j'étais repoussé par toutes. Bref, je commençaisà me lasser d'un rôle aussi pénible, lorsque, par bonheur inouï, jem'arrêtai devant une boutique... Tiens, celle que tu vois là-bas à côtédu parfumeur. Une petite blonde, jolie comme un ange, était occupée àplier dans un... - Je connais ton histoire. Elle t'a regardé, tu l'asregardée ; elle est sortie, tu l'as suivie; et puis rien. - Pour lepremier soir, oui. Mais, le lendemain je lui ai parlé. - Et quet'a-t-elle répondu ? - Elle ne m'a pas répondu. Le pauvre Eugène poussa un lamentable soupir.-« Où demeure-t-elle ? » lui demandai-je. -« Dans le faubourgSaint-Denis, la quatrième porte à droite ; on entre par une allée.C'est tout ce, que j'en sais. A sept heures du matin elle sort de samaison, où elle retourne à deux heures précises. - Tous les jours ? -Tous les jours. - Eh bien, mon cher, lui dis-je, tu as trouvé là, sansle savoir, un des types les plus nombreux et les plus intéressants dela grisette : celle gui a des parents, qui dîne chez ses parents, quicouche chez ses parents. Presque tout ce qu'elle gagne, elle le leurabandonne. - Chère petite ! » fit-il. - « Je vais te dire, » continuai-je, « lesmoeurs de la jeune fille que tu courtises. Sur les dix francs que sontravail peut lui rapporter par semaine, elle remet sept francs à safamille qui lui donne, en échange, le logement et la nourriture. Sonentretien reste à sa charge. - Quoi ! ne lui laisse-t-on que troisfrancs par semaine pour fournir aux frais de sa toilette ? - Pasdavantage. Mais tu comprends bien que, s'il vient à lui manquer unfranc ou deux pour acheter une paire de bas ou une collerette, sesparents ne lui refusent jamais cette faible somme ; car ils bénéficientsur les sept francs de chaque samedi. La loger n'augmente pas leurdépense : elle couche en famille, et, le jour, elle habite dehors.Quant à la nourriture, cela se réduit à si peu de chose que j'ai honted'en parler. Le matin, avant qu'elle ne sorte, sa mère lui donne deuxsous qu'elle consomme en un déjeuner fait en commun avec ses petitescamarades de boutique. A deux heures, elle rentre dîner chez sa mère ;repas indigeste où toute la maisonnée se repaît à bon compte de boeufde halle et de salade. Les jours où la salade manque, le boeuf estarrangé à la vinaigrette ; et si la vinaigrette est absente, le plat depetit salé aux choux y supplée. Cette fois, la salade est tenue enréserve pour le repas de neuf heures, alors que la grisette a fini sajournée. La mère boit du vin et aussi le père, quand il s'en trouve unà la maison. Le père est un objet de luxe dans la parenté desgrisettes. Beaucoup de pauvres familles s'en passent. « Pour achever, je dois t'apprendre, par formede compliment sur ton choix, que la grisette qui dîne, soupe et couchechez sa mère, est, de toutes les jeunes filles de sont espèce, la moinsrelâchée dans ses amours. Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit sage. » Eugène, d’un coup qu'il me porta dans lapoitrine, faillit me renverser, en agitant ses bras comme deux ailespour s'enfuir. Sa grisette était alors à plus de vingt-cinq pas devantnous ; elle touchait presque à la porte Saint-Denis. Le malheureux nel'avait pas vue passer. Je compris la brusque précipitation de sondépart. Cependant à mesure qu'il se rapprochaitd'elle, sa course devenait moins pétillante. Tout-à-coup il s'arrêtapour marcher. Elle venait de détourner la tête. Je les vis tous deux un moment cheminer côte àcôte. Il me sembla qu'Eugène n'osait lui adresser la parole. Aprèsquelques minutes, il se plaça tout-à-fait derrière elle, la suivant ensilence, et la tête basse. Bientôt il arriva que, le roulement desvoitures et le pas des promeneurs étouffant le bruit des pas d'Eugène,la grisette donna un léger coup d'oeil par-dessus son épaule comme pours'assurer si l'obstiné jeune homme était encore là. D'autres pourraientcroire sur cet indice qu'Eugène était aimé. Bien fou qui s'y laisseraitprendre ! une femme peut aimer à être suivie, sans aimer qui la suit. La grisette ne tarda point à disparaîtrederrière la porte de son allée, cependant qu'Eugène, ravi en extase,restait béant sur le seuil de cette porte étroite par où s'était envoléson bonheur. Je le rappelai au monde. - « Eugène, » lui dis-je, « ne serais-tu niamoureux ni timide que tu perdrais encore bien des jours avant deplaire à ta grisette. Mais j'ai pitié de ton inexpérience. Ecoute-moi ;quel est ton but ? Lui parler d'abord ? - Sans doute. -Lui parler sansqu'elle se fâche ? - Certainement. - L'amener tout doucement à accepterton bras ? - Oh, que je serais heureux ! - La reconduire de son magasinchez elle ? - Cher ami ! - Eh bien ! pour cela faire, il fautun prétexte. -Tu as raison. Si je lui écrivais ? - Quelle sottise !elle ne sait pas lire. -Tu crois ? - J'en suis sûr. - Un cadeaupeut-être, une paire de boucles d'oreilles, quelque chose de.... - Ellese méfierait de tes intentions et tout serait perdu. - Que faire enfin? - Trancher du Richelieu et du Rochester ; user d'intrigue. - Veux-tudonc que je l'enlève? --On n'enlève plus personne, même les grisettes.De la ruse, je te dis. - Mais comment ? lui faire parler par une femme? - Belle ressource ! - Lui envoyer des billets de spectacle, luiproposer une partie de campagne, la conduire au bal, me déguiser, lafaire arrêter par la police , lui faire arriver des malheurs ?explique-toi ! qu'est-ce ? quel biais dois-je prendre ? Je suis prêt àtout, parle donc ! que faire ? - Rien de tout ce que tu imagines. Je neconnais qu'un moyen pour faire une grisette, un seul qui soit presque infaillible. - Et ce moyen, c'est ?... - C'est, lui dis-je, d'acheter un parapluie. » Il me regarda tout stupéfait. - « Parles-tusérieusement ? - Très-sérieusement. - Acheter un parapluie pour elle ?- Non, un parapluie pour toi, Eugène. » Il me regarda plus stupéfait encore. - «Allons, tu te moques ! s'écria-t-il. Quel rapport peut avoir unparapluie avec une grisette ? - Si nous étions en hiver, repris-je, jene te donnerais pas ce conseil. Mais par le beau temps qu'il fait, unparapluie est de toute nécessité. Achète un parapluie - Dans leprintemps, quand l'air est pur et le soleil magnifique ? - Tout juste,dans le printemps, quand l'air est pur et le soleil magnifique. A quoite servirait un parapluie par les temps de pluie ? » Il me traita d'homme ridicule, paradoxal etfou ; après quoi je pus le convaincre. Il m'embrassa tout joyeux,m'appela son ami, son sauveur, et courut bien vite acheter unparapluie. Jamais le ciel n'avait été si pur. - « Tu as bien compris ? » lui dis-je. « Unparapluie pour une seule personne ? - Oui, oui, me cria-t-il deloin, le plus étroit de tous les parapluies possibles !... Adieu!Compte sur mon éternelle reconnaissance. » Je l'abandonnai à son heureux sort. II n'est pas impossible qu'au mois de maidernier, dans les alentours de la rue Saint-Denis, vous ayez vu ungrand jeune homme, en bottes de castor et en pantalon blanc, sepromener huit jours de suite, un parapluie neuf à la main. Il n'est pasimpossible non plus que vous ayez, ri au visage de ce fashionable dontle parapluie, toujours prêt à s'ouvrir, semblait défier une ondéeabsente. Pauvre Eugène ! avec quelle ardeur il appelait l'orage ! Je lui avais expressément défendu de semontrer à sa grisette avant l’instant propice. L'instant propice,c'était l'averse ; une grande averse à huit heures précises du soir. Eugène pouvait attendre un mois, peut-êtremême deux. Cette pensée troublait son bonheur. Qui sait, se disait-il,quand il plaira au ciel de pleuvoir ! Et puis elle, pour m'oublier,pour en aimer un autre, attendra-t-elle l'orage ? Par hasard, à une semaine de là, vers les septheures et demie, le ciel se chargea de gros nuages noirs. A huit heuresmoins un quart, quelques larges gouttes d'eau tombèrent à huit heures,c'était une pluie superbe. Qui pourrait dire la joie d'Eugène ! Sesbottes de castor qui suaient l'eau par gouttière ; son large pantalonblanc collé sur ses cuisses ; son chapeau ruisselant, tout cela faisaitd'Eugène l'homme le plus mouillé et le plus heureux de la terre. Sa seule crainte, c'était que l'orage necessât tout-à-coup, ou bien que la jeune fille ne voulût pas quitterson magasin par un aussi mauvais temps. Mais l'ouvrage fini, l'heure dudépart venue, on regarde bien un moment à travers les vitres ; onhésite, on se dit : Attendons ! Puis le ciel sembles'éclaircir, l'averse est moins forte, on pense que le trajet estcourt, on retrousse sa robe, et l'on part. La voilà qui, de la pointe du pied, sautillesur les pavés luisants ; ses mains s'abritent sous le tablier, sonmouchoir flotte sur son bonnet, et elle penche sa tête sur sa poitrine,de peur de laisser mouiller son visage. La pluie redouble. Eugène accourt. - « Simademoiselle voulait profiter !... - Je vous remercie, monsieur, jedemeure à l'entrée du faubourg. » Elle a dit ce peu de mots sans lever la tête. Eugène, qui la côtoie, prend bien garded'envoyer quelque flaquée d'eau dans les bas de la grisette. Toutserait perdu, je le lui ai dit. II avance le bras pour la couvrir deson parapluie, cependant qu'il a soin de marcher avec précaution et àdistance. - « Mais, mademoiselle, le temps est si affreux, que vous nepouvez vous refuser... » Elle le regarde et le reconnaît. Un légersourire effleure ses lèvres. Elle laisse Eugène la protéger contrel'averse. - « Il est vrai, » dit- elle, après un moment de silence, «que dans cette saison on ne se précautionne pas. Si c'était l'hiver,j'aurais un parapluie... -Et moi, je n'aurais pas le bonheur de pouvoir vous être utile, dit Eugène. Je suis bien content que ce ne soit pas l'hiver. - Mon Dieu, monsieur, vous vous gênez pour moi ! Comme vous voilà mouillé ! - Mon parapluie est si étroit, » murmure Eugène. – « Un parapluie d'une seule personne? » réplique la grisette. - « Oui, mademoiselle. - Apparemment que monsieur n'est pas encore en ménage ? - Pas encore, » soupire Eugène. - « J'ai deviné cela rien qu'à la grandeur de votre parapluie, » dit-elle en souriant. Eugène me donna mentalement une bénédiction. Oh ! pensa-t-il, qu'il y a de choses dans un parapluie ! L'averse ne discontinuait pas. Eugène faisait pitié à voir. La grisette lui jeta un doux regard. - « Mais, monsieur, vraiment j'abuse de votre complaisance, c'est vous qui recevez toute l'eau. - Mon parapluie est si étroit ! » dit encore Eugène. - « Il n'est pourtant pas juste que vous vous fassiez mouiller pour une personne que vous ne connaissez pas. - Que je ne connais pas, mademoiselle ! » Ici,la voix d'Eugène s'affaiblit tremblante en un accent d'amour que lajeune fille n'entendit pas sans émotion. - « Encore si votre parapluie était plus large, » dit-elle quelques secondes après, « vous pourriez vous mettre à couvert ! - Il faudrait pour cela que vous consentissiez à me faire un peu de place dessous, » ajouta-t-il d’un ton de voix suppliant. Et lisant la réponse de la grisette dans lesourire de ses yeux, il s'abrita prés d'elle. - « Je vais vous gêner, »dit Eugène. « Nous ne tiendrons jamais deux là-dessous... Tenez, voilàvotre robe déjà toute mouillée d'un côté ! - Mais comment faire ? » demanda la pauvre grisette. - « Si j'osais vous prier de me donner lebras… nous occuperions moins de place. Je vous en supplie, acceptez,dit Eugène, ou je vous abandonne le parapluie. J'aime mieux êtremouillé seul. Bientôt elle passa son bras sous le brashumide du jeune homme. A peine si elle sentit l'eau qui en découlait.Sa tête rêvait d'amour. Eugène était déjà son amant par la pensée.Eugène avait fait la grisette. Un matin Eugène entra chez moi. Sa figureétait triste. -« Croirais-tu, » me dit:-il, « que Joséphine m'a trompé? – Comment ! est-ce possible ? - Elle n'a pas toujours étévertueuse ! - En vérité ! - Avant de me connaître, elle avaitconnu un petit école polytechnique. » Je ne pus m'empêcher de rire. - « Elle ne t'apas fait d'autre aveu ? » lui demandai-je. - « Elle m'a dit encorequ’à l'âge de quinze ans… - Un ouvrier, n'est-ce pas ? - Tu le saisdonc ? - Je m'en doute. Le premier qu'elle aima fut nécessairement ungarçon de son âge et de son rang. Quant à nous autres, mon ami, quelquediligence que nous fassions, nous arrivons trop tard. Il y a toujoursun premier venu qui ne peut être ni un petit école polytechniqueni toi. - Mais enfin, pourquoi n'arrive-t-on jamais qu'après la fautefaite ? - Parce que la faute est toujours faite avant qu'on n'arrive. -Je ne te demande pas des plaisanteries, mais des raisons. - Des raisons? Je t’en ai donné une excellente : la sympathie de l'âge et durang. Les premières amours d'une fille du peuple ne sauraient prendrepour confident un jeune homme qui n'ait pas une veste de gros drap etdes mains rudes. - A t'entendre, il n'existerait pas une seule grisettesage ? - Pardon, il y en a de sages, mais après la première faute.Alors la grisette vertueuse est celle qui n'a qu'un amant. - Ah ! » me dit-il avec un gros soupir, « situ m'avais averti de l'inconvénient de l'ouvrier, si tu m'avaisexpliqué la théorie du premier venu, je ne me serais pas donné tant demal pour plaire à cette grisette. » J'admirai la démoralisation du siècle dans cetEugène, honnête homme parmi les plus honnêtes gens, et que je voyaislà, se désolant, parce qu'il n'était pas le premier de tous qui eûtjeté dans l'égout du libertinage le coeur d'une naïve et pauvre filledu peuple. Le lendemain, Eugène désenchanté brûla son parapluie. ERNEST DESPREZ |