Aller au contenu principal
Corps
JUBINAL, Achille (1810-1875) :  La Danse des morts de la Chaise-Dieu : fresque inédite du XVe siècle.- Troisième édition.- Paris :Librairie archéologique de Didron, 1862.- 20 p.-  4 f. de pl.dépl. : ill. ; 28 cm.
Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (20.X.2011)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque(BM Lisieux : 2678 ). La première édition est de 1841.

La danse des morts - Jubinal - Page de titre

LA
DANSE DES MORTS
DE LA
CHAISE-DIEU
FRESQUE INÉDITE DU XVe SIÈCLE
publiée pour la première fois
Par ACHILLE JUBINAL
Député au Corps législatif, ancien Professeur de Faculté

TROISIÈME ÉDITION


PARIS
A la Librairie archéologique de Didron
Rue Saint-Dominique-saint Germain, n°23

1862

~ * ~

La danse des morts - Jubinal - Frontispice

Dédiée à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

La danse des morts - Jubinal - Page 7

On (1) a beaucoup écrit en France, depuis quelques années, sur lesanciennes peintures à fresque tracées dans les cloîtres ou sur lesmurailles des églises, et connues sous le nom de danses des morts, danses macabrées, danses macabres.Malheureusement, tout en dissertant beaucoup sur l'origine de cesœuvres singulières, on a négligé de reproduire celles qui étaientrestées inédites. Nous ne venons pas, à notre tour, apporter uneopinion personnelle sur ce point encore obscur de notre archéologienationale, ni rechercher si la danse macabre était la même chose, commesemble le dire Dom Carpentier dans son dictionnaire, que la danse des Macchabées (Maccabeorum chorea), ou si son nom vient de Macabre, qui aurait été le poëte ou le peintrede cette danse, etc. La question, dans son étal actuel, nous sembleinfiniment trop compliquée pour que nos recherches pussent aboutir àautre chose qu'à des conjectures ; nous nous bornerons donc à ladescription du curieux monument que nous donnons pour la première foisau public, en le faisant précéder seulement de quelques détailsgénéraux qui nous ont paru rigoureusement nécessaires.

Etd'abord, les anciens ont-ils connu les danses des morts, telles dumoins que le moyen âge nous les a transmises ? On peut répondre quenon. Il y a bien, il est vrai, sur quelques monuments antiques, desreprésentations de squelettes (2) ; mais l'idée qui préside à cesœuvres du paganisme semble entièrement opposée à celle qui inspira lesdanses des morts chez les chrétiens modernes. En effet, dans la sociétépaïenne, toute composée de sensualisme et de licence, on se gardaitbien de représenter la mort comme quelque chose de hideux ; il neparait même point que le squelette ait été alors le symbole del'impitoyable divinité ; mais quand le christianisme eut conquis lemonde, quand une éternité malheureuse dut être la punition des fautescommises ici-bas, la mort, qui avait semblé si indifférente auxanciens, devint une chose dont les conséquences furent si terriblespour le chrétien qu'il fallut les lui rappeler à chaque instant enfrappant ses yeux par des images funèbres.

Plus tard, au moyen âge, quand de grandes calamités publiques vinrentfondre sur les nations, le sentiment de la mort s'exalta. On ne seborna pas à représenter la terrible déesse seule et pour chacun : on lapeignit, on la sculpta pour tous et avec tout son cortège ;c'est-à-dire qu'on la montra s'attaquant successivement au roi, aupape, à l'empereur, emportant dans sa ronde fantastique aussi bien lejoyeux ménétrier que le moine saintement enfermé dans sa cellule. Telleest du moins l'origine qu'on assigne généralement aux danses des morts.

Toutefois, il y eut avant cette époque quelques compositionslittéraires qui purent diriger les esprits vers la réalisationmatérielle de la danse macabre. Ainsi, par exemple , il nous estparvenu de Gautier de Mapes, trouvère du 12e siècle, une pièce de verslatins qui ressemble assez aux légendes des danses des morts, et quiest intitulée : Lamentatio et deploratio pro morte et concilium de vivente Deo.Dans cette pièce un grand nombre de personnages se plaignentsuccessivement d'être soumis à la mort et de ne pouvoir échapper à sonempire ; mais est-ce à dire pour cela, comme l'a écrit un auteuranglais, M. Francis Douce, qu'il faille croire que des peintures de la danse macabre étaient contemporaines de Gautier de Mapes ?Je ne le pense pas, d'abord parce qu'il ne nous en est parvenu aucunfragment, ensuite parce qu'il faut qu'une idée grandisse avantd'arriver à son développement. Or, ici l'idée dont nous parlons venaità peine de naître. Je dirai la même chose pour le fabliau des trois morts et des trois vifs,qui appartient au siècle suivant. En y voyant, si nous voulons, legerme de la danse des morts, il faut bien convenir qu'il y a loin de làencore à la sculpture et à la peinture, et que nulle part, dans lesmonuments de cette époque, on ne rencontre , tracé par la main des ymaigiersen miniature, un de ces bals d'outre-tombe que le 15e siècle étalafréquemment, avec tant de luxe et de grandeur, autour des cloîtres etdes églises (3).

Je n'appliquerai pas le même raisonnement à une pièce de vers qui setrouve dans la collection des poètes espagnols antérieurs à l'année1400, publiée par Sanchez. Cette pièce a en effet pour auteur un juifqui vivait vers 1360, époque à laquelle il pouvait exister déjà desdanses des morts, aujourd'hui détruites, en France, en Allemagne, etmême en Espagne. Je dis même en Espagne, parce que, bien qu'on nerencontre aucun monument de ce genre dans la Péninsule, il estdifficile de croire que, dans un pays aussi sévèrement religieux, où lapeinture s'est toujours complue en des sujets terribles, il n'ait pasexisté de danses des morts. M. Douce dit d'ailleurs avoir connu unepersonne qui avait retrouvé sur une muraille de la cathédrale de Burgosquelques fragments de squelettes, malheureusement défigurés par unecouche de badigeon. Quoi qu'il en soit, la première grande peinturepublique qu'on connaisse de la danse des mortsest celle de Minden en Westphalie. Elle date de 1383, et, soit qu'on lafasse remonter au souvenir de la peste noire, qui, de 1346 à 1348 fitpérir, tant en Europe qu'en Asie, la cinquième partie de l'espècehumaine (4), soit qu'on rapporte seulement son origine à l'épidémie de1373, qui faisait en quelque sorte danser les malades,en leur donnant une grande agitation, toujours est-il que ce fut àdater de cette époque qu'en Italie, en France, mais surtout enAllemagne et en Suisse, on vit se dérouler autour des cimetières cesbandes de cadavres osseux entraînant après eux l'humanité. Dans laplupart de ces singuliers monuments la mort tient souvent en main unviolon, une flûte, un haut-bois, et elle appelle tous les vivans à sonbal avec un rire moqueur.

La plus ancienne danse des morts connue, après la fresque de Minden,fut celle qui exista jadis au charnier des Innocents, à Paris, et quidatait de 1424. Diverses opinions se sont produites à propos de cettedanse. Quelques écrivains ont pensé (MM. de Barante et Dulaure) qu'elleavait pu être une représentation théâtrale en action, et non unepeinture ; M. de Villeneuve-Bargemont, dans son histoire de René dAnjou, en a fait une procession ; M. Paul Lacroix, dans son curieux roman historique intitulé la Danse macabre, l'a transformée en un lugubre spectacle exécuté à l'aide de quelques squelettes par un certain Macabre,etc ; mais ce sont là, à coup sûr, autant d'inexactitudes. La danse desmorts du charnier des Innocents était tout simplement, non pas unesculpture, comme on l'a écrit encore, par erreur, mais bien unepeinture que l'on mit six mois à achever. On lit en effet, dans le Journal de Paris, sous Cliarles VI et sous Charles VII : « L'an 1424, fut faite la danse maratre(5) aux Innocens, et fut commencée environ le moys d'aoust, et achevéeau karesme suivant. » Plus loin on lit également: « En l'an 1429, lecordelier Richart, preschant aux Innocens, estoit monté sur un haulteschaffault qui estoit près de toise et demie de hault, le dos tournévers les charniers encontre la charonnerie, à l'endroit de la dansemacabre. » Ces textes tranchent, selon nous, la question d'une manièrecertaine. Une représentation scénique n'aurait pas duré six mois, etune sculpture contenant autant de personnages qu'en offrait la dansedes Innocents aurait demandé beaucoup plus de temps pour être menée àfin.

Selon M. Peignot, la troisième danse des morts serait celle qui futexécutée à Dijon, en 1436, sur les murs du cloître de laSainte-Chapelle, par un certain Masoncelle ; « mais, ajoute le savantbibliographe, elle ne subsiste plus depuis très-longtemps, et lesouvenir en était entièrement effacé lorsque dernièrement un amateur derecherches sur l'histoire, les mœurs et usages du moyen âge, M. Boudot,a découvert ce renseignement dans les archives du département. (6) »

La quatrième danse des morts, et la plus célèbre de toutes parce qu'onl'a, à tort, attribuée à Holbein, est celle qui fut peinte à Bâle, dansle cimetière des Dominicains, « en mémoire perpétuelle de la mortalitéou de la peste qui y régnoit en 1439, pendant le grand concile, et quiemporta beaucoup de monde, entre lesquels il y avoit plusieurspersonnes de qualité, et même des cardinaux et des prélats- » (7)

Or cette danse des morts ne peut point être de Holbein, car elle futpeinte en 1441, et Holbein ne naquit qu'en 1493 (8). On la fitretoucher, en 1568, par un certain Hugues Klauber, qui se peignitlui-même au haut avec sa femme et ses enfants. Elle fut détruite en1805, en même temps que le cimetière des Dominicains, sur les mursduquel elle existait ; seulement, différentes personnes en sauvèrentdes fragments dont quelques-uns sont aujourd'hui à la bibliothèque deBâle, où ils me furent montrés en 1837 par M. Gerlach, conservateur decet établissement, ainsi que deux poignards dont les fourreaux,richement ciselés, représentent, l'un une danse des morts attribuée(quant au dessin) à Holbein, l'autre un sujet plus joyeux.(9)

Ce qui a pu donner lieu à l'erreur si généralement répandue qu'Holbeinétait l'auteur de la danse des morts de Bàle, c'est que ce célèbrepeintre a laissé en dessins de portefeuille, qui font aujourd'huipartie du cabinet de l'empereur de Russie, une danse des morts, gravéedepuis, mais qu'il ne faut pas confondre, comme on le fait tropsouvent, avec celle du cimetière de Bâle, que publia Mérian (10).

Parmi les autres monuments de ce genre dont le souvenir est resté, ilfaut ranger la danse des morts de Lubeck, exécutée, à ce qu'on croit,en 1463, sous le porche de l'église Sainte-Marie (11)( Voy. Fabricius, Ve vol. p. 2) ;

Celle du château de Dresde, exécutée en 1534 (12) ;
Celle d'Anneberg (haute-Saxe), peinte en 1525 (Voy. Fabricius) ;
Celle de Leipsick ;
Celle de Berne, peinte par Nicolas Manuel vers 1515, dans le couvent des Dominicains, et dont il existe plusieurs éditions ;
Celle du couvent des Augustins d'Erfurt (13) ;
Celle du Pont-des-Moulins à Lucerne, peinte par Méglinger (il y en a plusieurs éditions) (14) ;
Celle qui se trouvait dans l'église des Jésuites de la même ville, et non dans le cimetière de l'église paroissiale (15) ;
Celle de la cathédrale d'Amiens (16) ;
Celle de St-Maclou de Rouen, qui était sculptée ; enfin celle duTemple-Neuf, à Strasbourg , retrouvée en 1824 sous une couche debadigeon, et dont les personnages sont de grandeur naturelle.

Telle est la nomenclature des danses des morts donnée par M. Peignotdans ses recherches ; mais il en existe, et surtout il en a existé unbien plus grand nombre, tant en France que dans les autres contréeseuropéennes. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourrait citer pourl'Angleterre celle qui, selon M. Francis Douce (17), exista jadis dansla vieille église de Saint-Paul, autour d'une galerie, et qu'onappelait indifféremment danse de Machabray ou danse deSaint-Paul (18). On commença à la détruire avec la galerie elle-même le 10 avril 1549.

On croit qu'il exista aussi une danse macabre dans la cathédrale deSalisbury. « On vit du moins longtemps, dit M. Francis Douce, dans lachapelle Hungerford de cette église, une figure (la seule qui restât)qu'on appelait la mort et le jeune homme.En 1748 on publia un dessin de cette danse. La destruction de cemonument est d'autant plus regrettable qu'il remontait à 1460, et queles vêtements du temps y étaient fidèlement représentés.

« Dans la chapelle à Wortley-Hall, dans le comté de Glocester, il y avait, écrite et très-probablement peinte, une danse des morts de tous états et conditions.Les inscriptions étaient les mêmes que celles de Lydgate. (Voy. note 18de la présente page.) D'après une note manuscrite de John Stowe dans sacopie de l'itinéraire de Leland, il paraît qu'il y avait aussi unedanse des morts dans l'église de Stratford-sur-Avon.

« Dans la partie supérieure du parvis qui est à l'entrée du choeur del'église de Hexham, dans le Northumberland, il y a des restes peintsd'une danse des morts. Ils consistent dans les figures d'un pape, d'uncardinal et d'un roi.

« Enfin, à Croydon, sur les murs de la grande salle du palaisarchi-épiscopal, il existait, il n'y a pas encore très-longtemps, desvestiges d'une danse macabre, mais presqu'entièrement effacés. Il n'yeut pas jusqu'aux tapisseries qui ne reproduisissent ce lugubrespectacle. La tour de Londres en contenait une de ce genre. »

L'Allemagne, outre les danses que nous avons déjà citées, en offreencore un grand nombre. Ainsi, M. Douce croit qu'il y en avait unejadis à Nuremberg, une autre à Berlin, une troisième à Vienne, dans lemonastère des Augustins. Un groupe de cette danse des morts, selon lui,ou plutôt selon Bruckmann (Epistolœ itinerariœ,vol. V| épit. 32), représentait la mort entrant par une fenêtre avecune échelle. Il parle également d'une autre chapelle du même monastèreoù l'on voyait la mort emportant un écolier, Arlequin faisant desgrimaces à l'inévitable déesse, enfin celle-ci brisant toutes lesfioles d'un apothicaire, etc. Ici, du moins, l'intention comique étaitévidente.

Nous avons parlé plus haut de l'Espagne, et nous avons dit qu'il n'yexistait aucune danse Macabre. Il en est de même pour l'Italie (19).

La Hollande n'offre qu'un seul exemple de danses des morts. Cettepeinture se trouve dans un château, appartenant au prince d'Orange,près de la Hague. La mort y est représentée armée de flèches dont elleperce l'humanité.

Mais la France eut encore plusieurs danses macabres autres que cellesque nous avons mentionnées. Ainsi l'église de Fécamp en offrait unesculptée sur un pilier, et l'on croit que jadis il y en avait une aussiau château de Blois. Depuis quelques années , si nous ne nous trompons,on en a découvert une à Angers, sous une couche de badigeon. Nous nedoutons pas qu'il en ait existé et qu'il en existe encore quelquesautres qu'on retrouvera plus tard. Ce sujet avait fini, en effet, parêtre si populaire que les représentations en furent multipliées àl'excès.

Quoiqu'il en soit, nous avons à parler ici exclusivement de la dansequi se trouve dans l'église de la Chaise-Dieu, en Auvergne, et quepersonne n'avait encore nommée. Nous nous trompons : il en existe unemention antérieure à la nôtre dans le tome V de la magnifiquecollection publiée par M. le baron Taylor et intitulée : Voyages pittoresques dans l'ancienne France.M. Taylor a même reproduit, dans une des planches de son livre,quelques-uns des principaux personnages de cette danse, afin de donnerà ses lecteurs une idée du monument original. Voici les paroles dont ila accompagné ce dessin: « Un objet non moins curieux et assez raremaintenant, ce sont les peintures que renferme le chœur de l'église dela Chaise-Dieu, et qui représentent la danse macabre. C'est la premièrefois que nous avons trouvé à copier ce poème bizarre, qui était devenu,du quatorzième au seizième siècle, une espèce de sujet de mode quijouit d'une grande célébrité dans le nord de l'Europe. On ignorepourquoi cette danse s'appelle Macabre. La pensée du premier qui traita ce sujet fut profonde ; celle du dernier fut peut-être une cruelle moquerie.

« On ne trouve plus ce sujet, en France, que dans les bibliothèques desamateurs de vieux livres, où les caprices du sublime bouffon sereproduisent dans une série innombrable de précieux bouquins, depuis1495 jusqu'à 1790, en passant par Debry , Callot et Mérian, pourarriverjusqu'à Hollar. Il a été détruit dans presque tous lesmonuments. Les peintures de la Chaise-Dieu en offrent peut-être ledernier exemple, et probablement il ne tardera pas à s'en effacer. Lamoitié de la tâche est déjà remplie : à la droite extérieure du chœur,une couche de badigeon a fait disparaître les costumes pittoresques duquinzième siècle, et de ce curieux vestige des temps passés, comme debeaucoup d'autres, il ne restera bientôt plus que nos faibles dessins.»

M. le baron Taylor avait raison : encore quelques années, et cettefresque fantastique, qui s'écaille chaque jour sous le doigt dessiècles, aura disparu. Nous pouvons donc nous féliciter à bon droit dece que des circonstances particulières nous ont permis d'en faireexécuter un dessin complet ; car à présent la vieille peinture duquinzième siècle, qui rappelait sans cesse aux moines de la Chaise-Dieuqu'ils n'étaient que poussière et que cendre, ne périra pas : ellerevit toute entière dans notre gravure. (20)

Voici ce qui nous amena à la donner au public.

Ce fut en faisant dessiner pour notre grand ouvrage (les Anciennes Tapisseries historiées)(21) les magnifiques et belles tentures données à l'abbaye de laChaise-Dieu, en 1518, par Jacques deSainl-Nectaire ou Sennectère,trente-sixième et dernier abbé régulier, que l'idée nous vint de fairecopier par notre habile collaborateur, M. de Planhol, afin de sauver dela destruction un monument de plus, la danse des morts qui nous occupe.La chose n'était pas facile : placée dans le bas côté nord de laBasilique, sur le mur qui sert de clôture au chœur, c'est-à-dire dansun endroit humide et obscur, cette peinture était à peine visible (22).La plupart de ses contours semblaient effacés ; et, en voulant lesfaire revivre pour un instant, on pouvait craindre de les voircomplètement disparaître. C'est ce qui obligea M. de Planhol à prendre,en enlevant du mur la poussière qui le couvrait, des soins minutieuxqu'il serait inutile de décrire ici, mais grâce auxquels, au lieu d'unevingtaine de personnages qu'on apercevait antérieurement, nous avons puen retrouver plus de soixante (23).

La danse des morts de la Chaise-Dieu est peinte, à sept pieds du sol,sur une longueur totale de vingt-six mètres environ, y compris ledéveloppement des piliers qui coupent par intervalle la surface planedu mur sur lequel elle est tracée. Les personnages ont plus de troispieds de hauteur, et il n'y a de légendes au-dessous ni au-dessusd'aucune figure.

Cette danse a été dessinée sur une couche de plâtre, à l'exception despersonnages qui se trouvent sur les piliers et qui y sont peints sur lapierre brute ; ce sont les plus détériorés. Les figures sont ébauchéesau pinceau, à grands traits qui se croisent souvent avec hardiesse. Iln'y a nulle part plus d'ombre qu'on n'en voit dans notre gravure. Quantaux couleurs, elles sont très simples ; le fonds en est uni et d'unrouge-jaune. Le personnage de la mort est partout d'un gris sale, ainsique les draperies qui le couvrent. Les figures disloquées etincomplètes dans le dessin que nous donnons sont celles qui se trouventsur les piliers, et l'encadrement resté vide qu'on voit en un endroitde la danse est occupé par l'escalier de la chaire. Il est probable quecet escalier couvre encore son personnage; il n'y a pas plus dequarante ans,du moins, qu'on l'y voyait, car la chaire n'était pasalors construite.

La danse des morts de la Chaise-Dieu ne contenant aucune date etn'offrant aucune inscription, nous sommes obligés, pour fixer l'époquede sa confection, de nous en rapporter aux costumes. Or, dès le premiercoup d'œil jeté sur ce monument, il est facile de voir qu'il remonteenviron à la moitié ou tout au moins aux dernières années du XVesiècle. En effet, le chevalier, qui a une épée à ses pieds, porte à lafois le gorgerin et quelques pièces de fer plaquées aux genoux et auxbras ; mais il n'a pas l'armure complète. Or ce vêtement est celuiqu'on rencontre immédiatement avant le XVIe siècle, époque durantlaquelle les perfectionnements ajoutés aux armes à feu forcèrentpromptement les gens de guerre à se couvrir de fer. Il est vrai qu'onpeut objecter que le personnage dont nous parlons est en habit de courplutôt que de combat, puisqu'il porte une toque garnie d'une aigretteau lieu d'un heaume d'acier ; mais on devra remarquer qu'il est, ainsique tous les autres personnages, y compris la mort, chaussé de souliersà la poulaine qu'on ne rencontre plus sous François Ier. Quelquesautres circonstances d'ailleurs viennent encore confirmer notrehypothèse. Qu'on regarde, par exemple, le jeune homme plein d'élégancequi tient des fleurs à la main, et dont le chapeau en est égalementcouronné. Ces longues manches qui tombent jusqu'à terre en formant desplis gracieux n'ont jamais paru au XVIe siècle, tandis qu'on les trouvefréquemment au XVe. La fresque de la Chaise-Dieu n'est donc pas, selonnous, de la même époque que les tapisseries qui ornent le chœur decette église. Elle nous semble plus ancienne. Quant à l'abbé ou audonateur laïque auquel on doit cette danse des morts, les chroniqueurslocaux n'en parlent pas ; ils gardent aussi le silence sur le monumentlui-même ; de sorte que ce n'est que de nos jours, pour ainsi dire,qu'il paraît avoir été aperçu. (24)

Nous n'entrerons pas dans plus de détails relativement à la danse desmorts de la Chaise-Dieu. La meilleure description de toutes en existedans notre dessin, qui a été rendu par la gravure sur pierre aussifidèlement qu'il reproduisait lui-même l'original. Nous dironsseulement que cette danse, comme toutes les autres, représenteinvariablement la mort conduisant par la main le pape coiffé de satriple couronne et tenant la clef de saint Pierre, l'empereur chargé duglobe impérial, le cardinal, le comte, le chevalier, le page, lebourgeois, le musicien, etc. On remarquera les différentes etbouffonnes postures de la mort. Il est vraiment difficile de concevoircomment, avec un sujet toujours et aussi tristement le même (unsquelette), les Apelles inconnus du moyen âge ont pu retracer le rire,l'étonnement, la moquerie, la colère, etc. C'est pourtant ce qui a eulieu dans leurs danses macabres, et spécialement dans la nôtre.

Le monument de la Chaise-Dieu n'est pas seulement une danse des morts des hommes, comme on disait : c'est encore une danse des morts des femmes.On voit du moins, parmi les personnages qui le composent, la nonne etla bourgeoise, tandis que dans quelques monuments, par exemple dans lebeau manuscrit de la Bibliothèque royale, n° 7310, les hommes sontséparés des personnages de l'autre sexe.

Une particularité distingue encore notre danse : elle consiste dans lespersonnages d'Adam et d'Ève placés en tête de la ronde, et entrelesquels on aperçoit le serpent.

Nous avons déjà remarqué ailleurs, (explication des tapisseries de la Chaise-Dieu)que les artistes du moyen âge ont été fort ingénieux dans leur manièrede représenter le serpent. Ici, pour rappeler que c'est à lui que nospremiers parents doivent d'avoir perdu l'éternité, ils lui ont donnéune tête de mort : dans les tapisseries de Jacques de Sennectère, pourbien indiquer comment le serpent fit pécher Adam, ils l'ontgénéreusement doté d'une tête de femme.

Le personnage du docteur qu'on voit gravement assis dans sa chaireaprès Adam et Eve est le moraliste de la pièce. C'est lui qui estchargé de faire en quelques mots l'oraison funèbre de chacun despersonnages de la danse qui semblent tous défiler devant lui. Lesmoralités de la danse macabre étaient ordinairement en vers, et presquetoujours on les traçait au-dessous ou au-dessus des personnages. Ellesmanquent, comme nous l'avons dit, dans notre monument. Mais pour endonner un exemple, voici quelques passages du livre intitulé : Le il faut mourir, et les excuses inutiles que l'on apporte à cette nécessité, le tout en vers burlesques,par maître Jacques, chanoine créé de l'église métropolitaine d'Embrun.C'est la mort qui remplit le rôle de docteur. Voici comment elles'exprime :

Que ces disputes sont frivoles
Qu'on agite dans les écoles,
Pour sçavoir quel est le plus fort,
Du vin, de l'amour ou la mort !
Je croy qu'il faut faire liltière
Du débat de cette matière ;
C'est un conte à dormir debout....

Je parcours toute la Syrie,
Je vay traverser l'Arabie,
Et là je frappe quand je veux
Ces nègres qu'on appelle heureux.
De là passant dedans la Perse,
D'un coup de javelot je perce
Ce grand saphi remply d'orgueil,
Et luy fait voir dans le cercueil
Que ma puissance est sans seconde.....

Je fais voir mes forces égales
Dans les Indes Orientalles ;
Je traite le roi de Pégu
Ne plus ne moins qu'un gueu tout nû....
Pour le grand duc de Moscovie,
Je le réduits au petit point,
Quand du moule de son pourpoint.
J'en fais un horrible squelette, etc.

Cette énumération dure encore longtemps. Enfin la mort s'adressant au pape, lui dit :

A vous, teste à triple couronne,
C'est à vous, dis-je, que j'ordonne
Que sans aucun retardement,
Vous vous rendiez présentement
Devant le Dieu qui seul dispose
Sans compagnon de toute chose.

Le pape répond. Puis la mort s'adresse à une demoiselle, à un forçat,etc. Le tout est divisé en deux parties, et contient plusieurs millevers.

D'ordinaire, dans les danses macabres imprimées, soit françaises soitallemandes, ces légendes sont, comme on le pense bien, infiniment pluscourtes. Elles consistent seulement pour chaque personnage en six ouhuit vers. Voici quelques-unes de celles du manuscrit du roi, n°7310,anciennement au fonds Colbert sous le n° 1849. Cet admirable manuscritdu XVe siècle, a appartenu à la famille de Rochefort Bruille. Il offreautant de miniatures que de pages, et chaque page est encadrée avec ungoût exquis. Il contient la danse des hommes en trente-quatre personnages, et la danse des femmesen quarante-deux. Les deux danses sont liées entre elles par le fabliaudes trois morts et des trois vifs, que retracent trois miniatures,suivies d'une quatrième représentant la mort à cheval, portant unebière sous son bras gauche, et faisant sortir de terre, pour lesenvoyer au jugement dernier, le pape, l'empereur, le cardinal et unautre personnage dont rien ne désigne la qualité.

En tête de la danse, nous voyons d'abord le docteur assis et ayant devant lui un pupitre chargé d'un livre. Il dit :

O créature raisonnable,
Qui désire vivre éternelle,
Tu as cy doctrine notable
Pour bien finer vie mortelle.
La dance Macabre s'appelle
Que chascun à dancer aprent.
A homme et femme est naturelle :
Mort n'espargne petit ni grant.

En ce miroer chascun peut lire,
Qui le convient ainsi dancer.
Saige est celluy oui bien s'y mire :
Le mort le vif fait avancer.
Tu vois les plus grans commancer,
Car il n'est nul que mort ne fière.
C'est piteuse chose y penser :
Tout est forgé d'une matière.

Vient ensuite la mort, portant une bière sur son épaule, et entraînant le pape par la main. Elle lui dit :

Vous qui vivez, certainement
Que qu'il tarde ainsi danserés ;
Mais quant, Dieu le scet seulement;
Avisés comme vous serés ;
Dam pape, vous commencerés ;
Comme le plus digne seigneur,
En ce point honnoré serés ;
Au grant maistre est déu l'honneur.

Le pape répond :

Me faut-il que la dance mené
Le premier qui suis Dieu en terre !
J'ay eu dignité souverainne
En l'église comme Saint-Pierre,
Et comme aultre mort me vient querre,
Encor poinct mourir ne cuidasse ;
Mais la mort à tous maine guerre :
Peu vault honneur qui si tôt passe.

Suivent l'empereur, tenant d'une main l'épée impériale et de l'autre leglobe, le cardinal en grand costume, le roi couronne en tête et sceptreen main, le patriarche, etc. La mort conduit ces personnages ; elleleur fait à chacun une moralité de huit vers, et chacun d'eux luirépond de la même façon.

La danse des femmes commence par deux miniatures représentant, lapremière, deux morts dont l'une joue de la flûte et l'autre du rebec;la seconde, deux autres morts dont l'une joue de la vielle et l'autrefrappe du tambourin. Ces morts appellent à leur bal toute la gentféminine. On voit ensuite l'acteur, puis la reine que la mort entraînepar la main ; la duchesse qu'elle tire par le bas de sa robe; larégente qu'elle conduit par le cordon de sa ceinture, etc. Le tout setermine par ces paroles de l'acteur :

Vous seigneurs et vous aussi dames,
Qui contemplés ceste paincture,
Plaise vous prier pour les âmes
De ceulx qui sont en sépulture.
De mort n'eschappe créature :
Allez, venez, après mourrez.
Ceste vie qu'un bien peu ne dure ;
Faictes bien, vous le trouverez.

Jadis furent comme vous estes
Qui ainsi dancent en façon telle,
Allans, venans comme vous faictes ;
De gens mors il n'est plus nouvelle,
Ne il n'en chault d'une senelle
Aux hoirs ne amis des trépassés,
Mais qu'ilz ayent argent et vaisselle  :
Ayez d'eulx pitié; c'est assez.

La Bibliothèque royale contient encore plusieurs autres manuscrits qui reproduisent des textes de la danse des morts;  mais aucun n'a de miniatures. Tel est le manuscrit coté supplément 632 , et où le docteur est appelé Machabre ; le manuscrit 543 du fonds Saint-Victor, où le docteur est nommé un maistre qui est au bout de la dance ; enfin le manuscrit 7398, anciennement 394 du fonds de Bouhier, où l'on trouve à la fin un fragment intitulé : Cy après s'ensuit la danse macabre aux hommes. Ce texte est le même que celui du manuscrit 7310.

Nous aurions beaucoup à dire maintenant, sous le rapportbibliographique, relativement aux danses des morts imprimées ; mais cene serait peut-être pas ici le lieu, notre intention ayant étéseulement, dans cette esquisse rapide, de faire connaître la fresque del'église de la Chaise-Dieu, d'indiquer les danses macabres existantesou qui ont existé jadis, enfin de résumer les principales opinionsénoncées jusqu'ici au sujet de l'origine de ces monumens, opinions dontnous ne sommes pas satisfaits complètement, sans pouvoir toutefois lesremplacer par une nouvelle.

Nous terminerons en disant que les éditions imprimées de la dansemacabre plus anciennes que celles qui ont été faites de la danse deBâle et des dessins de Holbein, sont fort nombreuses. La première estcelle de 1485, si bien décrite par M. Champollion, et dont le formatest in-folio gothique ; la seconde celle de 1486 suivie du fabliau des trois morts et des trois vifs,in-folio gothique ; la troisième est la danse macabre des femmes,également de 1486, in-folio gothique, Paris, chezGuyot Marchant, suiviedu débat de l'âme et du corps ; la quatrième est celle qui est intitulée : Chorea ab eximio Macabro versibus Alemanicis édita, et a Petro Desrey emendata,Paris 1490, in-folio gothique, etc. On peut du reste consulter à cesujet pour plus de détails le livre de M. Peignot, l'ouvrage anglais deM. Douce, et la Bibliographie de la France. Nous espérons surtout quele travail encore inédit de feu Langlois, continué par le savantbibliothécaire de la ville de Rouen, M. Potier, jettera d'importanteslumières sur la question des danses des morts que nous n'avons faitqu'effleurer.


La danse des morts - Jubinal - Page 20


NOTES :
(1) Cette lettre aux armes de la maison de Rosières ou Roger BeauffortCanillac à laquelle appartenait Clément VI, qui fonda l'égliseactuelle de la Chaise-Dieu, en 1343; — le portrait de cet illustre pape ;— le dessin des trois personnages empruntés à la danse des morts de laChaise-Dieu, ainsi que la vue du portail de l'église placée à la finde notre texte, ont pour auteur M. Victor de Sansonetti, auquel nousdevons également les nombreuses illustrations qui ornent notre éditionde la Galerie royale des armes anciennes de Madrid. (Paris, 2 vol.in-fol, chez Challamel et Cie., éditeurs de la France littéraire.)
(2) Voy. Millin (Magasin encyclopédique de janvier 1813), analyse d'unmémoire du chanoine André de Jorio sur l'explication des squelettes deCumes.
(3) C'est une histoire assez curieuse que celle des Trois morts et destrois vifs. Il y en a plusieurs leçons. Le manuscrit coté n° 2736,fonds La Valliëre (bibliothèque Royale), en contient trois a lui seul.Voici quelques vers de chacune d'elles. La première, qui n'a pas de nomd'auteur, commence ainsi :

Diex por trois péceours retraire
Monstra un signe dont retraire
Vous voel le voir sans mesconter, etc.

La seconde, qui est intitulée : chi commenche li iij mors et li iij viske maistre Nicholes de Marginal fist, s'ouvre par ces vers :

Trois damoisel Turent jadis,
Mais qui partout querroit jà dis
M'en trouveroit à eux pareus, etc.

La troisième a pour titre : Ce sont li iij mors et li iij vis ke Bauduins deCondé fist. Elle commence de cette façon :

Ensi corn li matère conte,
Il furent si com duc et conte
Troi noble homme de grant arroi, etc.


Le manuscrit 198 Notre-Dame (bib. Roy.} contient le dit des trois mors et des trois vifs, plus un dit des trois morte ; et des trois vives. Cesdiverses pièces furent fréquemment imprimées aux quinzième et seizièmesiècles. On grava les trois mors et les trois vifs sur les marges deslivres d'heures, imprimés et manuscrits. Mais ce qui a rendu surtoutcette moralité célèbre, c'est qu'elle fut peinte par Orgagna, dans leCampo-santo de Pise. Elle le fut aussi sur le portail de l'églisedesInnocents, à Paris, en 1408, par ordre du duc deBerry, et il en estquestion dans toutes les éditions imprimées de la danse des morts.
(4) L'Italie surtout et les bords du Rhin furent cruellement déciméspar ce fléau. Strasbourg seul perdit 16.000 personnes ; et un témoinoculaire, Boccace, a laissé de ses ravages à Florence une terribledescription. (Voy. le commencement du Decameron.)
(5) On trouvera de curieuses recherches sur ce mot dans un travailencore inédit, de M. Leber, sur les danses des morts. Ce savantantiquaire m'a communiqué également un passage que je ne connaissaispas de Noël du Fail (contes d'Eutrapel ), où cet écrivain parle de ladanse des morts du charnier des Innocents, comme ayant été unepeinture ; mais une autre conjecture récente et ingénieuse, bien qu'ellene soit pas fondée, selon nous, est celle que M. Francis Douce aénoncée dans son ouvrage sur la danse macabre. Après avoir combattul'opinion qui fait du mot macabre le nom d'un poëte français ouallemand (il aurait dû ajouter aussi celui d'un peintre), l'éruditanglais démontre fort bien la fausseté de quelques-unes des autresétymologies d'où l'on fait venir celte expression. Parlant ensuite de lapeinture dans laquelle, au Carapo-Santo de Pise, Orgagna a représentéles trois morts et les trois vifs, il remarque que les trois vivantsarrivent, (voyez Vasari dans sa vie d'Orgagna, — Baldinucci dans sonexamen sur Orgagna, — Morona, dans sa Pise illustrée)à la cellule desaint Macarius, anachorète égyptien, qui leur donne, en leur .montrantles trois morts, une leçon morale. Rapprochant ensuite cettecirconstance de ce que l'histoire des trois morts et des trois vifsétait rappelée dans la danse des morts des Innocents, à Paris ; de cequ'elle avait été peinte sur le portail de l'église du même nom, en1408 ; de ce qu'enfin toutes les éditions imprimées de la danse macabrecontiennent cette légende, M. Douce s'exprime à peu près ainsi : «D'après ce qui précède , il y a donc toute raison de croire que ce nomde Macabre si fréquemment et sans autorité appliqué à un poête allemandinconnu, se rapporte en réalité au saint, et que son nom a subi unefaible et évidente altération. Le mot Macabre est fondé seulement surdes autorités françaises, et le nom du saint qui, dans l'orthographemoderne de cette langue est Macaire, aurait été, dans beaucoup d'anciensmanuscrils, écrit Macabre au lieu de Macaure, la lettre b étantsubstituée à la lettre u par le caprice, l'ignorance ou l'inattentiondes copistes, etc. » Tout attrayante que soit cette supposition, nousne pouvons l'adopter. La vie de saint Macarius, hermite égyptien,rapportée par les Bollandisies avec toutes les légendes qui y ont trait, ne contient pas l'histoire des trois jeunes gens, et il estvraisemblable que saint Macaire a été placé dans la peinture d'Orgagnacomme le fut plus tard le docteur ou coryphée dans nos premières piècesde théâtre, et même dans la danse des morts de la Chaise-Dieu, pourfaire la leçon et tirer la moralité. S'il y eût été à titre d'origine,nous le saurions. D'ailleurs dans aucune des représentations du fabliaudes Trois morts (et elles sont nombreuses ), qui se trouvent sur leslivres d'heures, non plus que dans le texte d'aucun des manuscrits quirapportent ce fabliau, saint Macaire n'est nommé. C'est donc à tort, jecrois, que M. Douce a établi son rapprochement. J'aimerais autantajouter foi à l'origine que Chorier donne à nos danses, en disant, dansses recherches sur les antiquités de Vienne en Dauphiné (1659, p. 15),qu'un bourgeois, appelé Marc Apvril, fit présent au chapitre deSaint-Maurice d'une pièce de terre et des moulins dits de Macabray, etque de là est venu le nom de danse macabre, par corruption. Cetteétymologie ne serait pas plus singulière que l'autre.
(6) M. Peignot nous apprend aussi que dans l'église Notre-Dame de Dijonil existait, avant la révolution, une danse des morts brodée etdécoupée en blanc sur une pièce d'étoffe noire qui avait à peu prèsdeux pieds de haut sur une très grande longueur. Les personnagesavaient 18 à 20 pouces de hauteur. Elle a disparu avec le mobilier del'église.
(7) Préface de l'édit. de la Danse des morts de Bâle gravée par Mérian,Francfort, 1610, in-4°. Notre citation française est tirée de l'édit.de Bâle, Im-Hoff, 1744, in-4°.
(8) Il y eut encore à Bâle, dans ce qu'on appelait le Petit Bâle, surle côté du Rhin opposé au Grand-Bâle, un couvent de religieuses appeléKhingenthal, bâti vers la fin du XIIIe siècle. Dans une galerie qui endépendait on voyait les restes d'une danse des morts peinte sur lesmurs, et qu'on dit avoir été exécutée avec beaucoup moins d'art quecelle du cimetière de Dominicains. On y lisait la date de 1312. En1766, Emmanuel Buchel, boulanger de profession, mais admirateurenthousiaste des beaux-arts, fit une copie à la détrempe de tout ce quirestait de cette peinture; elle est encore conservée dans labibliothèque publique de Bàle.
(9) Voyez mon rapport au ministre de l'instruction publique sur lesbibliothèques suisses, Paris, 1838, in-8°. L'un de ces poignards, celuiqui représente la danse des morts, est gravé en tête de l'ouvrage de M.Francis Douce.
(10) Les gravures de Mérian ont eu plusieurs éditions, et lui-même, aprèsavoir vendu, vers 1618 son premier travail, qui fut probablement publiépar les achetcurs (ce qui aurait produit l'édition de 1621 aujourd'huiintrouvable), racheta plus tard ces planches vers 1646 ou 47, les fitréduire et graver de nouveau, et en publia en 1649, d'après cesnouvelles gravures, une première édition à Francfort. Quant aux dessinsde Holbein, gravés par Jean Lutzelburger, ils furent publiés à Bâle en1530 ; il y en eut plusieurs éditions successives. Ils furent égalementgravés par Hollar, par Méchel, par les frères Meyer.
(11) Selon quelques écrivains, cette danse aurait été au contraire dansla chapelle des orgues. I.e docteur Nugent en a donné une descriptiondans laquelle il dit que les figures de la danse avaient été retouchéesen 1588, en 1642 et en 1701. Les vers qui l'accompagnaient étaient enbas allemand, mais à la dernière réparation on jugea convenable de lesremplacer par des vers allemands dûs à Nathaniel Schlot de Dantzick.Cette danse est fort célèbre en Allemagne.
(12) Cette danse fut décrite par Paul Christian Hilscher dans unouvrage général publié sur ce sujet à Dresde, en 1703 (8 vol.), etplus tard à Bautzen, en 1721 (8 vol.). Elle n'était pas peinte, maissculptée en pierre sur la façade du château du duc George. Ellecontenait 27 personnages. Elle est gravée dans la chronique de Dresde,d'Anthony Wecker (Dresde 1680, in-fol.), et elle fut transportée, en1721, au cimetière du vieux Dresde.
(13) Ceci est la version de M. Peignot qui dit que cette danse étaitpeinte sur les panneaux , entre les fenêtres de la cellule qu'habitaLuther ; mais M. Douce fait observer avec raison que Nicolaï Karamsin,qui en a donné une description, la place sur l'aile latérale de lamaison des orphelins.
(14) Voici, à propos de la danse du Pont-des-Moulins, à Lucerne, unrapprochement curieux fait par un de nos critiques les plus distingués,M. Saint-Marc Girardin, dans le Journal des Débats du 13 février 1835 :« Jeconnais deux danses des morts, l'une à Dresde, dans le cimetière,au-delà de l'Elbe, l'autre en Auvergne, dans l'admirable église de laChaise-Dieu. Celle dernière est une fresque que l'humidité ronge chaquejour. Dans ces deux danses la mort est en tête d'un chœur d'hommesd'âges et d'états divers. Il y a le roi, le mendiant, le vieillard etle jeune homme ; la mort les entraîne tous après elle... La dansed'Holbein n'est pas, comme celle de Dresde et de la Chaise-Dieu, unechaîne continue de danseurs menés par la mort ; chaque danseur a sa mortcostumée d'une façon différente, selon l'état du mourant... Holbeinavait ajouté à l'idée populaire de la danse des morts. Le peintreinconnu du pont de Lucerne a ajouté aussi à la danse d'Holbein. Ce nesont pas des peintures de prix que les peintures de Lucerne ; mais ellesont un mérite d'invention fort remarquable. Le peintre a représentédans les triangles que forment les poutres qui soutiennent le toit dupont, les scènes ordinaires de la vie, et comment la mort les interromptbrusquement... Au pont de Lucerne, la mort rit avec nous. Faisons-nousune partie de campagne ? elle s'habille en cocher, et fait claquer sonfouet. Les enfans rient et pétillent : la mère seule se plaint que lavoiture va trop vite. Que voulez-vous ? c'est la mort qui conduit : ellea hâte d'arriver. Allez-vous au bal ? voici la mort qui entre encoiffeur, le peigne à la main... Le pont de Lucerne nous montre la mortà nos côtés et partout : à table, où elle a la serviette autour du cou,le verre à la main et porte des santés... ; dans la boutique, où, engarçon marchand, assise sur des ballots d'étoffe, elle a l'airengageant et appelle les pratiques ; au barreau, où, vêtue en avocat,elle prend des conclusions, « le seul avocat, dit la légende en mauvaisvers allemands placé au bas de chaque tableau, qui aille vite et quigagne toutes ses causes. »
« Avec ces peintures le moyen âge ridiculisait l'humanité toutentière ; il raillait sa faiblesse, son insouciance, sa vanité.Aujourd'hui nos caricatures frappent sur les individus au lieu defrapper sur l'homme. Elles apprennent à l'un qu'il est trop maigre, àcelui-ci qu'il est trop gros, à l'autre qu'il est trop petit. Ce nesont guères là de grandes découvertes de satire ; mais, lieux communspour lieux communs, je ne sais si je ne préfère point ceux du moyenâge : ils indiquent tout au moins une époque plus sérieuse et plusgrave, un génie qui voit de plus haut les choses et les hommes, et uneimagination qui garde un profond sentiment de peine dans ses gaîtésmêmes et dans ses caprices. »
(15) Ce qui a donné lieu à cette erreur, c'est que dans ce cimetière ily a le tombeau d'un chanoine. Au-dessus, ce vénérable personnage estreprésenté dans son appartement, la tête appuyée sur une main quesoutient le coude et lisant. La mort entr'ouvre la porte ; elle tient unviolon à la main et prélude au fatal appel. Le chanoine étonné lève lesyeux, regarde la funèbre divinité, et, rassuré par sa conscience, il sedispose tranquillement à suivre son guide fatal.
(16) Le cloître où elle se trouvait fut détruit en 1817. M. MauriceRivoire (description de la cathédrale d'Amiens) a cité quelques uns desvers qui accompagnaient la peinture.
(17) Voy. son intéressant ouvrage intitulé : The dance of Death, etc. London, William Pickering, 1833, in-8°.
(18) « Une semblable danse, dit M. Francis Douce, était peinte autour del'enceinte des SS. Innocents à Paris. Les vers qui l'accompagnaientfurent traduits du français en anglais par John Lydgate, moine de Bury, sous le règne de Henri VI. Les vers de Lydgate furent d'abord imprimésà la fin de l'édition de Toltell dans sa traduction de la mort desprinces de Boccace (1554, in-fol.), et ensuite dans l'histoire de lacathédrale de Saint-Paul de sir Dugdale. »
(19) M. Douce nous apprend, d'après Blainville, que l'église deSaint-Pierre le martyr, àNaples, contient une singulière représentationde la mort, sculptée sur un marbre. La mort a deux couronnes sur latête et un faucon sur le poing. Elle parait prête à partir pour lachasse. Sous ses pieds sont abattus un grand nombre de personnages desdeux sexes et de tout âge, auxquels elle adresse la parole. Vis-à-visla figure de la mort est celle d'un homme vêtu en artisan ou enmarchand, qui jette un sac de monnaie sur une table en disant :
Tutti ti volio dire
Se mi lasci scampare, etc.

(20) Il ne faut pas confondre cette gravure avec celle des troispersonnages qui sont en tête de la présente Explication. La premièreforme un rouleau collé sur toile d'environ 10 pieds de longueur,accompagné d'un fac simile de la peinture originale. Les seconds ontélé placés avant ce texte pour indiquer uniquement ce que c'est quenotre grande gravure.
(21) 2 vol. in-fol. avec texte illustré et 125 planches, à Paris, chezChallamel et Cie, rue de l'ahbaye, n°4. Les tapisseries de laChaise-Dieu forment à elles seules 32 planches. On peut se lesprocurer à part, ainsi que tous les autres monuments du livre.
(22) Pour bien faire comprendre la place qu'occupe cette danse desmorts, il faut dire que le chœur de l'église de la Chaise-Dieu, l'un desplus vastes et des plus beaux de France, est entouré de stallesadmirables. Afin de les soutenir on a construit derrière elles, entreles piliers, un mur qui s'élève à douze pieds environ du sol. C'est surce mur, du côté opposé aux stalles et qui regarde par conséquent la neflatérale, qu'est peinte notre danse macabre. Les piliers viennent lacouper, mais ne l'interrompent pas. Elle se déroule sur eux-mêmes.
(23) Voici sur l'abbaye de la Chaise-Dieu quelques détails qui ne sontpas ici hors de propos, et qui peuvent intéresser nos lecteurs. Nousles tirons de notre ouvrage sur les anciennes tapisseries historiées.L'abbaye de la Chaise-Dieu {Casa Dei) fut fondée en 1046 par Robert,qu'Alexandre II canonisa plus tard, en 1070, et elle finit par devenirpresque héréditaire dans la famille des Rohan. Ce fut entre sesmurailles que mourut le célèbre janséniste Soannen, qui s'appelaitlui-même le prisonnier de Jésus-Christ,et ce fut là aussi qu'aprèsl'affaire du collier de la reine, le prince de Rohan Guemenée fut exiléde la cour. Jetée sur le penchant d'une montagne, l'église de laChaise-Dieu s'ouvre par deux superbes perrons ayant ensembletrente-huitmarches, et dont l'effet est majestueux. (Voy. la gravure, à la fin denotre texte). Une des tours de l'église, dont le rez-de-chaussée sertde sacristie, et qui porte le nom de Clément VI, servit d'abri en 1581aux moines et aux habitans contre la fureur de Blacon, lieutenant dubaron des Adrets, qui mit le couvent à feu et à sang. Les stalles duchœur, au nombre de 72, sont magnifiques ; elles ont malheureusementétémutilées pendant la révolution, ainsi que les statues, les bas-reliefs,le cloître et les flèches de l'église. Au milieu du chœur se trouve lemausolée de Clément VI, en marbre noir; et au-dessus de la boiserie desstalles on voit appendues douze des quatorze tapisseries que nous avonsreproduites. Ces belles tentures, composées de laine, de soie, de filsd'or et d'argent, sont, à ce que nous croyons, sorties des fabriques deVenise ou de Florence, et leur exécution est d'une très grande finesse.Il est à regretter que, selon le vœu de M. Maurice de Bonald,aujourd'hui archevêque de Lyon, et ancien évêque du Puy, l'église de laChaise-Dieu n'ait pas été déclarée monument national, et, à ce titre,comprise dans les édifices à réparer et à entretenir.
(24) Une singularité de celte danse que m'a fait remarquer M. CharlesMagma, c'est que la mort s'y montre partout non pas à l'état desquelette, comme dans les danses du moyen âge, mais revêtue de chair,ainsi que dans les monuments de l'antiquité. Malgré celte anomalie, ilest impossible, en présence des costumes de la danse des morts de laChaise-Dieu, d'assigner à cette fresque une date plus reculée que celleque nous lui avons attribuée.


PLANCHES :

1 La danse des morts - Jubinal - Planche dépliante 1

2 La danse des morts - Jubinal - Planche dépliante 2

3 La danse des morts - Jubinal - Planche dépliante 3

4 La danse des morts - Jubinal - Planche dépliante 4