TELLIER, Jules (1863-1889) : Autour de l'école décadente, trois articles (1887-1888). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale deLisieux (23.XI.2001) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56 Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Textes établis sur un exemplaire (coll. part.) du recueil posthume Jules Tellier : ses oeuvres publiées par Raymond de La Tailhède (Paris : Emile-Paul, 1923-1925.- 2 vol.). Lécole décadente (Le Parti National, 3 septembre 1887) par Jules Tellier ~~~~Ainsi sintitule une brochure [L'École décadente / Anatole Baju. Paris : L. Vanier, 1887. In-16, 32 p.] qui paraît avoir vivement intéressé nos confrères. Chaque année, vers lépoque où nous sommes, les journalistes parisiens sentent le besoin de soccuper de la « Décadence ». Jaimerais, puisquils en veulent parler, à les voir saisir les occasions den parler comme il faudrait. Il vient de paraître une nouvelle édition des Romances sans paroles. En a-t-on pris texte pour appeler lattention sur la métrique et le talent de M. Paul Verlaine ? M. Jules Laforgue vient de mourir à vingt-sept ans, et lauteur de Cruelle énigme est revenu dAngleterre tout exprès pour conduire le deuil. Sest-on demandé à ce propos ce que voulait ce chercheur, intéressant après tout, qui manqua, je crois, de méthode et de métier, mais qui eut des rencontres, et quon ne peut dédaigner entièrement puisque M. Bourget en faisait cas ? Aucunement. Mais que paraisse telle brochure innommable et méprisée de ceux-là même dont elle fait léloge : on en parle tout aussitôt pour la railler, et en la raillant on la fait connaître. Il suffit quun chroniqueur ait donné le signal, les autres se croient tenus à le suivre. Moi-même, « je le vois bien et je fais le mal, » et ce nest ni de M. Paul Verlaine, ni de M. Jules Laforgue que je vais vous parler aujourdhui, mais de lEcole décadente, comme tout le monde. Le titre, dabord, me trouble. DEcole décadente proprement dite, ayant un maître et des disciples, et des principes nettement formulés qui se puissent discuter, il ny en eut, à vrai dire, jamais. Il y eut seulement ceci. Deux poètes du Parnasse, de tempérament très différent et de valeur très inégale, M. Verlaine et M. Mallarmé, étaient arrivés, chacun de son côté, travaillant solitairement, et, à ce quil me semble, sans grand souci du succès ni de la réclame, à une façon décrire très personnelle, et la moins faite du monde pour être imitée. Ils y étaient arrivés, lun par une sorte dexaspération des sens, lautre par une manière de dérangement des facultés cérébrales. Des jeunes gens, qui navaient ni les sens exaspérés comme le premier, ni peut-être même (en dépit des apparences) le cerveau ébranlé comme le second, mais qui avaient, en revanche, un grand amour du bizarre et un grand désir détonner leurs contemporains, imitèrent à froid les étrangetés de ces deux maîtres. Parmi ces jeunes, un seul, M. Jean Moréas, fit preuve de talent ; et il apporta en outre la théorie du Symbolisme. Les autres, M. Vignier, M. Kahn, M. Ghil, sont, peu sen faut, négligeables. Ajoutez quil suffit de parcourir leurs vers pour sassurer que ce que veut lun na pas grand chose à voir avec ce que veut lautre, et que les ouvriers de la « Décadence » ne sentendent guère plus entre eux que ceux de la Tour de Babel. Mais le titre importe peu. Va pour lEcole décadente, et voyons le contenu de la brochure. Cest, nous dit-on, un « résumé historique ». Suivons le résumé. Avant la Décadence, ou plutôt le Décadisme, pour parler le langage de lauteur, régnait lécole naturaliste. Sa littérature était immorale et grossière. Cet honneur était réservé au Décadisme « de broyer le naturalisme, et de créer un goût nouveau qui ne fût plus en contradiction avec le progrès moderne ». Car il y a un progrès moderne. « Notre époque nest point malade ; elle est fatiguée, elle est écurée surtout. Etant fatigué et écuré, lhomme aspire au néant ; et quoiquil ne soit pas malade, il souffre intensément de cette maladie atroce dont les effets sont dautant plus terribles que les causes en sont inconnues, ou peut-être nexistent pas ». De ce quil souffre intensément, « il ne faudrait point inférer que lhomme moderne est triste. Au contraire, il est gai ». Ce quil a de gai, cest « lironie amère de son intolérable désespoir ». Mais, pour gai quil soit, il sennuie. « La littérature décadente se propose de refléter limage de ce monde spleenétique ». Et comment va-t-elle en refléter limage ? « Pas de descriptions : on suppose tout connu Ne pas dépeindre, faire sentir. Tel est ce programme si simple et bien en harmonie avec la vie moderne. » Lauteur, « plein de ces idées », sentendit avec un ami pour fonder le journal le Décadent. Les débuts furent pénibles. « Heureusement, nous avions soin de purifier notre esprit dans leau lustrale des bocks ou des verres dabsinthe, douce consolation qui nous dédommageait amplement. » Ces consolations, auxquelles ne paraissent avoir songé ni Hugo luttant contre les classiques, ni Zola combattant les idéalistes, donnèrent aux rédacteurs du Décadent la force de continuer leur uvre. Ils reconnaissaient pour maîtres trois hommes, MM. Barbey dAurevilly, Verlaine et du Plessys. « Barbey est grand », dit lauteur, et il ajoute : « Prétendre le prouver supposerait quon peut en douter. » Il nest pas seulement grand, il est « le plus colossal penseur de tous les siècles et de toutes les nations Victor Hugo qui passe pourtant pour un géant, nest quun nain auprès de lui. » Quant à Verlaine, il est « le poète du cur le plus grand poète de tous les temps » ; et lauteur observe en passant quil a bien plus de génie que le général Boulanger. Et M. du Plessys ? Celui-là joue le rôle que jouait dans le cortège de Marlborough lofficier qui ne portait rien. Il na rien fait. « Son incurable mépris de lécriture lempêchait de prendre la plume. » Dailleurs, sil nécrit rien, « il pense ». Que pense-t-il ? « Comme Socrate, il aime le beau. » cela nest pas fort nouveau, depuis Socrate. « Son âme paternelle a des aspirations vers le Néant, et rêve de cataclysmes qui, détruisant lunivers, aboliraient la souffrance. » Mais lâme paternelle de Schopenhauër a eu de telles aspirations, et lâme maternelle de Mme Ackermann en a aussi. Non décidément la force de du Plessys nest point de penser, cest de ne pas écrire. Son silence est laboutissant logique du système. « Pas de descriptions : on suppose tout connu. » Peut-on mieux éviter de décrire quen nécrivant pas ? Et dès quon suppose tout connu, le mieux nest-il point de se décider à ne rien dire ? Admirons du Plessys, et regrettons seulement que des trois maîtres que reconnaît lauteur de la brochure, ce ne soit pas celui-là seul quil ait imité Je ne veux point terminer sans prévenir une équivoque. Ne vous y trompez pas : le rédacteur de cet étonnant opuscule ne parle quen son propre nom. Sil représente quelque chose, ce nest point même la Décadence, cest proprement le « Décadisme ». Et sil a un frère darmes, ce ne peut être que le poète déménageur Paterne Berrichon, dont vous connaissez les mésaventures. M. Verlaine et M. Moréas sont gens de talent. M. Mallarmé, M. Vignier, M. Kahn sont des lettrés dont pour ma part je ne goûte guère les productions, mais qui enfin savent leur langue, encore quils sappliquent trop souvent à loublier ; et il nest pas jusquà M. Ghil à qui je ne craindrais de faire injure en rapprochant ce quil fait de ce prodigieux et inconscient fatras décolier en délire. On me dit que cest à un jeune instituteur que nous devons lEcole décadente. Si cela est, il fait peu dhonneur au corps auquel il appartient, et pour qui lon sest imposé, ces temps-ci, tant de sacrifices. Au reste, ne me demandez pas comment il sappelle. Jai fait une chose vaine en vous parlant de luvre ; je ferais une chose cruelle vous nommant lauteur. ![]() Choses décadentes (Le Parti National, 28 octobre 1888) par Jules Tellier ~~~~Voici longtemps quon ne parlait plus guère des écrivains dits « décadents » ou symbolistes. Si lon continue à nen point parler, ce ne sera pas du moins leur faute : ils recommencent de sagiter. Et, tout dabord, le chef de lécole (si école il y a) publie une nouvelle édition, extrêmement augmentée, de ses Poètes maudits. Ces « maudits » quexalte M. Verlaine, génies inconnus ou méconnus, ce sont : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de lIsle-Adam, et enfin « Pauvre Lelian », cest-à-dire Paul Verlaine lui-même. Si je mets de côté Mme Valmore, dont le nom est ici assez imprévu, javoue que ce nest guère que sur Verlaine poète que je suis de lavis de Verlaine critique. Et surtout, je me refuse à mapitoyer sur le cas de M. Stéphane Mallarmé. Le mérite le plus clair de M. Mallarmé, cest davoir écrit encore moins de sonnets que M. de Hérédia, de qui déjà cétait le plus clair mérite den avoir écrit très peu. Il y a de M. Mallarmé, sept ou huit sonnets que lon voit reparaître dans les feuilles à tour de rôle ; si bien que ceux-là mêmes qui les admirent le moins en viennent à les savoir par cur. Ces sonnets, le public assurément les juges absurdes (et je ne lui en fais pas un crime) mais il les connaît enfin et il en parle. Et parce quil suppose que le poète les comprend, tout en sen moquant, il ne laisse pas de sentir une sorte de considération pour lui Et puis, des fervents lexaltent, les uns ingénus,les autres moins. M. Renan a parlé excellemment de lattrait singulier des petites églises. « Il est si doux de se croire une petit aristocratie de la vérité ! » Il est si doux de se reconnaître, à cinq ou six, droit de pitié et de mépris envers tous ! Cette douceur, les « mallarmistes » la goûtent et bien mieux que les « verlainiens ». Linconvénient au vrai, cest quil est difficile de la crier des années impunément. Dès aujourdhui, tout le monde sait que M. Verlaine est un poète délicieux, tout le monde, et même les sots. Cela est devenu le secret de Polichinelle. Il ny a plus de plaisir. Avec M. Mallarmé on est bien tranquille. On peut prêcher le culte en toute sécurité. On na pas à craindre quil se répande. Aussi on y va de tout cur. Nul na fait de vers plus rocailleux que M. Mallarmé. Je ne sais si le lamentable Chapelain lui-même fut dépourvu doreille à ce point. On le déclare grand musicien. Nul na fait de vers si froids ni si vides, et ne sest travaillé tant à embrouiller et à compliquer des pauvretés.. Ajoutez quil ny parvient pas. Il nest même pas tout à fait inintelligible. Je le comprends, quant à moi, juste assez pour mapercevoir quil écrit en style écolier, et aussi que le fond chez lui est peu de chose. On le proclame grand penseur. Et lon veut que je le plaigne ? O lhomme heureux entre tous ! Il écrit peu, et ce peu nest rien. Et voici quil a des amis et même des ennemis Les vrais « maudits », ce sont ceux plutôt que ne maudit nul être humain, quon nattaque ni ne défend, qui vivent et écrivent dans un grand silence, et qui savent seuls quils ont du génie. Ceux-là nont rien de ce qui attire les charlatans et surprend le vulgaire. Ils ne sont point inintelligibles, et cest pourquoi nul ne se fait gloire de les comprendre. Ils sont bien plus loin de la foule que M. Mallarmé. Leurs paroles ne larrêtent par aucune bizarrerie facile et grossière. Elles glissent sur elles et ne laissent nulle trace. Je pense surtout à lauteur de lIllusion, au rare et magnifique poète Jean Lahor, vrai « maudit », celui-là, et tout à fait différent de ceux dont le martyre consiste à être à la mode. Mais jy songe. Verlaine lui-même admire-t-il tant M. Mallarmé ? Que le plus naïf et le plus frissonnant des poètes se sente au cur une profonde tendresse pour un rimeur si martelé et si froid, cela est possible à la rigueur, mais je me méfie. Et si Verlaine daventure nadmire guère Mallarmé, pourquoi « fait-il semblant ? » Jy vois double inconvénient. Inconvénient pour le poète. Léquivoque là-dessus na que trop duré. Que gagne lauteur de Sagesse à affecter de confondre sa cause qui est bonne, avec celle de M. Mallarmé qui est mauvaise ? Inconvénient pour le critique aussi. Car cette critique incohérente, décousue, toute dimpression personnelle et darbitraire, que lui reste-t-il vraiment, si lon ny sent pas du moins laccent de la sincérité, et si, comme je crois, elle implique, autant ou plus de convenu que la critique académique elle-même ? Avec tout cela, les Poètes maudits sont un livre infiniment amusant. Une des originalités de Verlaine, poète et prosateur, cest quil écrit, si jose dire, une langue vivante. Songez-y, et vous verrez que la chose est rare. Nous écrivons tous une sorte didiome littéraire, conservé seulement par la tradition écrite, infiniment éloigné par les tours et le vocabulaire de la langue que nous entendons parler et que nous parlons nous-mêmes. Nous nexprimons pas nos sentiments directement : nous commençons par les traduire dans cette idiome-là. Nous faisons du « français » comme on ferait des vers latins. Verlaine, non. De-là le charme de ses vers. De-là ce quil y a de plus inquiétant dans sa prose. Car, ici et là, il écrit comme il parlerait. Mais les vers, il les écrit à des minutes tout à fait singulières, les yeux fixés sur son rêve seul, en pleine possession de son génie. Et ce génie le sauve de tout ce qui pencherait au trivial et au vulgaire. Quest le génie, sinon la forme supérieure et divine du goût ? Sa prose, il lécrit en des minutes moins rares ; et de-là les trivialités, les trébuchements, les cahots Malgré tout cela, elle reste vivante et curieuse. Forme et fond, vous trouverez dans les Poètes maudits le plus divertissant mélange dun sens littéraire très riche et très fin, et dun incroyable mauvais goût Je ne voulais pas du tout vous parler longuement des Poètes maudits. Je me suis laisser entraîner. Je comptais vous signaler sur Verlaine poète une subtile et enthousiaste étude de M. Charles Morice (Paul Verlaine, 1 v., Vanier, éd.). Je vous la signale plus rapidement que je ne voulais. Je comptais aussi insister sur le réjouissant « Glossaire » de la langue décadente que les érudits viennent de publier sous le pseudonyme collectif de Jacques Plowert. Jy reviendrai. ![]() Un glossaire (Le Parti National, 1er novembre 1888) par Jules Tellier ~~~~Donc, les décadents se sont imaginer de dresser leur vocabulaire ; et ils en ont formé un petit livre dune centaine de pages [Petit glossaire pour servir à l'intelligence des auteurs décadents et symbolistes / Jacques Plowert (Paul Adam, Félix Fénéon, ). Paris : L. Vanier, 1 888. In-12, IV-99 p.]. Sûrement, lidée était prétentieuse et puérile. Même à considérer la quantité seule, et non la qualité, ce que les décadents ont ajouté de mots à la langue française est bien peu de chose. Si Hugo eût voulu dresser le lexique des mots quil avait mis ou remis en honneur, des termes techniques et rares quil avait employés, il serait arrivé à un tout autre total. Jouvre un de ses contes (le Beau Pécopin) et jy trouve les mots jordonner, métail, laneret, sandastre, chrysolampis, capercalzes, tartaret, tadorne, miramolin, et cent autres avec quoi je suis sûr que jembarrasserais fort M. Gustave Kahn, si je mavisais de larrêter dans la rue pour lui en demander le sens. Tous ces mots, Hugo ne sest jamais avisé de les réunir. Il avait dautres chats à fouetter. Et dailleurs il combinait ses phrases de telle façon, et ces mots y étaient si bien éclairés par ceux dalentour, que tout en produisant leffet détonnement que le poète cherchait, nulle part ils ninquiétaient lesprit, ni ne nuisaient à labsolue clarté du style. Nos décadents ont employé infiniment moins de vocables rares, mais ils attachent une tout autre importance à ceux quils ont employés, et ils les ont voulu grouper. Tout compte fait, je les remercie pour ma part. Car leur livre ma été une preuve de plus dune chose que je savais déjà, ma rendu certain dune autre que je soupçonnais, et men a révélé une troisième que je ne soupçonnais point du tout, et qui ma pénétré de surprise et de joie. Ce que je savais déjà, cest quil ny a point, à vrai dire, décole décadente. Ceux quon nomme décadents ont en commun un grand désir détonner le public. Mais il nont rien de commun après cela, rien, ni les théories, ni la façon de sentir, ni le style. Il mest arrivé déjà de vous le dire, et ce glossaire en est la plus complète démonstration quon pût rêver. Tout dabord M. Paul Verlaine et M. Mallarmé y paraissent à peine. Ces deux écrivains, sils en usent de façon tout à fait spéciale, usent pourtant du vocabulaire de tout le monde. Et pour les écrivains dont les noms reviennent ici à toutes les pages, M. Moréas, M. Gustave Kahn, feu Jules Laforgue, il suffit de parcourir le lexique pour sapercevoir tout de suite que leurs étrangetés nont aucun lien entre elles. Les « mots rares » de M. Moréas sont tout bonnement des mots du moyen âge, et souvent des noms de choses (gone, targe, citoles, coulpes, caldonies, papemors). Nul nhésiterait à employer ces mots dans une nouvelle ou dans un poème dont laction se passerait au moyen âge. Sil y avait « décadence » ce ne pourrait être que dans le fait de les employer hors de propos Et les mots de Jules Laforgue sont presque toujours des mots inventés de toutes pièces, des barbarismes à tournure triviale (sengrandeuiller, vidasser ). Essayer un peu dunir ces vocables-là à ceux de M. Moréas. Construisez, par exemple une phrase mélancolique et symbolique où il soit question dune gone qui sengrandeuille et de coulpes quon vidasse : et vous verrez leffet. Ce sont là deux vocabulaires tout à fait distincts, et que nul ne mêlera jamais dans une uvre. On aura beau les brouiller ensemble comme deux jeux de cartes, on naura point le vocabulaire dune école. On aura simplement un lexique de la langue de M. Moréas, un lexique de la langue de Jules Laforgue, mêlés lun dans lautre de façon tout à fait inutile et baroque. La chose que je soupçonnais, cest que ces profonds innovateurs en langue française ont négligé dapprendre le français. Leur glossaire men assure. O les inattendues et les merveilleuses bouffonneries ! Ces messieurs daignent nous révéler que « latent » se doit entendre, « qui est caché », et que « immanent » est une manière danalogue de « permanent ». Il y a si peu de temps quils le savent ! Ils sont persuadés que nous avons besoin quon nous lexplique. Et ils nous expliquent aussi ce que signifient halo, édicule, électuaire, oaristys, et ce que cest que lacustre, lustral, étanche, sibyllin, ronronner, rougeoîment. Cest vraiment trop de bonté A vrai dire, ils conviennent en leur préface que, ces mots, ils ne les ont pas précisément inventés. Mais ils croient les avoir remis en honneur, et quon ne les rencontrait point « dans le pauvre vocabulaire de nos écrivains en renom ». Et qui sont ces écrivains en renom ? Victor Hugo est-il un écrivain en renom ? Il a employé « halo » avant M. Kahn : La lune a lair craintive Au fond de son halo Victor de Laprade est-il un écrivain en renom ? Il a employé « électuaire » avant M. Kahn : La muse vous nourrit des saints électuaires Et toucha votre bouche avec ses lèvres dor Notre cher collaborateurs André Theuriet est-il un écrivain en renom ? Il a employé « oaristys » avant M. Kahn : Voici la solitude et lheure désirée Des propos amoureux et des oaristys La vérité, cest quon neût pu faire dun vocabulaire de ce genre une uvre de quelque portée quen relevant dabord le vocabulaire de lun des écrivains que les poètes non décadents reconnaissent pour des maîtres (Hugo, Gautier) et en notant ensuite les mots que les décadents et en notant ensuite les mots que les décadents y ont ajoutés (on en eût trouvé peu, et de bien inutiles). Mais il eût fallu pour cela avoir lu Hugo ou Gautier, et ces « esthètes » nont rien lu. Leur style, au reste, sen ressent. Quils sont délicieux quand ils observent que Flaubert « aimait employer décadent dans le sens de raffinement ! » « Employer décadent dans le sens de raffinement », voilà tout justement comment parlait madame Gibou Et la chose que je ne savais point et qui ma réjoui, cest que si les décadents nont pas lu leurs devanciers, ils ne se sont pas lu davantage. Il faut que jaie lu leurs uvres avec plus de conscience quils nont fait eux-mêmes (car je leur pourrais signaler tels de leurs vocables qui leur ont échappé). Jai cherché vainement dans leur lexique les mots éliciter (Paul Verlaine), la ténèbre, fallace (subst.), hanebane (Jean Moréas), égareuse, susciteuse, fantomal, consolance (Charles Vignier). Soyez sûrs que jen trouverais encore dautres, en cherchant Mais il vaut mieux conclure. Je le ferai en deux mots. Ces jeunes gens ont peu de science, et moins de conscience. Ils sont ignorants et pédants. Ce qui ne serait rien sils avaient du génie. Le triste, cest quil nen nont pas. |