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HALÉVY,Léon (1802-1883) Une dame patronesse(1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (03.IV.2009)
Texte relu par : A. Guézou
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Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome XI,publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833.
 
Unedame patronesse
par
Léon Halévy

~ * ~

Une brillantesociété était réunie dans le salon du banquier Montfort, l’un desheureux millionnaires de la Chaussée-d’Antin. Sept heures venaient desonner, et un domestique à grande livrée venait de prononcer ces motssi doux à l’oreille d’un gastronome altéré : « Madame est servie. »

Je ne décrirai pas la salle à manger d’un millionnaire, ce sanctuaireoù s’élaborent tant de conceptions et de projets, tant de révolutionsfinancières et politiques. Je ne décrirai pas la royale somptuositéd’un festin qui aurait fait pâlir tous ceux de Lucullus. Qu’il voussuffise de savoir que Montfort traitait ce jour-là un diplomateétranger, dont il captait la protection pour la conclusion d’un emprunt; le secrétaire-général d’un ministère, qui était en position de luifaciliter l’adjudication d’une grande entreprise ; et trois députés ducentre, dont le vote pouvait doter la France d’un canal qui devaitverser l’abondance et la fertilité.... dans la caisse de l’insatiabletraitant. Cette énumération succincte des principaux convives équivautà la carte du dîner.

Madame Octavie de Montfort, étincelante de diamants, de jeunesse et debeauté, présidait avec infiniment de grâce et d’esprit. Aimable etrieuse, elle ripostait avec finesse aux agaceries du secrétaire-généralet aux madrigaux du diplomate étranger ; tout le monde était en verve ;les saillies jaillissaient avec les bouchons du Champagne ; les députésdu centre étaient bruyants, comme à un discours de M. Mauguin ; et lebanquier lui-même avait de l’esprit.

On avait parlé de tout, et après avoir épuisé tous les sujets, depuisl’abbé Châtel jusqu’à mademoiselle Boury (sans compter l’emprunt, lagrande fourniture et le canal), on vint à causer bienfaisance, à proposd’un bal philanthropique, bal déguisé, qui devait réunir l’élite de lasociété parisienne. Madame Octavie de Montfort était l’une des damespatronesses de ce grand bal qui devait avoir lieu dans quinze jours. Ondit beaucoup de choses sérieuses et folles sur la charité, sur lespauvres, sur la philanthropie dansante et la bienfaisance enentrechats, cette grande invention des temps modernes. Montfort avaitla larme à l’oeil en parlant des malheureuses familles qui n’avaientpour providence et pour soutien que la sensibilité du riche. Quant àOctavie, elle fut sublime ! « A quoi pouvait servir l’opulence, sinon àsoulager l’infortune ? » Entre le second service et le dessert, elleavait placé quarante billets. « Elle en voulait placer deux cents, nonpar vanité ; c’est un sentiment que, grâce au ciel, elle n’avait jamaisconnu ; mais par dévouement pour ces malheureux orphelins, qu’elleappelait ses enfants, sa famille ! »

« Cette chère Octavie, dit le banquier ; c’est pour elle un si douxplaisir que de secourir l’indigence ! Elle n’en connaît pas d’autre !

- Oh ! monsieur, vous me flattez ! Je le fais pour vous plaire : carvous n’être heureux que quand vous faites du bien. »

En ce moment un domestique entra, et annonça à Montfort que quelqu’undemandait à lui parler.

« A cette heure ! dit le banquier avec humeur. Vous savez bien, Jean,que je ne reçois personne quand je suis à table. »

Le domestique s’approcha, et murmura à demi-voix : « C’est M. Didier. »

A ce nom, Montfort se leva, pria ses convives de l’excuser, et passadans son cabinet.

Un petit homme vêtu de noir, et dont la figure assez douce contrastaitavec sa profession, attendait là le banquier. Il portait sous son brasune énorme liasse de papiers :

« Vous m’excuserez si je vous dérange, dit M. Didier ; mais je ne puisvenir qu’à cette heure, ou de grand matin, ce qui vous incommoderaitbien davantage... Et comme vous ne voulez pas d’intermédiaire dans lespetites affaires que vous m’avez confiées.....

- Au fait, au fait, M. Didier.

- Croiriez-vous, M. Montfort, que je suis sorti de mon étude ce matin àsept heures, et que je n’ai pas encore dîné... j’ai fait aujourd’huiquinze saisies.

- Au fait, je vous prie. On m’attend. Je reçois aujourd’hui.M’apportez-vous enfin de l’argent ? Aurai-je raison de ces débiteursinsolvables ?

- Je crains bien que non, monsieur, à moins que vous n’en veniez auxgrands moyens, la vente des meubles, la prise de corps... Mais votresensibilité....

- Vous savez, M. Didier, qu’il n’est point question de cela enaffaires.... Au surplus, je n’ai eu recours à votre ministère que parcequ’il s’agit de gens de mauvaise foi, et qui peuvent payer.

- Ils disent que non.

- Ainsi vous n’avez rien obtenu ? Rien de madame Rémy, cette mercière,qui me doit quatre cents francs depuis un an ? Obligez donc les gens !

- Rien.

- Où en est l’affaire ?

- Il y a eu jugement, saisie ; la vente est pour mercredi ; j’ai vouluvous voir avant de faire afficher.

- Il faut vendre.

- Elle vous demande trois mois. Elle est sans ressource, et va se voirforcée d’abandonner son commerce. Son mari, qui avait une petite placeà la Banque, est mort du choléra. Elle reste seule, avec trois enfantsen bas âge.

- Ah ! elle dit que son mari est mort du choléra ? Je saurai cela parma femme, qui est membre du comité des orphelins. En attendant,affichez toujours.

- C’est bien, monsieur.

- Et ce petit Fombreuse, ce jeune homme qui lit des mémoires àl’académie des sciences, a-t-il enfin desserré les cordons de sa bourse?

- Hélas ! monsieur, la bourse doit être peu garnie, à en juger par lemobilier.

- Mais enfin il faut bien qu’il paye les mille francs qu’il doit à lasuccession de mon beau-père, le comte de Blergy.

- Mille francs ! monsieur. La dette est maintenant de treize centquatre-vingts francs en comptant les intérêts et les frais. Jamais cepauvre jeune homme ne pourra payer.

- Il le faudra bien pourtant. Je n’entends pas que l’on me promèneainsi. D’ailleurs M. Fombreuse a une place.

- Il en avait une, monsieur ; une place de quinze cents francs dans uncollége de Paris....

- Comment ! il ne l’a plus !...

- Vous m’avez donné l’ordre, monsieur, de mettre opposition à sesappointements.... Cette opposition lui a fait perdre son emploi.

- Mais je n’ai donc plus de garantie ! s’écria le banquier. M. Didier,poursuivez cette affaire avec la plus grande rigueur. Je sais queFombreuse a des ressources : il a des talents....

- Des talents stériles, monsieur. Il est profond géomètre ; celarapporte peu. La place qu’il a perdue était son principal moyend’existence. Il donne des leçons dans quelques pensions, et il fautqu’il nourrisse une vieille mère malade dont il est l’appui.

- Eh bien ! quand on a des talents stériles, on ne fait pas de dettes ;on n’emprunte pas, puisqu’on ne peut rendre. Quand on a des dettes etqu’on ne les paye pas, on ne fait pas parler de soi dans les journaux!... On ne lit pas de mémoires à l’académie des sciences !... Misère etvanité, je ne connais rien de plus détestable ! M. Didier, vouspoursuivrez.

- Tout a été fait, monsieur. Il ne reste plus que la saisie.

- Vous la ferez.

- Pour l’effrayer ?

- Pour vendre.

- Il a un mobilier de deux cents francs !

- M. Didier, j’ai des devoirs à remplir. Dans cette affaire, je n’agispas pour moi seul. Fombreuse est débiteur des héritiers de monbeau-père. Si cela n’intéressait que ma femme, je patienterais, vous meconnaissez assez pour n’en pas douter. Mais cette créance intéresseégalement mon beau-frère le comte de Blergy, maître des requêtes, et mabelle-soeur, la femme du général Maugrand. Vous poursuivrez.

- Soit, monsieur.

- Vous savez bien, M. Didier, ajouta Montfort en reconduisantl’huissier, que je ne suis pas un homme impitoyable. J’ai attendu assezlong-temps pour ces créances ; mais il y a un terme à tout... Et puis,je vous le dis en confidence ; c’est à ma femme que j’ai promis lespetites sommes dont je vous ai confié le recouvrement, à ma femme quidoit en faire le versement au bureau de bienfaisance de notrearrondissement, car elle est dame de charité... Au revoir, M. Didier. »

En ce moment le bruit des contredanses se fit entendre ; et lemélodieux orchestre de Tolbecque envoya de joyeux accords dans lecabinet du banquier. Montfort regagna précipitamment ses riches salons.

C’était une fête délicieuse, un raout enivrant, un véritable bal demillionnaire. La haute finance, la diplomatie, tous les hommes à lamode, s’étaient donné rendez-vous dans cette brillante soirée. Millebougies versaient une éblouissante clarté sur des femmes rayonnantes deparure et de beauté. Toute cette foule d’heureux et de puissantss’agitait au bruit d’une musique harmonieuse, dans des appartementsembellis de tous les prestiges du luxe, de toutes les merveilles desarts. A deux heures, un magnifique souper varia les plaisirs de lanuit, et étonna par sa somptueuse recherche des convives habituéspourtant à la prodigue splendeur des tables ministérielles. Le jourfaisait déjà pâlir l’éclat des bougies, que les danses continuaientencore, et qu’un magique et entraînant galop faisait tourbillonnercette foule rieuse et dorée, et offrait aux yeux enchantés un cerclemouvant de femmes, de diamants et de fleurs.

J’oubliais de dire qu’à la fin du souper madame Octavie de Montfortavait déjà placé ses deux cents billets pour le bal des pauvres.

Quittons ce spectacle de bonheur et de plaisir, et transportons-nous auquatrième étage d’une triste et chétive maison de la rue Guénégaud.Après une nuit de veille et de travail, un jeune homme assis devant unepetite table de noyer, couverte de papiers, de livres et d’instrumentsde mathématiques, près d’une cheminée où quelques maigres tisonsbrûlaient encore, avait cédé à la fatigue, et s’était endormi, la têtepenchée sur sa poitrine. Une lampe presque éteinte jetait encore desombres reflets sur la figure pâle et mélancolique du jeune homme. Uneporte ouverte laissait voir dans une autre chambre un lit dans lequelreposait une vieille dame, dont les traits souffrants et altérésannonçaient l’angoisse et la maladie. Une excessive propreté déguisaitmal l’indigence de ce modeste réduit. Quelques vieux meubles, restesdélabrés d’une antique aisance, attristaient l’oeil par leur élégance enruine. Un chien couché aux pieds de son maître venait de s’éveiller àun premier rayon du soleil, et il fixait sur le jeune homme endormi unregard attentif et protecteur. Tout-à-coup la sonnette de la porte vintà retentir ; le chien sauta précipitamment, et fit entendre un légeraboiement qu’il réprima sur-le-champ en regardant le lit de la vieilledame. « Silence, Fox ! dit le jeune homme en s’éveillant et en sefrottant les yeux. On a sonné, je crois, à ma porte. Qui donc peutvenir si matin ? » Et il courut ouvrir.

C’était M. Didier, l’homme à l’habit noir, à la liasse de papiers, etau maintien doux et honnête. Mais M. Didier, cette fois, n’était passeul. Il venait escorté de deux hommes, dans l’un desquels Fombreusereconnut le portier d’une maison voisine.

« Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda Fombreuse.

- Pardon, monsieur, dit en s’inclinant Didier... vous ne mereconnaissez pas, quoique j’aie déjà eu l’honneur de vous parlerplusieurs fois... Je viens pour le paiement de ces mille francs (sanscompter les frais) que vous devez à la succession Blergy... »

Fombreuse tressaillit.

« Que veulent ces deux messieurs ? demanda-t-il en désignant les deuxpersonnes qui accompagnaient Didier.

- Pardon, monsieur, mais ce sont mes deux témoins, répond Didier avecune sorte d’embarras ; car si vous ne pouvez me payer ce matin,monsieur, je vais être dans la pénible nécessité, pour me conformer auxordres que j’ai reçus de M. Montfort, d’effectuer chez vous une saisie.»

Fombreuse sentit son coeur cesser de battre ; il songea à sa vieillemère qui était là, malade, et qui dormait paisiblement sur ce lit qu’onallait vendre. Il chancela, et son front se couvrit d’une sueur glacée.Mais il tâcha de se remettre, et d’une voix dont il cherchait àmaîtriser l’émotion, il demanda à l’huissier comment ce portier qu’ilavait reconnu pouvait lui servir de témoin. « Monsieur est donc clercd’huissier ? » ajouta-t-il.

« Non, monsieur, répliqua Didier. Mais comme nous ne pouvons saisirsans deux témoins, et que quand je suis parti de mon étude, un seul demes clercs était arrivé, je me suis fait assister d’une personne devotre voisinage. »

Le malheureux jeune homme resta comme pétrifié, et dans la dernière deshumiliations. Ce portier le connaissait ; car Fombreuse donnait uneleçon de mathématiques dans la maison dont il était le concierge.

Didier n’était pas méchant ; c’était sans aucune intention, et pour seconformer aux habitudes de sa profession, qu’il s’était fait assisterde ce portier. Il trouvait cette chose toute naturelle, et ne sedoutait pas qu’il venait de déshonorer un homme !

Quant au portier, il était là stupide, et ne voyait dans tout ceciqu’une pièce de vingt sous qu’il avait gagnée en montant quatre étages.

Et il se promettait bien de conter sa bonne fortune à tout le quartier !

Avant d’aller plus loin, et pendant que Didier verbalise, expliquonsl’origine de la dette de Fombreuse, et apprenons au lecteur comment lepauvre jeune homme se trouvait débiteur de mille francs envers leshéritiers du comte de Blergy.

Le comte de Blergy, père de mademoiselle Octavie, qui avait épousé lebanquier Montfort, avait rempli d’éminentes fonctions. De hautesdignités, richement rétribuées, lui avaient permis d’augmenter encorela grande fortune qu’il tenait de ses aïeux. Du reste, une vastecapacité scientifique rehaussait en lui l’éclat des titres et del’opulence ; notre premier corps savant le comptait parmi ses membresles plus illustres ; c’était enfin l’une des notabilités contemporainesles plus brillantes et les plus justement honorées.

La spécialité vers laquelle Fombreuse avait dirigé ses travaux et sesétudes était précisément celle qui avait valu au comte de Blergy saréputation bien méritée de savant. Cette circonstance, un travailimportant publié par Fombreuse, des mémoires remarquables lus par lui àl’académie des sciences, avaient fixé sur ce jeune homme l’attention ducélèbre vieillard. Des relations que le comte lui-même avaitrecherchées et provoquées, s’étaient établies entre l’académicien etson jeune émule ; l’hôtel du comte de Blergy était, à toute heure,ouvert à Fombreuse ; et si quelquefois le fils et les filles du comtelui témoignaient une froideur injurieuse et la fierté blessante d’unemorgue hautaine, en revanche il trouvait toujours auprès de leur pèreces bienveillants éloges, ces encouragements affectueux qui retrempentl’âme et fortifient le coeur à un âge où il suffit d’un mot pour nousrelever à nos propres yeux et nous inspirer de grandes pensées.

Bientôt un bienfait positif vint augmenter, s’il était possible, lareconnaissance de Fombreuse. Une place d’agrégé devint vacante dansl’un des colléges de Paris ; le comte de Blergy la fit obtenir à sonprotégé. Cette place était d’un modique revenu ; mais elle étaithonorable, et suffisait, avec le produit de quelques leçonsparticulières, pour mettre Fombreuse en état d’assurer à sa vieillemère une existence tranquille, et de continuer en paix les profondstravaux auxquels il avait consacré son avenir.

Fombreuse, arrivé ainsi à l’accomplissement de ses espérances, n’avaitpresque plus rien à désirer, lorsqu’une malheureuse circonstance vinttroubler le calme de sa vie, et le livrer aux plus cruelles perplexités.

Une caution, imprudemment donnée pour un ami qui n’était pas digne desa confiance, et qui la trompa indignement, le plaça dans la pluspénible position, et compromit jusqu’à sa liberté.

Il se trouvait dans cette douloureuse crise, il songeait en vain auxmoyens d’en sortir, et s’efforçait de cacher aux yeux pénétrants de savieille mère l’inquiétude qui le dévorait, lorsqu’on lui apporte unelettre. Il reconnaît l’écriture du comte de Blergy, qui l’honoraitsouvent d’une correspondance amicale. Il brise le cachet. Quelssentiments viennent l’assaillir, lorsqu’il trouve sous l’enveloppe unbillet de mille francs, accompagné de la lettre suivante :

« Un de nos amis communs m’a instruit, monsieur, de l’embarras danslequel vous a placé une trop confiante générosité. Il ne faut pas que,pour une misérable somme, vous soyez troublé dans votre repos, etinterrompu dans de graves travaux qui importent à votre renommée et àla science. Acceptez ceci ; c’est la somme qui vous est nécessaire ; jesuis trop heureux de pouvoir vous l’offrir. Ne considérez cet envoi quecomme un prêt ; vous vous acquitterez quand vous le pourrez. Acceptezsurtout, si vous voulez que je vous pardonne de ne pas m’avoir confiévotre embarras.
    Votre affectionné,
           Le comte DE BLERGY. »

Qui pourrait exprimer ce qui se passa dans l’âme de Fombreuse à lalecture de ce billet ? Pénétré de la reconnaissance la plus vive, maisbien décidé à refuser, il se hâte de courir à l’hôtel du comte. Il leremercie en pleurant, il veut l’obliger à reprendre son généreuxsecours ; mais le comte insiste avec tant de grâce et d’amitié, il mettellement à couvert la délicatesse du jeune homme, il le supplie avecune si touchante bonté, que Fombreuse cède enfin à de pareillesinstances ; mais il y met une condition : c’est qu’il signera un reçude la somme, et s’engagera à la rendre dans un an.

« Je le veux bien, » dit en souriant le noble vieillard.

Fombreuse se met aussitôt à une table, et écrit précipitamment son reçu.

« Savez-vous, Fombreuse, lui dit le comte en lisant l’engagement, et enle plaçant dans un portefeuille, qu’il y a dans ces trois lignes dequoi faire vendre votre bibliothèque, de quoi vous faire perdre votreliberté ? »

Et il reconduisit le jeune homme en lui serrant la main, et en luirecommandant bien de ne pas oublier de venir déjeuner avec lui lelendemain.

L’année s’écoula. Fombreuse avait compté, pour s’acquitter, sur lavente d’un Traité de Géométrie. Mais les circonstances parurentdéfavorables au libraire qui devait en faire l’acquisition. Le jour del’échéance de son billet, Fombreuse vint tout tremblant s’excuserauprès du comte de Blergy.

« Quoi ! lui dit le vieillard, vous songez encore à cette bagatelle !M. Fombreuse, si vous m’en parlez encore, je vous déclare que nous nousbrouillerons pour jamais. »

Et il le retint pour dîner.

Trois nouvelles années se passèrent, pendant lesquelles Fombreuse, plusfavorisé de la renommée que de la fortune, se concilia de plus en plusl’estime des savants, et en particulier celle du comte de Blergy, quine cessait de l’honorer de sa confiance et de son intimité.

Mais le pauvre jeune homme ne pouvait s’acquitter, et il n’osaitreparler de sa dette à son bienfaiteur, de peur de le fâcher.

Au bout de ces trois ans, le comte de Blergy mourut subitement,laissant une immense fortune à son fils et à ses deux filles, dontl’aînée avait épousé depuis peu le banquier Montfort, et la plus jeune,le général Maugrand.

C’était une grande perte pour l’état et pour la science que la mort ducomte de Blergy. Cette perte, personne ne la ressentit plus vivementque Fombreuse. Il suivit, désolé, le convoi de l’illustre mort, etjoignit sa faible voix aux voix éloquentes qui payèrent à sa tombe undernier tribut d’hommages et de regrets.

Malheureusement, parmi les millions que laissait le comte de Blergy àson fils, à ses filles et à ses gendres, se trouva le billet de millefrancs, souscrit par le pauvre mathématicien.

Deux mois après la mort du comte, un matin que Fombreuse, pour sedélasser de ses travaux, relisait sa correspondance avec le feu comtede Blergy, et puisait de doux souvenirs dans les lettres affectueusesque lui avait adressées cet homme illustre, pendant le cours de leurliaison, on sonne chez lui, il ouvre ; c’est sa vieille mère qui rentrede sa promenade, et lui remet une lettre qu’elle a trouvée chez leportier.

Fombreuse la décachète, la lit, et n’ose en croire ses yeux !

C’est la lettre d’un homme d’affaires « portant injonction à lui,Fombreuse, au nom de M. Montfort et des héritiers Blergy, de payer dansle plus bref délai, et s’il veut éviter des poursuites, la somme demille francs, montant d’une reconnaissance par lui souscrite au profitdu sieur comte de Blergy, le 5 janvier 1829, stipulée payable le 1erjanvier 1830, avec les intérêts depuis trois ans. »

Maintenant on sait le reste : les poursuites commencées par Didier ;l’opposition mise sur les appointements de Fombreuse ; sa place perduepar suite de cette opposition, et enfin la saisie opérée par l’ordre deMontfort.

Nous avons laissé M. Didier verbalisant dans la petite chambre deFombreuse. Le malheureux jeune homme, debout dans l’embrasure de safenêtre, le regardait faire, les bras croisés ; un calme étrange, unesorte de résignation convulsive s’était emparée de lui, et sur safigure immobile aucun symptôme ne trahissait le bouleversementtumultueux de ses pensées.

Car il faisait en ce moment d’amères réflexions sur ces bizarres loissociales qui, pour une faible somme d’argent, donnaient à un homme ledroit de briser son avenir, son honneur, sa réputation, son repos ! «Ah ! se disait-il, vous tous qui seriez tentés d’accepter un serviced’une main généreuse, prenez garde que le bienfaiteur n’ait un fils,des filles, des gendres, qui hériteront de ses dépouilles, et viendrontaprès sa mort vous demander compte du bienfait ! Si vous avez un nomque vous comptiez honorer par d’utiles travaux, ils le traîneront, cenom, dans la fange d’une procédure ; ils le feront épeler par desclercs d’huissier ; ils en feront la propriété d’un scribe quispéculera sur le nombre de ses lettres ! ils afficheront votreindigence dans toute une ville ! ils imprimeront dans les journaux, àvotre porte, la description de votre misérable mobilier ! ils levendront sur la place publique, et le soir ils iront au bal, ou ilsferont une loterie au profit des pauvres ! »

Toutefois, quelque chose venait consoler Fombreuse dans ces tristespensées ; quelque chose lui disait que s’il y avait un nom flétri danscette affaire, ce n’était peut-être pas le sien, mais celui de cebanquier millionnaire, celui de ces hommes vains et titrés, de cesfemmes oisives et couvertes d’or, qui venaient lui arracher sa pauvretable, sa chaise et son lit, à lui homme de travail et de labeur, parcequ’il avait été l’ami de leur père, et parce qu’il manquait quelquespiles d’écus à un héritage de six millions !

Cependant Didier et son clerc avaient fini d’inventorier le cabinet dujeune savant, et une petite cuisine attenante à cette pièce. L’huissierallait entrer dans la chambre de la vieille dame ; Fombreuse lui pritle bras :

« Monsieur, lui dit-il avec calme, je vous prie de ne pas entrer ici ;ma mère est malade, et elle dort. »

L’huissier s’arrêta sur le seuil de la chambre, où il promena ses yeuxscrutateurs ; et, à voix basse, il dicta son inventaire, pendant queFox le regardait d’un oeil flamboyant, prêt à s’élancer sur lui, s’ilfût entré dans la chambre de la malade.

Cependant la vieille dame s’était réveillée ; du fond de son lit,qu’entouraient de vieux rideaux de Perse, elle entendit parler àdemi-voix : « Ce bon Frédéric ! se dit-elle en elle-même ; il est déjàà l’ouvrage, et relit tout bas son travail. »

Mais bientôt, mieux éveillée, elle reconnut que ce n’était pas là lavoix de son fils, et elle entendit un homme qui disait : « Une vieillecommode d’acajou à dessus de marbre ; une pendule de cuivre sculpté ;deux vieux fauteuils recouverts en soie.... »

La pauvre dame poussa un cri ; elle devina tout, et se trouva mal.Fombreuse courut à elle, et essaya de la faire revenir, pendant queDidier achevait son procès-verbal.

Deux jours après, Fombreuse, accompagné de son chien, suivait enpleurant un corbillard qui se dirigeait vers le cimetière Mont-Parnasse.

Ce fut une belle nuit pour les pauvres, que celle du 1er mars 1833 !Dans un des plus beaux hôtels du quartier de la nouvelle Athènes, desomptueux appartements avaient été décorés avec magnificence pour legrand bal philanthropique dont nous avons parlé précédemment, et quicomptait madame Octavie de Montfort au nombre de ses dames patronesses.Une longue file d’équipages conduisait dans ce séjour enchanté tout ceque Paris renfermait de femmes brillantes et d’hommes comme il faut.L’aristocratie de naissance donnait la main à l’aristocratie del’argent dans cette réunion toute fraternelle, où le sentiment de labienfaisance et de la philanthropie épanouissait tous les coeurs ! Larichesse et la variété des costumes, l’éclat des fleurs, des bougies,des dorures, prêtaient à cette fête l’aspect d’une véritable féerie.Toutes les nations, toutes les époques s’y trouvaient confondues, etpêle-mêle. Marquises du dix-huitième siècle, duchesses du quinzième,abbés, mousquetaires, pélerins, pachas, chevaliers, dames châtelaines,paysannes suisses, gardes-françaises, batelières et chefs de clan, toutcela se pressait, se mouvait, sous des torrents de lumière etd’harmonie. C’était un spectacle à adorer la philanthropie, la charité,et à bénir le ciel qu’il y eût des pauvres !

Madame Octavie de Montfort, par sa beauté, ses diamants, sa parure, etl’éclat ravissant de son costume d’odalisque, aurait attiré tous lesregards, lors même que l’aiguillette rose, signe distinctif de sesfonctions de dame patronesse, n’aurait pas fixé sur elle l’attention.Elle était la reine de cette fête où brillaient aussi son mari, déguiséen troubadour, son frère, M. de Blergy, sous le riche costume d’uncourtisan de Henri II, et sa soeur, la baronne Maugrand, habillée enChinoise, et donnant le bras à un mandarin, le général Maugrand. Cesdeux costumes, qu’on avait fait venir exprès de la Chine, et d’uneincroyable magnificence, avaient coûté vingt mille francs ! Maispeut-on faire trop de sacrifices, quand il s’agit d’une fête au profitdes pauvres !

Tout-à-coup un grand mouvement se fait remarquer à l’une des portes dela salle, et l’on voit entrer un masque autour duquel s’empresse lafoule attirée par la singularité de son costume. C’était un hommehabillé en mendiant, porteur d’une besace, et sur les vêtements duquelétaient collés d’innombrables papiers de procédure. Sa poitrine, sondos, ses bras, ses jambes en étaient couverts. Monsieur et madame deMontfort s’approchent des premiers de ce mystérieux personnage, etlisent ce qui suit sur une grande feuille de papier timbré, qui luicouvrait toute la poitrine :

SAISIE.

« L’an mil huit cent trente-trois, le 6 février, en vertu d’un jugementrendu par le tribunal de commerce du département de la Seine, séant àParis, en date du 15 janvier dernier, dûment collationné, signé,enregistré, et signifié, étant en forme exécutoire, et à la requête

De M. Amédée-Louis Marie de Montfort, banquier, et de dameOctavie-Adélaïde de Blergy, son épouse, demeurant ensemble à Paris, rueTaitbout ;

De M. le comte Anastase de Blergy, maître des requêtes, demeurant àParis, rue des Trois-Frères ;

De M. Louis-Hippolyte, baron de Maugrand, maréchal-de-camp, et de dameEuphémie Geneviève de Blergy, son épouse, demeurant ensemble à Paris,place Vendôme ;

Tous les susnommés, héritiers de M. Auguste-Pierre, comte de Blergy,ministre d’état, pair de France, etc.

Pour qui domicile est élu en ma demeure, en continuant les poursuitesci-devant faites, portant refus de payer, j’ai, Jean-Michel Didier,huissier au tribunal de première instance du département de la Seine,séant à Paris, y demeurant, rue Louis-le-Grand, fait itératifcommandement de par le roi, la loi, et justice, à M. Frédéric-JulienFombreuse, licencié-es-sciences, demeurant à Paris, rue Guénégaud, n°13, en son domicile, parlant à sa personne, ainsi déclaré ;

De présentement payer aux requérants, en mes mains, comme porteur depièces, la somme de mille francs de principal, exigible depuis le 1erjanvier 1830 ;

En quoi il a été condamné par le jugement ci-daté, sans préjudiced’autres dus, droits et actions, intérêts, frais, dépens, et misesd’exécution ; lequel, en parlant comme dessus, a refusé de payer,pourquoi je lui ai déclaré que j’allais à l’instant procéder à lasaisie exécutée de ses meubles, et de fait j’ai, en présence destémoins ci-après nommés, avec moi exprès amenés, saisi, exécuté, etmis sous l’autorité du roi, la loi, et justice, les objets ci-aprèsdétaillés :

1°  Dans une pièce au quatrième étage, au-dessus del’entresol, ayant vue sur une cour, une petite table de noyer, servantde bureau ; un vieux fauteuil de bois doré, recouvert en cuir noir ;trois chaises de paille ; un petit corps de bibliothèque en bois peint,renfermant une soixantaine de volumes, tant reliés que brochés ; deuxflambeaux de cuivre ; une lampe idem ; des chenets, une pelle, unepincette ; un lit de sangle ;

2° Dans une petite pièce y attenante, une fontaine, un chaudron decuivre, un peu de faïence et de poterie ;

3° Dans une troisième pièce, servant de chambre à coucher, un vieux litde bois doré ; deux matelas, deux couvertures et un oreiller ; unevieille commode d’acajou à dessus de marbre ; une pendule de cuivresculpté ; deux vieux fauteuils recouverts en soie ; une paire derideaux ; un vieux chiffonnier ; une armoire de noyer ; chemises àusage d’homme et de femme, un vieux baromètre ; une gravure,représentant une sainte famille. »

    Ont signé, etc. »

On lui lisait sur le dos :

PROCÈS-VERBAL D’AFFICHES.

« L’an mil huit cent trente-trois, le 15 février, à la requête de M.Amédée-Louis-Marie de Montfort, banquier, et de dame Octavie Adélaïdede Blergy, son épouse, etc.

Pour qui domicile est élu en ma demeure, j’ai Jean-Michel Didier,huissier, etc.

Faute par le sieur Frédéric-Julien Fombreuse de payer aux requérantsla somme de, etc. etc.

Me suis transporté, assisté du sieur Colas, afficheur, porteur de samédaille, demeurant à Paris, rue de la Calandre, dans tous les lieuxvoulus par la loi, et autres endroits, carrefours, places publiques, etrendez-vous ordinaires des marchands, où étant, ledit sieur Colas a,en ma présence apposé des affiches manuscrites, entièrement semblablesà celle-ci annexée, au nombre de vingt-cinq exemplaires, annonçantqu’il sera, le mercredi 17 février prochain, heure de midi, place del’Ancien Châtelet de Paris, procédé à la vente des objets saisis,exécutés sur ledit sieur Frédéric-Julien Fombreuse, par monprocès-verbal du six février dernier, enregistré, et de tout ce quedessus j’ai fait et rédigé le présent procès-verbal, pour servir etvaloir ce que de droit, dont acte que ledit sieur Colas a signé avecmoi, et auquel j’ai payé quatre francs pour salaire ;

    COÛT vingt-huit francs 50 centimes.

        Signé COLAS,  DIDIER. »

Et au-dessous :

VENTE PAR AUTORITÉ DE JUSTICE,

Sur la place publique de l’ancien Châtelet de Paris,
Le mercredi 17 février, à midi,
Consistant, etc. (suivaitle détail des objets ci-dessus décrits.)

Le tout au comptant.
Le présent annexé à mon procès-verbal d’affiches de ce jour. »

Sur son chapeau, qu’entourait un crêpe noir, était un écriteau avec cesmots en gros caractères :

LA CHARITÉ DES GENS DU MONDE.

LÉON HALEVY.