Tout marche ; tout suit le progrès du siècle. Quand je donnai authéâtre mon premier ouvrage (c’était en 1826), l’agent dramatiqueauquel m’adressa l’aimable et spirituel Emmanuel Dupaty, demeurait autroisième, dans un étroit et sombre appartement. Depuis cette époque,il a descendu deux étages ; la modeste table de noyer, surchargée devieux cartons, s’est métamorphosée en riche et élégant bureau d’acajou; deux commis toujours occupés groupent les chiffres aussi bien que leferait M. Thiers ; et dans un arrière-petit cabinet résonne l’agréablebruit des écus : vous vous croiriez chez un agent de change ou chez unbanquier. Tout annonce enfin une notable amélioration. Malheureusementles recettes des auteurs n’ont pas suivi la même progression. Depuisque les agents dramatiques sont mieux logés, les théâtres font de moinsbrillantes affaires ; et depuis qu’on n’a plus à monter qu’un étage, onredescend l’escalier bien plus légèrement : il y a compensation.
Qu’on ne voie pas dans ces paroles l’intention de dénigrer le présentau profit du temps qui n’est plus. Je n’appartiens pas à ces louangeursintrépides du passé, pour qui le mépris du présent est une consolationou une vengeance. Sans être insensible à ce que nous avons perdu, je nele suis pas non plus à ce qui nous reste, et à ce que nous avons gagné.Cette décadence dans la prospérité matérielle des théâtres tient à descauses qu’il serait facile d’énumérer si c’était ici la place. Qu’ilnous suffise d’indiquer en première ligne, comme l’une de ces causes,l’hostilité de la presse périodique contre le théâtre, hostilitépermanente depuis deux ans, et qui ne serait pas plus grande, si unerévolution sacerdotale s’était opérée en France pendant les troisjournées de juillet.
Je reviens aux agents dramatiques, et je commencerai par la définitiondu mot. Les agents dramatiques sont les fondés de pouvoir des auteurs ;ce sont eux qui perçoivent pour les écrivains dramatiques le droitpécuniaire résultant de la représentation de leurs ouvrages. Ce droitest ou proportionnel à la recette, ou fixe, suivant la nature desthéâtres, et les divers traités qui lient les administrationsthéâtrales et l’association des auteurs.
La question des salaires, cette question si profonde, si vivace, quiagite et agitera long-temps encore la société, trouble aussiquelquefois le monde dramatique, et occasionne de graves débats entreles directeurs de théâtres et l’association des auteurs, représentéepar une commission qui apporte le plus grand zèle dans l’exercice deses difficiles fonctions. Cette commission ne se borne pas à défendreles intérêts des auteurs vivants, elle étend sa sollicitude sur leshéritiers des auteurs morts et sur la vieillesse malheureuse dequelques écrivains tombés dans l’indigence, après avoir enrichiplusieurs théâtres, à une époque où la rétribution des ouvragesdramatiques n’était en rapport ni avec les convenances ni avec l’équité.
A l’exception de deux ou trois théâtres du boulevart, exclusivementvoués au mélodrame, le mode de rétribution proportionnelle à la recetteest en usage dans les théâtres de Paris. Ce mode, le plus équitable etle plus rationnel, devrait être adopté partout, puisqu’il faitparticiper les auteurs aux bénéfices qu’ils procurent, de même qu’illes associe aux pertes que peuvent faire éprouver aux théâtres, ou lesmauvaises chances des pièces nouvelles, ou l’influence de circonstancesfâcheuses et défavorables. Lorsque l’Opéra-Comique, relégué dans lelointain quartier Ventadour, se débattait contre les funestesconséquences de ce pernicieux isolement et contre l’énormité de sescharges, les recettes, pendant ces derniers jours d’agonie,descendaient quelquefois à une exiguité véritablement monstrueuse. Oncite un de nos plus spirituels auteurs dramatiques qui, venant toucherle montant de ses représentations du mois, fut stupéfié de voir unesomme de 40 centimes figurer à son compte, pour la représentation d’unde ses ouvrages à la salle Ventadour : la recette avait été de sixfrancs cinquante ! Espérons qu’un pareil chiffre n’attristera plus lebudget des poètes et compositeurs qui consacrent leurs talents authéâtre de l’Opéra-Comique, maintenant que transplanté sur un sol pluspropice, et ravivé par la prodigieuse réapparition de Martin, cethéâtre peut voir renaître ses beaux jours. Cet avenir ne peut luimanquer avec l’appui de nos brillants compositeurs français, et celuides illustres maîtres étrangers, tels que Paër et Cherubini, naturalisés parmi nous par leurs succès.
Les agents dramatiques ne perçoivent pas seulement pour Paris lesdroits des auteurs. Une vaste correspondance les met en rapport avecles directeurs des théâtres de province, et c’est surtout cette partiede leurs attributions qui rend leur ministère utile et précieux auxécrivains qui ont placé en eux leur confiance.
Avant que la France eût subi ces traités de 1815, qui, non contents delui arracher ses conquêtes, lui ont enlevé jusqu’à ses limitesnaturelles, on touchait des droits de Bruxelles et de Coblentz. Unepièce applaudie à Paris rapportait de l’argent dans le département deRome ou du Trasimène. M. Scribe, le plus fécond de nos auteurs et lemieux renté, doit gémir, non pas seulement par patriotisme, quand,jetant les yeux sur une carte de l’empire français, il voit que nousavons perdu les départements de l’Escaut, du Rhin, du Rhin-et-Moselle,de la Frise, du Simplon, du Pô, les Bouches du Wéser, les Bouches de laMeuse, les Bouches de l’Yssel, les Bouches de l’Elbe, l’Emsoccidentale, l’Ems orientale, et le Zuyderzée !
Du reste, maintenant encore, la représentation de nos ouvragesdramatiques n’est pas restreinte aux limites dans lesquelles la Franceest renfermée. Comme au temps de nos conquêtes, nos pièces sontapplaudies dans des capitales étrangères ; et si le résultat financiern’est plus le même, notre amour-propre national n’a rien perdu. Unthéâtre français est établi à Saint-Pétersbourg et à Berlin. Noscomédies, nos vaudevilles y sont autant goûtés qu’à Paris. Si laBelgique n’est plus française de par les traités et les protocoles,elle l’est toujours d’esprit et de pensée. Le théâtre royal deBruxelles, où se trouvent réunis en ce moment Chollet, mademoisellePrévost, et l’habile comédien Cartigny, fait connaître aux Belges nosgrands opéras et nos comédies, et leur fait oublier la conférence deLondres. Le théâtre du Parc s’enrichit des joyeux ouvrages du théâtredes Panoramas, et des drames historiques du Vaudeville ; la Hollandemême, si opiniâtre et si rétive, baisse pavillon devant nos refrains etnos couplets ; et pendant que nos braves artilleurs se canonnaient avecChassé devant Anvers, la charmante Jenny Vertpré faisait les délices deLa Haye, et déridait le front soucieux des patriotes néerlandais.
Mais revenons à la France.
Demandez à M. Jules Michel ou à M. Guyot (ainsi se nomment les deuxagents dramatiques qui se partagent en deux parts à peu près égales lesdeux à trois cents auteurs qui alimentent les théâtres de la capitale),demandez-leur quel est le genre le plus aimé en province, et parconséquent le plus joué ; il vous répondront sans hésiter :l’opéra-comique. Ce genre est donc véritablement national, en dépit detoutes les épigrammes et de tous les sarcasmes dont cette épithète estdevenue l’objet, appliquée au genre dont nous parlons. C’est bien unargument de quelque valeur que cette unanimité du goût français dansnos quatre-vingt-six départements.
LaDame blanche, la Fiancée, Jeannot et Colin, Jean de Paris,etc. font la base du répertoire des théâtres de province ; et pour peuque ces ouvrages soient exécutés d’une manière passable, ils ravissentles amateurs lyonnais ou toulousains. Un opéra-comique nouveaureprésenté avec succès à Paris, est sur-le-champ confié aux ténors, auxbasses-tailles, aux premières et aux secondes chanteuses de toutes lespréfectures, sous-préfectures, et chefs-lieux de canton du royaume.C’est la manne attendue du ciel, et qui tombe dans le désert. Lesopéras rossinisés de M. Castil-Blaze partagent la même faveur ; et ilest peu de soirs où, dans quelque coin de la France, on ne verse deslarmes sur les infortunes de Ninetta, ou la mort de Desdémona. On nesaurait croire le tort immense que la clôture prolongée du théâtre del’Opéra-Comique a fait aux théâtres de province. La plupart desdirecteurs, privés du secours des opéras nouveaux après lesquels ilssoupirent si ardemment, ont fait faillite ; et la fermeture du théâtreVentadour a été pour eux la plus grande des calamités, après,toutefois, la protection des conseils municipaux, dont l’on connaît lezèle éclairé pour les arts, et la munificence pour ceux qui lescultivent.
Après l’opéra-comique, le genre le plus en faveur, le plus en vogue enprovince, c’est le vaudeville. Quand Boileau fit ce vers :
Le Français né malin créa le vaudeville,
c’est-à-dire la chanson badine et moqueuse, le couplet frondeur etsatirique, il ne se doutait pas de l’extension que prendrait plus tardce mot, et que la première atteinte portée en France aux unitésd’Aristote le serait dans un vaudeville (1). Voyez la destinée desgrands hommes ! On ignore le lieu de la naissance d’Homère ; on sait oùnaquit Olivier Basselin, foulon de Vaudevire ; et, grâce à ses joyeuseschansons, un bourg obscur de Basse-Normandie a eu la gloire de donnerson nom à un genre de littérature qui, dans l’histoire de notrethéâtre, n’occupera pas une place sans importance. D’abord, simpleexpression de la gaieté française, épigramme mordante et bouffonne,pamphlet rimé qui
couraiten chantant,le vaudeville a grandi d’âge en âge, changé de caractère de siècle ensiècle, et, dans ses nombreuses transformations, a toujours conservél’esprit des temps et la physionomie des diverses époques. Des parodiesun peu grossières, des esquisses un peu informes de Fuselier, Lesage etDorneval, trio fécond sur qui reposait la fortune du théâtre Italien etdu théâtre de la Foire, aux agréables comédies, aux spirituels tableauxde Barré, Radet et Desfontaines, il y a un pas de géant, il y a touteune révolution de l’art. Et quel nouveau changement, quelle nouvellemétamorphose, si de ces trois gloires chantantes de la fin du siècledernier, vous passez aux oeuvres contemporaines de MM. Scribe, Bayard etMélesville, ou de MM. Théaulon, Brazier et Dumersan ! car, de touttemps, le vaudeville a enregistré dans ses fastes d’heureusesassociations de trois renommées.
Le vaudeville semble arrivé de nos jours à l’apogée du progrès.Éclaireur aventureux de la littérature dramatique, il aborde tous lesgenres avec audace ; s’élance dans toutes les voies ; poursuit, malgréle feu roulant de la critique, la hardiesse de ses excursions, etrésumé à lui tout seul le pêle-mêle de notre théâtre, et le mouvementanarchique de notre société où se croisent, s’agitent, ettourbillonnent tant de croyances et de systèmes. Le vaudeville s’estfait histoire, roman, drame, comédie de moeurs, tragédie, chronique.Ici, exclusivement voué à la peinture des moeurs de salon, il tâche decontinuer la comédie, abandonnée des théâtres qui devraient lui servird’asile ; il se fait fashionable, dandy, banquier, duc et pair ; ilhabite la Chaussée-d’Antin ; il est riche à millions ; il a voiture ;il fouille les derniers replis du coeur féminin, et examine à la loupeles passions humaines dans le coeur bouillant d’un agent de change oud’un avoué. Là, il porte dague et pourpoint ; c’est un féal et améseigneur suivi de pages et de varlets ; il habite le vieux Paris, levieux Louvre ; il est blasonné, cuirassé ; il marche appuyé sur unastrologue-parfumeur-empoisonneur ; il dit
Vive-Dieu,jure par sa bonne lame, ne se rase jamais, et donne tous les soirs, desept à onze, savante leçon d’histoire et d’antiquités aux professeursde la Sorbonne. Ici, c’est le peuple d’aujourd’hui avec sa physionomiefranche et animée ; c’est la comédie populaire, avec son allure vive etjoyeuse ; c’est la bêtise humaine, étudiée, mise à nu dans ce qu’elle ade plus original, de plus grotesque, et poussée jusqu’à un degré decomique que n’avait point deviné Molière. Sous toutes ces faces sidiverses, sous toutes ces physionomies si mobiles, le vaudeville plaîtet réussit en province aussi bien que dans la capitale. Une paged’histoire dramatisée, comme
unDuel sous Richelieu ; une comédie gracieuse et fine,comme
le Chaperon; un tableau vrai, comme
l’Hommequi bat sa femme,sont goûtés à Lyon comme à Paris, à Bordeaux comme à Lyon ; et le théde madame Gibou est devenu aussi célèbre que le poignard de Manlius, oula coupe de Rodogune.
Après le vaudeville vient le drame et la comédie ; non pas la comédieen vers, car on n’en fait plus à Paris, et c’est à peine si de loin enloin figure sur une affiche de province quelque grande comédied’Alexandre Duval ou d’Étienne ; mais la comédie en prose, la comédiede genre où excellait Picard, où brilla Wafflard, continue de fleurirsur les scènes départementales. De spirituelles esquisses, comme
le Mari et l’Amant,de M. Vial,
les troisChapeaux, de M. de Longpré,
les Deux Anglais,de M. Merville, font leur tour de France aux applaudissements dupublic. D’anciens ouvrages, tels que
les Étourdis,d’Andrieux,
le Romand’une heure, d’Hoffmann,
les Héritiers,de Duval, jouissent en province d’un succès intarissable et toujoursnouveau. La forte et ingénieuse leçon du Jeune Mari a été jugéepartout, comme à Paris, saisissante de vérité, de naturel et decomique. Et pourtant la province ne confirme pas toujours les succès etles gloires de la capitale. Tel drame à émotions fortes, à grandescatastrophes, à combinaisons multipliées, après avoir bruyammentfranchi les barrières, précédé de toutes les fanfares de la renommée,et de l’éclat d’une vogue triomphale, obtenue dans le centre du goût,est accueilli en province comme un député ministériel, et vientsuccomber lourdement sous les clefs forées de Rouen ou de Marseille ;tandis que tel ouvrage, fondé sur l’observation des moeurs et l’étude ducoeur humain,
la Mèreet la Fille,par exemple, après n’avoir obtenu à Paris qu’un succès d’estime, serala pièce en vogue dans plus d’un chef-lieu de département. Nouvelexemple de la diversité du jugement des hommes, et de l’instabilité deschoses humaines.
La tragédie ne fait en province que de rares apparitions, et à de longsintervalles. Ce sont des artistes de passage qui voyagent avec la togeet le poignard ; des élèves du conservatoire qui viennent essayer surle public d’Elbeuf ou de Limoges la sûreté de leur mémoire et l’énergiede leurs poumons ; des acteurs du Théâtre-Français qui, pour n’en pasperdre l’habitude, jouent l’ancien répertoire en province. C’estOreste, Hamlet, Néron, Sylla, Régulus, Louis XI, qui arrivent par ladiligence et repartent par le bateau à vapeur. C’est Hermione et MarieStuart en chaise de poste. Mais qu’il se trouve par hasard dans laville un polichinelle ou un éléphant, Oreste criera dans la solitude,et Marie Stuart fera dans le désert ses adieux à la nature : c’estcomme à Paris.
On voit que les théâtres de province, à peu de chose près, et sauf lesdifférences qu’établit le talent des acteurs, sont l’image des théâtresde la capitale. L’opéra-comique y prospère, quand il existe ; levaudeville y obtient la vogue ; la comédie de genre y plaît ; et le
drame moderne ychancèle, quand il n’a pas pour appui le talent de Bocage ou deFrédérick, ces deux atlas du drame à la mode.
Mais vous trouvez peut-être que je suis bien loin de mon titre, et desagences dramatiques ; je me hâte de vous y ramener.
Suivez-moi dans cette rue brillante et populeuse, qui unit lePalais-Royal à la Bourse, ces deux grands centres parisiens ; ruetoujours animée, où se pressent la citadine et le landaw, la calèche dupair de France et le cabriolet de l’agent de change. Tâchez de ne pasvous perdre à travers le dédale des équipages en station et desflaneurs collés aux vitres des marchandes de modes ; tâchez d’échapperaux marchands de papier Weynen, de cannes en tubes métalliques, decanifs à trente-huit lames, et aux crieurs de l’
Espion des Jeux etde la
Gazette de Vénus.Entrez avec moi dans cette maison d’assez belle apparence ; franchissezcette porte cochère où vous ne pourrez vous défendre de jeter enpassant un regard de côté, car un miroitier y étale les produits de sonindustrie ; et que nous ayons reçu de la nature la grâce d’Adonis, oula tournure de Mayeux, cette création des temps modernes, un sentimentinstinctif nous portera toujours à saluer notre chère personne d’unregard de complaisance. La glace nous attire comme un aimant ; etl’homme le moins infatué de sa figure ne passera jamais devant unmiroir, sans être tenté de jeter un coup d’oeil furtif sur lareproduction de son image.
Montez un étage : vous voilà au milieu de la comptabilité dramatique.C’est là que les applaudissements s’escomptent en numéraire, l’espriten billets de banque, le talent en pièces de cinq francs.
C’est là que l’auteur du drame en vogue vient de sa main d’homme mettredans son gousset d’homme, ou serrer contre sa poitrine d’homme, le vilmétal, fruit de ses sublimes labeurs.
C’est là que se traduisent en écus,
Antony, et
la Femme à deux maris;
les deux Gendres,et
le Tyran peu délicat; les lazzis de Bouffé, et les sentences de M. Marty ; les duos de
Robert-le-Diable,et les coups de fusil du Cirque-Olympique ; la fougue heureuse deFrédérick, et les accents de Martin ; les beaux élans de madame Dorval,et les espiégleries de la spirituelle Déjazet ; les bouffonneriesd’Odry, et les balancements de Taglioni la Sylphide. C’est là que serésument en francs et centimes mademoiselle Mars et Vernet ; M. VictorDucange et M. Scribe ; mademoiselle Despréaux et madame Vautrin ;Ligier et Léontine Fay ; mademoiselle Noblet la tragédienne etmademoiselle Noblet la danseuse ; Adolphe Nourrit et madame Albert ;madame Casimir et mademoiselle Georges ; Arnal et madameCinti-Damoreau. C’est là que se matérialise et se réduit en lingots cevaste univers dramatique qui renferme tant d’intérêts grands et petits,tant d’agitations et d’intrigues, tant d’hommes et de choses, depuis legrand Opéra jusqu’aux Funambules exclusivement, depuis le théâtre de M.Comte jusqu’à la scène où chante Rubini, depuis l’auteur de
Louis XI, et des
Comédiens,jusqu’à
l’homme delettres qui vint lire un jour à l’un des comités delecture de Paris un ouvrage commençant par ces mots :
Le théâtre représente unechambre où il y a des punaises.
C’est là que tous les mois, du 8 au 10, presque tous les auteurs de lacapitale, vaudevillistes et dramaturges, poètes tragiques et comiques,compositeurs, faiseurs de libretti, viennent se donner le plaisird’évaluer à un denier près, leur esprit et leur imagination, etd’emporter le résultat, plus ou moins pesant, de leurs facultéspensantes et créatrices.
A cette foule de notabilités dramatiques et d’
industrielslittéraires, se mêlent aussi quelques honnêtes capitalistes qui aurontaidé de leur caisse un auteur gêné dans ses affaires, et serembourseront mensuellement sur les produits de sa verve laborieuse ;ou quelques spéculateurs aventureux, pour qui tout est matière d’agiot,un vaudeville comme la rente de Naples, un drame comme l’empruntromain, et qui auront acquis par marché aléatoire, une portion dans lesrevenus de tel auteur, dans les produits de tel ouvrage.
Voyez, par exemple, ce gros monsieur, à la figure épanouie, à l’airfranc et ouvert, qui vient de terminer ses comptes, de donner sasignature, et qui sort un sac d’argent à la main. Vous croyez sansdoute que c’est quelque gai successeur de Panard et de Désaugiers, lesoutien de quelque théâtre chantant, le géant du couplet de facture.Détrompez-vous : ce gros monsieur, c’est M. Barba.
- M. Barba ! me direz-vous en faisant un bond ; M. Barba, auteur ! Pourqui me prenez-vous ? Je sais que M. Barba est l’éditeur de
la Cuisinière bourgeoise,des romans de Pigault-Lebrun, du
Cuisinierroyal, des mélodrames de M. Pixérécourt, et de douze àquinze cents pièces de théâtre. Mais M. Barba, auteur ! Vous voulezrire !
- En effet, M. Barba n’est pas auteur ; ce qui ne l’empêche pas devenir tous les mois toucher une somme assez ronde chez l’agentdramatique ; et voici comment :
Un vaudeville, un mélodrame a-t-il réussi sur l’un de nos théâtres, M.Barba offre du manuscrit trois, quatre, cinq cents francs, selon lesuccès.
- Jusque là, me direz-vous, rien de mieux. Il fait son métier delibraire. Seulement il offre peu.
- Oui, mais un instant. Voici venir le spéculateur. M. Barba, vousdis-je, offre trois, quatre ou cinq cents francs du manuscrit, sommeque vous trouvez fort modique ; mais il l’offre
à condition que vous lui céderezle tiers de vos droits, d’auteur en province.Comprenez-vous maintenant ?
- Mille fois trop ! vous écriez-vous. Mais c’est une horreur ! c’est unmarché de dupe !
- Attendez ! car il faut voir la question sous toutes ses faces. S’il ya avantage pour le libraire, et avantage énorme, peut-être aussi n’ya-t-il pas dommage complet pour l’homme de lettres, et voici comment.Vous comprenez que M. Barba, acquéreur d’une pièce nouvelle auxconditions que je viens de vous décrire, se hâte d’en adresser desexemplaires aux directeurs de tous les théâtres de France, avec unerecommandation de sa propre main ! Et vous sentez ce que ce doit êtrequ’une recommandation de M. Barba ! Aussi un mois après, le nouveauchef-d’oeuvre est-il à l’étude au Nord et au Midi ; ou le répète àMarseille et à Cambrai ; on le joue partout. M. Barba apporte dans sesintérêts dramatiques toute son activité de commerçant ; il expédie lessuccès, franc de port, par toute la France ; il fait voyager par leroulage accéléré la tirade et le couplet, le marivaudage et le groscomique, le rire et les sanglots ; il ne néglige pas la plus petitebourgade, pourvu qu’elle ait un théâtre. La France ne sait vraiment pastout ce qu’elle a d’obligation à M. Barba, ce grand pourvoyeur de sesplaisirs. Il résulte de cette sollicitude de l’infatigable éditeur, quesi les droits de l’auteur sont diminués, ils sont plus fréquents ; ques’il touche moins dans chaque ville, il touche dans presque toutes :cela se compense. Je ne parle pas de l’avantage d’être représenté danstous nos départements, d’être adulé, prôné, encensé, dans lescirculaires de M. Barba, et au bas de ses factures : au temps où noussommes on tient si peu à la gloire ! Qu’il me suffise de vous avoirprouvé qu’entre M. Barba et les auteurs qui traitent avec lui, lesprofits se balancent.
- Oui ; mais je vois aussi qu’au bout de six mois, M. Barba, rentrédans ses déboursés, s’est créé un revenu durable et certain ; que lasomme qu’il offre n’est pas en rapport avec les bénéfices qu’il enretire, et que, moyennant ce genre de spéculation, c’est une véritabledîme qu’il prélève sur les travaux de nos auteurs dramatiques, sur lesveilles de nos écrivains.
- Permis à vous de le dire ; mais M. Barba n’impose à personne sesconditions ; libre à tout le monde de les rejeter : il ne fait pointsigner ses traités au coin d’un bois, et le pistolet à la main ; celas’opère à l’amiable, et de gré à gré. Si nos auteurs veulentl’enrichir, qu’y trouvez-vous à redire ? Et puis vous ne songez qu’auxbénéfices ; il faut aussi songer aux pertes, aux non-valeurs, auxchutes de province, aux banqueroutes !
- Laissez-moi donc tranquille ! Voyez donc seulement cet air dejubilation ! voyez la rotondité de ce sac d’écus ; voyez ce sourire quiannonce l’abondance de la récolte et la douce prévision de l’avenir !Je vous dis que M. Barba mourra millionnaire, et dans l’impénitencefinale.
- Dieu vous entende ! dirait-il, s’il connaissait le voeu que vousformez.
Quel intéressant tableau statistique ferait M. Charles Dupin avec leschiffres de MM. Jules Michel et Guyot ! On a déjà remarqué que la sommedépensée annuellement par la population de Paris pour les spectacles atoujours peu varié depuis trente ans, quel que fût le nombre desthéâtres ; d’où il faut conclure qu’un théâtre nouveau ne peut sesoutenir que par les pertes d’un théâtre plus ancien. Il serait curieuxde constater aussi la répartition de la somme annuelle des recettesentre les différents genres de littérature dramatique ; mais il estinutile de dire que la plus forte partie de ces recettes est absorbéeaujourd’hui par les théâtres qui jouent le vaudeville et par l’Académieroyale de musique, arrivée de nos jours à un degré de prospérité sansexemple.
Quant à la tragédie, la haute comédie, le drame de passion large etd’analyse puissante du coeur, le théâtre enfin dans sa noble et grandeacception ; hélas ! ce bel art se meurt. Le
romantismeactuel n’a été encore qu’une réaction du laid contre le beau ; et ilfaut le dire, la réaction a été complète, cruelle, impitoyable. Que deprétendus novateurs, esprits forts et originaux, à ce qu’on pense, nese croient tels et ne passent pour tels que parce qu’ils acceptent sanschoix et sans triage, et mettent en oeuvre des pensées que d’autres,esprits faibles et impuissants, à ce qu’ils prétendent, rejetteraientcomme usées, comme rebattues, comme indignes d’eux-mêmes et du public !La hardiesse de tout exprimer n’est pas le génie créateur ; savoirchoisir, voilà le secret du talent : mais l’audace de tout dire faittoujours supposer une grande imagination chez l’homme qui a la pauvretéde tout penser.
Qu’arrive-t-il ? De même que le progrès politique succombe sous lesentraves oppressives du pouvoir et sous les imprudents excès de lalicence ; de même le progrès littéraire expire sous les préjugés de lavieille école et les saturnales de la nouvelle. Les émeutes dans l’artfont le même tort que les émeutes en politique : elles arrêtent ettuent le progrès. C’est le drapeau rouge qui d’une solennitépatriotique fait naître une bagarre de carrefour, puis un coup d’état.Les tentatives insensées en matière d’art finissent, d’une part, parémousser tellement le goût du public, qu’elles le rendent insensibleaux progrès avoués par l’esprit et la raison, et de l’autre, exploitéeset mises à profit par les esprits stationnaires, elles servent demerveilleux arguments contre le mouvement des idées et lesmodifications nécessaires de l’art.
LÉON HALEVY.
(1)
Julien, ou Vingt-cinq ansd’entracte, jolie pièce dont l’on n’apas oublié le succès brillant au théâtre de la rue de Chartres.