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HILPERT, J. (18..-18..) : LeFacteur de la poste aux lettres(1840).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (11.IV.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
LeFacteur de la poste aux lettres
par
J. Hilpert

~ * ~

VOUS avez passé la nuit au bal. - Il est midi. - Vous vouslevez, l’oeil encore appesanti par le sommeil. Onsonne à votre porte.

« Qui est-ce qui est là ? - Le Facteur qui demandeà parler à monsieur. - Le diablet’emporte ! » Et tout en murmurant ces parolesd’un fatal augure pour le visiteur, vous ouvrez.

« Monsieur, c’est votre Facteur qui prend laliberté de vous souhaiter la bonne année et devous offrir un almanach. »

A l’audition de cette formule, prononcée le plussouvent d’un air riant par un homme d’unequarantaine d’années, à la taillemoyenne, aux formes nerveuses et ramassées ; à lavue de cette main qui, parmi plusieurs douzaines de cartons, choisitavec un tact tout particulier celui qui convient le mieux àvos goûts ou à votre condition, un frissoninvolontaire vous saisit. Ces trois mots - la bonne année- ont suffi pour faire dérouler devant votre esprit uncercle infini d’idées pauvres et maussades. Vousavez reconnu tout d’abord l’approche du 1erjanvier, jour néfaste pour qui n’est plus unenfant, époque fatale où, de peur de manquerà des usages généralementreçus, on doit tout à la fois se faire banquieret comédien.

Au Facteur appartient de temps immémorial le soin de nousavertir chaque année du moment où nous allonsêtre appelés à jouer l’un etl’autre de ces rôles ; et comme,aujourd’hui, vous n’en êtes pasà votre coup d’essai, vous reconnaissez cetteattention prévenante par le don de quelquespièces de monnaie proportionné àl’étage que vous habitez et à votregénérosité. Par forme de conversationmême, et quoique dans toute l’année vousne receviez peut-être pas dix lettres à votreadresse, vous avez recommandé pour l’avenir leplus grand soin dans leur remise ; ce qui, soit dit entre nous,produira autant d’effet que cette suscription, très-pressée, par laquelle de forthonnêtes gens croient encore de nos jours imprimerà leur correspondance unecélérité extraordinaire.

Votre Facteur a promis, et modifiant son salut suivantl’importance de l’étrenne, ils’est retiré en toute hâte, carà cette époque les instants lui sont chers. Devotre côté, regrettant presque le petitprésent que vous n’avez pas osé luirefuser, et comparant d’un coup d’oeil lesrecettes multipliées qu’il va faire, avec lesdépenses excessives dont sa présence vous aannoncé le retour, vous vous surprenez à direavec un gros soupir : « C’est un bonmétier que celui de Facteur ! »

Le connaissez-vous, ce métier, pour en parler ainsi ? - Non,sans doute ; et cependant vous ne pouvez faire un pas, àquelque heure, dans quelque quartier que ce soit, sans rencontrer unedes quatre cent six individualités de ce corps utile, quichaque jour parcourt nos rues en tout sens.

Permettez-moi donc de vous apprendre ce qu’il est, et, commele froid pique, fermons bien les portes, jetons une bûchedans le foyer, asseyons-nous et écoutez-moi.

Autrefois, ou plutôt avant la restauration - je medispenserai, avec votre permission, de remonter à des tempsplus éloignés, - les Facteurs étaientchoisis dans l’armée. Quiconque avait eu lebonheur de rentrer en France muni des trois membresnécessaires, c’est-à-dire de deuxjambes et d’un bras, fût-ce le droit,fût-ce le gauche, était apte à remplirces fonctions ; et en ce moment même il existe encore teléchantillon mutilé de ces temps de gloire et devictoire, qui, après avoir perdu une partie delui-même à Leipsick, se sert habilement de cellesqui lui restent pour donner à ses confrères toutentiers les meilleurs exemples de zèle etd’activité.

Aujourd’hui ce mode de recrutement n’existe plus,et le civil seul est appelé à remplir lesvacances. Les élus sont presque tous des jeunes gens dedix-huit à vingt ans. Ils exerçaient unétat ; le manque d’ouvrage, la maladie, les ontengagés à y renoncer ; mais, à moinsqu’ils ne fussent fils de facteurs, et dans ce casmême il est à remarquer qu’ils ne sedécideront jamais à suivre la condition de leurpère qu’après avoirtâté d’une autre profession, il leur afallu, pour réussir, autant de protections au moins ques’il se fût agi d’obtenir une place depréfet ou de conseiller-maître à lacour des comptes. Des certificats de toute nature, l’appuides cinq ou six députés de leurdépartement, des apostilles de ministres, voiremême de princes, n’ont étéque suffisants pour faire sortir leurs noms des cartons poudreux dupersonnel où ils gisaient en compagnie de quelques centainesde demandes condamnées la plupart à uneréclusion perpétuelle.

Une fois admis, le Leveur de boîtes, tel est son titrependant les premiers pas de la nouvelle carrièrequ’il va parcourir, reçoit del’administration un double habillement complet. Chacund’eux consiste, comme on sait, dans un habit bleu de roi,à parements et collet rouges, dans une double paire depantalons, les uns de drap gris mêlé, les autresde coutil, suivant la saison ; le tout rehausséd’un petit collet de drap marengo pompeusementqualifié du nom de manteau et dont l’usage ne doitpas être moindre de quatre ans et demi, aux risques etpérils de l’homme qu’il estdestiné à protéger contre toutes lesintempéries ; ajoutez à cela un chapeau rond decuir verni, coiffure brûlante en été,glaciale en hiver, dont, en cas d’averse, les bordsétroits remplissent merveilleusement l’office degouttière au détriment de celui qui la porte, etvous aurez une juste idée de la tenue de nos Facteursparisiens.

Tenue est le mot ; car ils sont soumis à une organisationtoute militaire.

Divisés en dix-huit brigades dont le service alterne de distribution en distribution, subdivisés par quartiers,ils doivent une obéissance passive au Facteur chef,espèce de sous-officier préposéà la conduite de chaque brigade et qui, à cetitre, reçoit une broderie d’or au collet, centécus de haute paye annuelle, et l’espoir vraimentambitieux de passer un jour employé à quinzecents francs.

Un habit mal boutonné, des guêtres, un coldifférant quelque peu du modèled’uniforme, sont autant de sujets de punition.

Le règlement des Facteurs n’a pas moins de centvingt-deux paragraphes, et tout en reconnaissant combien sont sages etnécessaires les dispositions pénalesqu’il renferme, appliquées aux cas, heureusementsi rares, de violation de cachet, de suppression de lettre, demalversation, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer queplusieurs de ces articles sont d’unesévérité extraordinaire. Nous auronsbientôt occasion d’en parler. Revenons ànotre Leveur de boîtes.

Attaché à l’un des neuf bureauxd’arrondissement qui, désignés chacunpar une des lettres de l’alphabet, depuis Ajusqu’à I, se partagent, àl’aide de deux cent vingt-cinq petites succursales, le soinde subvenir aux besoins épistolaires de la capitale, il estspécialement chargé de faire sept fois par jour,aux heures dites, la levée des boîtessituées dans les limites de son chef-lieu ; àson activité se recommandent encore, dansl’intervalle des tournées, le tri et le timbredes lettres, et, à tour de rôle,l’ouverture, le nettoiement et la garde du bureau ; puis,pour rémunération de ces travaux continuels, ilreçoit, après deux mois, le premierétant retenu au profit de la caisse des pensions, 47 francs50 centimes, modique somme destinée pendant deux ou troisans à être le seul salaire mensuel auquel il auradroit. A moins d’être rentier, on ne peut sepermettre un tel désintéressement.

Ce premier temps écoulé, la position dunéophyte subit un immense changement. Il était surnuméraire Facteur, il devient Facteursurnuméraire. Cette seconde période est loind’améliorer sa position, car ses appointementsdemeurent les mêmes ; et si d’abord il ne luifallait que des jambes, maintenant il est indispensable qu’ilait en outre de la tête et de la mémoire.

Appelé sans cesse en effet à partager lesfonctions du Facteur en pied qu’une indisposition ou touteautre cause éloigne de son service, il subit les chancesd’une grave responsabilité et n’ad’autre avantage, aux termes du règlement, quel’allocation d’une indemnitéjournalière de 75 centimes due par le Facteur absent.L’usage, plus généreux, veut, il estvrai, que ce chiffre soit doublé, et leremplaçant reçoit dix sous par tournéeen temps ordinaire et un franc dans les moisd’étrennes, c’est-à-dire endécembre et janvier.

Hier à Chaillot, aujourd’hui à laChaussée-d’Antin, demain au faubourgSaint-Antoine, le surnuméraire, s’il semêlait d’écrire, pourrait mieux quepersonne donner une description exacte des différentsquartiers de Paris, des moeurs et des usages sociaux de leurshabitants. Il les a vus, le matin, le soir, à toute heure.Il a surpris la joie du riche rompant un cachet de deuil ; il a compatià la douleur du pauvre pleurant à la nouvelled’une perte qui met un terme à samisère. Confident involontaire de bien des peines, de biendes joies, sa discrétion est àl’épreuve. Ces lettres que, chaque jour, il maniepar milliers, du contenu desquelles dépendentpeut-être la vie, l’honneur, la fortune de vingtfamilles, il en est venu, à force d’habitude,à les regarder avec une égaleindifférence. Le chiffre de la taxe est la seule chose quile préoccupe. Tous les événements quise partagent la destiné de l’homme, toutes lespassions qui fermentent au fond de notre coeur, seréduisent à ses yeux aux proportionsd’une inscription banale, telle que : parti sans laisserd’adresse, ou mort ; héritiers inconnus.

Et ne vous étonnez pas d’une telleinsensibilité ! La poste de Paris ne manipule pas moins decinquante-quatre mille lettres par jour, et, un chiffre aussiélevé une fois atteint, qu’ils’agisse d’hommes ou de feuilles de papier, toutdevient marchandise. Demandez à l’histoire quelcas Alexandre et Napoléon faisaient de leurs semblables ?

D’ailleurs notre surnuméraire adéjà 6 ou 7 ans de service. Il vient de passer enpied.

Que si jamais, dans une nuit d’hiver bien noire, par unepluie battante, vous parcouriez nos rues à quatre heures dumatin, vous y rencontreriez incontestablement trois espècesd’être animés : le voleur rentrantaprès avoir travaillé, le chien caniche sansasile et l’Employé des postes ou le Facteur. -Nous ne nous occupons en ce moment que ce celui-ci - se rendant au centre, c’est-à-dire rue J.-J. Rousseau.L’eau tombe à torrents ; le vent redouble defurie. Que feront vos trois compagnons de route ? Le voleur entrera aupremier cabaret ouvert, - il y en a à toute heure ; - lechien se mettra à l’abri ; le malheureux postierseul continuera sa route, car l’instant fatal approche, etune minute de retard suffirait pour lui mériter lapremière fois cinq, la seconde fois quinze jours desuspension, en d’autres termes, pour le priver dusixième ou de la moitié de ses faiblesappointements.

Il arrive enfin à l’administration,essoufflé, trempé ; mais au lieu de prendrequelques moments d’un repos nécessaire, au lieu deréchauffer ses membres transpercés, iln’a que le temps de répondre àl’appel, et se rangeant à l’alignementde sa brigade qu’il reconnaît au numérobrodé sur le collet des camarades qui la composent, ilentre, au pas ordinaire, sous la conduite du Chef facteur, dans lasalle destinée aux travaux préparatoiresà la distribution.

Suivons-le dans ce sanctuaire interdit aux profanes et assez vaste pourrenfermer tout à la fois une tribuneélevée du haut de laquelle préside lechef du service de Paris ; un bureau destiné aux commischargés du contrôle des produits, et neuf tablesdont la dimension permet à seize hommes de prendre rangà l’entour de chacune. - Les absents ontété pointés ; remplacés. -On s’est assis. - Silence général etattention ! - Au coup de sonnette qui répond au-dessus deleur table, les chefs facteurs se rendent au bureau pour yreconnaître le compte de la taxe des lettresdestinées à leur arrondissement. -Apportées par quinze malles qui, parties des diversesextrémités de la France, arrivent toujoursà Paris de trois à cinq heures - àmoins qu’elles ne soient du nouveau modèle, - ceslettres ont été, ce matin même, par desemployés de la division du départ et del’arrivée, extraites des 5,700dépêches qui les renfermaient. Constater leurmontant, reconnaître les chargements, les lettresrecommandées, celles affranchies et en passe, lesjournaux ou imprimés de toute nature qui les accompagnaient,les diviser à l’aide de grands casiers dont chaquecompartiment représente un arrondissement,établir autant de décomptesséparés, former de nouveaux paquetsimmédiatement apportés au contrôle desproduits, tout cela a été l’affaire detrois quarts d’heure, d’une heure au plus.

Le Chef facteur a terminé sa vérification. Levoilà responsable des lettres qu’il a prises encharge et qu’à l’instant il jette aumilieu de sa table. Commence alors un travail vraiment extraordinaire.Toutes les mains se mettent en mouvement, les lettres volentd’un homme à l’autre, se croisent,s’entre-choquent avec une rapidité inexprimable.On cherche encore à deviner comment chacun peut sereconnaître dans cette mêléegénérale, et déjà le tripar quartier est terminé.

C’est alors que le Facteur doit être tout oeil, tout chiffre. Devenu comptable à son tour deslettres amassées devant lui et qu’il disposesuivant son itinéraire, il ne peut, sans s’exposerà une nouvelle suspension, toujours de cinq àquinze jours, faire une erreur, fût-elle même de 50centimes, dans le total qu’il annonce, et dont lemontant,  combiné avec les additionsréunies de ses collègues, doitreprésenter la somme primitivement reconnue par son chef debrigade.

Le premier travail de la journée est terminé. LeFacteur a fidèlement exécuté lesdiverses manoeuvres qui lui sont imposées.Tantôt, à l’appel des adressesincomplètes, il a, comme l’écolier enclasse, silencieusement porté la main droite au-dessus de satête, pour annoncer que la lettre étaitdistribuable dans son quartier ; tantôt il s’estlevé de sa personne, et prenant la position du soldat sansarmes, a fait face de la manière la plus immobileà la tribune du Moniteur… je veux dire du Chef duservice de Paris. Un nouveau coup de sonnette, signal dudépart, a répondu à ce dernierexercice.

Chaque brigade se retire en bon ordre pour rejoindre son omnibus quil’attend dans la cour du Méridien. Vingt foisdéjà vous avez rencontré ces longuesvoitures, à la couleur brune, aux panneauxdécorés, je ne sais trop pourquoi, des armesd’Angleterre, aux rideaux de coutil, ce qui ne laisse pas qued’être très-sain pour des gensmouillés d’abord jusqu’aux os, etexposés ensuite, pendant une heure ou deux, à lachaleur combinée du gaz et d’un foyer ardent.Peut-être même vous êtes-vousdemandé comment dans une ville comme la nôtre,où déjà tant de véhiculesembarrassent les rues et compromettent la vie des passants, le moyen,évidemment adopté pour donner plus decélérité  à ladistribution des lettres, étaitprécisément celui qui, à lapremière vue, semblait le plus propre à laretarder en augmentant ces mêmes embarras et accroissant lesdangers des piétons ! - Question vraiment fort raisonnable,mais à laquelle, pour mon compte, je ne sauraisrépondre, puisque, depuis cette innovation, les septdistributions de lettres qui existaient dans Paris ontété réduites à six, le toutà l’avantage du public, qui, grâceà l’apposition d’un nouveau timbreconstatant l’heure de la levée, a du moins enrecevant ses lettres le lendemain, l’intime satisfaction desavoir qu’elles auraient facilement pu lui êtreremises la veille.

Quoiqu’il en soit, notre Facteur, portant, en saqualité de nouveau, le n° 16 gravé surl’écusson qui brille à la gauche de sapoitrine, est descendu le dernier de sa voiture. Malheur àlui s’il a oublié d’en relever lemarche-pied ! trois jours de suspension suffiront à peineà l’expiation d’une faute aussipréjudiciable aux intérêts del’état. - Tout ceci vous paraît biensévère, bien minutieux ; mais c’est lerevers de la médaille. Regardez le beaucôté.

Notre homme est enfin Facteur en titre. Il a ses 800 francsd’appointements, à la retenue près. Levoilà avec une boîte, un quartier, pouvant direavec une certaine suffisance : mes pratiques, mesportières…

La portière joue un grand rôle dansl’existence du Facteur. Elle est à sonégard ce que, suivant les naturalistes, sont au corps humainces insectes agiles dont la morsure active la circulation du sang etréveille les natures endormies. Aussi portièreset facteurs sont-ils en hostilités perpétuelles,et si jamais le paradis tardait à s’ouvrir devantun de ces derniers, c’est qu’à coupsûr on aurait omis, en pesant ses mérites, demettre dans la balance les actes innombrables de patience et delonganimité pratiqués, sa vie durant,à l’égard des dames du cordon.

Suivons le nouvel élu dans sa premièretournée. Qu’il fasse la rue en tricotant,c’est-à-dire en allant successivement desnuméros pairs aux numéros impairs, ouqu’il la desserve en impasse, ce qui s’entendd’une distribution commencée par uncôté et terminée par l’autre,il ne peut tarder à trouver un obstacle. A sept heures dumatin, en hiver, peu de gens sont levés et beaucoup deportes sont fermées.

Il saisit un manteau et frappe un premier coup ; - rien. -Même manége une deuxième, unetroisième fois ; - silence complet. - Impatientéd’attendre, car ses minutes sont comptées, il faitvibrer le fer avec violence. - Le cordon est tiré.« Que diantre ! madame Bertrand, ouvrez donc plus vite. -Vous v’là bien gâté,répond la portière en se levant àmoitié de son lit ; comme si j’avais besoin devot’ visite si matin. - Trois lettres, 56 sous. - Jem’endormais à peine ; le locataire du secondqu’est rentré qu’à cinqheures ; si ce n’était le moment desétrennes, je l’aurais joliment laissédehors. - Vite, mon argent ! » Maisdéjà madame Bertrand s’estretournée du côté de la ruelle et arecommencé à dormir. Pour rattraper le tempsperdu, le Facteur dépose les trois missives sur la commode :- les prenne qui voudra ! - et sort à la hâte,après avoir marqué le crédit sur son carnet. Trop heureux bourgeois  de Paris, quel avantageimmense ne retirez-vous pas de la première distribution !

La seconde maison est ouverte. « Une lettre, 4 francs 10sous. - J’ai pas d’monnaie. - J’vouschangerai. - Pus souvent que j’entamerai une piècepour ça, j’vous paierai tantôt. -C’est ennuyeux, madame Poquet, vous me dites tous les joursla même chose. - A-vous pas peur quej’déménage !... Vousn’êtes pas si aimable que vot’camarade.» Le facteur hausse les épaules, et, de peurd’un nouveau retard, se sauve en inscrivant les 4 francs 10sous dus par madame Poquet, heureux si, dans les autrestournées, une nouvelle lettre le ramène pourrelever ce crédit.

Cinquante accidents semblables l’attendent dans cettepremière course. La portière du n° 8refuse une lettre à l’adresse de mademoiselleAdèle, qui lui en doit déjà trois de la même écriture, et si elle sedécide enfin à la prendre, c’està la seule condition de n’en payer le portqu’après l’avoir reçuelle-même de sa locataire. Sa collègue dun° 15, mécontente d’êtreréveillée en sursaut au moment où ellerêvait d’un chat blanc, ce qui annonceincontestablement les succès au théâtrede sa fille Paméla, ferme impitoyablement son carreau au nezdu malencontreux visiteur. - Ici on veut le forcer àreprendre une lettre décachetée ; làon profite d’un instant de distraction pour ne pas lui rendreson compte, ou pour lui couler une pièce fausse.

Il est neuf heures et demie. - La deuxièmetournée commence. - Après avoirretrouvé les lettres de la première distributionsur la commode de madame Bertrand, sérieusementoccupée en ce moment à épeler, deconcert avec la laitière, le journal du premier, le secondFacteur du quartier arrive à la loge de madame Poquet :« T’nez v’là la lettre quevot’ camarade a apporté z’àce matin, j’ly disais bien qu’ellen’serait pas reçue sans êtreaffranchite, 4 francs 10 sous,… rendez-moi mon surplus. -Ça ne me regarde pas, vous savez bien que ce n’estpas moi qui vous l’ai remise. - Eh bien,v’là qu’est gentil ; j’vas enêtre pour mon pauvre argent. - Vous avez donc eu de lamonnaie ce matin par extraordinaire ? - Qu’est-ce queça vous fait, malhonnête ?.. Vousn’êtes pas si aimable que vot’ camarade!... - Il paraît que madame Poquet tient essentiellementà cette phrase. - C’est bon, c’est bon,donnez-moi mon compte. » La portière serépand en invectives ; le facteur tient bon. Enfin elle sedécide à payer, mais non sans avoirlancé à la face de son interlocuteur cettebrillante péroraison : « Vous êtes tousun tas d’brigands dans c’tescélérate d’administration ! »

L’heure s’avance, les difficultéss’aplanissent et la tournées’achèvera paisiblement, à moinsqu’une maison sans portier ne vienne de nouveau en retarderle cours. Là, le Facteur, après avoirfrappé cinq coups, signe indicateur del’étage occupé par le destinataire,se retire jusqu’au mur opposé et appelle de toutela force de ses poumons : « Madame Pauvrelet, 5 sous !» Le bruit des voitures couvre sa voix. Il refrappe, ilrecrie… Enfin la fenêtre du quatrièmes’entr’ouvre « 5 sous ! »Bientôt une figure humaine paraîtà  la porte de l’allée, leFacteur s’avance : « Madame Pauvrelet, 5 sous. -Mais je ne m’appelle pas ainsi ; je suis mademoiselle Amandade Saint-Trillet, ex-choriste au grand Opéra. - Eh bien,madame Amanda, ayez la complaisance de remettre cette lettreà votre voisine. - Pus souvent, une langue devipère qu’est toujours sur le carréà voir ce qui entre et ce qui sort ; avec çaqu’elle a des enfants en servage, qu’elle leslaisse manquer de tout, pauvres agneaux !... que c’est uneinfection dans le colidor ! »

Habitué à ces sortes de colloques, le Facteur aretraversé la rue dès les premiers mots, et,après avoir frappé et appelé denouveau, il s’éloigne en écrivant surle dos de la lettre : absente.

A la quatrième tournée, cette mêmelettre sera représentée. Cette fois madamePauvrelet a entendu, elle descend, et, après avoir lu :« Tiens, j’n’ai pas ma bourse, mon petit,je vous paierai ça demain. - Ç’a peuts’oublier. - Si vous avez peur de le perdre, venez lechercher, votre port. » Et le Facteur se résigneà monter cinq étages. L’escalierdevient de plus en plus clair. Madame Pauvrelets’aperçoit que le billet est daté de laveille : « Pourquoi donc que vous me l’apportez sitard, cette lettre d’hier ? - Vous étiez sortie cematin. - J’ai pas bougé. - Demandez àmadame Saint-Trillet. - Belle linotte, ma foi, pour se mêlerde mes affaires ;… qu’ellem’empêche de dormir toutes les nuits avec seschansons… que ça vous reçoit unesociété qui n’est nid’Ève ni d’Adam…Quarante-cinq ans, mon cher, et ça dit que c’estpour faire des répétitions de choeurs!  - Dépêchons, s’il vousplaît. - Eh bien, les voilà vos 5 sous, malobligeant, et venez me demander des étrennes ! »

Le Facteur n’ira pas, car il se respecte et ne fait pas lamansarde ; mais plaignez-le si madame Pauvrelet a quelques relations,tant éloignées soient-elles, avec un chef del’administration des postes, il y aura rapport et punitionpour le pauvre subalterne.

Telles sont les tribulations auxquelles le Facteur est continuellementexposé, et qu’a-t-il pour l’indemniserde tant de fatigues, de tant de dégoûts ; pour lerécompenser de sa probité à touteépreuve ? - un avancement qui, après vingt-cinqannées de service, élèvera sontraitement à 1,200 fr., un médecin et des droguesgratis en cas de maladie ; une pension de 600 fr. quand il ne pourraplus marcher ; - puis, s’il est bienprotégé, l’espoird’être sur ses vieux jours attaché auservice d’un ministère, ou nommé Facteur de la cour, ce qui lui donnera le droit de porter tricorne ethabit galonné, et l’exposera, grâceà son portefeuille, à recevoir les hommagesmilitaires du conscrit en faction.

« - Mais les étrennes ? »

Elles varient de 6 à 1200 fr. par quartier ; c’estchaque Facteur un supplément de revenu de 5 à 600fr. sur lequel il prélève le chapeau,gratification qu’à son tour il compte ausurnuméraire, son remplaçant au moment de la récolte.

Dites, à présent, si vous regrettez encore lesmodestes étrennes que vous donnez chaque annéeà votre Facteur !     

J. HILPERT.