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JANIN,Jules (1804-1874) : LaVille de Saint-Étienne (1831). Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (07.XI.2014) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx: nc) des Mélanges et variétés– volume 1, tome deuxième des Oeuvres diverses de Jules Janin publiépar Albert de La Fizelière en 1876 à Paris pour la Librairie desBibliophiles. LA VILLE DE SAINT-ÉTIENNE (LOIRE) PAR Jules JANIN ~ * ~SI l’on vous disait sérieusement : Il existe à centlieues de laChaussée-d’Antin une ville de forgerons et de charbonniers presqueaussi riche que la ville de Paris, toujours entourée de fumée et depoussière, qui n’a entendu parler que de loin en loin de nos plaisirsde chaque jour, de Rossini et de Mlle Mars, ville étrange, qui neferait aucune différence entre M. Albert et Mlle Taglioni, qui en estrestée à M. Delille pour la poésie, à M. Lachaussée pour le drame et àM. de Laharpe pour la critique, qui vit très-bien sans bibliothèque etsans spectacle, et dans laquelle vous ne trouveriez pas un bon tableau; ville immense dont huit gendarmes font toute la force armée, et quin’a pour se distraire ni assises, ni la cour d’un préfet, niaristocratie orgueilleuse et ruinée, ni académie à églantine d’argent,ni société d’harmonie aux sérénades criardes, ni poëte national auxmadrigaux patriotiques ; en un mot, rien de ce qui fait le charme et lavie d’une ville de province ; mais, en revanche, du fer, du charbon, dela soie, des fusils, des petits couteaux, des bêches ; la lave ardentequi tombe à grands flots dans la fournaise, et de l’or comme dans unconte des Mille et une Nuits; si quelque voyageur, encore tout émude ce drame étrange et le visage tout couvert de cette suie huileuse etnoire qui remplace pour cette ville les parfums de l’été et lesblanches fleurs du tilleul aux derniers jours de l’automne, venait vousdire qu’en fait de bien-être social, d’activité industrieuse,d’économie sévère et de passions comprimées, vous n’avez rien lu depareil dans les lois de Licurgue ; s’il ajoute que là le couvre-feu sesonne à huit heures du soir, au moment où le frais commence, et que leréveil arrive à quatre heures du matin, au moment où le sommeil estplus lourd ; alors sans doute, si vous êtes un des heureux de ce monde,un homme à imagination vagabonde et riante, au cœur oisif et sanspassion, vous ferez comme Sterne : vous regarderez si votre habit estencore assez neuf, et, après avoir été dans votre écurie dire adieu àvos chevaux, vous monterez en diligence, à moins que vous ne préfériezl’isolement de la chaise de poste, quand vous êtes mollement étendu surles coussins et que le postillon brûle le pavé. Il faut arriver à Saint-Étienne le soir, aux rayons couchants dusoleil, quand il jette son dernier éclat sur le dôme d’épaisse fuméequi protége la ville. Saint-Étienne est aussi la ville profonde ettriste. Saint-Étienne est aussi la ville aux sept collines, jetée dansle fond de montagnes sans verdure et sans ombrage, et s’étendant çà etlà au hasard, s’inquiétant peu de symétrie et de bien-être pourvu qu’ily ait fortune. Il existe telle entrée de la ville, en venant de Lyon(et c’est celle-là que je vous engage à choisir, comme on choisit depréférence un précipice pour entrer dans la Suisse), longue, étroite,bruyante, encombrée d’un peuple en guenilles, au visage noir et auxdents blanches. Entrez par cette rue à sept heures du soir, et vousaurez perdu en dix minutes tout ce que le souvenir de nos villes deFrance peut avoir pour vous d’élégance et de goût. Un voyageur qui apassé à Nevers il y a deux jours à huit heures du matin, qui a traverséces rues si propres, ces jolies maisons en terre cuite ; qui s’estarrêté sous ces fenêtres vertes et qui a prêté l’oreille au bruit de lajalousie entr’ouverte et découvrant à la fois un pot de fleurs à demiécloses et quelque tête souriante et curieuse de jeune femme en négligé; pour celui-là, c’est un désagréable contraste que d’entrer àSaint-Étienne le soir par la rue de Lyon. A cette heure, cinq centsforges bruyantes sont en mouvement, non pas une forge parisienne avecson petit feu de cuisine, son soufflet de salon et son enclumeportative, comme vous avez pu en voir une rue des Bons-Enfants, enallant acheter un elzevier chez Sylvestre, mais un immense fourneau, unbrasier brûlant comme pour les armes d’Achille, un soufflet qui fatigueun homme, une enclume d’un siècle, et pour chaque enclume trois grandsforgerons sales et hideux, autant de femmes échevelées, la lime à lamain et travaillant le fer comme un[e] simple dentelle ; des enfants,au milieu de tout cet ensemble, abrités par le toit de chaume quis’avance dans la rue, l’éclat rouge de la flamme, l’âcre odeur dusoufre, le bruit du fer, l’étincelle qui vole, la scie qui crie, leschars qui se heurtent, l’aboiement des chiens, les chansons des hommes,les jurements des femmes. Vous marchez une heure au milieu de ce fracasterrible. Simples villes de l’Orient, où êtes-vous avec vos fraîchesfontaines, vos palmiers agités, la natte hospitalière de la nuit, etvos contes sans fin, quand le voyageur enchanté ne peut pas trouver lesommeil ? Vous arriverez enfin dans une place isolée et noire, bizarrement coupéeen deux par un corps de garde sans sentinelle. C’est là que viennentmourir les lueurs de la flamme et le bruit de l’enclume. ASaint-Étienne il n’y a pas de professions de hasard comme à Paris ; pasde ces vagabonds officieux, toujours prêts à vous servir de conducteurs; à sept heures du soir, c’est à peine si vous trouverez quelqu’un surla place pour vous indiquer une auberge toute semblable aux hôtelleriesde la Cité du temps de la Ligue. On entre par la cuisine ; on passedevant le tourne-broche chargé de viandes ; on trouve une petite courpleine de fumier, on monte un escalier de bois, on se jette sur un lità fleurs gothiques, et l’on dort si l’on peut, car c’est à minuit quecommence le commerce de la ville. A cette heure fatale, consacréeencore dans telle ville d’Allemagne aux apparitions et auxfantômes, vous entendez tout à coup un grand bruit de chars. On secroirait aux environs de l’Opéra après une première représentation deRossini ou de Meyerbeer. Voilà l’heure où Saint-Étienne jette sesproduits dans le monde : les ballots sont préparés, les fourgons sontchargés la nuit est épaisse, tout s’ébranle. On adresse à Paris lesbrillantes soieries, les petits couteaux et les socs de charrue àl’Amérique ; l’Angleterre réclame l’acier travaillé, qu’elle nousrenvoie avec son poinçon ; l’Allemagne achète des fleurets qu’elle nousrevendra plus tard. Une ville surprise par l’assaut n’a pas plus demouvement et d’activité ; seulement, personne dans les rues que lescharretiers ; aux fenêtres, personne. Tout est mystère dans les envois: c’est à qui cachera le mieux le nombre de ses commissions, l’adressede ses commettants, l’importance de ses marchandises ; on s’épie, on sesurveille, la rivalité retient son souffle de peur de se trahir ; etquand le jour est revenu, tous ces marchands qui ont exploité desmillions dans la nuit, qui se sont espionnés douze heures, se saluentcomme de francs amis et se plaignent entre eux de la dureté des temps,de la rareté de l’or, de leurs magasins qui regorgent de marchandises.Honnête mensonge dont personne n’est la dupe, dont personne n’a encoreosé se dispenser. Et le lendemain, quand vous vous réveillez, si vous avez pu dormir, etaprès avoir fait cette longue et minutieuse toilette du matin àlaquelle un bon Parisien ne renonce jamais, je vous avertis que vousvenez de vous rendre ridicule pour tout le jour. Vous sortez et vousvoyez la ville. C’est un assemblage étrange : des ruines et des palais; un hôtel, massif comme un hôtel vénitien qui serait sans grâce, àcôté d’une échoppe ; une maison basse en pierres de taille, et sixétages en plâtre et en chaux : la rue Saint-Jacques, avec son peupleéquivoque et pauvre, traversant subitement la rue Royale et sasomptueuse élégance. Tout est confondu dans cette ville ; c’est duluxe, c’est de l’indigence, c’est le canot de Robinson Crusoë qui n’estpas encore lancé à la mer. Là surtout le hasard est un grand dieu ; làsurtout vous regretterez votre Paris et cette vie divergente et animéequi se répand de toutes parts avec l’abandon échevelé d’une jeune filleà son premier désespoir d’amour. Ici, tout est symétrie ; le moindremouvement de ce peuple s’opère sous l’empire de l’ordre. On agit àSaint-Étienne comme dans une vaste caserne, à la baguette dutambour-major : une armée en bataille n’a pas plus de précision. Hier,vous êtes entré dans la ville au bruit méthodique de trente millemarteaux retombant en cadence sur quinze mille enclumes ; vous vousêtes endormi au bruit de douze cents chariots expédiant des ballots àl’étranger. Le matin, vous retrouverez le même ordre et la mêmeprécision. Voici le matin, le bruyant matin ! Une armée de jeunes filles rondes,ramassées, rebondies, au teint animé, aux larges mains, aux jambessolides, va se rendre à l’ouvrage avec la symétrie d’un bataillon. Cesont les ouvrières de la ville. A peine au monde, chose rare pour depauvres filles ! les filles de Saint-Étienne ont un métier certain :elles font des rubans, elles font des lacets, elles travaillent la soie; c’est à leurs mains que l’on confie ces fils plus précieux que l’or,ces longs fils blancs dont les tissus sont destinés à des reines. Ilarrive de là qu’à Saint-Étienne, véritable république pour l’orgueil,il n’y a pas une servante à espérer ; ce qui étonnera le plus, c’estqu’il n’y a pas une grisette. La grisette parisienne, jeune et vive,accorte et décente, au tablier noir et au petit bonnet, est inconnue àSaint-Étienne : indice spirituel et vif du goût français, témoignageingénieux et piquant de notre égalité sociale, la grisette n’appartientqu’aux villes très-policées ; à Saint-Étienne, ce serait une anomalie.Déjà pour une certaine partie de citoyens, l’ouvrière en soie est unefille dégradée ; il y a dans la ville tel vieux Stéphanois quicoudoiera avec mépris l’ouvrière la plus fraîche et la plus jolie. A unpareil homme, parlez-lui, pour le fils qui doit hériter de son enclumeou la femme qui doit remplacer sa seconde épouse, de quelque grande etosseuse fille aux yeux caves, habile à tracer une lime, habile à manierle fer, qui va se pencher hardiment sous une meule d’usine et aiguisertrois cents haches dans un jour, sauf à se briser le crâne sousl’énorme meule qui l’entraîne et la jette dans un gouffre sans fond. Ola singulière ville ! Le poëte, pour se faire pardonner ses cyclopes,leur a donné la poésie : qui de nous n’a souvent chanté cette idylle deThéocrite, quand le farouche pasteur, assis sur le bord de la mer,prend son chalumeau et propose à la folâtre et blanche Galatée decrever son œil unique ? Saint-Étienne, c’est le cyclope sans sa flûte,sans Galatée. D’abord refuge de forgerons aux mœurs rudes et sauvages,on a tenté d’adoucir ses mœurs en lui donnant un travail plus facile etplus doux. Vains efforts ! on n’a fait que lui ravir le peu de verdurequ’elle avait encore. De mon temps, il n’y avait dans la ville que deuxendroits où un homme de quinze ans pût lire Werther ou bâtir sonpremier roman d’amour : c’étaient Valbenoite et Monteau. Valbenoiteétait alors un vallon solitaire, avec de grands arbres, un grand jardinde trente perches, dans lequel j’ai vu le premier paon de ma vie, commeune merveille inconnue à la civilisation que j’habitais. J’entendsencore les oiseaux de Valbenoite et le bruit du moulin ; je vois encoreles linges de la blanchisserie de Jeanneton étendus triomphants ausoleil. Tout cela est perdu ; on a abattu la forêt de six arbres pour yétablir des machines à lacets ; du simple et paisible moulin on a faitune usine anglaise ; il n’y a pas jusqu’à Jeanneton, ma bonne nourrice,qui ne soit devenue une riche dame, parce que l’industrie a eu besoinde sa cabane. Le pauvre oiseau, malgré son brillant plumage, a étésacrifié, ainsi que le jardin, à des produits chimiques. Le moyen àprésent d’aller à Valbenoite lire son Werther! Quant à Monteau,adieu les prairies et les collines qui nous abritaient de leur silence! La machine à bras parle haut dans la colline. C’est à en mourir dechagrin, eussiez-vous été abonné à l’Opéra-Comique depuis le temps deM. Grétry. Pour la première fois j’ai regretté, en parlant de Saint-Étienne, de nepas savoir un mot de cette science toute nouvelle qu’on appellestatistique, que M. Charles Dupin a inventée à son profit, lastatistique et l’économie politique me paraissant, après les cols enpapier et les cannes à fauteuil, les deux plus belles inventions denotre époque. Écrivez donc, sans savoir un chiffre, sur une ville oùtout est commerce ! amusez-vous donc à écrire et à peindre au milieud’une seule préoccupation ! Quelle belle page j’aurais eue de plus sij’avais pu faire l’histoire d’un seul eustache ! Un eustache est uncouteau sans ressort, manche de bois noirci au feu, avec un trou àl’extrémité pour y passer une ficelle : cet instrument, après avoirpassé par dix-huit mains différentes, ne coûte que trois liards lapièce. « Ce que j’ai le plus admiré en France, disait Fox en 1802, ce sont leseustaches de Saint-Étienne. » Cependant, en 1802, c’était une assezbelle époque de gloire militaire, sans compter que pour la gloirelittéraire nous en étions aux comédies de Collin et à la tragédie de M.Luce de Lancival. Que j’aimerais aussi à savoir comment se fait un fusil à Saint-Étienne! Ce n’est pas faute, croyez-moi, d’avoir vu la fabrique, d’avoir joué,jeune enfant, dans l’atelier de Stellein, ce bon et infatigableStellein, qui a fait tant de belles choses dans sa vie ! Tout ce quej’en sais, c’est qu’un ouvrier prend à la fois trente ou quarante lamesde fer, réunies et pétries ensemble ; il réduit toutes ces lamesréunies en une seule et même lame. Vous diriez d’une simple argile,tant l’ouvrier est le maître de la matière : il tord, il tourne, ilallonge, il raccourcit, il imprègne son dessein dans le canon. Aprésent, voilà un simple fusil de guerre, une de ces arme[s] quepréféraient les soldats d’Austerlitz. Plus tard, c’est un élégant fusilde chasse, léger et rapide. Encore un effort, appelez à votre secoursle ciseau de Dumarest et de Dupré, vous aurez la plus belle arme dumonde, digne du pacha d’Égypte, une de ces armes brillantes, parseméesd’argent et d’or, qu’on ne peut échanger raisonnablement que contre lamaîtresse du Klephte. C’est un Klephte à l’œil noir Qui l’a prise, et qui n’a rien donné pour l’avoir. Si je continue ainsi, adieu ma statistique ! Cependant à côté de cesfoudres de guerre, si solides et si vite faits, fusils, pistolets,baïonnettes ; à côté du fusil de luxe qui demande une année avantd’être parfait ; à côté de l’enceinte où toutes ces armes sont essayéesavec un fracas épouvantable, à triple charge, sans que le canon soitébranlé ; à côté de tout ce peuple dont chacun a sa patrie, à celui-ciune vis, à celui-là un chien, à celui-là une platine, à celui-là lebois sculpté, à l’autre la ciselure du fer, et tant d’autres détailsbien distincts, qui font autant de métiers différents, vous trouveztout à coup de grandes enceintes isolées et tristes. Figurez-vous je nesais combien de métiers réunis, des fontaines de fil faisant tournerdes milliers de dévidoirs. Le fil et la soie reçoivent leur mouvementde la vapeur, se croisent et se mêlent dans tous les sens, çà et là,faisant jaillir mille dessins rapides et variés ; et quand, par hasard,un fil vient à se briser, le lacet auquel appartient ce fil s’isole detous les autres : immobile, il attend qu’on le remette en rapport avecle mouvement qu’il a perdu, pendant que les autres lacets vonttoujours. En effet, ce n’est pas une seule machine, mais autant demachines qu’il y a de lacets, ou de dentelles, ou de tulles, car onfait de tout à Saint-Étienne, et par tous les moyens, par un courantd’eau, par la vapeur, par les bras des hommes quand on ne peut faireautrement, souvent même par le simple mouvement d’un pauvre chevalaveugle attaché à une roue. Il y a telle maigre haquenée, àSaint-Étienne, qui a gagné plus d’argent à son maître que les brillantscoursiers de lord Seymour dans ses courses au Champ de Mars. On a beaucoup parlé jadis de la Hollande, de ses quatre pieds de maraisfangeux, et de ses richesses à acheter l’Angleterre. Manchester estaujourd’hui proclamée une seconde Amsterdam par l’importance de sesproduits et de son commerce. Je ne crois pas que le flegme hollandaisou l’âcreté anglaise soient plus dignes de remarque que l’industrieusepatience de l’homme de Saint-Étienne, que son acharnement à utiliser lamoindre parcelle de cette terre de charbon. Il existe dans la ville unhonnête fabricant, aussi riche qu’une cantatrice italienne, qui s’esttrouvé dans son enfance avoir lu les Géorgiqueset traduit le pèreRapin, qui lui avait laissé je ne sais quel goût champêtre qui l’aforcé à avoir une maison de campagne, une villa avec des ombrages etdes ruisseaux murmurants, et le hocin votis écrit en grosses lettressur la porte d’entrée, à la grande admiration des passants. Le dignehomme m’avait pris en amitié parce que je comprenais ses citationslatines, et qu’en se promenant avec moi sous les tilleuls rabougris dela grande route, il pouvait revenir sur les souvenirs poétiques de sajeunesse et sur les plaisirs innocents de son prædium rusticum. « Jeveux vous y conduire, me dit-il un jour ; vous verrez mon bosquet, manaïade, ma ruine, car j’ai aussi une ruine : c’est un délicieux séjour.» Et nous partîmes le lendemain pour ce séjour délicieux. La maisonétait plantée sur un sommet élevé, et bâtie comme un hôtel du faubourgSaint-Germain. Au lieu d’avenue, de ces belles et riches avenues devieux arbres que la révolution a détruites, on avait construit unelongue cheminée de pompe à feu, dont l’épaisse fumée jetait une odeurde soufre insupportable ; tandis que la machine faisait jaillir endehors du puits des torrents d’une eau noirâtre qui formait une boueinfecte autour de l’habitation. « Voilà mon donjon, à moi, me ditl’honnête négociant en me montrant la cheminée ; voilà mon fosséféodal. A mon sens, j’aurais été bien niais de perdre cent bonnesperches de terrain dans lesquelles je puis trouver un mine d’or. »Disant cela nous entrâmes dans la maison. C’était une maison comme toutes les maisons de Saint-Étienne : uncarreau d’argile fin et froid, sans tapis ; des meubles en noyerhuileux et noircis par la fumée ; un feu de tourbe à chaque appartement; pas un tableau, pas une gravure, pas un livre ; un garde-manger asseztriste et maigre, du linge étendu dans la salle à manger, pour éviterle contact d’un air imprégné de fumée. « Allons voir le jardin, »dis-je à mon hôte. Et nous nous trouvâmes dans le jardin, justementdevant la ruine dont il m’avait parlé. Cette ruine était un four à chaux : encore un gouffre de fumée etd’infectes vapeurs de terre cuite, au milieu d’herbes desséchées et enprésence d’une plate-bande de tulipes uniformes dont la tête étaittristement penchée, faute de pluie. Je n’ai jamais vu de ruinespareilles ; cette brique rougeâtre, au milieu de ces fleurs fanées,était d’un effet désolant. « Venez, plus loin, me dit le propriétairede ce beau lieu, venez contempler tout mon domaine, venez vousrafraîchir dans mon bosquet, venez vous perdre dans mon parc. » Parc etbosquet, tout cela avait six pieds de long. En avançant, j’entendis unbruit d’eau, puis un bruit plus aigu et nerveux à faire peur. Mon hommeétait triomphant ; il avait trouvé le moyen d’établir là, au fond deson bosquet, dans sa rivière, une scie à scier du marbre. La machineallait toujours avec son craquement criard et faux à vous rendrepossédé. Il me fallut passer cinq heures dans cette mortelle habitation ; et lesoir, à l’heure ordinaire du coucher, à huit heures, quand je pusmonter dans ma chambre à la lueur d’une chandelle fétide (on ne brûlepas autre chose à Saint-Étienne), j’aperçus dans la plaine mille feuxépars, des montagnes de tourbe enflammée : il s’agit seulement de faireperdre à la houille son odeur sulfurique et tout ce qu’elle a demalfaisant, au grand avantage des villasd’alentour. En général ontourmente le charbon de toutes les manières à Saint-Étienne. Ils sontparvenus à le changer en fer, à force de fourneaux enflammés, derouages mouvants : la terre en tremble. La maison de mon hôte, auxneiges près et aux glaces de l’été, pouvait passer pour une villa duVésuve, quand le Vésuve tremble et s’enflamme, et que le lazzaroneéperdu invoque la Vierge de Bon-Secours. Et le lendemain, quand jem’éveillai au chant du coq, car le coq chante même dans cette terredésolée, honnête animal ! je retrouvai de mon premier regard l’épaissefumée de la pompe à feu, l’infecte fumée du four à chaux, la noirefumée du charbon purifié ; j’entendis les cris aigus de la scie ;seulement, dans le lointain, à côté d’une fabrique de tuiles, jedécouvris le chemin de fer. Le chemin de fer est une des merveilles du monde. Le pont sous laTamise ne serait même achevé que le chemin de Saint-Étienne resteraitencore une merveille. Il ne s’agit seulement que de deux bandes de ferplacées à quelques pieds l’une de l’autre, et se prolongeant sur unechaussée pratiquée pour les recevoir ; mais ces deux lignes de ferparcourent avec la rapidité de l’éclair quarante lieues de poste, ellestraversent trois montagnes ; elles uniront le Rhône et la Loire, lesplus beaux des chemins qui marchent ; elles feront de Saint-Étienne unentrepôt universel. Dans ces deux lignes de fer est contenue toute lafortune d’une ville : grâce à elles, la France n’a rien à envier àl’Angleterre ; nous lui sommes supérieurs par la simplicité des moyens; c’est une gloire dont les nations de l’Amérique se sont avisées lespremières, et qui nous eût été bien utile à nous autres, peuplesfastueux et imprévoyants de l’Europe, qui commençons des ouvrages pourl’éternité et qui ne les finissons jamais. Mais ces merveilles de feu et de fer sont une étude fatigante ; unvoyage au bord du Rhin, au fond de l’Allemagne, je n’ai pas dit dansles montagnes de la Suisse, un voyage d’une année aux Pyramides, seraitbeaucoup moins pénible que huit jours d’étude à Saint-Étienne. Quandvous auriez vu tout le sol et toutes les merveilles que le soleiléclaire, vous n’auriez encore vu que la moitié de la ville. Sous cetteville enfoncée s’étend une autre ville ténébreuse et triste, véritableséjour des ombres malheureuses ; c’est encore une cité qu’il faut voir. Voulez-vous connaître Saint-Étienne tout entier, grimpez sur lamontagne. Au sommet de ce puits qui se prolonge dans les entrailles dela terre, un mauvais tonneau encore infecté de vin du cru est attaché àune méchante ficelle ; entrez dans ce tonneau, asseyez-vous sur sesbords ; vous aurez pour contre-poids un homme noir avec une lampe defer aussi grossière, aussi terne que s’il n’y avait pas de forgerondans la ville ; il n’y a de pareilles lampes que dans les mines deSaint-Étienne ou dans les romans de Walter Scott. Ces mines s’étendentsous toute la ville : toute la ville dépend de ces mines ; ellesfournissent du charbon aux deux tiers de la France. Dans cet espace àla fois si vaste et si rétréci sont contenues toutes nos ressourcesmanufacturières ; tout est là, tout notre fer, toutes nos armes ; cesbelles armes qui ont fait la terreur de l’Europe, noble fer poli etsimple, plus lourd que les canons de Versailles, mais aussi plussolides et mieux faits pour de longues guerres. Parcourez donclentement ces longs souterrains, mesurez ces rochers de houille,arrêtez-vous devant ces familles entières, colonies souterraines dontle berceau est suspendu à une colonne de charbon, dont la jeunesse sepasse dans des vallées de charbon, au murmure d’un ruisseau fangeux,qui aiment là, qui se passionnent là, qui apprennent là ce que c’estque la colère et l’envie, ce que c’est que le bonheur, aussi bien quesi elles vivaient en plein soleil, au milieu de la langue italienne,dans la campagne de Rome, sur les bords de l’Arno. Et à propos d’un fleuve italien, demandez, à Saint-Étienne, au premiernégociant qui passera dans la rue en vieux chapeau, ses mains dans sespoches, et l’air préoccupé : « Monsieur, où est le Furens ? » Il nevous répondra pas, ou, s’il vous répond, ce sera pour vous montrerdédaigneusement du doigt une petite rivière, que dis-je ? un simpleruisseau, un filet d’eau sale chargé d’une écume blanchâtre, et setraînant à peine à travers la ville. Ceci est le Furens, voilà leFurens, ce fameux fleuve qui a fait Saint-Étienne. A genoux devant leFurens ! De lui seul viennent les eaux de la ville ; à lui seulappartiennent la santé publique, la propreté publique, la richesse :lui seul donne le poli au fer et le pliant à l’acier. Vienne Gargantuaavec une soif ordinaire, adieu notre filet d’eau ! et plus de ville,plus de soierie, plus de fer, plus d’or, plus de vastes coffres-fortsoù s’engouffre le tiers du numéraire de la France ! Voici le Furens !J. J. Rousseau s’y est aussi agenouillé ; alors il relisait l’Astrée tous les ans ; et quand il vint demander le Lignone, dans un beaumoment de poésie, on lui montra le Furens, et il perdit encore à regretune de ces illusions qui faisaient son génie. Dans la position de J. J.Rousseau, c’était une justice que sa colère. Quel désappointement plustriste que de passer des ombrages frais de d’Urfé, de ce ciel bleuqu’il savait si bien faire, de ces moutons poudrés rose, de cespâturages dressés comme des sofas, de ces bergers en chemise debatiste, de tout le joli de la pastorale à la Ségrais, à toute lalaideur de Saint-Étienne ? Soyez attentifs ! A l’heure de midi, voicitous les bergers sur leurs portes avec leurs bergères, en plein soleil,assis par terre et rassemblés là pour manger, comme les portefaixromains étendus devant la statue mutilée de Pasquin. Il n’y a qu’uneheure de comédie à Saint-Étienne, c’est celle-là. Figurez-vous tout unpeuple mangeant, toute l’année, à la même heure, le même potage, sil’on peut appeler potage une espèce de mortier de pommes de terre et depain qui suffit à entretenir tant de vigueur. Ce potage est contenudans un énorme vase qui s’appellebichon ; c’est un pot qui varie decouleur, avec une anse. C’est tout le ménage d’un Stéphanois. Le bichonest à Saint-Étienne ce que le bouclier était à Sparte : « Reviens, monfils, dessus ou dessous ! » Le bichon est le seul meuble qu’on respectedans la ville, le seul dont on soit jaloux. Un père le transmet à sonfils, une femme l’apporte en dot à son mari ; le vieillard mange dansson bichon de jeune homme. Le bichon est reluisant, heureux ; c’est uneespèce de meuble hollandais, avec autant de bonhomie dans le port,entouré d’autant d’idées domestiques et riantes ; un dieu Lare qu’onrespecte dans les familles, et qui a des droits qu’on ne conteste pas àl’heure où se sert la soupe. Le bichon de l’aïeul passe toujours avantcelui du père, jusqu’au bichon du tout petit enfant, qui est de tailleà lui servir toujours, lors même qu’il deviendrait un géant. Que defois, après avoir fait fortune, assis enfin à une table chargée demets, le banquier stéphanois a-t-il oublié son orgueil de parvenu pourrevoir le bichon de l’ouvrier figurer au milieu de la vaisselle d’or !semblable à cet empereur romain qui faisait placer sur sa table desvases de terre qui lui rappelaient son père le potier. Voilà tout ce que j’ai appris des mœurs de la ville, et de la villemême. Ce faible essai, qu’on prendra pour un roman peut-être, n’estpourtant qu’un simple et véridique aperçu de ce mélange inouï degrossièreté et de richesse, de travaux sauvages et d’opulence sévère,de génie exact et laborieux et d’ignorance inouïe. Que penser, eneffet, d’une ville si opulente et si féconde en grands artisans, qui necompte pas un écrivain passable, pas un poëte, pas un homme qui aitcompris le drame, personne ! Ville étrange, qui cependant envoya jadis à la Convention nationalel’armurier Noel Pointe, orateur à la manière de Mirabeau, aussivéhément, et peut-être plus inspiré que lui ! J. JANIN. |