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HALLAYS,André (1859-1930) : Strasbourg.-Paris : Emile-Paul, 1929.- 93 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ;20 cm. - (Portraitde la France ; 26).
Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (07.XII.2007)
Texte relu par : A. Guézou
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Strasbourg
par
André Hallays

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A LA MÉMOIRE
DE
PIERRE BUCHER

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LA BEAUTÉ DE STRASBOURG


JE n’avais fait que traverser l’Alsace au retour d’un voyage enAllemagne et ne connaissais guère que la cathédrale de Strasbourg et lemusée de Colmar : je redoutais de me sentir un étranger sur une terreautrefois française. Au printemps de 1903, la Société industrielle deMulhouse m’invita à donner une conférence chez elle. Je me décidai àprofiter de cette occasion pour visiter le reste de l’Alsace.

Quelques jours plus tard j’arrivais à Strasbourg. Le Dr Bucher que jene connaissais point, m’attendait sur le quai de la gare, tenant à lamain un numéro du Journal des Débats : c’était à ce signe que jedevais le reconnaître. Des Mulhousiens m’avaient affirmé qu’il seraitpour moi le plus obligeant et le plus sûr des guides. Lorsqu’ilsavaient prononcé son nom, je m’étais représenté, je ne sais pourquoi,un vieux protestataire vénérable et barbu ; or, j’avais devant moi unjeune homme à la tournure alerte et élégante, à la démarche élastique,l’air d’un sous-lieutenant de chasseurs en civil. Ses yeux ardents etcaressants trouaient un masque énergique, impérieux et délicat.

« Monsieur votre père, lui dis-je, a été bien bon de vous envoyerau-devant de moi. »

Il éclata de rire : « Mais c’est moi le docteur Bucher. » Et ilm’entraîna par les rues de Strasbourg.

Tout de suite il me demanda quelles impressions je rapportais de cespremières journées passées en Alsace ; il les confirma ou les rectifia,me fixa le programme des excursions que j’allais faire avec lui, meconta toute sa jeunesse, non par besoin d’expansion, mais pourillustrer l’histoire morale de son pays. Il m’exposa l’oeuvre qu’ilpoursuivait à Strasbourg avec les quelques amis ; enfin, par centexemples tirés des moeurs et de l’histoire il me convainquit que ceux-làcalomniaient l’Alsace qui la disaient infidèle au souvenir de laFrance. Nous nous trouvâmes d’ailleurs beaucoup de communes amitiés etde communes admirations.

J’étais tombé dans les rets d’un infatigable chasseur d’hommes. Biend’autres que moi furent par lui séduits et captivés. Nul ne pouvait sesoustraire à la séduction de cette nature volontaire et passionnée.

Après cette première rencontre se noua entre Bucher et moi une solideamitié qui dura jusqu’à sa mort, toujours plus étroite, toujours plusaffectueuse. Dès lors je revins souvent à Strasbourg : il m’entretenaitde ses projets et de ses espérances, il m’enseignait à ne pointdésespérer de l’avenir. Durant la guerre il m’appela auprès de lui dansle poste où il mettait au service de la patrie sa lucide énergie et saprofonde connaissance de l’Allemagne. Après l’armistice j’ai été témoinde ses efforts pour révéler la France aux Alsaciens et l’Alsace auxFrançais. Depuis qu’il n’est plus, c’est sa pensée, son souvenir qui meramenèrent à Strasbourg auprès de ceux qui conservent sa mémoire ettâchent de continuer son oeuvre.

Son nom que j’ai voulu rappeler à la première page de ce petit livrereviendra souvent sous ma plume. Pour moi Strasbourg sera toujourshanté par le fantôme de mon ami. C’est à lui que je dois d’avoircompris bien des choses d’Alsace qui demeurent impénétrables à tant deFrançais. Je lui dois aussi d’avoir goûté le charme de Strasbourg, carce patriote, trop tôt disparu pour sa province et pour la France, étaitaussi un homme d’un goût délicat, prompt à percevoir les finesses etles nuances d’une oeuvre d’art (1).

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Le plan de Strasbourg raconte clairement les origines et lesaccroissements de la ville. Ici, depuis le jour où, en l’an 5 de notreère, Drusus fonda, entre les deux bras de l’Ill, la colonied’*Argentoratum*, le site a commandé le développement de la ville, lagéographie a gouverné l’histoire. Dès le moyen âge, Strasbourg serépandant hors de l’îlot où s’étaient fixés les soldats de la huitièmelégion, a poussé ses remparts au-delà du fossé dont l’entourait larivière, mais jamais le centre de la vie urbaine ne s’est déplacé : lacathédrale s’élève au travers de la via principalis du castrumromain. Autour de ce noyau primitif la ville a pu librement s’étalerdans la plaine rhénane, et, de siècle en siècle, de nouveaux quartiersse sont créés, sans que la vivante harmonie de l’ensemble ait ététroublée par de brutales destructions.

Le dernier agrandissement a été la construction, sous le régimeallemand, d’une ville neuve (un tiers de la superficie totale deStrasbourg), vers le nord-est, entre les vieux remparts et lesfortifications élevées en 1874, ville de fonctionnaires, d’officiers,et de professeurs. Les lignes du plan sont ingénieusement tracées,certaines perspectives adroitement ménagées ; mais quellesarchitectures ! Les monuments publics comme le Palais impérial, lesMinistères, le Palais de la Diète d’Alsace-Lorraine, la Bibliothèque,l’Université, la Poste, représentent les aberrations successives par oùpassa l’art allemand pendant les trente années qui précédèrent ladernière guerre. Quant aux maisons privées, sauf quelques pastiches decottages anglais ou de logis alsaciens, elles affectent en général lesformes les plus saugrenues : la plupart, il est vrai, dissimulent leurscéramiques ou leurs sculptures sous des verdures opportunes.

Heureusement cette « ville de luxe » n’a nulle part empiété sur savoisine ; les « embellisseurs » sont restés chez eux. Ils ont donnéquelques coups de pioche dans les quartiers anciens, démoli quelquesmaisons, effacé de précieux vestiges ; ils ont même, à travers le vieuxStrasbourg percé une large rue mélancolique que bordent des immeublesénormes, d’un germanisme redoutable, mais ils n’ont pas eu le tempsd’altérer gravement la ville d’autrefois.

Cette ville ancienne est peut être la plus diverse qui soit en France,et son grand attrait tient à cette extrême variété. Ce qui frappe aupremier coup d’oeil, ce sont les charmantes demeures de la Renaissanceoù pendant des siècles vécurent les bourgeois et les marchands deStrasbourg, leurs toitures démesurées percées d’une infinité delucarnes, leurs encorbellements, leurs lignes et leurs sailliesdésordonnées qui ménagent, à chaque pas, la surprise d’un nouveau jeude lumière ou l’amusement d’une silhouette imprévue ; mais au milieu dece décor proprement alsacien, d’exquises façades françaises du XVIIIesiècle montrent la grâce de leurs justes proportions. Et tous cesbâtiments d’un goût si différent s’harmonisent à merveille, comme si,de sa flèche impérieuse, la cathédrale dictait à toute la ville qu’ellecommande, une loi d’ordre et de beauté.

Cette ville si propice à la flânerie des artistes et des archéologuesest aussi la mieux tenue, la plus policée qu’on puisse voir. La viemoderne s’y est installée dans le décor du passé sans rien lui retirerde sa séduction. Elle est divertissante et commode. On y sent lefrémissement d’une capitale contenu par l’humeur raisonnable d’unpeuple actif et discipliné. La chaussée des grandes voies, des rues etmême des ruelles est sans cesse balayée, lavée et rebalayée avec uneexactitude dont s’émerveillent les Parisiens. Et ce qui nous étonneencore davantage c’est de voir le respect du passé se concilier iciavec le souci de la propreté. Dans la plupart de nos vieilles villes,des municipalités « amies du progrès » n’ont pas encore trouvé d’autremoyen d’assainir que de démolir : vandalisme. Dans de vieilles villesallemandes, des municipalités « amies de l’esthétique » s’ingénientconsciencieusement à pasticher les styles du passé pour « unifier » lesarchitectures : pédantisme. Ici, grâce au bon sens alsacien, la villeen se « modernisant » n’a perdu ni son caractère ni son charme.

La beauté de Strasbourg m’est apparue dès les premières promenades queje fis avec Bucher, il y a vingt-cinq ans, lorsque, rue par rue, maisonpar maison, il me faisait les honneurs de la ville. Un jour il meconduisit dans les magnifiques hôtels de la rue Brulée, un autre, il mesignalait les jolies poutres sculptées des logis duVieux-Marché-aux-Poissons. Il me menait dans le quartier silencieux quientoure l’église de la Madeleine ou dans cette étrange « petite France» dont les maisons branlantes, chères aux aquarellistes, ont éténaguère quelque peu rajeunies. Nous flânions sur le quai des Bateliersoù, les élégantes maisons à oriels de la rive droite font face auxmagnifiques architectures du château des Rohan, et nous nous amusionsde la gentillesse des jardinets rangés au bord de l’eau, derrière lesmaisons de la rue des Veaux, et qui semblent narguer la majesté dupalais cardinalice. Bucher me guidait dans cette pittoresque maison duquai Saint-Nicolas, où lui-même et ses amis Dollinger avaient disposé,avec quelle piété et quel goût ! les collections du Musée Alsacien. Surles Ponts Couverts il me faisait goûter longuement la grâce toutehollandaise du paysage que composent les maisons et les ombrages ducanal du moulin Zorn…

Passionnantes journées, qui le plus souvent s’achevaient sous lesgrands arbres du parc de l’Orangerie. Mais plus j’admirais Strasbourg,plus j’éprouvais l’amertume de me sentir dans une ville désormaisétrangère. Je ne dissimulais point à Bucher cette triste pensée. Il merépétait avec une foi imperturbable : « Ces richesses appartiennent àla France, elle rentrera dans son héritage quand elle le voudra. » Etje répliquais : « Quand elle le méritera. »

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Plus beau encore m’a semblé Strasbourg quand j’y suis revenu au mois denovembre 1918 et m’y suis enfin trouvé « chez nous ». Que de fois j’aiprononcé alors le Nunc dimittis quand s’est déroulé devant mes yeuxle prodigieux spectacle de l’entrée de nos soldats dans Strasbourg :transports d’un peuple ivre de liberté qui chantait, dansait, sonnaitses cloches et sanglotait de joie ; Marseillaises de la rue répondantaux Te Deum des églises ; bénédictions des vieux, baisers des petitsenfants, sourires des femmes ; clameurs de reconnaissance, d’admirationet d’amour que coupaient de soudains silences presque religieuxlorsqu’un général français venait incliner son épée devant Kléber ;enfin, dans un défilé de parade et de fête, derrière les canons et lespoilus, toute l’Alsace parée de ses vieux costumes, accourant dans sacapitale pour offrir aux chefs de la France l’hommage de son éternellefidélité. Que de fois, en ces jours de liesse et d’enthousiasme, je mesuis écarté de la foule pour me jeter dans une rue étroite du vieuxStrasbourg où je savais retrouver, maintenant pavoisé du drapeautricolore, un vieux logis dont j’avais gardé le charmant souvenir !

Dans les cinq années qui suivirent, j’ai vu la ville se débarrasseravec une hâte extraordinaire de l’apparence germanique que lui avaitimposée un demi-siècle d’occupation allemande. Je ne parle pointseulement de la physionomie des rues où chaque jour se multipliaientles enseignes et les inscriptions françaises. C’était le rythme même dela vie qui se transformait et devenait chaque jour plus libre, plusallègre. Cette métamorphose échappait à ceux qui n’avaient point connuStrasbourg avant 1914, mais les Allemands qui revenaient en Alsace nepouvaient s’y tromper. L’un d’eux M. Grauthoff écrivait en 1924 : «L’aspect de la rue est entièrement français ; des enseignes françaises; des affiches françaises, des inscriptions françaises sur lestramways. Les paysans et les gens âgés parlent alsacien, les jeunesgens parlent plusieurs langues, mais les personnes bien vêtues parlenttoutes français. Je prends mon coeur à deux mains et me fais connaîtrecomme allemand. Personne ne manifeste une agréable surprise ; à peinede sympathie. Je sens autour de moi comme un vide. D’un pas lourd etlent je traverse la foule alerte et joyeuse, ma gorge se serre, jamaisje ne me suis senti aussi abandonné, aussi seul… Lapidez-moi, ô mescompatriotes, je ne vous en jetterai pas moins à la face la vérité dontj’ai souffert là-bas : l’Alsace ne veut pas de nous, les Alsaciens sontperdus pour nous… Il n’y a pas de théâtre allemand, de librairieallemande, de journal allemand qui marque. Nulle part vous ne trouverezde littérature de chez nous… L’assimilation s’est faite plus vite quene l’attendaient les Français eux-mêmes. »

Depuis, le tableau s’est assombri. Cet article parut dans la VossischeZeitung le 4 juin 1924. Quinze jours plus tard, la folle déclarationd’un ministre mit à néant l’oeuvre de sagesse accomplie par la Francependant les cinq années précédentes. Le premier passant venu peutaujourd’hui le constater, dans Strasbourg on entend parler allemandbien plus souvent et surtout bien plus haut, aux devantures desboutiques on lit moins d’inscriptions françaises. Ces signes ne sontpas négligeables, ils prouvent le mécontentement des Alsaciens etl’audace croissante des Allemands naturalisés, mais ils ne prouventrien de plus. Cette ville garde l’empreinte ineffaçable, dont la Francel’a marquée au lendemain de l’armistice, ou, pour mieux dire, ellereste telle que les siècles l’ont modelée : française de goût etd’esprit, avec quelques traits originaux qui sont alsaciens, et luidonnent sa particulière beauté. Elle n’est ni sera jamais une citéallemande.

LA CATHÉDRALE

SI l’admirable cathédrale, maternelle et tutélaire, ne dominait toutela ville, rien à Strasbourg n’évoquerait le moyen âge, si ce n’estquelques bâtiments transformés et restaurés. Ce sont la Renaissance etle XVIIIe siècle qui ont ici laissé leur marque indélébile.

Strasbourg possède quelques églises anciennes, mais, depuis la Réforme,elles ont cruellement souffert des discordes religieuses de l’Alsace ;les deux cultes, catholique et protestant, se les sont disputées oupartagées : elles ont appartenu tantôt à l’un, tantôt à l’autre,souvent aux deux à la fois.

La triple abside de l’église Saint-Étienne est un beau morceaud’architecture du XIIe siècle, mais il est accolé à une nef sans grâceet sans caractère, ancienne chapelle des Visitandines qui, après laRévolution, était devenue un théâtre, puis un cirque, puis un entrepôtde tabacs.

Saint-Thomas a conservé son vieux clocher roman, son abside et sontransept du XIIIe siècle, sa nef du XIVe, et l’ensemble de l’édificeest d’une grande majesté ; mais l’aménagement de cette église en templeluthérien, la nudité de ses murailles blanches, la lumière crue del’abside glacent l’imagination.  Au fond du choeur qui semblefait pour abriter d’autres symboles et d’autres images, c’est unparadoxe de découvrir l’oeuvre somptueuse de Pigalle, l’image héroïquedu vainqueur de Fontenoy « envisageant la mort d’un oeil ferme etintrépide », parmi des drapeaux, des trophées et des allégories.

Dans l’église Saint-Pierre-le-Jeune, on discerne encore les charmantesproportions d’un joli édifice du XVe siècle, mais les architectesallemands du XIXe l’ont restaurée à leur manière : ils l’ontbadigeonnée, au-dedans et au dehors, des couleurs les plusdiscordantes, ils y ont accumulé les pastiches les plus saugrenus,jusqu’à de fausses pierres tombales, et ils ont peint de bleu etd’argent les lambris exquis du XVIIIe siècle qui décoraient l’abside.Aux Alsaciens qui se plaignaient de tous ces peinturlurages ilsrépondaient que l’amour de la couleur appartenait aux peuples jeunes etsains, que les répugnances d’une rétine française étaient un signe dedégénérescence.

Quant aux édifices publics remontant au moyen âge, on n’en rencontreplus que deux dans les rues de Strasbourg : une partie de l’ancienneDouane, sur les bords de l’Ill, et un des deux bâtiments de l’oeuvreNotre-Dame, celui qui est le plus voisin du Château des Rohan.

Cette oeuvre Notre-Dame date du XIIIe siècle et elle fonctionne encorede nos jours au même endroit, sous la même forme. Les Strasbourgeoissont justement fiers de son ancienneté. Indépendante du clergé et mêmedes chanoines, plus municipale que religieuse, elle fut créée pourréunir les donations des fidèles et subvenir à la construction de lacathédrale. Le monument achevé, elle a pourvu à l’entretien et auxréparations. A l’oeuvre est attaché un atelier de tailleurs de pierreset de sculpteurs qui travaille exclusivement pour la cathédrale.

La tradition vieille de sept siècles sur laquelle repose une pareilleinstitution, la grandeur des services qu’elle a rendus à l’art et à laville, la continuité de l’effort accompli, dans l’ombre même dumonument, par tant de générations d’artisans, commandent l’admirationet le respect ; mais cela entraîne aussi quelques inconvénientsauxquels il serait, d’ailleurs, facile de remédier, sans toucher àl’oeuvre même.

Pénétrez dans la maison de l’oeuvre ; là, dans une salle basse durez-de-chaussée vous voyez, alignés en rang d’oignons, les originauxdes plus magnifiques statues de la cathédrale : la Synagogue, lesVierges folles, les Vierges sages, etc… Des copies exécutées par lessculpteurs de l’oeuvre de Notre-Dame ont pris leur place. Ne disons riende la valeur des ces copies ; mais considérez ces originaux et vousconviendrez qu’il n’y avait aucune raison pour ne point les laisser àla place qu’ils occupaient aux portails de la cathédrale.

Les critiques d’art allemands - c’est de leurs opinions que seprévalent les sculpteurs de Strasbourg - disent : « Nous n’avons pas ledroit de laisser exposés aux intempéries les chefs-d’oeuvre de lastatuaire d’autrefois. Dès qu’une statue présente le moindre signe decaducité, notre devoir est de la mettre à l’abri dans un musée et delui substituer une copie aussi fidèle que possible. L’aspect dumonument qu’elle décorait n’en sera point changé et la statue sera àtout jamais sauvée. » Durant la guerre, des Allemands ont même eu lacharité de nous faire observer que, si nous avions pris cetteprécaution pour les statues de Reims, le désastre causé par leurs obuseût été bien atténué.

En France, c’est la doctrine contraire que professe la commission desMonuments Historiques : « Nous devons, dit-on, prolonger par tous lesmoyens l’existence des sculptures qui sont venues jusqu’à nous, mais enles laissant à la place en vue de laquelle elles furent conçues etexécutées. Ce principe ne peut fléchir, lorsqu’il s’agit d’unesculpture faisant partie intégrante d’un monument, ce qui est le cas detoutes les sculptures des églises du moyen âge. D’ailleurs jamais iln’entra dans la pensée d’un imagier du XIIIe siècle que son ouvrage dûtêtre un jour relégué dans l’ombre d’un musée : il a travaillé pourédifier les foules, non pour enrichir « l’histoire de l’art ». Ceserait un sacrilège de peupler nos cathédrales de fac-similés plus oumoins exacts. »

A cela les Strasbourgeois répliquent qu’une pareille façon d’entendreles restaurations réduirait les sculpteurs de l’oeuvre Notre-Dame à secroiser les bras. C’est un argument médiocre.

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La crypte de la cathédrale fut bâtie au XIe siècle, la flèche terminéeen 1439. La construction a donc duré près de quatre siècles, etcependant, ce monument qui raconte toute l’histoire de l’architecturedu moyen âge, est un miracle d’harmonie. (Le portail Saint-Laurent,avec ses sculptures flamboyantes et maniérées de la fin du XVe siècle,est seul à détonner dans ce prodigieux ensemble.) Les maîtres del’oeuvre se succédaient, le goût et les styles variaient ; mais, tandisque, de siècle en siècle, la construction avançait vers le couchant, oneût dit qu’une main mystérieuse se chargeait d’en équilibrer lesdifférentes parties, d’en accorder les lignes, d’en conjuguer lesformes.

Du fond de l’édifice, du choeur surélevé qui domine l’église, s’offre leplus parlant, le plus émouvant des spectacles. C’est de làqu’apparaissent clairement le plan et l’histoire de la cathédrale.

Dans le choeur règne la sombre et grave beauté de l’art roman, carl’abside semi-circulaire, si elle date seulement du XIIe siècle,reproduit les formes d’un édifice antérieur. Mais voici dans letransept le mélange des deux styles : le gothique y voisine avec leroman. La muraille orientale des deux croisillons présente, au nord, unbeau portail aveuglé orné de bordures en plein cintre, et, au sud, unearcature du même style ; cependant les voûtes, formées de quatrecroisées d’ogive, reposent, dans un bras, sur un chapiteau à pilierroman, dans l’autre, sur un pilier gothique, le célèbre Pilier desAnges, que flanquent quatre colonnes engagées et que décorentd’admirables statues, chefs-d’oeuvre de la sculpture du XIIIe siècle. Detoutes parts, on devine des hésitations, des reprises, des repentirs,mais le conflit des styles se résout sans heurts ni disparates : toutse fond et s’accorde. Tant de contrastes donnent aux architectures dece transept on ne sait quoi de dramatique qui rend plus merveilleuseencore la tranquille, la pure élégance de la nef.

Par ses dimensions harmonieuses et si exactement proportionnées àcelles des bas côtés, cette nef est un des chefs-d’oeuvre de l’artgothique tel qu’il venait alors de se révéler dans l’Ile-de-France. Lagrâce des faisceaux de colonnes qui, d’un jet, montent jusqu’à lavoûte, la délicatesse du triforium, le dessin des fenestrages et biend’autres particularités attestent que l’auteur inconnu de cette nefsublime s’inspira de la basilique de Saint-Denis. Plus frappant encoreest le caractère de la décoration : observez la flore vraie et vivantequi orne les chapiteaux, toujours plus vivante, toujours plus vraie àmesure que les colonnes s’éloignent des parties romanes du monument.

Après la dernière travée, deux énormes piliers destinés à supporter lestours marquent l’entrée du narthex, plus élevé que la nef. Ici commencel’oeuvre d’Erwin de Steinbach, l’immense frontispice dont les fondementsfurent jetés en 1276 devant la cathédrale encore inachevée.

Ce frontispice, que composent le narthex, les portails, les tours et laflèche, c’est la gloire de Strasbourg. Qui peut réprimer unfrisson  de surprise et d’enthousiasme, quand, à l’entrée dela rue Mercière, il découvre brusquement, pour la première fois, lafaçade grandiose et ajourée, prodige de force et de grâce ; lamultitude délicatement ordonnée des arcs, des arcatures, dessculptures, des rosaces et des clochetons ; les fines colonnettesdressées d’étage en étage devant les fenêtres et les baies aveugles, àla manière d’une claire-voie, et dont les longues tiges donnent tantd’élan et de légèreté aux lignes de l’édifice ; enfin la flèche,étrange et magnifique, qui prolonge en plein ciel la tour du nord, «masse de pierre toute pénétrée d’air et de lumière, lanterne aussi bienque pyramide, qui vibre et palpite à tous les souffles du vent » ?(Victor Hugo.)

Si nous contemplons plus longuement ce décor extraordinaire, surtoutaux heures où il est illuminé par les rayons du soleil couchant, nousnous prenons parfois à douter de notre première impression. Laconstruction, qui, au XIVe siècle, fut intercalée entre les deux tourspour en assurer la solidité, semble terriblement massive : elleépaissit et alourdit l’ensemble ; Puis nous nous alarmons un peu decette prodigalité d’inventions, de ces excès de virtuosité ; mais,toujours, l’ascendant du génie d’Erwin chasse nos scrupules, rassurenotre goût. D’ailleurs, pour donner à l’oeuvre son unité magnifique, ilest ici un sortilège encore plus puissant que l’art des plus grandsarchitectes : c’est la couleur de la pierre dont fut bâti l’édificetout entier, de l’abside à la façade, du sol à la pointe de la flèche.Une fois sorti de la carrière, le grès rose des Vosges se revêt d’uneteinte métallique uniforme. C’est le secret de la beauté des grandsmonuments de l’Alsace et du plus illustre de tous, la cathédrale deStrasbourg.

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Cet admirable monument est, pour tout le peuple de Strasbourg, l’objetd’une sorte de tendresse où n’entre pas seulement un sentimentreligieux. Les catholiques vénèrent en lui un lieu de prière consacrépar les siècles et par la liturgie de leur Église ; mais tout citoyenl’aime et le respecte comme le glorieux emblème de la cité. Il est rarequ’un Strasbourgeois traverse le parvis sans jeter un regard d’orgueilsur sa cathédrale. Du plus loin de la plaine d’Alsace, ses yeuxcherchent la flèche, et, l’ayant découverte, brillent de joie. Quand,en 1908, le pilier qui soutient la tour du nord vint à fléchir et que,pour en refaire les fondations défectueuses, il fallut étayer lesvoûtes d’une partie du narthex, avec quelle inquiétude lesStrasbourgeois suivirent ces grands et périlleux travaux ! et quellefête, le jour où, l’ouvrage terminé, la cathédrale apparut enfindébarrassée des étais qui l’avaient si longtemps défigurée !Aujourd’hui, la restauration des grandes orgues passionne toutStrasbourg.

C’est que l’histoire de la cathédrale et celle de la cité n’en fontqu’une. Tout le drame de la Réforme s’est joué sous les voûtes de cetteéglise. Dans la chaire de pierre dont les dais finement sculptésabritent de si jolies statuettes, Jean Geiler de Kaysersberg a prêchécontre les scandales qui déshonoraient le saint lieu, l’oubli de lacharité, le relâchement des moeurs. Bientôt, du haut de la même chaire,sont tombées des paroles plus audacieuses encore, non plus contre lesabus, mais contre les dogmes mêmes de l’Église. Dès lors, la cathédraleest devenue l’enjeu d’une lutte non moins politique que religieuse.

En 1518, des bourgeois affichent sur les portes de l’église lespropositions de Luther contre les indulgences. Le Magistrat, qui a prisle parti des réformateurs, intronise dans la cure de la cathédraleMathieu de Zell, prêtre marié et excommunié par l’évêque. Lescatholiques sont refoulés dans le choeur, tandis que les protestantsoccupent la nef et la chapelle Saint-Laurent. Enfin, en 1529, convoquéspar le Magistrat, les trois cents échevins de Strasbourg décident de «suspendre la messe, jusqu’à ce que ceux qui la maintiennent aientprouvé qu’elle est un culte agréable à Dieu ». Les statues de laVierge, objets de la dévotion populaire, disparaissent des autels ;d’autres images subissent le même sort ; les pierres du pavage, quiétaient couvertes d’épitaphes, sont brisées.

Pendant neuf années, à la faveur de l’Intérim d’Augsbourg, lescatholiques reprennent possession de l’édifice ; mais, un jour, unebande d’émeutiers assaille l’église à l’heure de la messe, se répanddans la nef, brise tout et chasse les fidèles. La cathédrale reste àl’abandon. Le Magistrat, qui n’a point renoncé à son dessein, la faitrouvrir et y installe le culte réformé, le 17 mai 1561. Cette fois, lesprotestants y demeurent cent vingt ans, jusqu’à la réunion deStrasbourg à la France.

Mais, dans la capitulation qu’elle signe en 1681, la ville demande auroi « le libre exercice de la religion, comme il avait été depuisl’année 1624 jusques alors, avec toutes les églises et écoles… » Le roiy souscrit « à la réserve du corps de l’église Notre-Dame, appeléeautrement le Dôme, qui doit être rendue aux catholiques ».

Désormais, le destin de la cathédrale semble fixé à jamais.Aujourd’hui, le protestantisme possède des temples nombreux, parmilesquels Saint-Thomas, la plus ancienne et la plus grandiose deséglises de la ville ; mais je ne crois pas qu’on trouve à Strasbourgdix protestants pour souhaiter que la cathédrale soit rendue au culteréformé.

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A la suite de la monarchie française, le goût français avait passé lesVosges. On sait de quelle floraison d’oeuvres charmantes ou grandiosess’est enrichie l’Alsace au dix-huitième siècle. Mais si sensiblesqu’ils fussent au style nouveau, le peuple et les bourgeois n’endemeuraient pas moins tendrement attachés aux monuments de leur passé,surtout à leur vieille cathédrale. Ils s’accommodaient mal des procédéssommaires de restauration dont on usait alors dans toute la France.Quand ils virent les architectes démolir le jubé, sous prétexted’embellissement, puis élever au milieu du choeur un autel de stylebaroque sous un énorme baldaquin porté par des colonnes de marbre, ilsprotestèrent avec véhémence. Plus tard, en 1761, lorsque d’autresarchitectes s’avisèrent de bâtir dans le choeur un décor de bois et deplâtre, les plaintes se renouvelèrent et le chapitre s’opposa à cestravaux de toutes ses forces. Enfin - ceci est un trait tout alsacien -quand on décida de raser les boutiques sordides qui encombraient leparvis du Dôme, l’architecte de la cathédrale, Jean-Laurent Goetz,voulut, en 1772, construire des boutiques sur les côtés sud et nord dumonument, dans une forme d’ornement & dans un goût analogue aureste de l’édifice, en les entourant d’arcades de style gothique.Comme son idée ne plut pas à tout le monde, il sculpta, en guise degargouilles, les têtes emperruquées de ses détracteurs.

Les Strasbourgeois eurent bientôt à défendre leur cathédrale contre unpéril autrement redoutable que le classicisme des architectes dudix-huitième siècle, le vandalisme des révolutionnaires. Jusqu’à la finde 1793, l’église fut profanée, souillée, mais à peine dégradée. Leculte de la Raison s’y installa sans causer de dommages irréparables.Mais, le 24 novembre 1793, la municipalité fut chargée par lesreprésentants en mission de faire abattre dans la huitaine « toutes lesstatues de pierre qui sont autour du temple de la Raison ». Quand onsait les résistances, les arguments, les prétextes, les ajournements,les subterfuges grâce auxquels cette municipalité tenta d’éluderl’ordre des représentants, on peut mesurer la force du sentiment qui ladétournait d’un pareil sacrilège, car elle était composée d’ardentsrévolutionnaires. Si le maire Monet se montra impitoyable, si nombre desculptures furent brisées ou mutilées par des citoyens armés demarteaux, d’autres, en bien plus grand nombre, furent, soit épargnées,soit descellées et cachées par ceux-là mêmes qu’on avait chargés del’affreuse besogne. La même municipalité sauva, en la coiffant d’ungrand bonnet phrygien, la flèche qu’un Lyonnais voulait abattre commeoffensant l’égalité. Cependant la cathédrale continua d’être le théâtrede cérémonies civiques, patriotiques et philosophiques, jusqu’au jouroù elle fut, en 1801, restituée au clergé catholique.

En 1870, elle subit une dernière épreuve, mais, à celle-là, lesStrasbourgeois durent assister impuissants. Du 14 août au 27 septembre,la ville fut nuit et jour bombardée. La cathédrale ne fut pas épargnée.Comme le bombardement dura seulement quarante-quatre jours et quel’artillerie n’avait point encore fait les progrès qu’elle a, depuis,accomplis, les Allemands ne purent faire subir à Strasbourg letraitement qu’ils devaient, un jour, infliger à Reims : ils n’enétaient qu’à leur première cathédrale. Les obus n’en firent pas moinsde terribles dégâts : le feu détruisit une partie de la charpente etdes toitures, au-dessus du choeur et de la nef ; des clochetons, dessculptures, des balustrades furent anéantis ; la flèche fut atteinte,une partie des vitraux brisée.

Si les traces de ce désastre furent vite effacées, le souvenir en restagravé dans la mémoire des Strasbourgeois. Je me rappelle que, peu detemps avant la dernière guerre, un vieillard m’a conté avec horreur lanuit du siège où il avait vu la cathédrale en feu.

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Tous ceux qui vécurent à Strasbourg les triomphales journées denovembre 1918, comprirent quelle place tient la cathédrale dans le coeurdes Strasbourgeois. C’est sous les voûtes du Dôme que le peupled’Alsace a scellé la nouvelle alliance.

Le 25 novembre, la parade militaire qui marqua l’entrée du maréchalPétain et de son armée, venait de se terminer au milieu desacclamations. Après la revue, des détachements de cavalerie et desmusiques militaires s’acheminaient lentement parmi les remous d’unecohue en délire. D’innombrables bannières de sociétés, de corporationset d’orphéons, se balançaient au-dessus de la houle humaine. Versquatre heures, cette multitude reflua vers la cathédrale où elle savaitqu’un Te Deum allait être célébré. Mêlée aux soldats elle s’entassadans la nef, formant la haie le long du passage réservé aux généraux etaux officiers. A cause des grands travaux qu’avait exigés lefléchissement d’un des piliers, une forêt d’étais encombrait le narthexet empêchait d’ouvrir la grande porte de la cathédrale. Le clergé et lechapitre s’étaient donc assemblés dans le bas de l’église, près duportail sud, pour attendre le maréchal. La surprise et l’émotion que lagrandeur de l’événement causait à ces vieux prêtres, se lisait surleurs visages pâles et crispés. Quelques minutes se passèrent, presqueangoissantes. Enfin le maréchal parut à la tête de son état-major. Aveccette noble simplicité et ce magnifique sang-froid qui jamais nel’abandonnent, il écouta les paroles de bienvenue que lui adressa undes chanoines. Guidé par l’archiprêtre et le doyen du chapitre, iltraversa toute l’église et gravit les degrés du choeur illuminé. Desgénéraux, les plus grands noms de l’armée, lui faisaient escorte :derrière eux, des officiers et des fonctionnaires. Quand tous eurentpris place dans le choeur, éclata le Te Deum. Les voix mâles etpuissantes du choeur, les grondements de l’orgue remplissaient l’immensevaisseau. Les Alsaciens et les soldats qui occupaient la nef écoutèrentdans un religieux silence les sublimes accents du cantique de gloire,de reconnaissance et de miséricorde. Puis les chants cessèrent, leslumières s’éteignirent et, sur le parvis, on entendit de nouveau laclameur populaire dont, jusque bien avant dans la nuit, allaientretentir toutes les rues de Strasbourg. En ces jours épiques, rien nefut plus grand ni plus émouvant que ce Te Deum, solennel comme unserment, chanté dans cette vieille cathédrale dont la nef fut, il y asept siècles, construite à l’image de la basilique royale deSaint-Denis.

LA VILLE DE LA RENAISSANCE

L'OEUVRE de la Renaissance est encore vivante dans toute la villed’aujourd’hui. C’est elle qui donne à Strasbourg cette physionomiepittoresque, irrégulière, divertissante, et que beaucoup de passantsmal renseignés qualifient imperturbablement de moyenâgeuse.

Deux beaux monuments du XVIe siècle : la Vieille Boucherie qui abritemaintenant les collections d’un musée historique et dont la cour en ferà cheval forme une si jolie terrasse au-dessus de l’Ill ; le magnifiquebâtiment qui s’élève sur la place Gutenberg et où siège aujourd’hui laChambre de Commerce. Ce dernier édifice est depuis longtemps privé despeintures qui décoraient jadis les bandeaux de sa façade, mais il agardé intacte sa sobre et classique ordonnance où, entre de largesfenêtres, alternent des pilastres plats ou cannelés. Une haute toiture,percée de lucarnes à l’alsacienne, surmonte ce palais italien ; maisles deux styles s’accordent, à l’encontre de ce qu’on peut voir dans laplupart des ouvrages de la Renaissance germanique. En Alsace, lesarchitectures de cette époque portent toujours la marque de l’espritavisé d’un peuple qui, dès l’antiquité, s’est familiarisé avec lacivilisation latine et qui, au XVIe siècle, n’a point découvert, maisretrouvé l’Italie.

Strasbourg était alors une république gouvernée par des Conseils etdont Érasme disait, peut-être avec un peu d’ironie : « Monarchie sanstyrannie, aristocratie sans factions, démocratie sans tumultes, fortunesans luxe, prospérité sans ostentation. » Sous un pareil régime, ce futdans la construction et le décor des maisons privées que se donnacarrière la fantaisie des bâtisseurs. Ils sont innombrables, les vieuxlogis strasbourgeois de ce temps-là avec leurs pignons aigus à pans debois, leur étage surplombant la rue, leurs poutres d’angle sculptées,leurs fenêtres aux cadres et aux meneaux finement moulurés, et leursgentilles échauguettes en saillie sur la façade, ces « oriels » qu’auXVIIIe siècle on dénomma « balcons allemands » quand apparurent lespremiers balcons à découvert, les balcons à la mode de France. Si l’onpousse la porte cintrée d’une de ces demeures, on aperçoit dans la courles ferronneries d’un puits, les balustres d’une charmante galerie etune tourelle où monte la vis d’un escalier. Toutes ces vieilles maisonsne sont pas ici, comme ailleurs, un simple décor conservé à l’intentiondu « touriste ». Depuis quatre siècles la vie s’y perpétue, silencieuseet confortable. Il faut admirer avec quel soin sont réparées,consolidées, badigeonnées, toutes celles qu’a épargnées l’ « urbanismemoderne ». Ce fléau est, du reste, moins à redouter à Strasbourg quedans bien d’autres villes de France.

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Il se passera des siècles avant que tous ces témoins du passé aientdisparu. Ils sont à Strasbourg d’autant plus nombreux que le style dela construction y resta le même plus longtemps. Une des plus charmantesmaisons de bois de Strasbourg, le Poêle des Maréchaux (sous le nom demaréchaux se groupaient toutes les corporations qui travaillaient lesmétaux, depuis les maréchaux ferrants jusqu’aux fondeurs de cloches)fut bâtie en 1657. Dans la rue de l’Épine on voit, au fond d’une cour,un délicieux portail de la Renaissance : il fut élevé en 1730. Il y aeu dans l’histoire de l’art alsacien une longue période où le goûtpublic est demeuré fidèle aux traditions de la Renaissance. Même aprèsla réunion de Strasbourg à la France, le style français, celui qu’on acoutume de nommer le style Louis XIV, ne pénétra que lentement àStrasbourg. Déjà il régnait souverainement en Allemagne, alors qu’il seheurtait encore à l’esprit conservateur et particulariste desStrasbourgeois. Un des plus remarquables monuments de Strasbourg,l’Hôpital civil, qui fut bâti en 1720 par l’architecte Mollinger, estencore un compromis entre l’art traditionnel de l’Alsace et l’artfrançais du XVIIe siècle.

Il est une particularité de construction à laquelle les Alsacienstenaient par-dessus tout et à laquelle ils ne renoncèrent jamais, mêmeau XVIIIe siècle : c’est l’élévation des combles au-dessous desquelss’étagent plusieurs séchoirs superposés. C’est ce qui fait encorel’étrange beauté du spectacle qu’on découvre de la plateforme de lacathédrale, quand on voit déferler de toutes parts les lames sombres etcourtes de cet océan de toitures.

LA VILLE DU XVIIIe SIÈCLE

LA victoire du goût français n’est complète quevers 1740. A partir decette date, tous les architectes, alsaciens, français, même allemands,s’inspirent non pas du style en vogue à Paris mais de ce style dit dela Régence qui, né à la fin du règne de Louis XIV, commence déjà depasser de mode dans la capitale : pareil retard a été souvent observédans d’autres provinces de France. De même, quand, à Paris, amateurs etartistes, excédés de l’abus des lignes courbes dans la construction etle mobilier, reviendront à la simplicité des formes antiques, l’Alsacerestera fidèle à l’art de la veille : elle n’adoptera le Louis XVIqu’au moment de la Révolution. Mais, pendant ces cinquante années, qued’oeuvres charmantes sont nées sur son sol ! Il n’est point de ville oùse trouvent, en aussi grand nombre qu’à Strasbourg, de parfaits modèlesde l’art du XVIIIe siècle, et l’on reste stupéfait de cette boutade deTaine : « Quelque chose de terne, manque complet d’élégance ; c’est uneville de gens qui n’ont pas besoin de finesse et de luxe. » Jamais,sans doute, les Alsaciens ne se résignèrent à imiter servilement lesoeuvres françaises : au premier coup d’oeil, il est facile de saisirdans leurs architectures une nuance particulière, originale,réminiscence des constructions de la Renaissance ; mais plus manifesteencore est la délicatesse qu’ils mirent à adapter les formes françaisesà leur climat et à leur tradition. Jamais ils ne sont tombés dans lesextravagances du rococo allemand.

Après 1870, les Allemands voulurent ignorer tous ces monuments françaisdu XVIIIe siècle. Sur la liste des édifices « classés » dressée parleur service des monuments historiques, on en trouvait seulement troisdatant du XVIIIe siècle : l’église d’Ebersmunster sans doute parcequ’elle présente un caractère germanique assez accentué, l’église de laMadeleine à Strasbourg, qui, détruite par un incendie, il y a unequarantaine d’années, était en réalité une construction neuve ;l’église de Guebwiller dont le classement remontait à 1840. Al’Université, l’Institut de l’histoire de l’art possédait une richecollection de moulages : parmi les oeuvres reproduites, pas unesculpture française. Le parti pris était évident de tenir les Alsaciensdans l’ignorance de notre art et de leur en inspirer le mépris, car, onne cessait de le répéter, l’esprit français n’est que dévergondage etfutilité ; ses mièvres élégances sont indignes d’un peuple fort.

Pédantisme d’universitaires, mais auquel s’ajoutait une certaineclairvoyance politique. C’était la vue de ces monuments français quiavait formé la sensibilité artistique des Alsaciens et les avait à toutjamais préservés de l’emprise germanique. Chaque nouvel édifice, chaquenouvelle sculpture dont l’Allemagne gratifiait la « Terre d’Empire », yétait accueillie par des gouailleries et des sarcasmes. Cette répulsioninstinctive, ceux qui l’éprouvaient n’en discernaient peut-être pas lescauses lointaines, mais un jour quelqu’un les discerna pour eux.

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Dans la lutte qu’il avait entreprise contre les pangermanistes, le DrBucher, qui lui-même sentait profondément le charme des oeuvres duXVIIIe siècle, devina de quel secours lui pouvait être le passéartistique de son pays.

Par les articles de sa Revue Alsacienne illustrée*, par lesconférences qu’il organisait à Strasbourg, il s’efforçait de révéler àses compatriotes le trésor qu’ils avaient hérité de la France. Je merappelle une conférence à la suite de laquelle parurent sur l’écran desphotographies prises dans les rues de Strasbourg et représentantquelques façades du XVIIIe siècle : les Strasbourgeois ne dissimulaientpas leur surprise de posséder chez eux de si précieuses merveilles.

Je me souviens aussi des longues et délicieuses promenades que jefaisais alors à travers la ville, en compagnie ou, pour mieux dire,sous la conduite du Dr Dollinger. Celui-ci était, aux côtés de Bucher,le plus fidèle, le plus dévoué, le plus actif des serviteurs de lacause française ; et que de services il a, depuis l’armistice, rendussilencieusement à sa patrie retrouvée, cet homme de bon conseil,sérieux, réfléchi, d’une inexcusable modestie, le plus sage desAlsaciens et le plus passionné des Français ! Érudit et lettré, il saitcomme personne l’histoire de sa province et mieux encore l’histoire desa ville. En ce temps-là nous nous étions mis à la recherche des oeuvresdu XVIIIe siècle dispersées dans tous les quartiers de Strasbourg. Nousnous arrêtions, longtemps plantés au bord des trottoirs, pour dévisagerles masques allégoriques dont des sculpteurs inconnus ont orné lesclefs des portes et des fenêtres, les faces joufflues des dieux marins,les têtes grimaçantes des sauvages coiffés de plumes et les frimoussesminaudières des petites bergères qui sourient, une rose dans lescheveux ; nous admirions les grosses consoles à volutes, les finesferronneries des impostes et des balcons, les enseignes à demi effacéesdans leurs vieux cadres de pierre chantournée. Et soudain, entre deuxtoitures de tuiles fauves, nous voyions jaillir la flèche de lacathédrale !

Mon compagnon me disait ce qu’il savait de l’âge de ces maisons et deceux qui les avaient construites. Il hésitait souvent, malgré sa vasteconnaissance du passé. La matière était neuve : personne ne s’étaitencore avisé de recenser et d’étudier tous ces logis du XVIIIe siècle.Nous avions l’illusion de découvrir une ville inconnue. Depuis, toutesces richesses ont été inventoriées, et M. Haug, conservateur des muséesde Strasbourg, a débrouillé l’histoire compliquée de l’architecture enAlsace de 1681 à 1789.

Ce qui nous passionnait, c’était de retrouver la vieille France vivantedans le vieux Strasbourg, aussi bien dans les admirables hôtels voisinsdu Broglie, le Grand Doyenné (Évêché), l’hôtel de Hesse-Darmstadt(Hôtel de ville), l’Intendance (Préfecture), l’hôtel des Deux-Ponts(Gouvernement militaire), etc… que dans des logis plus humbles dont lanomenclature serait infinie.

LE CHATEAU DES ROHAN

SAUF l’hôtel de Soubise (aujourd’hui Archives nationales), la France nepossède aucun monument du XVIIIe siècle qui, par la beauté de sonarchitecture et de son décor, égale le château des cardinaux de Rohan,à Strasbourg. Les plans de cet édifice ont été dessinés par Robert deCotte et exécutés par un architecte nommé Massol. Robert Le Lorrain, lemême qui sculpta les admirables Chevaux du Soleil au-dessus de laporte des écuries de l’hôtel de Rohan, rue Vieille-du-Temple, estl’auteur de la plupart des sculptures du château de Strasbourg. Lafaçade tournée vers la rivière montre une noblesse et une magnificencetoutes versaillaises. Le « grand appartement » est un modèle achevé dustyle de la Régence : il n’existe aucun ensemble décoratif d’un goûtplus pur, d’une exécution plus harmonieuse.

Le 8 août 1791, ce château fut mis en vente comme bien d’émigré : ledernier des cardinaux de Rohan avait passé le Rhin et s’était réfugiédans le duché de Bade, à Ettenheim. La commune de Strasbourg acheta lepalais 129.000 livres, pour en faire une mairie, puis fit vendre auxenchères les meubles somptueux qui garnissaient les appartements, maiscontrastaient avec « la simplicité républicaine » et répugnaient à «l’économie que la municipalité doit mettre dans son administration ».Elle racheta cependant tout ce qui formait le décor du château : lestapisseries, les glaces, les vases de Chine et du Japon, les bustesantiques, les armoires de la bibliothèque. Aujourd’hui, la plupart deces objets se retrouvent, soit dans les greniers du château, soit dansles salles de la mairie actuelle de Strasbourg, en attendant qu’ilsreprennent leur place dans les appartements restaurés. Malheureusement,les portraits des évêques furent brûlés, des écussons brisés, certainsbronzes mis à la fonte.

En 1806, la Ville donna le château à l’empereur. Le palais impérialdevint, sous la Restauration, palais royal. Louis-Philippe le rendit àla ville ; mais celle-ci, pour s’en débarrasser, en fit cadeau àNapoléon III.

Jusqu’en 1870, le monument avait été entretenu sur les fonds de laliste civile ; mais, lorsque les Allemands eurent annexé l’Alsace, ilsse montrèrent peu soucieux de réparer le vieux palais français. LeGrand Appartement qui occupe tout le rez-de-chaussée abrita labibliothèque de la nouvelle Université, la Bibliothèque de Strasbourgavait été anéantie par le bombardement. Pour bâtir des rayonnages onmassacra plafonds et boiseries. Puis, quand fut édifiée une nouvellebibliothèque, on laissa les salles à l’abandon : de temps en tempselles servaient à diverses expositions qui, chaque fois, y causaient denouveaux dégâts. Le service des monuments historiques avait envahi unepartie du château : la cour d’honneur était encombrée de cercueilsmérovingiens ; dans la chapelle et la bibliothèque étaient entassés desbriques, des ossements et de vieilles pierres. Voici les impressionsd’un visiteur qui parcourut les salles du château en 1907 :

« Quelle désolation quand on pénètre dans les magnifiques appartementsdu rez-de-chaussée ! L’oeuvre de l’architecte y est intacte : levestibule avec ses lignes doucement arrondies, la grande salle duSynode avec ses arcades, la longue enfilade des salons, l’admirablebibliothèque communiquant avec la chapelle, tout cet appartement d’unebeauté vraiment royale nous émerveille encore, malgré l’état lamentableoù il est abandonné. Mais des boiseries sont éventrées, d’autrespourrissent, des plafonds sont troués, des volets sont brisés etportent les traces du bombardement de Strasbourg ; des peintures ontété arrachées et des panneaux entiers sont en ruine. »

Le gros oeuvre de l’édifice était même atteint ; les toitures étaientpartout endommagées, le musée de peinture, logé au premier étage duprincipal corps de logis, était mal abrité des intempéries. Tel étaitl’état du château des Rohan en 1907.

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A cette époque, la Ville de Strasbourg était administrée par M.Schwander, maire de carrière, c’est-à-dire fonctionnaire de l’Empire.De souche alsacienne et de modeste origine, il devait tout àl’Allemagne : son instruction, sa culture, sa très rapide fortune. Ilavait débuté dans les bureaux municipaux de Colmar, et, très jeune,bien qu’il ne fît point mystère de ses opinions socialistes, il avaitété désigné pour la mairie de Strasbourg. Il était doué d’uneintelligence rapide et précise, d’une grande force de travail, d’unremarquable talent de parole et d’un sens politique assez aiguisé.Comme il connaissait fort bien ses compatriotes, il ne se dissimulaitpas qu’il existait une « Vieille Alsace », rebelle aux entreprises dugermanisme et qu’on ne désarmerait jamais si l’on continuait d’heurterses goûts et ses traditions. En s’efforçant d’atténuer cetteopposition, il pensait alors servir l’Allemagne. Dès les premièressemaines de la guerre, il manifesta violemment son patriotisme allemand; plus tard, il quitta l’Alsace pour se rendre à Berlin et y occuper unposte de sous-secrétaire d’État. Quand vint la débâcle, il consentit àaccepter la fonction de statthalter en Alsace-Lorraine. Depuis, il estresté de l’autre côté du Rhin : ses qualités d’administrateur onttrouvé leur emploi dans de grandes villes. Parmi les rares Alsaciensqui ont suivi son exemple, il est à peu près le seul dont legouvernement du Reich ait pu faire autre chose qu’un agent depropagande ou un espion.

En 1907, à Strasbourg, le représentant déclaré de la « Vieille Alsace», était le Dr Bucher. M. Schwander comprenait qu’il ne pouvait sepasser ni de ses conseils, ni de son appui pour poursuivre la politiquequ’il jugeait nécessaire à l’Alsace et à l’Allemagne. De son côté,convaincu que cette politique ne pouvait que servir les intérêts del’Alsace et de la France, Bucher était prêt à la favoriser. Ilspartaient de deux idées opposées : le premier croyait fermement quel’Alsace resterait à tout jamais allemande, le second qu’elleredeviendrait fatalement française. Provisoirement, ils unissaientleurs efforts, persuadés qu’ils travaillaient, l’un pour l’Alsaceallemande, l’autre pour l’Alsace française. C’est à Bucher que lesévénements devaient donner raison.

Pour comprendre ce qui va suivre, il était bon de rappeler quels hommesprirent alors l’initiative de la restauration du château des Rohan.

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Dans une séance du conseil municipal de Strasbourg, le Dr TheobaldZiegler, conseiller municipal et professeur à l’Université, déclarait :« Le traitement qu’on a fait subir au Château depuis des années estinqualifiable, barbare. Quand la bibliothèque de l’Université campait(sic) au château, on a sans ménagement percé des murs et détruit leurriche décoration, comme auraient fait des vandales (sic). On avaitalors pour excuse le niveau très bas où était tombée la compréhensionartistique dans les années 70. Mais, aujourd’hui, on continue de toutmaltraiter. » Et il rappelait que, naguère, pour installer uneexposition dans le Grand Appartement, on avait arraché des stucs et quel’on conservait dans un musée les restes de cette « barbarie moderne ».Le Dr Schwander interrompit le Dr Ziegler par ces simples mots dits enfrançais : Vous prêchez un converti. Et, sur-le-champ, le conseilavait décidé qu’une de ses sous-commissions, à laquelle seraientadjoints des spécialistes éminents, étudierait la restauration duchâteau.

Bucher n’eut pas de peine à faire comprendre au maire le danger quimenaçait ce monument tout français si on le laissait tomber entre lesmains des artistes et des théoriciens allemands : ceux-ci nemanqueraient pas de le restaurer à leur façon et transformeraient cechef-d’oeuvre de noblesse et d’élégance en une contrefaçon de rococogermanique. Néanmoins Bucher crut devoir appeler à la rescousse un deses amis parisiens qui avait fait quelques recherches sur les cardinauxde Rohan et leur château ; il lui demanda de donner sur ce sujet uneconférence à Strasbourg, dans cette salle de la Ville de Paris où tantde conférenciers français prirent la parole pendant les dix années quiprécédèrent la guerre. M. Schwander y assista. Dès lors, il futofficiellement décidé que la commission chargée de donner son avis surla restauration du château comprendrait des Alsaciens, des Allemands etdes Français.

Cette commission se réunit le 4 novembre 1907 au château des Rohan,dans la salle du Cabinet des Estampes, sous la présidence de M.Schwander. Elle était ainsi composée, d’après le procès-verbal que j’aisous les yeux et dont je puis attester la parfaite fidélité, puisquej’étais présent à la séance : Justizrat Dr Blumstein ; Dr med. Bucher; Professor Dr Dehio ; Dr Haug, secrétaire de la Chambre de commerce ; Salomon,architecte ; Berningen, architecte, conseiller municipal; Professor Dr Ficker ; Professor Dr Henning ; Professor Dr Graul,directeur du Kunstgewerbemuseum de Leipzig ; Geheimrat Dr Bode,directeur des musées royaux de Berlin ; Professor (sic) L. Metman,directeur du Musée des arts décoratifs de Paris ; Raymond Koechlin, duMusée des arts décoratifs de Paris ; Literat (sic) André Hallays, deParis ; Georges Hoentschel, Kunstdecorateur de Paris ; Director DrPolaczek ; Knauth, architecte de la cathédrale, et RegierungsratDominicus, adjoint au maire.

M. Raymond Koechlin, M. Louis Metman et moi, nous étions bien sûrs queBucher n’eût jamais souffert qu’on nous conviât à Strasbourg s’iln’avait été certain que nos idées y seraient bien accueillies.Néanmoins, nous éprouvions un peu de gêne, mêlée à beaucoup decuriosité, en « siégeant » parmi tous ces « professeurs » que dominaitde sa haute stature le célèbre Geheimrat Dr Bode. Nous n’ignorions nile crédit dont ce directeur des musées impériaux jouissait auprès deGuillaume II, ni la dictature artistique qu’il exerçait alors enAllemagne… et ailleurs. Mais nous fûmes bientôt rassurés par lacourtoisie de M. Schwander et par l’assentiment que donnèrent à toutesnos opinions M. Graul, conservateur du musée de Leipzig, qui possédaitune profonde connaissance de l’art français, M. Dehio, célèbre enFrance par ses travaux sur les origines de l’architecture ogivale, etM. Bode lui-même qui, en toute occasion, appuyait nos raisons.

La commission décida que les toitures élevées sur les cours de servicedu château depuis 1850 seraient démolies et les anciennes façadeslatérales de la cour d’honneur reconstituées comme elles étaient auXVIIIe siècle ; que la restauration des toitures et des façades duchâteau serait entreprise et continuée en même temps que celle desappartements, enfin, que les premières seraient confiées à M. Knauth,l’architecte de la cathédrale, et les secondes à M. Hoentschel.Celui-ci, qui avait déjà restauré avec un goût très sûr plusieurschâteaux de France, nous avait accompagnés à Strasbourg. Il est mort ily a quelques années.

Enfin, la commission jugea que, pour la remise en état desappartements, M. Hoentschel devrait employer autant que possible desouvriers du pays. Sur ce dernier point, la discussion fut assez vive.Appuyé par MM. Bode et Graul, Bucher soutenait que seuls des ouvriersparisiens étaient capables d’un pareil ouvrage. On s’en tint à uneformule qui laissait Hoentschel libre de choisir ses collaborateurs.

Un mois après, la Ville de Strasbourg était en possession des devisétablis pour les travaux d’architecture et de décoration : les premierss’élevaient à 600.000 marks et les seconds à 573.000 marks.

La ville vota 400.000 marks et le Landesausschuss 200.000 marks pourla réfection des façades et des toitures. Désireux de commencer en mêmetemps la remise en état des intérieurs, selon le programme adopté parla commission, le maire de Strasbourg écrivit à l’empereur pour obtenirla permission d’émettre une loterie en Alsace-Lorraine et en Prusse. Ilterminait sa requête par ces curieuses considérations :

« Par cela, la partie vieille alsacienne de la population seraitamenée à nouveau à comprendre de façon tangible que le gouvernement etla population de l’Empire allemand s’intéressent, de leur côté, à laconservation des monuments de l’Alsace-Lorraine légués à cesterritoires par leur passé, et sont prêts, dans ce cas aussi, à fournirune aide. Un pareil secours ne manquera pas de susciter des sentimentsde joyeuse gratitude, particulièrement dans la partie la plus cultivée(gebildet) de la population autochtone qui est souvent encore tentéede diriger ses regards, principalement en matière artistique, vers laFrance. »

Ces dernières lignes montraient clairement la pensée politique quiavait guidé le maire Schwander dans cette entreprise artistique.

La lettre ne reçut aucune réponse.

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Les fonds dont disposait la ville de Strasbourg étant insuffisants, ilfut impossible de réaliser l’ensemble du programme : il fallut donccommencer les travaux d’architecture, assurément les plus urgents, etajourner les ouvrages de décoration.

La restauration des bâtiments ne fut achevée qu’en 1912. Elle donnalieu à quelques critiques : on se plaignit, non sans raison, que latoiture de la bibliothèque eût été inutilement surélevée, on regrettala lourdeur de certaines sculptures qui avaient été entièrementrefaites et qu’on aurait pu simplement réparer. Néanmoins, l’ensemblede l’édifice avait à peu près retrouvé son aspect d’autrefois.

Malheureusement la ville de Strasbourg n’avait toujours pas les créditssuffisants pour entreprendre la restauration des appartements. Onattendit… Puis vinrent les années de guerre. Bref, quand nous entrâmesen Alsace, l’intérieur du monument se trouvait dans le même état qu’en1907, au moment où avait été décidée la restauration totale du château.Depuis onze ans, la dégradation s’était même aggravée.

Il semblait que la France se dût à elle-même de rendre tout son éclat àcet édifice incomparable, modèle achevé d’une grande résidenceprincière au XVIIIe siècle. N’allait-elle point faire disparaîtrejusqu’aux dernières traces des injures infligées par l’incuriesystématique des Allemands au plus beau des monuments français d’Alsace?

A l’heure même où nous retrouvions l’Alsace, ce monument nous devaitêtre cher entre tous ; il était le témoin et l’emblème du pacte ancien,car il fut édifié par le premier des quatre cardinaux de Rohan qui,d’oncle en neveu, se succédèrent, pendant près d’un siècle, sur lesiège épiscopal de Strasbourg. Ces prélats, souverains de cent vingtvilles et villages, furent les véritables ambassadeurs de l’Alsace à laCour de France, et plus d’une fois défendirent les privilèges de laprovince ; mais ils contribuèrent aussi à augmenter le prestige de laFrance par la magnificence de leurs bâtiments et le luxe de leur cour.Goethe, émerveillé de la grandeur du château de Saverne, le nommait «l’avant-poste ecclésiastique d’une puissante monarchie ». Pourconstruire et orner les superbes résidences de Saverne et deStrasbourg, les Rohan avaient appelé de Paris des architectes, despeintres, des sculpteurs, et ils avaient été ainsi les initiateurs del’art français en Alsace.

Et quels souvenirs sont attachés aux murailles mêmes du palais ! C’estici que Louis XV, se rendant de Metz au siège de Fribourg, demeura cinqjours, à l’heure où la France entière célébrait la convalescence de sonroi par d’incroyables transports d’amour et d’allégresse. C’est desfenêtres du Château qu’il regarda les Strasbourgeois en liessemanifester leur joie et leur fidélité, les cortèges populaires, lesdéfilés de corporations, les joutes nautiques, la cathédrale illuminée,les feux d’artifices, tous les divertissements représentés par legraveur Weis dans une suite d’estampes animées et spirituelles où revitle Strasbourg du XVIIIe siècle.

L’art, l’histoire, la politique, tout conseillait donc d’achever sansdélai la restauration d’un pareil monument. D’ailleurs, notreempressement n’eût-il pas été la meilleure manière de remercier laville de Strasbourg, qui, sous le régime allemand, avait si clairementtémoigné son intérêt au Château des Rohan ?

Ces raisons parurent si pressantes que, dès 1919, l’administrationfrançaise classa le Château au nombre des monuments historiques etdécida de poursuivre l’oeuvre commencée par la ville en 1907. Or, c’estseulement en 1928 que l’on s’est mis sérieusement à la tâche. Pourquoi ?

Les causes de ce retard sont très diverses. De sourds conflitss’élevèrent entre les services d’architecture de l’État et ceux de laville de Strasbourg : dans la crainte de les envenimer, on trouva pluscommode de ne rien faire. Puis la Société pour la conservation desmonuments historiques d’Alsace se montrait peu pressée de déménagerles objets qu’elle avait entassés dans le Grand Appartement. Ladirection du Musée préhistorique et gallo-romain, si riche et siméthodiquement classé, qui occupe le rez-de-chaussée du château, ducôté de l’Ill, réclamait de nouveaux locaux pour y transporter lesdébris et les ossements accumulés dans la chapelle et la bibliothèquedes cardinaux. Les menues difficultés étaient encore aggravées par lesincertitudes d’un régime administratif mal défini et qui, en Alsace, acausé tant de malentendus et d’atermoiements.

Aujourd’hui, les salles sont enfin débarrassées de toutes les «curiosités » hétéroclites qui les avaient envahies depuis undemi-siècle, et l’on a nettoyé les murailles empoussiérées.

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La restauration projetée est une oeuvre très délicate, elle demanderabeaucoup de goût et surtout la ferme volonté d’en faire, comme on dit,le moins possible. L’admirable décor de ces appartements a souffert duvandalisme des Allemands : après 1870, certaines parties ont étédéfigurées, mutilées : on pourra tenter de les refaire quand on serabien certain de ne point trahir la pensée des artistes du XVIIIesiècle. Cependant, mieux vaudrait laisser subsister quelques lacunesque d’altérer l’ensemble par un raccord hasardeux. Tout est capricedans le dessin de ces ornements, et il serait dangereux de prendre unmotif voisin pour modèle d’un motif à créer. Si l’architecte s’en tientà cette maxime que restaurer n’est point remettre à neuf, les sallesauront bientôt repris l’éclat et l’élégance qui ravissaient la baronned’Oberkirch lorsqu’elle était reçue par le dernier et le plus fastueuxdes cardinaux de Rohan, celui de l’affaire du Collier.

En deux endroits seulement, il sera impossible de faire revivre ledécor primitif. Dans un des salons, on est forcé de conserver lespeintures allégoriques substituées par la Révolution aux portraits desévêques, qu’elle a détruits. Dans la bibliothèque, l’ancien plafond adisparu dès le début du XIXe siècle, et, à moins de refaire un plafonddans le style de la Régence (ce qui serait désastreux), il faut serésigner à compléter la corniche composée par Percier et Fontaine, dontil reste encore d’importants fragments. Partout ailleurs, c’est l’oeuvremême de Robert de Cotte que nous aurons sous les yeux.

Pour achever cette résurrection, il suffira de remettre en place lestapisseries, les bustes, les vases restés en la possession de lamunicipalité de Strasbourg. Les armoires de la bibliothèque ont ététoutes conservées, moins une que, dès maintenant, on s’occupe derécupérer : elles seront remises en place. Le garde-meuble nationalfournira sans doute les quelques tapisseries qui pourraient êtrenécessaires. Les conservateurs des musées de Strasbourg, qui ont déjàfait leurs preuves, ne seront pas embarrassés pour transformer le GrandAppartement en un merveilleux musée de l’ « art de la Régence ».

La France s’acquittera ainsi d’une dette qu’elle contracta le jour mêmeoù elle reprit l’Alsace. Peut-être eût-elle pu montrer plus de hâte.Les Strasbourgeois sont aujourd’hui contents d’apprendre qu’on va enfinrestaurer les salles du Château ; ils l’auraient été davantage si, dès1923, ils avaient pu admirer l’oeuvre achevée. Il est à craindre qu’ilen soit de cette restauration comme d’autres mesures excellentes, qui,pour avoir été différées, n’ont point produit tout l’effet qu’on enpouvait espérer.

L’UNIVERSITÉ

CE fut seulement en 1621 que l’Université de Strasbourg reçut del’Empereur Ferdinand II ses titres et ses privilèges. En réalité elleremontait aux temps de l’humanisme et de la Réforme. Dès son origineelle fut purement strasbourgeoise et purement luthérienne : doublecaractère qu’elle conserva jusqu’au XIXe siècle.

Tout en chargeant le « préteur royal » de maintenir les « droits etprivilèges » de l’Université, Louis XIV lui confia aussi le soin deveiller à ce que les charges, honneurs et dignités de ladite Universiténe fussent accordés qu’à des personnes capables et « bien intentionnéesau service du roi. » Cette tutelle imposée à l’Université eut le sortde toutes les mesures de contrainte qui furent alors prises en Alsace :en fait, elle fut bientôt abrogée par la tolérance du pouvoir royal, lamodération des fonctionnaires et l’incoercible esprit d’indépendancedes Alsaciens. Au début, il y eut quelques conflits entre les prêteursroyaux et les recteurs qui eux-mêmes s’entendaient assez mal avec leMagistrat de la ville. Les premières années du régime français furentpeu favorables à l’Université, mais au XVIIIe siècle, elle brilla d’unéclat incomparable.

A l’heure où nos vieilles universités se mouraient de langueur,incapables de faire tête aux audaces de la pensée et de la science avecleurs méthodes surannées et leur appareil médiéval, discréditées par leridicule de leur formalisme et le scandale de leur vénalité, un grandfoyer intellectuel s’allumait à Strasbourg. La France peut revendiquercette gloire, car par son esprit et ses maîtres cette université étaitessentiellement française, française comme l’admirable parure demonuments et d’oeuvres d’art dont se décorait, dans le même temps,l’Alsace tout entière.

Elle continua d’être luthérienne, car le roi de France n’avait pastouché à son statut religieux. Sur dix-huit professeurs, treize étaientchanoines prébendés de Saint-Thomas ; cinq autres étaient payés par leMagistrat ou les étudiants ; mais tous devaient jurer qu’ils tenaientpour vraie la doctrine de la confession d’Augsbourg et y conformer leurvie. Aucun catholique, encore moins aucun calviniste, ne pouvaitenseigner à l’Université ; mais les étudiants catholiques suivaient,pour le droit et la médecine, les cours des professeurs luthériens ; en1788 le nom d’un juif apparaît sur le registre des immatriculations. Onvoit quel esprit de tolérance régnait dans la vieille république deStrasbourg, sous le roi Très-Chrétien.

La Révolution ne se montra pas plus tyrannique que la monarchie ; ellen’inquiéta ni les protestants, ni l’Université, mais cette dernièren’en sombra pas moins dans la tourmente et, en 1808, elle fut remplacéepar des facultés de droit, de lettres, de médecine, de sciences,auxquelles, sous la Restauration, fut adjointe une faculté de théologieprotestante.

Ces cinq facultés vécurent côte à côte jusqu’en 1870. Elles étaientdispersées dans divers quartiers de la ville, logées sans faste, dotéesd’un maigre budget, mal outillées pour les recherches scientifiques,mais des maîtres illustres occupèrent les chaires de Strasbourg. Lesnoms de Pasteur et Fustel de Coulanges suffisent à illustrer cesfacultés françaises.

Le 24 mai 1871, avant même que la situation de l’Alsace-Lorraine ne fûtdéfinitivement réglée, le Reichstag émettait le voeu qu’il fût créé àStrasbourg une grande université dont les maîtres, choisis parmi lesplus éminents de l’Allemagne, seraient « les pionniers de l’espritallemand ». Cette université fut inaugurée le 1er mai 1872.

Ce jour-là, il y eut des harangues, des cortèges, des hoch et desbeuveries. Les étudiants accoururent de toutes les parties de l’Empireavec leurs bannières, leurs insignes et leurs rapières. Les Masuresde Koenigsberg, les Teutons du Giessen, les Vandales et les Suèvesde Heidelberg, défilèrent, bottés, éperonnés et balafrés, par toutesles rues de Strasbourg. Le soir, quand la retraite aux flambeaux passasur la place Gutenberg, quelques coups de sifflet se firent entendredans la foule. Un peu plus loin, près du Château, nouveau coup desifflet. Cette fois, c’était un vieillard d’un patriotisme teutonirrécusable, le baron von und zu Aufsess, fondateur du musée germaniquede Nuremberg, qui, se sentant incommodé après cette longue journée defête, sifflait son domestique comme il eût sifflé son chien. Deuxjuristes se précipitèrent sur l’infortuné et se mirent en devoir del’assommer : l’un était le juge von der Goltz qui, depuis, devintmembre du Directoire de la Confession d’Augsbourg, l’autre leprofesseur Carl Binding, auteur d’une savante étude sur le droitbarbare des Burgondes. Ils rouèrent si bien le baron que celui-cirendit l’âme trois jours après, non sans avoir consigné dans sonjournal cette remarque mélancolique : « Cela est d’un bien fâcheuxaugure pour l’avenir de la nouvelle Université. » Cet incident nediminua en rien la gaîté des universitaires qui, le lendemain, serendirent en pèlerinage à Sainte-Odile. Ils pillèrent les victuaillesdu couvent, épouvantèrent les religieuses, hurlèrent de joie à la vuede la plaine, célébrèrent tous les dieux du Walhalla et revinrent àStrasbourg pour de nouvelles ripailles et de nouvelles libations : lanuit se passa dans un tumultueux Commers. Ensuite chacun s’en futdans sa Germanie avec ses bannières, ses insignes et ses rapières.

L’Université de l’Empereur Guillaume se logea tant bien que mal dansles bâtiments naguère occupés par les facultés françaises et dansquelques autres immeubles. La ville mit à sa disposition le Château desRohan qui abrita les services administratifs et la bibliothèqueuniversitaire. C’est en vue de cette installation que furent massacréessans vergogne les merveilleuses décorations dessinées par Robert deCotte. Mais ces locaux dispersés et inconfortables répondaient mal auxvisées ambitieuses des fondateurs de l’Université. Après de longuesdiscussions sur le choix d’un emplacement, on commença en 1875 d’éleverun vaste ensemble de constructions dont la plus grande partie étaitachevée au bout de neuf ans.

Il faut ici dissiper une illusion commune à beaucoup de Français qui sesont émerveillés de la munificence de l’Empire à l’égard del’Alsace-Lorraine ; en réalité, la contribution de l’Empire auxconstructions et à l’entretien de l’Université n’a jamais dépassé lesixième de la dépense ; c’est le budget de l’Alsace-Lorraine qui asupporté le reste.

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Les édifices universitaires se partagent en deux groupes : la facultéde médecine, qui est établie dans l’enceinte de l’hôpital, et lesautres facultés réunies dans la partie orientale de la ville, sur desterrains qu’occupaient autrefois des fortifications et leurs glacis.

De toutes leurs institutions scientifiques, celle dont lesStrasbourgeois se montrent le plus fiers, est leur École de médecine.Soit dans l’organisation des services hospitaliers, soit dans lesétudes médicales ils se vantent, non sans raison, d’avoir été desprécurseurs.

Ici l’hôpital civil et la faculté ne forment qu’un seul et mêmeétablissement. Chaque institut et chaque clinique sont logés dans unbâtiment particulier qui enferme des salles pour les malades, unamphithéâtre pour les cours, des laboratoires, des salles d’opération,et qui est placé sous la direction d’un médecin-chef. Celui-ci estchargé du soin des malades et de l’enseignement des étudiants.

A l’entrée se dressent, appuyés à l’un des vieux bastions de la ville,les bâtiments de l’ancien hôpital que surmontent des grands combles àlucarnes et que domine un joli campanile. En arrière de cesconstructions sont réunis tous les services communs de l’établissement.Dispersés parmi des plantations, des jardins, et formant une grandecité, s’élèvent les instituts et les cliniques. Ces édifices,admirablement appropriés à l’hygiène et à l’étude, portent trop souventles traces du goût germanique : l’institut pour les maladies desoreilles, qui était encore inachevé en 1918, était un exemple fâcheuxdu délire architectonique qui sévissait en Allemagne à la veille de laguerre ; à l’intérieur des cliniques, les surfaces ripolinées étaientornées de « motifs » saugrenus ; dans l’institut d’hygiène, on voyaitdes stucs lilas encadrés de désolants stucs verts. Ces laideursn’étaient pas irréparables ; quelques-unes sont maintenant réparées.D’ailleurs à travers toutes les fenêtres apparaissent des verdures, desfleurs et des fontaines, et ce décor-là fait oublier celui desmurailles.

Quant à la ville universitaire où sont groupées les autres facultés,elle se compose d’un palais où sont logés le droit, les lettres et lathéologie, puis d’une série de pavillons, élevés au milieu de pelouseset d’ombrages et consacrés aux divers instituts scientifiques. Le plangénéral est heureux, l’aspect des constructions l’est beaucoup moins.

Une vaste place gazonnée et plantée précède l’édifice principal dont lafaçade correcte et fastidieuse s’inspire de l’art classique ; elle datede l’époque où les architectes allemands s’ingéniaient à imiter lestravaux de nos prix de Rome et ne songeaient pas encore à combiner le «barokstyle » avec le « vieil allemand ». Vu du dehors, ce palais paraîtsi vaste que quatre facultés sembleraient devoir y vivre au large. Iln’en est rien : de nouvelles constructions furent indispensables. Leprofesseur Warth, de Carlsruhe, auteur de ce monument colossal, étaitsans rival dans l’art de perdre de la place, de prodiguer les colonnessuperflues et de mettre de l’ombre où il faut de la lumière. Ce ne sontque vestibules et galeries autour d’une grande salle dont le plafondvitré verse un jour jaunâtre et mélancolique.

Lorsque les professeurs français pénétrèrent dans leur domaine, ilsdécouvrirent ces défectuosités et bien d’autres : ils s’aperçurent quecette magnifique Université n’était pas éclairée à l’électricité, quedans certains instituts le logement du directeur occupait la moitié del’immeuble, que dans certains laboratoires le matériel était suranné etdélabré. Mais après avoir constaté toutes ces imperfections, ilss’émerveillèrent, malgré tout, de tant de ressources mises libéralementà la disposition des maîtres et des étudiants, ils songeaient à lapauvre et étroite Sorbonne, et M. Lanson, appelé à Strasbourg dès lelendemain de l’armistice, pour inaugurer la chaire de littératurefrançaise, s’écriait : « O ma France, éternellement héroïque,merveilleusement débrouillarde et irrésistiblement pingre, qui saisbien parfois gaspiller, mais qui ne sais pas dépenser, qui vis au jourle jour et calcules toujours trop juste, avec les habitudes séculairesde gagne-petit. »

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Ce reproche de pingrerie, la France ne l’a point mérité quand elle aeu à conserver et à accroître le magnifique outillage scientifique quela victoire venait de mettre entre ses mains. Dès qu’il arriva àStrasbourg, muni des pleins pouvoirs du gouvernement français, M.Alexandre Millerand montra qu’il avait compris l’importance du rôleréservé à la nouvelle Université dans la nouvelle Alsace. D’ailleurs ilavait dans le Dr Bucher un « collaborateur incomparable », ce sont sespropres expressions, et, aux yeux de ce collaborateur, rien n’étaitplus urgent que de constituer fortement et de doter largementl’Université de Strasbourg. Ainsi fut fait.

En outre, Bucher jugeait nécessaire de créer une grande association quisoutiendrait l’Université et pour laquelle on ferait appel nonseulement aux Alsaciens mais à la France entière, car le succès del’Université intéressait toute la nation : c’était là un des projetsqu’il avait médités et préparés pendant la guerre. Il obtint sans peinede M. Millerand que le gouvernement français assurât un patrimoineimmobilier aux Amis de l’Université. Ensuite il demanda à M. Poincaréde prendre la présidence de cette société, lorsqu’il quitteraitl’Élysée. M. Poincaré annonça son acceptation, le jour où il vint àStrasbourg pour inaugurer l’Université française.

Ce fut une admirable fête que cette inauguration, admirable par lanoble ordonnance de la cérémonie, admirable par la sobre éloquence desharangues. La fierté de renouer une tradition rompue depuis undemi-siècle, la joie de sceller par une oeuvre de science et decivilisation la réunion de l’Alsace à la France, la conscience que laguerre continuerait dans le champ de la pensée, tous les sentiments quifaisaient battre les coeurs, toutes les idées qui obsédaient lesesprits, les discours de ce jour-là les traduisirent avec une fidélité,une convenance et une force incomparables. De ces harangues, la plusémouvante fut celle de Bucher. Le dessein de toute sa vie étaitaccompli. Avec quelle grave compassion il rappela les souffrances etles sacrifices des Alsaciens ! Avec quelle allégresse il proclama, danscette Université, naguère citadelle du pangermanisme, son inviolableattachement à la France !

Ce qui peut-être émerveilla le plus vivement et les Alsaciens et lesétrangers venus en foule apporter leurs voeux à l’Université française,ce fut l’extraordinaire beauté du cadre où était célébrée la fête. Levestibule rectangulaire de l’édifice allemand, lugubre et banal commele hall d’une gare de chemin de fer, avait été transformé en une sallede palais magnifique et lumineuse. Les misérables architectures durez-de-chaussée disparaissaient sous de superbes Gobelins, choisis dansla série de l’Histoire du Roi et juxtaposés avec l’art le plus délicat; des tentures bleu de roi où étincelaient des couronnes et desfaisceaux dissimulaient les tristes galeries du premier étage ; desouples guirlandes de feuillages et de lampes électriques voilaient leplafond vitré. Ce décor solennel, sans rien de théâtral, où sefondaient harmonieusement les vives couleurs des robes universitaires,apparut à tous les yeux comme un chef-d’oeuvre parfait du goût français.

Née sous de tels auspices, l’Université n’a point déçu les espérancesde ses fondateurs. Grâce aux talents et à l’activité de ses professeurset grâce aux intelligentes largesses de l’État, elle a bien rempli satâche. L’Alsace ne cesse d’accabler les administrateurs français decritiques qui ne sont pas toutes injustifiées, mais elle estime etrespecte les maîtres de son Université. Celle-ci compte aujourd’huiprès de trois mille étudiants. Cela prouvera aux pessimistes que,depuis 1919, la France n’a point perdu sa peine à Strasbourg.


NOTE:
(1) On trouvera ici quelques impressions, quelques souvenirs, et non unportrait de Strasbourg. Je ne prétends pas recommencer la peinture queM. Georges Delahache nous a donnée dans son très beau livre. (Strasbourg, Paris,1923.)