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JACOB,P. L.  pseud de Paul Lacroix (1806-1884).- Les bibliothèques publiques(1831).
Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.VII.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Orthographe etgraphieconservées.
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Parisou le livre des cent-et-un, Tomepremier.- A Paris : Chez Ladvocat, libraire de S.A.R. le Duc d'Orléans,MDCCCXXXI.- XV-407 p. ; 22 cm.
 
Unepremière représentation
par
P. L. Jacob

~ * ~

Je comprends bien que les bibliothèques publiques de Paris puissentêtre utiles aux lettres ; mais, en vérité, telles que les a faitesl’impéritie ou la négligence de l’administration, je ne comprends pas àquoi elles servent, sinon à enfouir et à perdre à la fois le précieuxdépôt des connaissances écrites ; la Bibliothèque du roi, comme la plusimportante par le nombre et le choix des livres et des manuscrits, estaussi la plus riche en désordre, en routine, et en abus. Cependant lapolice matérielle de l’établissement fait honneur au concierge et auxfrotteurs de livrée ; ou dépose gratis les cannes et parapluies à laporte ; on est prié, par une inscription en langue vulgaire, d’essuyer ses pieds au paillasson, et des crachoirs moins rares queles encriers préservent de fréquents outrages le miroir du parquetciré. Là, Diogène n’eût pas été réduit à cracher au visage de quelqu’un.

Les bibliothèques publiques ne sont pas nouvelles dans notre âged’inventions ; Asinius Pollio en ouvrit une à Rome dans le tempsd’Auguste, et Louis IX, au retour des croisades, rassembla dans unesalle de la Sainte-Chapelle de Paris une collection d’ouvrages dethéologie que les docteurs avaient droit de venir consulter. Dès lespremiers siècles du christianisme, les églises possédaient desbibliothèques, c’est-à-dire quelques bibles latines, décrétales despapes et missels, que les fidèles allaient lire à travers une grille defer. On voit encore dans plusieurs endroits les chaînes et les cadenasqui attachaient le livre d’heures public ; cette précaution contre lesvoleurs ne serait pas aujourd’hui un anachronisme, car lesbibliothèques appartiennent certainement à l’état, et les privilégiéss’en partagent à l’envi les lambeaux.

La Bibliothèque du roi, par exemple, est au pillage, et tandis quel’infatigable M. Van Praet sue à faire rentrer des milliers de volumesqui n’ont laissé que leur place vide sur les tablettes dégarnies, desmilliers de volumes, que mieux vaudrait enchaîner selon le voeu ducardinal Michel Dubec au quatorzième siècle, sortent incessamment pourne jamais reparaître. Ce n’est pas que chaque volume prêté manque surla liste des absents, mais ce grand cabinet de lecture gratuite estconsidéré comme propriété patrimoniale. Il suffit d’être académicien oucousin à la mode de Bretagne d’un portier d’académie pour obtenir lapermission d’emporter des livres : expression technique. On se piqued’emprunter beaucoup, mais de rendre peu ; voilà pourquoi on achètesouvent dans les ventes et sur les quais des livres enlevés depuis silong-temps à la Bibliothèque du roi, qu’il y a prescription. Je neparle pas de ceux qui furent distraits de la librairie du Louvre sousle règne brouillon de Charles VI ; en quarante-trois ans, soixantevolumes seulement volés ou perdus, réduisirent à huit cent cinquante labibliothèque du ménager Charles V ; en cinquante ans à peu près, lamoitié de la Bibliothèque du roi se trouve dehors. On travaillepourtant à l’agrandissement du local.

Je ne sais à quel dépositaire infidèle de notre fortune littéraire nousdevons l’usage du prêt des livres, sans arrhes ni caution. Lessuccesseurs de ce prodigue de nos biens ont suivi les errementsétablis, par défaut d’énergie, par peur d’innovation. Je me plais àrépandre toute mon indignation contre cette tolérance dilapidatrice ;j’élève haut la tête et la voix en accusant, puisque j’ai toujoursrefusé de m’associer au blâme en profitant de la faveur illicite qui mepermettrait d’avoir à domicile les livres que le public va feuilleterdans l’enceinte de la Bibliothèque. Nous verrons ce que décideront lescommissions, qui d’ordinaire ne décident rien. Peut-être serait-iljuste que les gens de lettres âgés et infirmes fussent seuls autorisésà jouir des bibliothèques publiques sans quitter leur cabinet ;peut-être faudrait-il restreindre le prêt des livres aux exemplairesdoubles ou imparfaits.

Loin de là, qu’advient-il ? Souvent tous les ouvrages qui ont rapport àune histoire, à une biographie ou tout autre sujet spécial, sontconfiés à un seul auteur qui les accapare durant des mois, des années,jusqu’à l’achèvement de l’oeuvre du monopole : il se flatte de payer lesintérêts de la dette ? Tant que l’heureux premier-venu reste détenteurde ces matériaux, qu’il voyage, qu’il soit juge inamovible à Carpentrasou consul à Trébizonde, qu’il meure et qu’on l’oublie, n’allez pas, enconcurrence, entreprendre un travail qui exige les mêmes documents ; lecatalogue est muet ou les rayons sont en veuvage ; le moyen de devancervotre rival qui a fait main-basse sur une bibliothèque entière ?heureux quand le monopoleur n’a pas eu assez d’influence ou deprévoyance pour dépouiller à la fois toutes les bibliothèques de Paris !

Les preuves ne feraient pas faute à la critique ; feu M. Auger, qui futle consciencieux éditeur de Molière, garda plus de quatre années toutesles éditions antérieures, de façon que nous eûmes le chagrin d’attendresa mort pour rencontrer à la Bibliothèque un autre Molière que le sien; feu M. Daru, écrivant son histoire de Bretagne, avait sous les yeuxtous les livres où cette histoire, qui se lie à celles des provinces deFrance, occupe quelques pages ; force était aux plus empressés de direadieu à la Bretagne. On peut assurer que les différentes branches de lalittérature sont ainsi la proie de quinze ou vingt personnes quicorrespondent avec la Bibliothèque par ambassadeur. Cela expliquepourquoi on a retrouvé jusqu’à trois cents volumes au timbre royal dansla succession de plus d’un savant, lequel s’érigeait bibliothécaire inpetto. Les Trissotins se pardonnent certaines privautés pour l’amourde la science.

Quant aux exemplaires déposés suivant la loi renouvelée de l’édit deHenri II, ils passent de main en main dans leur nouveauté, jusqu’à cequ’ils prennent rang, gras et fripés, dans l’effectif de laBibliothèque, s’ils ne s’égarent pas en route ; les amis de la maisonse disputent les prémices du jeune catalogué, timbré et classé : lepublic n’est admis à y prendre part qu’après le bon plaisir d’aucuns ;le public sert toujours de prête-nom. Les romans, pièces de théâtre,journaux, brochures et productions frivoles, vont amuser les loisirsdes femmes, mères, soeurs, filles et parentes d’employés ; le public n’apas même les miettes de cette curée : car le règlement défend de donneren lecture certaine espèce de livres qui pourraient trop allécher lesoisifs. On ne veut que des hôtes laborieux et austères à laBibliothèque du roi ; naguère encore, l’index politique et religieux yétait permanent ; très-haute et très-puissante dame censure y prenaitses ébats.

Avant la révolution, cette bibliothèque n’était publique, il est vrai,que deux jours de la semaine, les mardis et vendredis, de neuf heures àmidi ; les curieux et les étrangers la visitaient presque seuls. M. VanPraet, qu’on peut appeler une bibliothèque incarnée, contribua beaucoupà ce que les séances eussent lieu tous les jours, de dix heures àtrois, excepté les dimanches, les fêtes, et les vacances. La révolutionde juillet n’a pas encore amené d’autre réforme qu’une prolongationd’une heure dans les séances. Mais le meilleur grain est infructueuxlorsqu’il tombe sur une mauvaise terre ; on lira une heure de plus,voilà tout.

Dès l’ouverture des portes et des salles, été ou hiver, pluie ou vent,une nuée de liseurs s’abat autour des tables ; chacun à sa placed’hier, chacun redemandant son livre d’hier, chacun accoutumé à prendreracine pendant cinq heures ; beaucoup le ventre vide, la plupart latête vide ; parmi cette foule qui bâille d’avance, on compterait leshommes d’étude, reconnaissables à leur front chauve, à leurs regardsrêveurs, à leur immobilité, à leur persévérance ; ils se soucient peudu piétinement sur le plancher sonore, des voix confuses, du murmuredes plumes grattant le papier, et du froissement des livres feuilletés; ils s’isolent dans leur esprit ; ils ne s’aperçoivent pas que lasueur trempe leur chemise, s’ils en ont d’aventure, ou bien que lefroid glace leurs doigts bleuis. Ceux-là honorent la littérature ;ceux-là, sous leur obscurité modeste, achèvent des ouvrages promis à lacélébrité ; ceux-là peuvent se dire véritables possesseurs de nosbibliothèques, parce qu’ils les exploitent à l’avantage de notre gloireet de nos plaisirs.

Il est bien d’autres savants qui ont dépensé toute une vie de labeur auvain appât d’une découverte plus ou moins problématique : leur erreurtenace est pourtant respectable ; jetez un coup d’oeil par-dessus leurépaule courbée, et jugez-les à leurs recherches assidues, autant qu’àla boîte osseuse de leur cerceau et à l’enveloppe sociale de leurhumanité.

Ce crétin, au regard inerte, à la bouche béante et au teint livide,petite grimace d’homme sur le corps grêle d’un enfant, légèrement vêtupour toutes les saisons, inventorie les sagas dans les commentateurslatins de Danemarck et de Norvège au seizième siècle. Il parlerait lalangue runique si quelqu’un au monde pouvait l’entendre.

Ce gros homme, dont le ventre est excentrique, la face enluminée et lesjambes courtes, aspire à devenir membre d’une académie celtique, pouravoir un titre à la candidature électorale.

Ce vert vieillard, aux yeux vifs et au marcher sautillant, éternel sousson éternelle redingote noire que le soleil, la poussière et la pluienuancent à l’infini, cherche la bénite-pierre depuis soixante ans, etil est toujours sur le point de la trouver ; il voit partout desfigures hermétiques, même à la Bibliothèque du roi. C’est là sonlaboratoire ; par malheur le gouvernement qui prête les livres nefournit pas de cornues.

Ce polyglotte, dont le vocabulaire français est emprunté aux Anglaisespour rire, se perfectionne dans le tartare-mandchoux ; il veut savoiraussi le lapon, comme feu M. Gail savait le grec.

Ce grand sec, chauve, ossifié, bistré, mettra plutôt à nu sa peau queson secret sous sa houppelande diaphane ; il calcule depuis le mois oùles jours croissent de 64 minutes jusqu’au mois où ils décroissent de58. Il dévore à jeun plus de chiffres qu’il n’en peut entrer dans unbudget d’un milliard et demi ; il déjeune d’algèbre, il dîne degéométrie, il soupe de trigonométrie ; il rêve addition etmultiplication. Ce mathématicien inventera quelque jour l’art de gagnerà la loterie sans y mettre.

Ce vénérable chenu, qui épluche et tamise tous les mots dudictionnaire, rime des charades et des logogriphes ; lorsque le Mercureen faisait une si prodigieuse consommation, il était fournisseurbreveté de Laharpe et de Suard. Voilà un homme ruiné à présent.

Cet Ésope, dont l’esprit n’est pas plus droit que la taille, seredressera tôt au tard quand il aura l’eau de Jouvence et la baguettedivinatoire. Il lit Cardan, Albert-le-Grand et de Secretis dansl’original : il s’exerce aux sortiléges, et ne s’alarme pas du fagot.On ne brûle aujourd’hui que les registres des contributions indirectes.

Mais, à leurs côtés, comme la scène change ! Un écolier copie latraduction d’un thème ou d’une version ; un courtier analysel’Almanach des vingt-quatre mille adresses ; l’un pour tuer le tempsqui le ferait mourir d’ennui, effleure un livre dont il ignore le titre; l’autre s’est endormi de guerre lasse dans les bras d’un in-folio ;tel regarde des images  comme ferait un enfant ; tel a voulujuger par lui-même d’un volume qu’il a rencontré au passage. Pitié ! Cen’est pas qu’il faille exiger de tout lecteur une attestation decapacité, une autorisation de famille, un certificat de bonnes sciences; ce n’est pas qu’il faille repousser un habit gras et râpé, dessouliers ferrés, et autres insignes extérieurs de misère ; oh ! non ;quoique les vaudevillistes nous éclaboussent en cabriolet, quoiquel’intrique ait ôté le pain au mérite pour mieux porter des livréesgalonnées, les savants sont pauvres et dépourvus d’ambition. Le génie,de tous temps, s’est montré à travers des coudes percés.

Mais est-il donc impossible de diviser la Bibliothèque par catégories,de distribuer les heures et de favoriser plus particulièrement les travailleurs ? Autant vaudrait réclamer un catalogue général parordre de noms, de titres, et de matières. On ne conçoit pas comment M.Van Praet suffit seul à ce tracas de tous les jours, de tous lesinstants, à cette vie de chiffres par demandes et par réponses. Lecercle des ouvrages habituellement sortis est si borné, que le savoirdes employés échoue devant un livre moins connu ; ces porteurs delivres sont ainsi faits qu’au lieu d’avouer leur ignorance, ilsimputent quelquefois à la Bibliothèque une pauvreté qu’elle est loin dejustifier. On m’a cité un bon vieillard qui, fatigué de monter lesescaliers et les échelles, s’en abstient toujours, et se contented’aller d’une salle dans une autre pour revenir les mains nettes, aveccette raison incontestable que le livre ne se trouve pas. Par malheur,l’administration toute absolutiste de la Bibliothèque semble encouragerces étroites intelligences qui ne voient rien au-delà d’un numéro etd’une lettre d’ordre. On réduit les employés au rôle de machines, et onles exerce à parcourir du haut en bas le vaste hôtel de laBibliothèque. Bien plus, j’ai ouï dire qu’une véritable instructionbibliographique était un motif de discrédit et d’exclusion auprès desmaîtres du lieu ; alors on pourrait confier le service à des bêtes desomme.

M. Van Praet est chargé de cet épouvantable fardeau ; lui seul connaîtles catalogues, les armoires et les portefeuilles réservés ; chaquematin, durant quatre heures consécutives, il donne audience auxenvoyés-quêteurs du privilége ; laissez passer, in-folio, in-quarto,in-octavo, in-douze, in-dix-huit, in-trente-deux ; ouvrez les portestoutes grandes ; c’est pour monsieur, c’est pour madame ! On va, onvient, on parle, on salue, on s’en va. La Bibliothèque du roi ferait uncommerce lucratif à louer des livres aux couturières et aux membresd’Académie.

Tout le monde n’est pas aussi bien accueilli ; quiconque, pour desrecherches doctes et ingrates, s’enquiert d’un livre rare, impriméavant la date préfixe de 1500, tiré à petit nombre, passe pour unvoleur, un original, ou bien un amateur. Le sanctuaire inviolable nelui dévoile pas des trésors inconnus aux profanes ; on obtiendraitplutôt un Brantôme complet qu’un Mystère, une édition de Vérard, unElzévier. On a beau se nommer, offrir son adresse, et supplier enlangage de bibliophile ; rien, l’excuse la plus honnête est unenégation d’existence pour le livre d’exception. Les plus fortsarguments battent en brèche un refus imprenable. En effet, le livre enquestion peut coûter de quarante à cinq cents francs ; montez auxManuscrits, on vous remettra sans difficulté la Bible du roiCharles-le-Chauve, laquelle vaut cinquante mille écus. La logique estune belle chose.

Je me garderai bien cependant de critiquer la défiance desbibliothécaires ; je souhaiterais au contraire que cette défiance fûtmieux entendue ; car il se commet journellement des vols qu’on nepourrait éviter qu’au moyen d’une surveillance plus éclairée, sansqu’il fût besoin de fouiller personne ; chaque individu serait tenu, ensortant, de rendre les volumes qu’il aurait reçus ; pourquoi nedistribuerait-on pas des cartes d’admission comme au théâtre ? mais leplus réel inconvénient est le mélange quotidien des lecteurs et descurieux. Des éditions uniques ont disparu, des pages ont été coupées,des gravures dérobées, des autographes arrachés, on a osé mutiler desmanuscrits d’un prix inestimable pour s’approprier des miniatures ! Cevandalisme se renouvelle fréquemment ; un lucre infâme excite desmisérables à ces lâches spoliations ; ce n’étaient pas eux pourtant quijetaient dans la rivière la bibliothèque théologique de l’Archevêché.

En un mot, il paraît certain que la multitude lisante qui afflue rue deRichelieu est clair-semée de gens studieux ; la fainéantise etl’insouciance y conduisent ces batteurs de pavé et ces flaneurs sansasile qui se complaisent dans les Aventures des Flibustiers et lesCauses célèbres ; l’hiver, faites-y du feu, vous aurez un excellentchauffoir assez bien composé. Ma conviction est encore renforcée parl’aspect des autres bibliothèques publiques, trop éloignées du centrede la ville pour agréer à pareille tourbe de flaneurs désoeuvrés,ennuyés, dissipateurs de temps, picoreurs inévitables de tout spectaclegratuit. D’ailleurs les hommes avares de leurs moments se dirigentrarement vers la Bibliothèque du roi où l’on attend d’ordinaire enfaction vis-à-vis le bureau des conservateurs, sans être dédommagéensuite de cette épreuve de patience ; sur vingt ouvrages demandés, onn’en a pas toujours deux complets ; la Biographie universelle a peineà rallier une douzaine de volumes. Je déclare qu’il n’est pas unebibliothèque, si exiguë qu’elle soit, si mal conservée, et si bienabandonnée, qui ne soit préférable à celle du roi où peut-être deuxcent mille volumes sont dépareillés, doubles, prêtés ou perdus.Néanmoins ce chaos qui augmentera sans cesse parmi les imprimés, nerègne pas dans les manuscrits, les estampes et les médailles.

Aux Manuscrits, solitude perpétuelle, excepté quelque hellénistedéchiffrant des textes, quelque chroniqueur cherchant une date, etquelques orientalistes absorbés devant un composé chinois ou une énigmesanscrite ; aux Estampes, une table encombrée de cartons où les placessont retenues d’avance comme à une première représentation, nombred’écoliers prenant leurs leçons de dessin ; ici du moins un cataloguefait et parfait ; aux Médailles, des Anglais, des provinciaux, etquelque échappé d’un cours d’archéologie.

Les autres bibliothèques sont visitées par diverses classes d’habituésqui aiment à y trouver du feu en hiver et du frais dans la canicule ;les élèves en droit et en médecine se donnent rendez-vous àSainte-Geneviève ainsi que les collégiens ; on demande l’Encyclopédie,Hippocrate, Pothier et les classiques latins avec traduction ; pas unne songe à secouer la poudre des manuscrits qui logent sous les toitsen compagnie des araignées et à la fumée d’une cuisine. Les érudits nese plaignent pas de la longueur du voyage en s’acheminant versl’Arsenal où l’on sent la présence d’un vrai bibliophile ; tout y est àsa place, hormis les employés ; le marquis de Paulmy se réjouirait s’ilpouvait savoir que ses livres et ses manuscrits qui habitent maintenantles appartements du bon Sully n’ont pas été dispersés comme ceux du ducde La Vallière. La bibliothèque de la Ville, formée de l’anciennebibliothèque des Avocats, se recommande par le zèle des conservateurs,sinon par la variété des livres. La bibliothèque Mazarine est déchue enraison de ses accroissements ; le savant Naudé n’y a laissé que son nom; ses dix successeurs ne l’ont pas remplacé. La bibliothèque del’Institut n’admet que sur présentation comme à la cour ; c’est uneassemblée momie de coterie et de prérogative.

Enfin, dans un siècle où l’on a établi des cabinets de lecture à chaquecoin de rue, où, par recensement approximatif, on compte dans chaquemaison une bibliothèque de deux à trois mille volumes, n’est-il pasinouï que ces immenses entrepôts des sciences et des lettres neproduisent presque aucun des résultats qu’on peut désirer ? Cesbibliothèques, qui font l’envie et l’admiration du monde entier, sontau-dedans dévorées par des plaies incurables ; la sinécure s’y estimplantée comme en pays conquis ; derrière un rempart de bouquins lacongrégation rampe ou se dresse, le privilége s’endort ou se prélasse ;là, Polignac recrutait des scribes et des conseillers. Pourquoi cetétat-major de bibliothécaires invalides ou superflus ? Pourquoi cenombre insuffisant d’employés nécessaires ? L’État paie, un bandeau surles yeux ; quel fruit nous revient-il de tous ces sacrifices ? Dansles troubles de la Ligue et de la Fronde, où les librairess’affranchirent de l’impôt légal des deux exemplaires, la Bibliothèquedu roi était mieux gardée au collége de Clermont et au couvent descordeliers. On s’aperçoit à ces signes de décadence qu’il existe uninspecteur-général des bibliothèques.

Que n’avons-nous plutôt ce qu’on nommait des Bibliothèques departisans, quand la sotte vanité des gens de finances s’accommodait dudos des livres factices tapissant un cabinet de maroquin doré ? Cesmontres ridicules rempliraient le même objet que nos bibliothèques, ensoldant une armée d’incapacités et d’inutilités. Nos Thersiteslittéraires auraient là leur Panthéon.

Certes, le régime égoïste des bibliothèques de Londres est encorepréférable ; les livres sont choses sacrées pour que nul n’y touche,car les dépositaires sont responsables. Les Anglais, de tout temps, ontprofité de nos fautes : ils conservent précieusement les huit centsvolumes de Charles VI, achetés par le duc de Belford douze cents francsd’or à cheval ! Ils ne vendront pas les papiers de la chancellerie duroi Jean, pris avec ce prince à la défaite de Poitiers !

Quoi ! notre bibliothèque nationale, qui renferme à elle seule plus delivres que toutes les bibliothèques de l’antiquité réunies, serait plusdévastée que si les hordes barbares l’eussent traversée avec le fer etla flamme ! La bibliothèque de Pergame possédait 200,000 volumes, cellede Constantinople 300,000, celle d’Alexandrie 700,000, écrits sur del’écorce d’arbre, sur de la cire, sur papyrus, sur parchemin, sur despeaux de serpents ; la Bibliothèque du roi possède 600,000 volumesimprimés, 100,000 manuscrits, et 20,000 recueils de gravures….

Eh bien ! allez à la Bibliothèque du roi, demandez une des centéditions de Rabelais ; on vous trouvera peut-être à grand’peine, commeéchantillons, plusieurs volumes différents d’édition et de format.

P. L. JACOB,Bibliophile.