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JANIN, Jules (1804-1874) : L'amour des livres (1866).
Saisiedu texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (14.VIII.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées. La transcription des citations grecques n'est pas sans erreur.
Texte établi sur un exemplaire(coll.part.) de l'édition (la deuxième) donnée par les Bibliolâtres de France à Brie-Comte-Robert en 1937.

L'AMOUR DES LIVRES
par
Jules Janin

~*~


Καλλίμαχοςόγραμματιχόςτό μέγαβτδλίον
"Iσονέλεγενείναι τψμεγάλψχαχψ.
ATHEN., Deipnosoph. III, p. 72, A.


A Georges Moreau-Chaslon.
     
Georges, mon jeune confrère en bibliophilie, il faut toutd'abord que je vous félicite de ce grand amour qui vous apris, si jeune encore, pour les beaux livres.

« Les livres ont toujours été lapassion des honnêtes gens ! » disaitMénage. Une aimable passion dont le charme est toujoursnouveau ; variée, inépuisable,élégante, mais il est rare qu'elle soit lepartage de la jeunesse. Ordinairement elle arrive à l'hommeheureux, quand cet homme heureux touche aux premièreslimites de l'âge sévère, àl'heure où, revenu de toutes les passionsstériles, il songe à préparer lesarmes de sa vieillesse, les petits bonheurs de son toit domestique, etsa fête innocente de chaque jour. Soyez donc le bienvenu,d'aimer si vite et si bien ces chers amis de la vie humaine, amisdévoués, reconnaissants, fidèles. Ilsvoyagent avec nous, ils nous suivent à la ville,à la campagne ; on emporte son livre au fond des bois, on leretrouve au coin du feu : « C'est proprement un charme !». Et Montesquieu a très bien dit qu'il ne savaitpas de douleur si grande, qui ne fût soulagée uninstant par la lecture d'un bon livre.

Oubli, consolation. - La pharmacie de l'âme. - Cependant,comme toutes les passions bien senties et comprises, la passion deslivres a sa coquetterie et son luxe. On comprend très bienqu'un jeune homme épris de sa fiancée ait grandsouci de la parer des plus riches étoffes, des bijoux lesplus rares. La dame, au gré de son amoureux, n'aura jamaisassez de diamants, de perles et de riches dentelles ; autour de lapersonne aimée, il faut que tout soit recherche et bellegrâce, et que, chaque soir, elle ait à sa main unbouquet de fleurs nouvelles. Même le cheval que l'on aime, onle pare ; on veut que tout brille autour de son mors retentissant...Comment donc ne pas permettre à l'ami des beaux livres deles couvrir d’un beau manteau, fait à leur taille,par un habile artiste, et doré par un habile ouvrier ?
    
Le livre est si bien fait pour être orné ; ilporte avec tant de bonheur toutes les élégances !Eh ! quelle merveille, après tout, un bel exemplaire d'unebonne édition qui représente unchef-d’oeuvre de l'esprit humain ! Quelle joie et quellefête à le tenir dans ses mains, tremblantes d'uneémotion ineffable ! On le regarde, on le contemple, on leretourne, on l'ouvre enfin, et voilà que soudain levéritable amateur, grâce au livre, entre en desravissements infinis.
    
Quel bonheur ! Cet Homère, ou ce La Fontaine, il est dela bonne date ; il fut relié en vieux maroquin, etmême en veau fauve, doré par les années; il appartenait à quelque galant homme des tempspassés, dont il porte le chiffre ou les armes ; son nom,tracé d’une main pieuse, au premier feuillet,atteste un de ces propriétaires dont le souvenir agranditl'âme et l'esprit du lecteur. - C'est donc vrai : mon livreappartenait à Racine, au grand Corneille !...
    
Ou bien, il porte à sa marge éloquente une notede la main de Bossuet ! En même temps, vous remarquez que lepapier est souple et sonore ; que les gravures sont du premier choix.Si par malheur le livre n'a pas gardé sa premièrereliure (c'est un grand point), s'il n'est pas signé desnoms de Du Seuil, Derôme ou Pasdeloup, il porte au moins lesnoms de Capé, Petit, Duru ou Bauzonnet. L'odeurmême, une douce odeur, suave et chaste, pieuse ou savante,s'exhale encore de ces pages noblement touchées.

Le livre est là, dans vos mains, consacré par lesannées, par le génie et par le travail. Il estplein de beau langage et de bons conseils ; il représente oul'histoire ou le poème ; il est le conte, il est laprière ; il vient d'un Sage, et loin d'ici le livre honteux,misérable et déshonorant, attendu dans les Enfers des Bibliothèques : « liber contra bonosmores… » , Un livre est et doit être unhonnête homme, ami des honnêtes gens. Ainsi fait,quoi de plus sérieux, de plus attachant et qui soit plusdigne de nos respects ? Sur cette page illustre et touchante apleuré, seule avec son Dieu, la reine catholique MarieStuart ! Voici, sur ce livre d'Heures (à M. deLignerolles), une dernière ligne écrite par leroi-martyr, pour son petit Dauphin, autre martyr ! Enfin quelleélégance plus rare et plus solennelle, et quevoulez-vous comparer parmi les fugitifs plaisirs de ce bas monde,à cette grâce, à cet éclatsurnaturels ?
    
A résumer les louanges de ce bas monde, il n'y a rien deplus beau qu'un exemplaire de noble origine, et qui soit plus digneaussi de nos empressements.

Cependant, il faut une certaine prudence, même en nos amoursles plus légitimes ; il faut réprimer toutes lespassions, même celle-là. Au milieu des plus bellesventes de ce temps-ci, la vente de MM. Renouard, Sylvestre de Sacy, ledigne père de M. de Sacy, de Bure, Armand Bertin, CharlesNodier, Pixérécourt, dernièrement,à l'apparition de cette collectioninespérée, celle du prince Sigismond Radziwillapparaissant soudain au grand jour dans sa plus fraîche nouvelleté, l’acheteur imprudent qui n'auraitpas su se contenir se fût ruiné en vingt-quatreheures.
    
Voyez la honte et le chagrin, lorsqu'en rentrant chez soi,chargé du précieux fardeau de quelques tomesirrésistibles, on se voit forcé de s'avouerà soi-même que dans huit jours, quand lecommissaire-priseur présentera sa note, augmentéede cinq pour cent sur le prix de la vente, on ne pourra pas la payer,à bureau ouvert !

Alors mon cher imprudent, quelle inquiétude et quel malaise,et quelle douleur, s'il te faut rendre au libraire chargé dela vente cette Bible de Royaumont de la premièreédition, cette Journée du Chrétien(toute neuve) aux armes de madame de Pompadour, ce Massillon de 1745,ou cette Mesnagerie de Xénophon, aux armes de M. de Thou,et tant de merveilles dont se parait déjà taglorieuse armoire !
     
Mieux vaut se maintenir dans les limites strictes de sa fortune, que des'exposer à la folle enchère ! En cetteoccasion si triste, la Loi même, oubliant sagravité, se moque du fol enchérisseur.
     
Somme toute, on a trop de peine au bout de ce compte fatal, pour unmoment d'enivrement et de plaisir, et puis, voyez-vous d'ici ricanerles grands libraires, les Techener, les Potier, les Bossange, quand ilsvoient reparaître au bout de six mois, sous le feu desenchères, des livres qu'ils ne comptaient plus revoir avantqu'il soit vingt ans d'ici !
     
D'autre part, vous et moi, mon jeune ami, nous avons naturellement engrande horreur, et dans le plus profond mépris, les bonnesgens qui vont, disant : « Ma foi ! que le livre soit riche oupauvre, entier ou déchiré, qu'il ait appartenuà madame de Sévigné, ou àBélise ; qu'il sente l'oeillet ou le graillon, l'ambre descourtisanes ou le parfum léger de l'honnête femme,c'est toujours un livre... Et peu m'importe, après tout,qu'il vienne du Louvre ou du Pont-Neuf. » Ol'exécrable opinion ! la monstruositémisérable !

Et quoi de plus bête enfin, que ces façons de lireet d'agir ? - Ça vous est égal, messieurs leslecteurs sans odorat, de tenir dans vos mains mal lavées unbouquin taché de lie, où la fille errante et lelaquais fangeux ont laissé la trace ineffaçablede leurs doigts malpropres et de leurs têtes malpeignées ? Ça vous est égal defeuilleter une sentine et de respirer à chaque page uneabominable exhalaison d'écurie ou de mauvais lieu ?

Ces tristes messieurs et ces sottes femmes, les non difficiles,appellent : livre ! une loque infecte, un haillon qui n'a plus de nomdans aucune langue ! Ah fi ! je ne voudrais pas lire dans ces pagessouillées, même les plus belles pages de l'esprithumain. Non ! pas même Priam aux pieds d'Achille et pleurant« sur les mains qui ont tué son fils »,Euripide amenant Iphigénie à l'autel,Anacréon sous sa vigne, ou le Cyclope deThéocrite contemplant les flots de ton rivage, ôSicile !

Il n'y a rien de beau et de bon, rien d'héroïque etde grand, dans un livre humilié, sali, plein de vilenies etd'immondices, voire dans quelqu'une de ces publicationsachetées par un idiot, doré sur tranche (onparle ici du livre et non pas de l'homme), ou toute autreimpureté ; et quiconque nous dira ce refrain bête: « Ça m'est égal ! »,celui-là ne sait pas lire.
     
Il n'a lu que des journaux de cabaret, des romans de cabinet delecture, ou l'histoire de Cartouche et de Mandrin.

Demandez-lui, enmême temps, si ça lui est égal, dedonner le bras à quelque femme suspecte, qui s'en va par larue en traînant la savate, le jupon crotté et lenez au vent. Demandez-lui si ça lui est égal,à lui-même, une tache à son habit etdes trous à ses bottes. Pourtant, la honte est lamême, et plus grande encore, à posséderdans un coin de sa chambre un tas de protervies en guise debibliothèque, dont le chiffonnier ne voudrait pas.

Non, non, les honnêtes gens, les gens qui se respectent, netomberont jamais dans la possession de ces livres crapuleux. Ils leslaisseront dans leur fange et dans leur abomination, non loin descartonnages de ces bandits armés du ciseau, qui ontcausé plus de dégâts que les ravageursarmés de la torche. Un digne ami des livres respectera sesheures d'étude et de loisir ; il se croira tout simplementdéshonoré de réunir tant desouillures, en de si tristes enveloppes, à toutes les fleursdu bel esprit. Il faut à l'homme sage et studieux un tomehonorable, et digne de sa louange. Il ne saurait s'accommoder de cesimprimeries bâtardes, où le hasard est le prote ;où l'aventure est la brocheuse ; où le relieurcompte sur la marge ajoutée au prix de son travail ;où rien ne tient, ni le papier, ni l'encre, et pasmême le fil cousant l'un à l'autre ces feuilletsoù l'esprit fait une tache, où legénie est un trou.

Ces réimpressions de nos chefs-d’oeuvre, pleinesde fautes, disons mieux, pleines de crimes, il y a pourtant des gensqui les achètent, et qui les font relier en basane, par descordonniers manqués, dont on fait des relieurs ! Ces livresainsi bâtis, qui puent la colle et l'oeuf pourri, que le verdévore, et qui tournent au jaunâtre,grâce aux ingrédients de paille et de bois pourrispar lesquels le chiffon de toile est remplacé, cesmisérables in-octavo, l'exécration du genrehumain lettré, il y a cinquante imbéciles,cinquante ignorants, autant d'usuriers, plusieurs idiots, vingt reprisde justice, et de graves filles de joie un peu lettrées,sans compter une douzaine de marquises de nouvelle édition,qui les enferment avec soin dans une bibliothèque richementsculptée.
     
Elles ferment leur bibliothèque à la clef, età double tour, comme si quelqu'un voulait leurdérober leur Voltaire en quatre-vingts volumes, leurJean-Jacques Rousseau-Touquet, leur Buffon, leur D'Alembert, leur Biographie infamante, et le monceau de romans en vingt tomes, illustréspar les illustrateurs du Juif-Errant ou de Crédit estmort ! « C'est un ornement, disent-elles, unebibliothèque, et ça peut servir. » -Ça ne sert qu'à te déshonorer età prouver que tu es un imbécile, ignorant etmauvais lecteur que tu es !
     
Certes, les solitaires de Port-Royal-des-Champs « Messieursde Port-Royal ! », les Arnauld, les Nicole et les Pascal, lamère Angélique elle-même,étaient peu disposés à tout ce quiressemble au luxe, à la chose inutile, àl'ornement. Au contraire, ils excellaient dans toutes sortes deprivations et de mortifications ; ils étaientvêtus de bure ; ils mangeaient du pain de seigle ; ilsbuvaient l'eau des fontaines ; ils portaient un cilice ; ils couchaientsur la cendre...

Un jour que M. Nicole était en visite chez M. Lancelot, ilcomprit, par le compte de la blanchisseuse, que M. Lancelotpossédait trois chemises... Il prit la plus neuve, en disant: « Monsieur, c'est assez de deux chemises pour un solitaire; celle-ci appartient au pauvre... » Eh bien ! ces hommesprivés de tout superflu possédaient detrès-beaux livres. Ils les voulaientsévères, mais bien vêtus ; ilsrecherchaient les éditions rares et correctes. Ilshonoraient, en braves gens, le poète, l'historien,l'orateur. Ils ont laissé, ces grands sages, une reliurefaite exprès pour eux, qu'on appelle encore aujourd'hui lareliure janséniste, que maître Duru faisait sibien, à l'heure où il ne songeaitguère à se croiser les bras sur le seuil de lamaison que lui ont donnée les poètes et leshistoriens de notre nation.
     
Voilà donc, pour commencer, deux grands dangers qui menacentle bibliophile novice : trop acheter de trop belles choses, ou bienencombrer sa maison des plus vilains produits de l'imprimerie et de lalibrairie françaises. Entre ces deux malheurs, il n'y auraitpas à hésiter : mieux vaudrait le premier, quin'a rien de déshonorant, et ne vous mène,après tout, qu'à la prison pour dettes. Maisvoulez-vous, mon ami Georges, que je vous donne, et tout de suite, unconseil qui vous modère et vous maintienne dans les justeslimites
    
N'achetez, aujourd'hui, que si vous avez lu, d'un bout àl'autre, le livre acheté il y a deux mois, il y a sixsemaines. Furetière demandait un jour à sonpère, de l'argent pour acheter un livre. « Orça, répondait le bonhomme, il est donc vrai quetu sais tout ce qu'il y avait dans l'autre, acheté lasemaine passée ? » C'était bienrépondre. Un gourmet n'est pas un glouton... Lisez bien,lisez peu ; attachez-vous, par la lecture, à ce philosophe,à ce poète ; aimez-vous l'un l'autre, et quandvous le placerez triomphalement sur vos tablettes garnies d'un cuir deRussie odorant, faites que vous puissiez lui dire : Au revoir, je teconnais bien, à cette heure, et me voilà toutà fait de l'avis des grands esprits dont tu fus l'exemple etle conseil !
    
Avec cette nécessité de lireentièrement ce qu'on achète, on y regardeà deux fois avant d'acheter ; on se méfie un peuplus de ce qui est rare et curieux, pour se tenir aux chefs-d'oeuvrehonorés de l'assentiment du genre humain. Vous commencerezdonc par vous procurer, sans marchander, de beaux et bons exemplairesde ces quelques livres nécessaires, qu’on lit etqu'on relit toujours. Vous achèterez, non pas comme vousavez fait, naguère, une Bible en caractèresgothiques et sans date, ornement inutile de votrebibliothèque à peine commencée, maisune Bible facile à lire, à savoir tout simplementcelle d'Ambroise Didot (1785), pourvu qu'elle soit sur un papiervélin, et reliée par un maître.
    
Elle tiendra sa place au rang de vos beaux volumes. A cette Bible enlatin, vous pourrez ajouter, mais plus tard, quand vous la rencontrerezen belle condition, et à bon prix, la traduction deLemaistre de Sacy, ornée des figures de Marillier. LeNouveau Testament, traduit par Messieurs de Port-Royal,imprimé par les Elzévirs en 1667, se rencontrequelquefois relié par Du Seuil. Si vous le trouvez, dans cebel état, et que l'argent vous manque, allez tout de suiteau mont-de-piété, laissez-y votre montre ou votrefusil, achetez le livre, et vous aurez fait un bon échange.- Il vous faut aussi, parmi ces livres précieux qui sont lecommencement de la sagesse, une Imitation de Jésus-Christ,et vous n'aurez que l'embarras du choix. L'édition s. d.,imprimée dans Amsterdam, par les Elzévirs, seraitune bonne fortune, en y joignant la traduction en vers, de PierreCorneille, imprimée à Rouen (1656).Voilà donc tout ce que je vous demande en faitd’Écriture sainte, de liturgie et dethéologie.
     
Dans Bourdaloue et Massillon, dans Bossuet et Fénelon,choisissez... Mais le choix est fait par l'un des grandsécrivains de notre époque, appelé M.de Sacy. M. de Sacy a publié naguère, chezTechener, une charmante collection qui contient les chefs-oeuvre de lathéologie morale, et personne aprèscelui-là ne saurait mieux choisir. Croyez-moi, laissonscrier les idolâtres des livres anciens, ne les suivons pasdans toutes leurs folies. Celui-là est malconseillé qui n'est pas reconnaissant des livres modernes,quand ils sont faits de main d’ouvrier, disait La Bruyère. Ces choix nous ôtentbien du souci, ils nous épargnent bien desdépenses, ils nous préservent de nombreuxcaprices.
     
Un choix bien fait nous délivre à jamais des oeuvres complètes, espèce de tombeau banal danslequel des éditeurs sans goût et sans mission vontjetant pêle-mêle, à la façondes ignorants de bas étage, le bon, le mauvais, lemédiocre et le pire.

Toutefois, si vous trouvez l'Alcoran de Mahomet, traduit par Du Ryer(à la Sphère, 1649 ou 1672), ne vousgênez pas pour l'acheter. Procurez-vous aussi un belexemplaire des Provinciales et des Pensées de Pascal (ladouble édition originale est de 1657 et de 1670). Ceci fait,et nos devoirs religieux étant largement accomplis ducôté des livres, nous irons tout de suiteà l'attrait véritable, aux belles-lettres, au belesprit, à la poésie, à l'imagination,à la fête éternelle, revenant plus tardaux sciences, aux beaux-arts, à la jurisprudence, que nouslaissons de côté.
     
Les belles-lettres, vous le savez, commencent à lagrammaire, et comprennent dans leur ensemble excellent les oeuvres lesplus délicates et les plus rares de l'esprit humain. Vousaurez donc un bon dictionnaire, tout bonnement le dictionnaire del’Académie, et vous le placerez, sans honte etsans peur, de façon à l'avoir toujours sous lamain.

Vous aurez une grammaire, un dictionnaire étymologique,quelques livres de Ménage (il eut l'honneur d'enseignermadame de Sévigné), et surtout d’HenriEstienne. Il faut conserver précieusement vos deuxgrammaires de Port-Royal et votre Trésor de la languegrecque. Il y a des livres qui servent tous les jours : ce sont desforces qui nous protègent, des remparts qui nous abritent.Je plains l'esprit désarmé de ces armesformidables. Enfin, rappelons-nous que les anciens faisaient de lagrammaire une Muse, et disons-nous parfois ce mot de M. Ingres :« La grammaire ! la grammaire ! ».

On dresse, en ce moment, une statue au bonhomme Lhomond, le grammairiende nos petites années : c'est très bien fait. Cebronze entouré d'un renom si paisible et si calme, il lefaut honorer, tout autant (pour le moins) que ces formidables statuesempruntées aux canons conquis par tant de hérossouvent médiocres, que des statuaires peuAthéniens nous représentent, le casque entête, l'épée à la main, lafureur dans les yeux, rien dans le cerveau, des obus et des bouletsà leurs pieds.

Après la grammaire il y a la rhétorique, et cetterhétorique, elle contient (inclinez-vous !) leschefs-d’oeuvre de Cicéron, deDémosthène et d'Eschine, les Oraisonsfunèbres de Bossuet, le Petit Carême, et mieuxencore, le Grand Carême de Massillon, tout le grand art dedévelopper la pensée et de parler aux hommesréunis, dans l'accent ingénu de la croyance et dela vérité.

Il ne faut donc pas s'étonner de ce mot rhéteur, et le prendre en mauvaise part. Lesrhéteurs ont fondé l’écoled'Athènes ; ils ont régné dans Rome,à la meilleure époque, aux temps splendides ouRome était libre. Ils sont très souvent d'un bonconseil et d'un bon exemple. Par eux, nous apprenons à nousconnaître en grands poètes ; ils viennentd'Aristote et d'Horace, par les sentiers difficiles de l'Artpoétique... O sentiers du bon sens, illustrés parDespréaux ! Qui vous ignore est perdu sans espoir de retour.

Après la rhétorique, arrive, à sontour, la poésie. Inclinons-nous devant Homère, etqu'il soit un des premiers que nous introduirons, fier et superbe, aupremier rang de nos dieux domestiques. Il faut donc posséderun bel Homère en grec ; mais, pour le posséder,il faut être assez riche. Les Aldes sont endisgrâce, à cette heure ; donc c'est le bon momentd'en acheter.
    
Ils ont publié une édition d'Homère,en 1517 ; les Juntes, successeurs des Aldes, en ont publiéune, en 1537. Un bon helléniste qui peut avoir un exemplairede l'une ou l'autre édition de ces deux beaux livres,l'Iliade et l'Odyssée, peut se vanter d'êtreun homme heureux. Mais, Dieu merci ! on se contente à moins,et nous posséderions l'Homère de 1656,publié par les Elzévirs, en deux tomes in-quarto,ils seraient même en grand papier et reliés enmaroquin, aux armes de M. le duc de La Valière, que nousserions déjà des bibliophilesconsidérables. En fait de traduction, il n'y en a qu'uneseule, la traduction des oeuvres d'Homère par madame Dacier.
    
On se procure assez facilement l'édition de 1711-16, et ellevous ira fort, pour peu qu'elle soit en beau maroquin.

Puisque nousvoici dans les poètes grecs, restons-y tout ànotre aise : Anacréon, Sapho, Bion et Moschus, Pindare etThéocrite. Mais, croyez-moi, tenez-vous au Pindare, de M.Villemain, le plus grand instituteur de la Francelittéraire, le véritable Quintilien de notreâge. Il a ranimé Pindare de son souffle puissant ;il l'a expliqué avec cette sagacité voisine dugénie, exquise ; il a rendu tout autre Pindare impossible.Ainsi, des poètes grecs, nous irons volontiers auxpoètes latins : vous êtes un bon latiniste, un digneélève du savant M. Deltour et de ce compatriotede Martial, M. Guardia, très-versé dans les deuxlangues, ce qui était un si grand éloge au tempsde Jules César, que Caton le censeur, devenu lepédagogue de son propre fils, voulut apprendre, àquatre-vingts ans, la langue de Sophocle et d'Hérodote.
    
Donc, grâce à cette bonne nourriture (un mot deMichel de Montaigne), ce n'est pas vous que l'on trouvera jamaisrebelle aux divines clartés de la doubleantiquité.
    
Athènes et Rome sont, en effet, les deux grandesinstitutrices du genre humain. Elles ont laissé deschefs-d'oeuvre impérissables, qui sont devenus lesmodèles les plus parfaits du génie et de l'artmoderne. Pendant trois siècles, chez nous, a régné en maître absolul'esprit d'Athènes et de Rome. Son souffleingénieux animait nos poètes et nos orateurs, nosphilosophes et nos historiens de la grande époque. C'est denos jours, seulement, que les cuistres, dans leur langage barbare, ontvoulu mettre à l'index, et couvrir de leurs insultesimpuissantes, ces hommes choisis, sans lesquels il n’y a pasde grande nation, disait le Roi-Prophète. Mais quoi ! laconscience publique s'est révoltée, et pendantque l'Eglise elle-même éclairait de ses splendeursces grands anciens, les maîtres de l'Occident et de l'Orientchrétiens, les hommes les plus illettrés ontcouru sus aux profanateurs de l'éloquence... Une couronne! Toutefois, nous conviendrons que, par le malheur des temps, parl'invasion de toutes sortes de sciences qui ontnécessité chacune une langue qui luifût propre, par cette abominable bifurcation, la honte etle déshonneur de notre enseignement, enfin par toutes sortesd'emprunts que nous avons faits aux languesétrangères, que disons-nous ? à la langue verte des commis-voyageurs, l'étude et l'admirationdes classiques se sont cruellement affaiblies parmi nous.
 
Mais pour les esprits généreux et naturellementdistingués, pour les honnêtes ambitieux duτό χαλόν, cet oubli desanciens respects doit être un encouragementirrésistible à la sérieuseétude et contemplation des chefs-d'oeuvre. Avant peu detemps, si la fatale bifurcation dure encore (il faut bien mepardonner ce barbarisme ; il nous vient de l'Universitémême, telle que l'avait faite un méchantécrivain, M. Fortoul), on trouvera désormais,bien rarement, parmi la nation de Racine et de Voltaire, deMolière et de Bossuet, de savants lecteurs dans les languesd'Homère et de Virgile. Hélas ! dans ces tempsreculés, qui ne sont pas loin de nous, ce sera, soyez-ensûr, parmi les hommes que La Bruyère appelait les« honnêtes gens » , une distinctiontrès-enviée et très-honorable, de lirel'Iliade et l'Enéide, à la façondes beaux esprits d'autrefois.

Déjà, même de nos jours, si l'on enparle encore, on ne lit plus les modèles, et c'est pourquoije les recommande à votre piété toutefiliale. Ayez donc un bel exemplaire de Lucrèce,fût-ce le Lucrèce traduit sous les yeux deD'Alembert par Lagrange, en 1768... ; mieux encore, et ce livre estclassique, acceptez avec reconnaissance le Lucrèce en versde M. de Pongerville. Il vous faut aussi, en belle condition, les troispoètes, dignes prédécesseurs deVirgile : Catulle, Tibulle et Properce ; mais je suis sûr quevous les avez déjà, ces amoureux charmants, quivont si bien à votre jeunesse. En même temps, vousavez fait l'acquisition d'un Virgile ; mais je voudrais un beau livre,disons mieux, j'en voudrais deux ou trois, car le luxe ici n'est pas detrop. Le Virgile de 1666 (Variorum) est très-beau et n'estpas cher. Le Virgile de Heyne, plus récent (1800),orné de très-jolies vignettes «d'après l'antique, » représente un belouvrage. Le Virgile Elzevir (1636), quand il a des marges de cinqpouces, et qu'il est relié par Purgold,représente encore un volume digne d'envie, et je suis fierde le posséder.
     
M. Didot, le riche et l'heureux bibliophile et le bon imprimeur ! (pasun plus que lui, M. Brunet restant le premier, ne saurait se glorifierde posséder un plus grand nombre de plus beaux livres), M.Didot a refait le Virgile ; il a refait Horace aussi... Horace, l'ami,le compagnon, le cher conseiller de la vie humaine ; un esprit si rareet si charmant, un bon sens si ferme, une raison si bienveillante, avectant de grâce et de bonne humeur, d'atticisme etd'urbanité !

Celui-la, on ne saurait lui porter un médiocre amour.J’ai mis trente ans à le traduire... A laquatrième édition (j'y touche enfin), je pourraidire à mon tour mon : Exegi monumentum ! « Jel'ai donc terminé, ce monument plus que l'airain durable.» - On recherchera longtemps les papiers de Chine oud'Annonay de cette traduction nouvelle, imprimée avec tantde zèle et de bonheur par M. Lahure, au compte de M.Hachette. On trouvera sur mes tablettes, de l'Horace en latin, vingtexemplaires, plus beau celui-ci que celui-là, et quivoudrait m'en ôter un seul m'infligerait une grande infortune.
     
Ainsi, l'Horace d'Henri Estienne (1577) ; ainsi, l'Horaceannoté par Turnèbe (1605), in folio ; le charmantHorace-Elzevir de 1676, si fidèlement, si glorieusementreproduit et copié par ce même Ambroise-FirminDidot, conviennent également à unebibliothèque ingénieuse. Il y faut aussi unOvide, un Juvénal, un Perse, voire un Lucain ; mais n'allezpas plus loin dans la décadence. Il n'y a rien de plustriste ici-bas, après le déshonneur d'un grandpeuple abattu sous le joug, que la décadence des langues.Semblables aux feuilles de l'arbre (écoutez l'ArtPoétique), elles tombent l'une après l'autre,avec cette différence qu'une fois mortes, rien ne lesressuscite. On vous permet cependant (il est mort en stoïcien; Néron, ce poète manqué, fut sonbourreau) le Satyricon de Pétrone, arbitre desélégances romaines, et leur dernier arbitre. Onvous passe un Martial ; mais certes vous n'irez pas jusqu'àce faux Virgile appelé Claudien.
    
Quant aux poètes latins que la France, l'Angleterre oul'Allemagne ont eu le malheur de produire, il les faut laisser dansleur nuage ; ils habitent les limbes, avec les enfants morts sansbaptême ; ils ne sont pas de leur monde, ils ne sont pas dumonde ancien... N'en parlons plus.
    
Nous arrivons ainsi à nos chers et grands poètesfrançais, honneur de la langue naissante, et cette fois, ilfaut bien que je vous dise, en insistant, ce que disait Iagoà son ami Roderigo : « Mettez de l'argent dansvotre bourse, seigneur Roderigo. »

Il est nécessaire, en effet, si vous voulez êtreun vrai lettré, que vous remontiez aux origines de la languenationale. Or ces premiers livres de la poésiefrançaise, ingénieux, naïfs, railleurs,bons enfants, on ne saurait se les procurer, sans boursedélier ; c'est le cas, ou jamais, d'attaquer laréserve maternelle, ou tout au moins, contentez-vous, sivous la trouvez en bonne condition, de la collection despoètes français de Coustelier, comprenant lespoésies de Guillaume Cretin, de Jean Marot, Coquillart,Martial d'Auvergne, et Villon. Vous posséderiez lacollection des Douze Pairs, réimprimée il y avingt ans par les soins du docte M. Paulin Pâris, que, sansmarcher sur les traces du prince d'Essling, vous pourriez vous plongerdans les véritables commencements d'un art tout nouveau,mais plein de feu, de délicatesse et de passion. Quelquesbeaux parleurs, amis de l’ouï-dire, vous dirontque le roman de la Rose est un livre ennuyeux... Ne les croyez pas,surtout s'il est imprimé en lettres rondes, pour Galliot duPré, en 1529, et si le relieur exécrable n'a passupprimé la marque du libraire, qui se trouve àla dernière page. En même temps, vous rechercherezavec soin les poésies de Charles d'Orléans, uncharmant prince, honneur des lettres, aimé deslettrés, respecté dans son exil. Je vousconseillerais, si j'étais moins sage, le Grand Testamentde Villon (1497) ; mais le livre est de la plus granderareté.
     
Il est moins rare de rencontrer les Quinze Joyes de Mariage (1734),et quand on les rencontre, on ne les manque guère. Il y adans ce mouvement de la littérature française,entre la Danse aux Aveugles et les oeuvres de ClémentMarot, fils de Jean Marot, de Caen, tout un fouillis de petits livresinestimables, que l'on admire, en passant, non pas sans envie, dans labibliothèque des Pichon, Dutuit, Yémeniz,d'Auffay, Double, comme autrefois dans lescélèbres collections d’Hangard,Cailhava, Goutard, comte d'Hoym, Chaponay ; autant de noms que jepropose à votre reconnaissance. Ces amateurs ontsauvé, réparé et glorifiétant de merveilles !
  
Pour en revenir à votre humble collection, achetez,croyez-moi, un Clément Marot (1538), un Joachim du Bellay(1568) ; Du Bellay, le roi du sonnet, cette merveille que JosephDelorme a remise en grand honneur. N'oubliez point, parmi ces bonscompagnons, ce charmant Philippe Desportes, possesseur de si beauxlivres, que vous reconnaîtrez à leur doubleΦΦ. Sa bibliothèque et sa maisonétaient ouvertes ; à ses confrèresmalheureux. Sainte-Marthe et M. de Thou ontcélébré les trésors dePhilippe Desportes, abbé de Bonport.- Vous aurez aussi legrand Ronsard, prince des poètes français, endeux volumes in-folio, tel que le possédait M. Victor Hugo,le poète et le géant. Il le vendit lorsqu'il futchassé de cette France dont il était l'ornementet l'orgueil. Quelle douleur, quand il partit sans espoir de retour. Opoète ! O glorieux ! Il est donc vrai que nous n'aurons pascette joie, avant de mourir, de te serrer dans nos bras ?
     
Ce beau Ronsard, de si vaillante origine, fut disputé parune foule émue jusqu'aux larmes. A cette heure, il est auxmains loyales de M. Maxime du Camp, un vrai poète, etcelui-là m'a tout à fait l'air de vouloir resterlongtemps le possesseur de ce beau livre, que Victor Hugo tenait de sonami Sainte-Beuve. Notez aussi, pour mémoire, un Bertaut(1620), et surtout les Satires du sieur Regnier. J'enpossède un, moi qui vous parle, de Jean et Daniel Elzevir(1652), un petit in-12, non rogné, qui a passé deNodier à M. de Pixérécourt, dePixérécourt à M. Cigongne, et de cedernier au plus aimable, au plus savant, au plus fin connaisseur desbibliophiles français, un grand capitaine qui saitécrire...

Comment ce très-beau livre est tombé, de si haut,dans mon humble collection, dont il est devenu l'honneur insigne et laplus belle parure... ceci est un de ces rares bonheurs dans l'existenced'un pauvre diable d'écrivain tel que moi, dont il ne sevante guère qu'à ses amis.

Qui dit Regnier le satirique, en même temps dira le satiriqueThéophile !... Il est charmant ; il fut si malheureux ceThéophile ! Ah ! la prison, la corde et le bûcher! M. de Thou, parlant d'un pauvre petit libraire : pauperculuslibrarius, ajoute avec un gros soupir... « Il fut pendu !» Etienne Dolet fut brûlé !Son Traité eut ainsil'honneur du martyre. Ces choses se brûlaient au bas du grandescalier du Palais-de-Justice ; le bourreau jetait aux quatre vents duciel la cendre féconde en libertés.
     
« Enfin Malherbe vient, » amenant à sasuite une cinquantaine de poètes qu'on lit une fois, pour nepas perdre la tradition qui relie Malherbe àDespréaux. Deux ou trois belles éditions deBoileau-Despréaux se disputent l'attention de l'amateur ; leBoileau de M. de Saint-Surin est un très-bon livre ; il peutdevenir un très-beau livre. Quant aux poètesmodernes, M. Alfred de Musset, M. de Lamartine, M. Victor Hugo, lesenchanteurs de ce siècle, et le comte Alfred de Vigny, leurcamarade en durée, il v a toujours, pour les adeptes,quelques exemplaires sur papier vélin de cespoètes bien-aimés. Avec un peu de patience, unjour viendra où les Méditationspoétiques, les Orientales, les Contemplations, la Légende des sièclesEugénieGrandetStello, apparaîtront dans un éclatinespéré. On les trouvera tous, avec leurstémoignages, imprimés sur un papier de Chine,dans le chalet de Passy.
     
Vous verrez si, moi vivant, je vous entourais de mes louanges et de mesrespects, amis-poètes, tout glorieux de cet habit de pourpreet d'or, comme en savaient broder Capé,Niédrée et Bauzonnet ! Que de fois je me refusaiun habit à moi-même, afin d'habiller Lucrèce ou les Effrontés, Colomba ou Valentine, la Demoiselle à marier ou le Jeune mari.
    
J'ai fait un tome à part des Leçons de M. deLaromiguière et des Variétés de M.de Sacy. Vingt dessins originaux de Boucher sont devenus l'ornement demon exemplaire en papier vélin, de Clarisse Harlowe. On nesaurait trop admirer la réunion de toutes les images deschansons de Béranger, réunies par mes soins, dansces quatre tomes que le poète lui-même honorait deces belles paroles... trop belles pour qu'ici je les rapporte. O meslivres ! mon juste orgueil ! ma fête suprême !oraison funèbre qui ne saurait périr. Je connaisbien des amateurs qui les attendent... - Celui-là(disent-ils) aura son tour. La mort arrive, qui dissipe au loin letrésor intime !
    
A quelque autre appartiendront ces Contes de La Fontaine, ceDespréaux, chef-d'oeuvre de Thouvenin, ces Latins de JeanBaskerville, ces images, ces dessins, ces avant la lettre, et cethéâtre aux armes de Mesdames, tantes du Roi, avecleur Cabinet des fées, voisines de la Régence!.. Un autre emportera (disent-ils encore) ce beau Missel tout remplide la grâce et de l'élégance ancienne.Un de ces peintres en miniature, après un travail de dixannées, écrivait à la fin de ses Horae Piae, un distique latin dont voici la traduction libre :

   Pour tant de peine et de labeur,
   Que ne puis-je avoir du Prieur
   La plus vieille bouteille,
Et pour la boire, une beauté vermeille !

    
Mais, grâce à Dieu, les impatients attendront undemi-siècle les livres du chalet.
    
Une femme est là, jeune, vaillante et forte, qui gardera,par piété conjugale, honneur de son toitdésert, ces historiens, ces poètes, ces amis quil'entourent, qui la célèbrent et l'honorent d'unetendresse paternelle. Ah ! qu'elle soit longtemps la fidèledépositaire et gardienne de ces grandes mémoires,et quand la vieillesse, à son tour, appesantira cette maincharmante, ô mon Dieu! laissez-lui la force d'ouvrir encore cette humble fortune où revivra, pour un temps sicourt, le souvenir reconnaissant du fidèleécrivain qui l'entoura, comme il eût fait pour saReine, de dévouement, de reconnaissance et de tous sesrespects !
    
Ne pleurons pas ! Au contraire, allons, tout joyeux, rechercher sousles charmilles de Choisy ou de Trianon toutes sortes de petitspoètes, dans le petit format in-12, si commode et sicharmant : Chaulieu, Lafare, Gentil-Bernard, Gresset,Malfilâtre, le chevalier Bertin, Léonard et Parny(en effaçant le livre affreux que ce triste chevalier deParny vomissait en 93 sur l'autel des Furies). N'oubliez pas dans cettedécadence, voisine de la fin d'un monde, le poèteGilbert, mieux encore, André Chénier. Cesdeux-là sont de vrais poètes, par lacolère, par la passion, par la douleur.
    
Je vous fais grâce, et je fais bien, de toutes sortes depoèmes illisibles et très recherchésdes amateurs, je vous en délivre, et même de la Henriade.- A tous nos poèmes épiques, jepréfère un conte bien fait. Le Cabinetsatirique est un charmant livre, et d'un bon sel, et... hors de prix.
    
C'est tout ce que je vous conseille en ce genre, et nous irons tout desuite aux fables de La Fontaine, aux contes de La Fontaine. Or, duconte à la chanson, il n'y a pas loin : la chanson, c'estBéranger lui-même, et presque tout seul. Maislà s'arrêtent mes conseils ; chaque homme a songoût qui le presse et qui l'attire. On ne doit pas toutaimer, comme on ne peut pas tout savoir. Tel, se contente deréunir dans ses longues armoires les historiens duBas-Empire, ou de la Picardie, uniquement ; tel autre est content s'ilse fait une bibliothèque guerrière, àcommencer par la flèche crétoise, àfinir par le canon rayé. M. de Soleinne, àl'exemple du prince de Conti et de madame de Pompadour (elle alaissé d'assez vilains livrestrès-recherchés), s'étaitcomposé une bibliothèque entière del'art dramatique ; il ne possédait que descomédies et des tragédies, ce qui devaitêtre ennuyeux à la longue.
    
RobinsonTélémaque et le Petit Poucet, illes eût chassés de chez lui, bel et bien. Nous,cependant, nous choisirons les belles choses des Maîtres del'art dramatique : Eschyle, Euripide et Sophocle, ces reliefs festinsd’Homère ; Aristophane, et Plaute, etTérence... à la bonne heure ! Haltelà, voici Corneille, et Racine, et Molière.Sitôt qu'il s'agit de ces trois-là, je vous prieen grâce de chercher, s'il se peut, les éditionsoriginales : le CidPolyeucte ou Cinna. Si vous trouvez,à la date célèbre de 1644, l'Illustrethéâtre de M. de Corneille, ne le manquez pas ;il contient les cinq chefs-d’oeuvre du grand Pierre. Il n'y apas longtemps, le même libraire, à vingt ans dedistance, adjugeait (non pas pour son compte) à millecinquante francs, le même exemplaire de Corneille, qu'ilavait cédé (l'ignorant !) pour une pistole !

Un beau Molière est indispensable dans une de cesbibliothèques enviées et respectées,telle que sera la vôtre. Or, ces Molière et cesCorneille des éditions originales, ils sonttrès-rares, mais on cherche, et l'on trouve. Le Racine estplus facile à rencontrer. Il se compose, à ladate de 1687, de deux tomes in-12(Φόδος χαίΈλεος). On ajouteà ces deux tomes : Esther (1689), Athalie, avec leprivilège donné à Versailles, au moisd'août 1686, au nom des Dames de la Communauté deSaint-Louis... Si vous pouvez vous procurer le Rotrou, vous rendrez unjuste hommage au noble coeur que l'auteur de Polyeucte appelait sonpère. Enfin, pour vous compléter, il vous suffitde quelques tragédies de Crébillon, desmeilleures comédies de Regnard, de Dancourt, et quelquesfantaisies de Marivaux. Ces choses-là ne se cherchent pas,elles se rencontrent.

En fait de romans, on n'en lit guère ; ceux qu'on lit, quelschefs-d’oeuvre ! ZaydeGil BlasDon QuichotteManonLescautPaul et Virginie… On les trouve encore assez facilement en éditionoriginale... Quel beau livre incomparable a publié notreCurmer, le mraître des chastesélégances : Paul et Virginie,illustré par Tony Johannot

Ainsi, vous le voyez, si quelques beaux exemplaires suffisentà l'ornement d’un cabinet, il n'y en aguère qu'une vingtaine, au bout du compte, que l'on aitgrand'peine à se procurer.

Le reste est vulgaire. On a facilement la Divine Comédie(ayez la traduction de Louis Ratisbonne) et le Roland Furieux avec la Jérusalem Délivrée. Un ou deux Mystères pour savoir comment cela se faisait, suffisent à notre curiosité. Notez cependant, parmi lesMolière, car j'y tiens, celui de 1666, en 2 vol. in-12 ; lapremière édition complète (1674) en 7vol. in-12 ; l'édition des Elzévir de 1675, en 6vol. petit in-12, le sixième volume imprimé en1684. Voilà certes de quoi choisir, sans compter la suitedes éditions originales, qui sonttrès-recherchées, et qui se vendent au poids del'or : L’Estourdy ou les Contre-Temps, - Dépitamoureux, - Les Précieuses ridicules, - L’Escole des Maris, et quand on arrive à lesposséder toutes (vingt-trois comédies), on peutse vanter d'avoir accompli une tâche impossible. Il y amême, en ces exemplaires de Molière, despièces dont l'histoire touche au roman. Le Molière du regretté Armand Bertin, l'honneurdes journalistes français, avait appartenu à M.de la Reynie, lieutenant général de police, etvoilà pourquoi cet exemplaire unique avaitéchappé aux corrections exigées par lacensure de 1682.

Plus tard, ce livre introuvable fut acheté par M. deSoleinne à un sien ami, qui lui-même l'avaitacheté à la Martinique, des mains d'unnègre qui s'était fait bouquiniste. Il futpayé au nègre une pièce de trente sous; il monta vite à mille francs à la venteSoleinne ; il fut payé le double, à la venteArmand Bertin, par M. le comte de Montalivet. Il se vendrait le triple,aujourd'hui.
     
L'histoire de la bibliographie est inépuisable endécouvertes de ce genre. M. de Bure, l'abbé Rive,M. Brunet, le charmant et savant bibliophile Jacob, vous raconteronttoutes ces féeries. De nos jours, M. Parizot, bouquinant surle quai Voltaire, a rencontré les commentaires deCésar, annotés par Montaigne, dontl'écriture est presque introuvable ! O Feuillet de Conches,il y avait là de quoi vous pendre ! Un homme heureux, M. dela Tour, se promenant sur le Pont-Neuf, trouve, ô bonheur !l’Imitation de Jésus-Christ de Jean-JacquesRousseau ! Même il y avait dans ce beau livre, en guise designet, un brin de pervenche. Et penser que pendant trente ans je mesuis bêtement promené sur ce quai des miracles !

Mais quoi ! peut-être aurez-vous votre jour.Déjà même vous avez l'instinct de labibliographie à un trop haut degré pour qu'ilsoit nécessaire de vous encourager à la recherchedes éditions originales. - La premièreédition d'un livre attendu de lapostérité présente au lecteur studieuxce grand honneur que le livre est corrigé par la mainmême du maître. Le maître-inventeur l'avu de ses yeux ; il l'a touché de ses mains ; il acorrigé la faute ; il a rétabli le texte ; il adonné le bon à tirer. C'est son livre, eneffet, tel qu'il l'écrivit, tel qu'il le voulut laisser augenre humain. Plus tard, il arrive assez souvent quelui-même, vieilli, changé, timoré,persécuté, porte atteinte à son oeuvre; ou bien, et cet accident-là est très commun, lelivre, aussitôt que le philosophe est descendu dans lesténèbres du tombeau, a subi les tortures del'imprimeur, du censeur, des fanatiques, des cuistres, des ravageurs.
    
Qui peut se vanter d'avoir lu le Télémaque telque l'écrivit Fénelon, s'il n'a pas lu Télémaque  dans l'éditionoriginale ? Et les changements dans l'orthographe et dans le format dulivre, il faut bien les compter pour des déguisements.
    
Cependant, même en possédant le Racine de ClaudeBarbin ou le Racine Elzévir de la bonne date (1678), vouspouvez aussi rencontrer les éditions originales : La Thébayde ou les Frères ennemis, - Andromaque(1668), - Britannicus (1670). Dans ces premièreséditions, l'auteur oublie ou néglige de mettreson nom, tant il sait déjà que le monde entiersaurait le nom de l'auteur d'Andromaque et de Britannicus. Plusfacilement, vous trouverez les éditions originales destragédies et des comédies de Voltaire, et le Figaro de Beaumarchais, avec la belle image : la Conversationespagnole.
    
Mais gardez-vous d'aller jusqu'au théâtrerévolutionnaire : on le laisse aux curieux, qui sont purementet simplement des curieux ; passez donc par-dessus cespoètes comiques qui prennent si mal leur temps, et pourvos jours de bonne humeur, je vous permets quelques parades etjoyeusetés du théâtre italien. Lethéâtre espagnol vous offrira Lope de Vega, etCalderon.- Shakspeare et Schiller sont des nôtres. Vousn'oublierez pas, chemin faisant, la Psyché de La Fontaine(1669), le Daphnis et Chloé de M. le Régent.

Comme il montrait à Casanova les dessins qu'il avait faitspour la pastorale de Longus : « Monseigneur, luirépondit le peintre italien, il ne vous manqueguère, pour devenir un grand artiste, que d'êtreun pauvre diable comme moi! »
    
Rappelez-vous que le vrai Télémaque a paru chezmadame veuve Claude Barbin, en 1699 ; que Saint-Aubin et Drevet nousont laissé un très beau portrait deFénelon ; qu'un portrait de Ficquet ajouté,ajoute un grand intérêt à plus d'unlivre. Un jour que La Fontaine offrait le premier recueil de ses fablesau jeune duc de Bourgogne, avec son portrait où l'on voyait le Loup et l’Agneau : « Monsieur, disait le jeuneprince, vous avez ajouté vos armes à votreportrait. »
    
Et maintenant redoublez, s'il vous plaît, decuriosité et d'attention ; nous touchons àquelqu'un de ces livres extraordinaires qu'il faut possédersuperbes, et pour lesquels rien ne doit nous coûter,excepté un lâche serment.
      
Pantagruel ! Rabelais ! Ne songez pas au Rabelais de 1533. On n'enconnaît qu'un exemplaire ! Chantez un Te Deum ! si vousrencontrez le Rabelais de 1553 ! et contentez-vous du RabelaisElzévir de 1663, en 2 petits vol. in-12, pour peu qu'il soiten maroquin grenat, à compartiments, doublé demaroquin rouge et relié par Bauzonnet.

Au Gil Blas, ce gai conseiller de la vie humaine, vous ajouterez lesgravures de Smirke; à l'histoire de Manon Lescaut, vousajouterez le portrait de l'abbé Prévost, par cemême Ficquet. N'oubliez pas un bel exemplaire des Contes deVoltaire, avec la suite des figures de Munch. - Un certain livreappelé les Cent nouvelles nouvelles (1701),orné des compositions galantes de Romain de Hooghe,à moins que vous ne possédiez le mêmelivre imprimé par Antoine Vérard, en 1486,accompagne agréablement l'Heptaméron deMarguerite de Valois, royne de Navarre (1559). Cherchez aussi le Décaméron de Boccace, in-16, imprimépar le grand imprimeur Rouille, à Lyon, en 1558, dignecompatriote et prédécesseur de Louis Perrin, mortà la peine, il y a quatre années, laissant deschefs-d'oeuvre. Il vous faut aussi, en belle condition, le Moyen deparvenir (de l’imprimerie de François Rabelois),et la Satire Ménippée (1609), toutes chosesindispensables, et d'une infinie consolation quand l'âgearrive où la journée est longue, où letemps est sombre, où l'homme, abandonnéd'espérance et sevré de toute ambition, neredoute, ici-bas, que le remords, moins encore, l'isolement et l'ennui.
    
Vous aurez aussi un grand choix de Lettres, écrites parles plus beaux esprits de l'antiquité et des temps modernes.La lettre est charmante à lire ; elle a l'accentmême de la vérité ; elle estécrite sans souci de la postérité quine doit pas la lire ; elle porte avec elle un grandcaractère d'authenticité :

Je dirai : j'étais là ; telle chose m'advint...

Quelle grâce et quelle attention à lire leslettres de Cicéron, les lettres de madame deSévigné (adoration de M. de Sacy !), les lettresde Voltaire ! Hier encore, ces chères etdélicates correspondances de madame de Swetchine avec lesmeilleurs et les plus nobles esprits de la Restauration : - «Surveillez-moi, disait-elle à mademoiselle de Virieu, sonamie, et tout ira mieux, si ce n'est tout à fait bien. Maisavant tout, ne me manquez pas ! »
    
Même, la lettre écrite exprès pourtoutes les adresses, elle a son charme : un Voiture, un Balzac, unGuy-Patin, savaient qu'ils seraient lus par tout le monde... il fautles lire. Ainsi nous allons par la poésie à laphilosophie, et par la philosophie à l'histoire. «Il n'est pas permis d'ignorer le genre humain ! » disaitBossuet, à Mgr le Dauphin, son tristeélève.
    
Il n'est pas permis (dirons-nous) au sincère ami des grandsécrivains et de la vérité, d'ignorerThucydide, Hérodote, Jules César, Plutarque.Tenez-vous à Plutarque, il est le vrai juge, et redoutez lesfaiseurs de biographies qui font plus de tapage que le hérosmême de leur adoption. Tite-Live, Tacite, et l'Histoire deCharles XII par Voltaire... autant de grands hommes auxquels il fauttoujours revenir !
    
Ils vivent, ils respirent, ils enseignent, ils conseillent. Nous avons,chez nous, les Chroniques de Froissart (1514.), le Comines (1529),les Gestes du preulx chevalier Bayard (1525), les Mémoires du cardinal de Retz (1731),les Mémoires de M. le duc de Saint-Simon, des livresinestimables, et d'une parfaite beauté. - Prenez, gardez etlisez !
    
Ayez grand soin d'un bel exemplaire de Plutarque ! On le lit toute lavie ; il vous le faut absolument, imprimé par Vascosan en1567-74, in-8°, bien conservé,réglé, en maroquin rouge, et relié parun grand artiste. Heureusement on en trouve encore. A mille francs, lesquatorze tomes (de la bibliothèque Radziwil),reliés par Derome en maroquin vert, c'est donné.
    
Et, pour finir par le commencement, songez enfin aux philosophes, auxmoralistes, à la parole éloquente, àces écrits charmants : de l’Amitié ;de la Vieillesse. - Enfin songez au vrai livre, au grand livreintitulé : les Essais de Michel de Montaigne.Holà ! les Essais de Montaigne. Il y al'édition originale de Bourdeaux (1580), mais elle necontient que les deux premiers livres. - Il faut vous procurer le Montaigne d'Amsterdam (1659), de l'éditionelzévirienne, ou tout au moins celui de 1659, en 3 vol.petit in-12, orné du frontispice où se voit le portrait deMontaigne, gravé en taille-douce par Larmessin. Ceciétant acquis, vous aurez un La Bruyère de ladixième édition (1699), un La Rochefoucauld, unVauvenargues... Livre et liberté. Même origine !
    
Une fois le maître heureux de ces chefs-d'oeuvre, eh bien !vous en aurez pour votre vie entière. O chefs-d'oeuvre !beautés ! grâces ! consolations ! sagesse ! Olivres, nos amis, nos guides, nos conseils, nos gloires, nosconfesseurs ! On les étudie, on les aime, on les honore, etquand parfois quelque nouveau Maître apparaît,digne enfin qu'on lui donne une place àcôté des Maîtres, c'est sitôtfait de l'acheter, de le lire et le placer àcôté de son compagnon : Hugo àcôté de Pindare, Alfred de Musset non loin deRegnier, Eugénie Grandet près de ManonLescaut ! On se complète, au gré de l'heureprésente, pour obéir à ses penchantspersonnels.
    
Et de même que les anciens posaient dans un coin de leurchambre un petit autel paré de verveine, et sur cet auteldomestique, un dieu familier, le vrai bibliophile ornera sa maison deces belles choses...

Qu'il rentre en son logis ou qu'il en sorte, il donne un coup d'oeilà ses dieux favorables. Il les reconnaît d'unsourire ; il les salue en toute reconnaissance, en tout respect. Ils'honore aussi de ces amitiés illustres ; il s'en vante ! Unjour, un jour d'émeutes et de guerre civile, ômisère ! entre la barricade à prendre et labarricade qu'on avait prise, il y avait, en un coin du corps de garde,trois ou quatre amis des beaux livres ; ils avaient passé,la veille, une belle soirée à la vente de M. deSaint-Mauris, le propriétaire du fameux Voltaireorné de trois mille images, et ce matin même, aurappel du tambour, ils parlaient de leur passion favorite avec tantd'animation, de zèle et de feu, qu'ils en oubliaient leshorreurs de la guerre civile ! Autour d'eux s'étaientréunis leurs camarades, les gardes nationaux, qui lesécoutaient comme on écoute un fou qui s'abandonneà toute sa folie ! O bonheur délicieux ! Quellejoie enfin de culbuter la contrefaçon misérablepar la bonne édition !
    
Les livres ont encore cela d'utile et de rare : ils nous lientd'emblée avec les plus honnêtes gens ; ils sont laconversation des esprits les plus distingués, l'ambition desâmes candides, le rêve ingénu desphilosophes dans toutes les parties du monde ; parfois mêmeils donnent la renommée, une renomméeimpérissable, à des hommes qui seraientparfaitement inconnus sans leurs livres. Ils ajoutent mêmeà la gloire acceptée ! Eh ! qui saurait que M.Cigongne a vécu, s'il n'avait pas laissé samerveilleuse bibliothèque, ornement du plus beau cabinet del'Europe...
    
A la douane de Londres, quand apparut la bibliothèque de M.Cigongne : Entrez librement, disait le chef de la douane ; c'estl'usage de l'Angleterre de saluer les belles choses au passage.
    
Aurait-on jamais entendu parler, sans la protection des livres qu'ilsavaient amassés, de M. de Chalabre, de M. Mac-Carthy et deM. Duriez ? Saurait-on le nom de M. de Montaran ou de M.Jean-Louis-Auguste Coste (de Lyon), sans leur amour pour les livres ?Le nom de M. de Thou, comme il sonne agréablementà nos oreilles charmées, grâceà ses livres ! Nous saluons encore aujourd'hui ce dignebeau-frère de M. de Thou, Achille de Harlay, son fils et sonpetit-fils, parce qu'ils étaient d'éminentsbibliophiles. M. le chancelier Séguier causait avec le Roidans sa chambre (on parlait de la vénalité desjuges) : « Monsieur le chancelier, disait le Roi,à quel prix vendriez-vous la justice ? - Oh ! Sire,à aucun prix... Pour un beau livre, je ne dis pas !»
    
Quelle bibliothèque il a laissée ! Est-ce en vainque Grolier et Maïoli ont été desbibliophiles ? Un Grolier, un Maïoli (quel que soit le livre),se vendent cinquante louis, quand on en trouve.

On parle encore de la collection de M. le duc d’Aumont, dumaréchal de Richelieu et du duc de Saxe. On rechercheà tout prix les livres de madame de Pompadour, et ceux de lacomtesse de Verrüe (une de Luynes), intelligente et charmanteentre toutes les belles curieuses. Ses passions l'avaient faite uninstant célèbre ; ses livres et ses tableaux luiont donné l'immortalité. Ainsi, de la comtesse deVerrüe et de madame de Pompadour : les aimables faiblessessont pardonnées, à l'une autant qu'àl'autre, uniquement parce qu'elles ont aimé... etlaissé après elles, ornés de leurschiffres et de leurs couronnes, leurs poètes favoris.
    
Savez-vous cependant quel est le plus célèbre desmaréchaux de France, et celui dont il est parléle plus souvent ?
    
C'est M. le maréchal Sébastiani ! - Capitaine,ambassadeur, pair de France... vain espoir d'une immortalitépassagère ! Son nom serait déjàchargé d'un triple oubli s'il n'avaitété que maréchal de France ; mais ils'enivrait à la suave odeur du cuir de Russie, et chaquefois que l'un de ses beaux tomes apparaît sous le marteau ducommissaire-priseur, le nom de Sébastiani (ajoutez le nom deM. le duc de Noailles, ami des livres ! disait Saint-Simon) estprononcé avec mille louanges par des voix reconnaissantes.-Comment donc ! M. le maréchal Sébastiani n'a-t-ilpas possédé le SénèqueElzévir de 1640, dont le premier tome est broché ?

Bon nombre d'honnêtes gens n'ont pas laisséd'autre oraison funèbre que le catalogue de leurbibliothèque, où toute louange est contenue ! Onse souvient encore du savant comte de Boutourlin,recommençant, le lendemain du vaste incendie, une admirablebibliothèque de vingt-six mille volumes, qu'il avaitréunis dans son palais de Moscou. La ville du Czarbrûlait encore, et déjà M. deBoutourlin revenait à son entreprise illustre... Une dateégalement néfaste, 20 juin 1865 : cejour-là périt à Londres,dévorée par les flammes, une grande partie de lacollection Techener... Il n'en reste plus que le catalogue àplacer parmi les livres du feu... comte de Boutourlin !
    
L'un des plus sévères et des plusdélicats bibliophiles de ce temps-ci, le prince AugustinGalitzin, de la Société des Bibliophilesfrançais, nous racontait, avec sa grâce ordinaire,l'histoire du marquis Romance de Mesmon, qui fut l'hôte etl'ami de madame la princesse Augustin Galitzin, l'amie et la gardiennede cette mère de l'Eglise, madame de Schwetchine. M. deMesmon fut un grand connaisseur, en même temps qu'ilétait un grand capitaine... Les livres ont sauvésa mémoire !
    
C'est très-vrai. La passion des belles choses(après l'honneur de les faire), il n'y a pas de meilleurelouange ! Elle atteste aux lettrés, race immortelle, que lepropriétaire de ces beaux exemplaires était unhomme heureux de peu, content de vivre, amoureux des belles choses,studieux, paisible,intelligent, se suffisant àsoi-même, honorable, honoré, qui s'estentouré, jusqu'à la fin, des grands exemples, dessages conseils.
    
Au catalogue de ses livres, on connaît un homme ! Il estlà dans sa sincérité. Voilàson rêve... et voilà ses amours !

Accordez-moi,Seigneur, disait un ancien, une maison pleine de livres, un jardinplein de fleurs ! Voulez-vous, disait-il encore, unabrégé de toutes les misères humaines : regardez un malheureux qui vend ses livres ! Bibliothecam vendat.
      
« Ma fille, disait madame de Sévigné,je mourrai sans dettes et sans argent comptant, c'est tout ce que peutdésirer une chrétienne ! » Et nousautres, les bonnes gens, les petites gens, qui se tiennent àpart, loin du soleil, voici, du soir au matin, notre humbleprière : « Accordez-nous, grands dieux, uneprovision suffisante de beaux livres qui nous accompagnent dans notrevie, et nous servent de témoignage après notremort ? »

....Animum mihi ego ipse parabo.

En fait d'amour pour les livres, nous ne saurions mieux faire que desuivre l'exemple d'Alexandre, enfermant l'Iliade etl'Odyssée dans la cassette de Darius.


P. S.- Encore un mot, mais la question est une questionconsidérable.
     
On demande, en effet, s'il est juste et prudent de prêter seslivres ? - Vous enfouissez la vérité ! vouscachez le flambeau sous le boisseau, vous êtes unégoïste, un avare, disent les emprunteurs.

En même temps, ils vous citent la belle inscription deGrolier : Pour moi, et mes amis ! Mieux encore, la devise de ce bravehomme exilé volontaire, appelé Schelcher : Pourtous et pour moi !
     
C'est très-bien dit, c'est très-bien fait ; maisnous avons connu M. de Bure. C'était son usage de choisirlui-même, sur le rayon, l'exemplaire qu'il vous permettait detenir un instant.

Scaliger avait écrit au fronton de sabibliothèque : Ite ad vendentes ! Charles Nodier avaitcomposé, à l'usage de son amiPixérécourt, ce petit distique :

Tel est le triste sort de tout livre prêté ;
Souvent il est perdu, toujours il est gâté.

     
Condorcet, mort si misérablement et si glorieusement pourn'avoir pas voulu jeter aux buissons le petit Horace in-32 del'Imprimerie royale, qu'il tenait dans sa main, lorsqu'il futarrêté dans une misérable auberge deSceaux, par des patriotes de grand chemin, avait composé, enl'honneur de ses livres bien-aimés, les jolis vers que voici:

Chères délices de mon âme,
Gardez-vous bien de me quitter
Quoiqu'on vienne vous emprunter.
Chacun de vous m'est une femme
Qui peut se laisser voir sans blâme
Et ne se doit jamais prêter.


Certes, ces diverses opinions méritent qu'on s'eninquiète... Or voici notre avis :

Accepter la devise de Grolier et de Schlecher,
     
Se conduire à la façon de Scaliger, de Condorcetet de Pixérécourt.
     
Le roi Charles le Sage, était l'un des conservateursfervents, quand il enfermait dans la tour du Louvre les premiers livresdont se puisse vanter la Majesté de nos rois.
     
Sur les murailles de sa tour de la Librairie (un refuge !), Montaigneavait écrit : Que sais-je ?... Il savait les respects dusà ses intimes conseillers.
     
Tels étaient, sur cette mer, féconde ennaufrages, les sages avis du pilote Phrontis, fils d'Onétor.