Corps
JANIN, Jules (1804-1874) : LaDévote(1841). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.II.2007) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. La Dévote par Jules Janin ~ * ~ GRACEà Dieu, il n’est pas de révolution en ce monde qui, à le bien prendre,n’ait en soi quelque chose de bon. La révolution de juillet, parexemple, nous a délivrés à tout jamais d’un abominable fléau quimenaçait de reparaître dans nos moeurs, je veux dire l’hypocrisiereligieuse, la pire espèce de toutes les hypocrisies. Quand tous leshonnêtes gens qui croient encore en Dieu, et qui n’ont pas reléguél’Évangile avec les livres des philosophes, ont pu aller à l’églisetête levée sans être soupçonnés d’ambition ou de flatterie, l’églises’est remplie, à toutes les heures du jour, d’une noble foule. Leshonnêtes gens ne se sont plus cachés pour y venir. La religioncatholique, n’étant plus protégée par personne, rentrait dans le droitcommun, ou, pour mieux dire, dans le droit divin. A nous aussi, puisquemaintenant il est bien reconnu que la loi est athée, puisqu’il n’y apas de roi dévot, de cour dévote, plus de congrégations religieuses quinous espionnent et qui comptent sur nos signes de croix, il nous estbien permis de célébrer le type féminin le plus charmant qui se puisseprésenter à l’étude et à l’observation des moralistes contemporains.Nous voulons parler de la dévote,oui, de la dévote elle-même, celle-là qui prie tout haut, qui fait lesigne de la croix en plein jour, qui assiste loyalement à toutes lesgrandes scènes du culte catholique. Du temps de La Bruyère, quand ondisait la dévote,La Bruyère lui-même était obligé d’expliquer tout au bas de la page,qu’il parlait des fauxdévots. Nous sommes plus heureux que La Bruyère, nousautres, nous ne connaissons plus les faux dévots. Aujourd’hui, on estdévot ou on ne l’est pas. A quoi bon affecter une vertu qui est inutilepour faire son chemin en ce monde et qui est tout au plus supportée ?Tartufe lui-même, de nos jours, se présenterait dans une honnêtemaison, Tartufe serait chassé à coups de pied dans le ventre, au boutde vingt-quatre heures, comme le plus sale et le plus abominable descoquins. La dévote dont je parle est venue au mondedans quelques-unes de ces correctes maisons du faubourg Saint-Germain,toutes remplies encore de l’honnête et calme parfum des temps passés.L’enfant a été élevé sur le giron de sa vieille grand’mère, une femmequi a vu tout l’éclat de la royauté, qui a subi toutes les fureurs dela révolution ; femme forte, éprouvée par l’exil, éprouvée par la mortde tous les siens, et qui est revenue en France pour y montrer ce quepeuvent le courage et la résignation. La vieille dame a appris de bonneheure, à sa petite fille,à ne pas trop se fier sur le grand nom qu’elleporte, à ne pas compter plus qu’il ne faut sur l’avenir, quin’appartient à personne, à ne pas dépenser sa jeunesse dans ces millefutilités, dans ces passions vides de sens qui font plus tard de lajeunesse un regret éternel ; surtout la brave mère a parlé à son enfantdu roi et de Dieu qu’elle n’a jamais séparés dans son amour et dans sesrespects. Elle lui a raconté, non pas sans frémir, qu’il y avait destemps affreux où le roi pouvait être renversé de son trône, où le Dieupouvait être exilé de son temple, mais qu’au milieu de ces sanglantestempêtes, c’était un devoir de gentilhomme et de chrétien de restefidèle au roi, fidèle au Dieu, et, qu’après tout, ilsfinissaient toujours par revenir l’un et l’autre. Quel moyen quel’enfant ne fût pas attentif, en entendant raconter à ses oreilles ceshistoires étranges, toutes remplies de bouleversements, de blasphèmeset de miracles de tout genre ? Aussi, de bonne heure, la jeune filleest devenue sérieuse ; elle n’a rencontré sous ses pas enfantins ni lemensonge ni la flatterie : autour d’elle chacun était grave, et mêmeson oncle, le commandeur de Malte, un des anciens amis de M. le comted’Artois, dans leurs beaux jours de folie, d’élégance et de plaisir. Ainsia grandi ce bel enfant ; les premières émotions de l’Évangile lui sontarrivées naturellement, sans même qu’on les lui ait enseignées. Maiselle voyait autour d’elle tant de fervents apôtres ; elle était sisouvent encouragée par la bénédiction de tant de saints évêques ; elleentendait à l’improviste, et tant et si souvent, la voix catholique dudix-septième siècle tout entier ; elle avait appris à lire de si bonneheure, et à s’y plaire, les grandes pages de Bossuet, les touchantsenseignements de Fénelon, les lettres charmantes de saint François deSales, le Petit Carêmede Massillon ; elle avait si souvent vu luire, à ses yeux, l’éclairtout-puissant de Pascal, que cette première conversion, qui se fait àquinze ans dans les jeunes âmes et qui décide de toute la vie, l’avaittrouvée ferme et convaincue : c’était déjà une chrétienne à quinze ans. Engénéral, on ne sait plus guère, parmi nous, ce que peut être unefamille ainsi réglée, du haut en bas, par l’austère devoir catholique.Dans une famille ainsi faite chacun apporte, comme dans un centrecommun, les dons les plus rares de son esprit, les qualités les plusprécieuses de son coeur. Si l’origine n’est pas la même pour les uns etpour les autres, leur but est le même à tous. Ceux-ci viennent endroite ligne, et par une généalogie non interrompue, dePort-Royal-des-Champs. Austères enfants de la vallée de Chevreuse, ilsont gardé précieusement la sainte parole du grand Arnauld et de Pascal.Dans l’étude des sciences et des lettres, ils sont restés des disciplesfidèles de Nicole. Ils ont traversé avec un rare courage, et sanss’étonner, toute la période révolutionnaire ; car, depuis Louis XIV,ils étaient habitués à la persécution. Ceux-là, les moins austères,sont les disciples de ces savants jésuites qui voyaient, qui jugeaient,qui surtout savaient toutes choses : ils ont considéré la croyance etla science sous leur côté le plus aimable et le plus facile. Quand doncélevé parmi les docteurs de l’une et l’autre discipline, l’enfant estgrondé par le janséniste, c’est le jésuite qui le console, c’est lejésuite qui aide l’enfant à remplir sa tâche de chaque jour. Sa méthodeest plus expéditive et non moins sûre. Le janséniste parle à l’enfantdu Dieu qui est terrible ; le jésuite parle à l’enfant du Dieu qui estbon, et, en fin de compte, c’est toujours parler de Dieu ; et parler deDieu, c’est le faire aimer. Dans ces maisons si bienposées sous le ciel, où chaque heure de la vie a son emploi, où tout lemonde, depuis le maître jusqu’au dernier domestique, est à son devoir,où le temps est regardé comme le plus rare des capitaux, car ilappartient au travail ou à la prière, il arrive d’ordinaire que toutesles choses humaines réussissent. Rien n’est plus simple ; on n’est pastroublé par les bruits du dehors, on n’est pas arrêté en son chemin parles passions mauvaises. Chaque jour apporte avec soi un progrès, dontla maison profite ; il arrive donc que la fortune, et les dignités, etle respect, et la considération viennent frapper à cette porte, ferméeà l’oisiveté, à la révolte, aux vains plaisirs, aux dissipationsmensongères, aux fêtes de tout le monde. A dix-huit ans la jeune filleest un riche parti ; en conséquence, on la recherche malgré sa piété.Les plus beaux jeunes gens se disent, en folâtrant autour de cettechaste et blanche vertu, qu’ils en viendront à bout sans peine ; ils sepromettent d’apprendre à la jeune fille les belles manières et de la façonner, commeils disent. Paraît-elle dans un salon, les femmes à la mode, disentqu’elle se tient mal, que son oeil est grand, mais sans expression ;qu’elle est gênée, qu’elle est contrainte, qu’elle est silencieuse ; etd’ailleurs elle ne sait pas danser, elle joue à peine du piano, elle nedistingue pas la musique de Rossini de la musique de Meyerbeer. Pourrien au monde elle ne consentirait à chanter quelques-unes de cesjolies petites romances qui commencent invariablement par ces mots, je t’adore, et quifinissent par ce beau vers, jen’aimerai jamais que toi. L’aimable et noble fille, ilfaudrait la plaindre, si en effet son père n’était pas riche, si safamille n’était pas si bien posée dans le monde ; si, par ses alliancesautant que par sa fortune, cette maison n’était pas de celles qu’onestime et qu’on respecte. « Je le crois bien qu’il faut que nousfassions notre fortune, disait un jour un des vieux chrétiens del’église Saint-Méry ; moi, par exemple, j’ai six filles à marier, etqui donc aujourd’hui voudrait de la fille d’un pauvre catholiqueromain, s’il n’avait pas une dot à lui donner ? » Donc la belle enfantse marie quand elle a dix-huit ans. Elle épouseordinairement un homme grave, ne s’informant guère de ce qu’il a étéautrefois, mais sachant fort bien ce qu’il est à présent. Les fautespassées, elle les pardonne, car elle est indulgente, ou bien elle lesignore, car le mal n’arrive pas jusqu’à elle. Elle se marie loyalement,mais sans trop d’amour. C’est un devoir qu’elle accomplit, mais non pasune fête qu’elle se donne. En la voyant marcher à l’autel d’un pas siferme et si tranquille, les petites-maîtresses s’étonnent et s’écrient: elle n’a fait que cela toute sa vie. Maintenant fasse le ciel qu’elleappartienne à un honnête homme qui ne rougisse pas des vertus de safemme et qui l’entoure de tous les respects qui lui sont dus ! Lavoilà donc mariée et entrant dans le monde, sans reproche, sans plaisiret sans peur. Elle a fermé les yeux de sa vieille grand’mère qui lui arépété, en mourant, les deux paroles de toute sa vie : Dieu et le roi !Elle a composé sa maison des serviteurs qui ont élevé son enfance, elleest devenue mère à son tour, elle est une mère tendre et sérieuse. Ceque fait son mari, ce qu’il devient, ce n’est pas là notre sujet. Nousne voulons pas montrer la martyre, nous voulons montrer la chrétienne.Au-dedans et au dehors de sa maison, son autorité augmente chaque jour.D’abord on en avait eu peur, on commence déjà à l’aimer. On a découvertsous cette austérité, sous cette réserve, une âme aimante, un coeurtendre et compatissant, une grande simplicité, une gaieté doucementépanouie. Cette jeunesse, si froide quand il s’agit de bagatelles, esttout de feu pour une bonne oeuvre. On lui parle d’une mode nouvelle,d’un chapeau nouvellement découvert, elle écoute à peine ; dites-lui lenom d’un malheureux qui souffre, aussitôt elle se lève et elle dit : «Allons. » Son joug est léger à tous ceux qui l’entourent ; elleconseille, elle reprend doucement ; sa remontrance même a tout lecharme d’une louange ; elle sait dans ses moindres détails toute lamaison qui lui est confiée. S’il est encore quelques femmes dans lemonde qui disent en parlant d’elle : « C’est une bégueule ; » sesdomestiques et les pauvres disent : « C’est un ange ; » et il y a plusque compensation. Voulez-vous savoir sa vie ? Rienn’est plus simple ; mais pour la savoir telle qu’elle est, il la fautcomparer à l’existence des autres femmes, aux existences les plusbrillantes et les plus enviées, sinon la vie de notre dévoteressemblerait à la vie de tout le monde, tant cela est simple et facileà comprendre. Pendant que la femme à la mode, celle dont l’esprit, legoût et la grâce remplissent tous les salons de Paris, est encoreplongée dans le sommeil du matin, dont elle a si grand besoin pourréparer l’esprit et la beauté qu’elle a dépensés cette nuit même, notrejeune femme est déjà à l’oeuvre ! Elle s’est réveillée de bonne heure,et son jeune visage, que les veilles n’ont pas altéré, n’a pas eubesoin de grands apprêts. La voilà donc déjà vêtue, et l’on peut direque si les femmes ordinaires ont devant elles dix ans de jeunesse,celle-là, grâce à sa vie simple et réglée, en a trente pour le moins.Son habit est de bon goût, d’une éclatante propreté, d’une grâce un peuméthodique, mais charmante. Toute dévote qu’elle est, l’aimable femmeest restée ce que Dieu l’a faite, une jeune et belle personne ; si ellene permet pas qu’on lui dise à chaque instant : Vous êtes belle, elle aen elle-même le secret, ou, pour mieux dire, l’instinct de sa beauté,et elle en prend soin comme il faut prendre soin toujours des dons lesplus précieux du Créateur. Pendant que la femme dumonde est encore à sa première ou même à sa seconde toilette, serépétant tout bas les sots et faciles triomphes de la veille, la nôtrea déjà embrassé ses enfants, elle a encouragé son mari dont elle est leconseil. Elle a examiné sous toutes ses faces une affaire importante,elle a le coup d’oeil juste, l’esprit droit, et tout cela parce qu’ellea le coeur honnête. Point d’oisiveté dans cette maison, la journée estemployée tout entière : ce serait un crime d’en perdre une heure.Cependant la femme à la mode est habillée, c’est-à-dire qu’elle a passéla première robe de la journée ; pour la promenade elle en mettra uneseconde, pour le dîner une troisième, une quatrième pour le soir. Dansl’intervalle des grandes affaires, la femme du monde demande seslettres et ses journaux ; alors sa soubrette, car elle a une soubrette,lui apporte sur un plat d’argent toutes sortes de petits papiersambrés, ornés de dessins et d’images, parfums indiscrets et nauséabondsqui montent à la tête sans passer par le coeur. La dame lit tous cesbillets d’un regard dédaigneux, elle y est faite. Pour elle, les plusdouces paroles n’ont pas de sens, elle en sait toute la vanité. Quandelle a épuisé ces mensonges dorés, elle ouvre en bâillant, d’une façonagréable, ses journaux grands et petits. Là elle apprend toutes sortesde nouvelles qui n’intéressent qu’elle seule. - M. Duprez est malade. -On croit que madame Dorus est enceinte ; - Vernet a la goutte ; -Bouffé est absent ; - la loge Bleue, la loge des Lions s’est déclaréepour mademoiselle Louise contre mademoiselle Joséphine, et autresfariboles qui composent le fond actuel de la conversation parisienne.La partie la plus intéressante de ces journaux est celle-ci : « Hier,au bal de l’ambassadeur d’Angleterre, madame la marquise de C***portait un turban de tellefaçon ; madame la comtesse de V*** avait une robe ainsi faite…. ;le chapeau de madame d’O*** était doublé de telle couleur… ;madame la marquise de F*** avait acheté un mouchoir en tel endroit,ses gants en tel autre.Le prince de S*** a fait faire sa voiture chez tel carrossier. Onse lave les mains à cette heure avec un savon ainsi composé… La crêmepour le teint, du célèbre parfumeur Benoît, a le plus grand succès dansun certain monde. « Vaines et méprisables futilités ! Et quand on songeque toute la vie d’une créature raisonnable, d’une femme baptisée, sepasse à des emplois pareils ! Chez notre dévote, au contraire, vouspouvez entrer. Point de mystères, point de billets cachés, point de cespapiers adultères, point de ces odeurs infectes qui déshonorent unemaison, point de soubrettes surtout. La soubrette de notre dévote estune vieille servante qui gronde sa maîtresse de temps à autre, quil’aime comme sa fille, qui l’a portée dans ses bras, et qu’elle appelletendrement sa mère, quand la vieille est triste et de mauvaise humeur.Notre dévote reçoit peu de lettres, elle n’a rien à entendre du dehors; ou bien, quand elle en reçoit, ce sont des lettres sur du grospapier, d’un caractère presque illisible, des lettres de quelque misèresouffrante et cachée. Cependant la femme du monde est visible, c’estl’heure où madame laisse venir jusqu’à elle ses amis et ses simplesconnaissances. Dans ce petit salon coquettement rempli des petitesrecherches de ce petit luxe incommode qui remplit toutes les maisonsmodernes, bronzes d’un demi-pied, chefs-d’oeuvre impérissables enporcelaine de Sèvres, pastels éternels sortis de la main des grandsgénies modernes et qu’enlève un rayon de soleil, petits chiens quihurlent, oiseaux qui chantent, fleurs sans parfum, meubles dorés quis’écaillent sous la main qui les touche, voilà dans quel sanctuairenotre belle dame reçoit son beau monde. Arrivent là, s’appuyant surleurs joncs fluets comme leurs jambes, tous ces méchants dandys que laville renferme, gentilshommes sans noblesse, riches sans argent,écuyers sans chevaux, jeunes gens de quarante ans, amoureux sansmaîtresse et sans amour, têtes sans cervelle surtout, braves gens donttout le mérite est de se bien connaître en gilets et en cravates ;arrivent en même temps toutes ces femmes qu’on voit partout, dont toutle monde sait les noms et les aventures ; papillons qui on brûlé leursailes à toutes sortes de torches mal allumées, vieillesses précoces etfardées avant le temps, pâles squelettes qui se dissimulent dans lagaze et dans la soie, des fronts pelés, des jambes flottantes, desmains blafardes, des dents ratissées, des sourcils noircis, incertainesapparences d’une jeunesse qui n’est plus, d’une beauté qui a toujoursété un problème. Vraiment c’est un affreux monde àvoir ! Rien ne ressemble au monde réel comme ces fantômes des deuxsexes, fantômes stériles qui n’ont rien produit dans leur vie, pas untrait de courage, pas un enfant, pas une bonne oeuvre, pas seulement unbon mot. Comment ces espèces-là sont parvenues à compter pour quelquechose dans notre monde ; voilà la honte et la plaie de notre sociétémoderne, voilà ce qui fait le déshonneur de Paris, que Paris se soitoccupé de ces lions,de ces lionnes,de ces rats,de ces êtres incomplets qui sont comme autant de vermisseaux sortistout grouillants du cadavre de l’Anglais Lovelace ; et cependant vouspouvez croire quelle conversation s’établit entre ces beaux messieurset ces belles dames ; dans quel patois, dans quel jargon ces gens-làcausent entre eux, et vous ne pourriez vous imaginer ce qui se dit làde sottises, d’inepties, de calomnies, d’injures ; comment on y traitela gloire et la vertu, les poëtes et les grands hommes, et surtout, oh! mon Dieu, ceux qui croient en Dieu ; et ce qu’on y dit d’horribles etinsipides calomnies des honnêtes femmes qui vivent chez elles, qu’on nerencontre ni au bois de Boulogne, ni à l’Opéra, qui vont à la messe ledimanche, et qui poussent le charlatanisme jusqu’à visiter les maladesdans leur lit, les pauvres dans leur grenier, les prisonniers dans leurprison. Cependant on introduit chez notre dévote lefermier de sa ferme, le maçon qui a réparé sa maison, le professeur deson enfant, et dans ces entretiens utiles elle protége le présent, elledéfend l’avenir. Quand elle est seule, si l’envie lui prend de lire unlivre, ne pensez pas qu’elle envoie chercher au cabinet de lecture leplus voisin quelques-uns de ces abominables chiffons de papier toutsouillés d’ordures, tout remplis de choses immondes dans la page et surles bords. Il n’y a guère que les dames du grand monde qui fassentusage de ces sortes de divertissements affreux, qu’elles partagent sansfaçon avec les laquais, les grisettes et les femmes de chambre de leurquartier. La femme sensée qui sait le prix du temps et la valeur de lavie laisse aux femmes à la mode ces tristes lectures dans cesdégoûtants volumes, elle leur abandonne bien volontiers tous ces romansmodernes écrits en si vile prose, tout ce vagabondage de l’esprit, toutce délire des sens ; elle a quelque chose de mieux à lire et à penser :elle a dans le plus bel endroit de sa maison d’honnêtes livres, debeaux livres bien imprimés sur du papier sec et sonore, bien reliés parquelque relieur des temps passés. Dans ces livres qui sont deschefs-d’oeuvre en dedans et en dehors, au lieu des sales commentairesdes loustics de cabinets de lecture, à la place de ces noms qui sententl’atelier et la boutique, l’estaminet et le corps de garde, vous lisezles noms vénérés des magistrats, des prélats ou des savantsd’autrefois. Vous découvrez sur la marge, transcrites d’une main sûre,les plus savantes ou les plus aimables réflexions. Quand vous tenez envos mains un pareil livre, il vous semble que derrière votre épaulel’ancien propriétaire est là debout, les yeux fixés sur la page, etqu’il la lit en même temps que vous ; alors vous vous efforcez decomprendre les chefs-d’oeuvre comme il les a compris, de les aimer commeil les a aimés. La femme dévote, renfermée en elle-même, se plaîtsurtout dans ce luxe des beaux livres ; elle aime cette richesse cachéeet honorable qui ne fait envie à personne ; de cette heureuse passionelle ne fait confidence qu’à ses amis les plus intimes ; elle consentvolontiers à être modestement parée, pourvu que son La Bruyère ou sonBossuet soient revêtus d’ornements magnifiques. Elle aura une robe demoins cet été ; oui, mais son Corneille sera splendide. Tout son luxeest ainsi fait, simple, sévère, austère, comme elle est elle-même. Ellen’est pas de ces femmes qui portent avec elles beaucoup plus que toutela fortune de leurs maris. Ce qui brille ne lui va pas : elle trouveque les diamants la blessent, que les perles la rendent moins blanche ;elle fait grand cas pour sa parure, d’une fleur naturelle placée sansart dans ses beaux cheveux. En revanche, elle a grand soin de sonlinge, qui est le plus beau et le plus fin du monde. Elle aime cesdentelles dont elle a hérité de sa mère et même de son aïeule. Commerien n’est improvisé dans sa fortune, non plus que dans sa beauté, ellea dans ses grandes armoires en ébène toutes sortes d’innocentesmagnificences qui ne lui ont rien coûté ; et, voyez-vous, telle est laforce de ces beautés naïves et naturelles que, toutes cachées qu’ellessont, elles finissent par dominer la mode même, la mode qui ne sait pasleur nom, qui n’a jamais vu leur personne. Elles imposent sans lesavoir, à la foule subjuguée, leurs caprices les plus intimes. Ainsidonc qui a remis en honneur les vieux bois de chêne sculptés ? Qui arendu leur éclat aux anciens meubles de Boule ou de Riessener ? Quinous a fait rechercher avec tant d’empressement les bois dorés etcontournés du roi Louis XV, les falbalas de la cour de Louis XVI,toutes les reliques sérieuses ou galantes des temps qui ne sont plus ?Qui donc a battu en brèche le sec acajou et les formes disgracieusesinventées par le peintre David ? Qui nous a débarrassés des chaisescurules et des lits à baldaquin ? Qui nous a rendu les belles guipureset les plus fines dentelles de Malines dont personne ne voulait plus ?Qui donc enfin a remis un peu d’art, d’esprit, d’élégance et de goût,dans ces tristes intérieurs du Paris moderne ? Rien n’est plus facile àcroire : ce sont quelques honnêtes femmes, pleines de sens et de tact,qui ont méprisé tout d’abord ce que la foule recherche et ce qu’elleaime, qui se sont isolées dans leur intérieur, qui ont caché leursmeubles comme elles cachaient leur vie, et qui ont été bien étonnées lejour où on leur a prouvé qu’elles avaient fait une révolution à cepoint que, même les portraits de Le Brun et de Mignard, autrefoiségarés sur les quais, étaient recherchés pour servir d’ancêtres auxparvenus de la veille. En effet, ces braves parvenus, voyant tantd’honnêtes femmes avoir des ancêtres et les entourer de leur culte, ontvoulu en avoir à leur tour, et ils en ont acheté de tout faits. Cettefemme a donc, elle aussi, son luxe, ses modes, ses plaisirs ; son luxe,elle l’impose ; ses modes, elle les invente pour elle toute seule ;elle sait très-bien que toutes les comtesses, marquises, duchesses,princesses du journal des modes n’ont guère d’autre métier qued’essuyer les plâtres de la rue du Mont-Blanc ou de la rue du Helder,et elle n’est pas si malavisée que de se servir des robes et deschapeaux de ces dames. Quant à ses plaisirs, ils sont nombreux et ilssont à elle, elle les partage avec tous les honnêtes gens de safamille. Sa maison est la mieux tenue, sa table est la plus abondante,elle ne manque jamais de glace en été, de feu en hiver. Elle a deschevaux peu fringants, mais forts et bien nourris. Sa voiture n’estpeut-être pas du bon faiseur, mais elle ne se brise jamais. Ses genssont simplement vêtus ; ils n’ont pas d’aiguillettes, pas de livrée. Onne dit pas, en les voyant passer : ce sont des domestiques ; mais ilssont nés dans la maison, ils y mourront ; ils sont bien payés, biennourris, ils sont estimés et heureux. Il est vrai qu’ils n’ont pasl’estime de la grosse livrée, et qu’ils sont montrés au doigt quand ilspassent devant le cabaret où s’abreuvent les antichambres. L’honnêtefemme a tous les plaisirs que donnent le calme et la paix, la vie libreassurée et exempte de dettes. Sa marchande de modes l’aborde avecrespect, sa tailleuse ose à peine lui parler, tant elle comprend quecette femme est naturellement vêtue et n’a pas besoin de son secours.Autour d’elle l’émotion est générale. Paraît-elle quelque part, timidecomme elle est, aussitôt tous les regards se portent sur cette aimablepersonne qui vient d’entrer ; la frivole conversation s’arrête poursavoir ce que cette femme va dire. Les plus grandes coquettes les pluseffrénées, les petits maîtres les plus avancés prennent leur part de ladéférence commune. Elle parle, on écoute ; et comme sa bienveillanceest grande, comme elle est indulgente pour toutes les faiblessesqu’elle ignore la plupart du temps, on reste étonné, charmé de s’êtreplu si fort à une conversation simple et facile, qui se passe de lacalomnie, et même de la médisance. Jeune femme, notre dévote rend auxvieilles femmes ce qui leur est dû de déférence et d’attention ;vieille femme, elle devient le centre jaseur et souriant où seréunissent les jeunes gens dont elle est le conseil et l’appui. De mêmequ’elle a honoré la vieillesse des autres, ainsi sa vieillesse esthonorée. Mais une pareille femme ne vieillit guère : les doucesoccupations de sa vie, l’absence de toute passion furieuse, lebien-être de l’âme et du coeur, le sang-froid, le succès, l’estimegénérale, la vie active, l’influence de la campagne, la probité dumari, les progrès de l’enfant, toutes ces causes réunies ont laissé àce beau corps toute sa vigueur, à ce beau visage toute sa dignité ; etcomme d’ailleurs elle a bien vite pris son parti de la vieillesse,comme elle n’a pas livré au temps qui s’avance, les rudes assauts quelui livrent les autres femmes, en lui montrant, sans pitié pour elleset pour les autres, leurs épaules nues, leur gorge nue, leurs bras nus,toutes ces nudités ruinées, éventées, ridées ; mais comme au contraireelle s’est tout de suite enveloppée dans la dignité de sa cinquantièmeannée, cette femme reste intacte comme elle est restée pure ; ellegarde dans l’âge mûr la gaieté de sa jeunesse, autour d’elle s’exhalejusqu’à la fin le même parfum de grâce, de jeunesse et de vertu. Quantà ses plaisirs, ah ! c’est là que vous m’attendez sans doute ! Eh bien! moi aussi, c’est là que je vous attends. Les plaisirs d’une belledévote sont au moins aussi nombreux que les vôtres, illustres etgrandes coquettes qui me lisez. A coup sûr celle-là n’a rien de viril,elle ne se vante pas d’avoir un poignet de fer, de fumer, sans en êtreétourdie, un long cigare, de tenir dignement sa place dans la salled’armes, de casser la poupée au tir de Lepage. Elle ignore l’émotiondes paris dans les courses de Chantilly ; elle n’a jamais tenu unecarte dans ses mains, sinon pour élever quelque grand château à sonjeune fils ; on ne la voit guère dans les promenades publiques étenduemollement dans sa voiture, comme si elle était couchée sur son lit deparade. Elle serait bien fâchée d’avoir une loge au théâtre italien etune loge à l’Opéra ; car, dit-elle, on n’a pas plutôt acheté ces sortesde plaisirs, qu’il faut s’en servir. Elle va fort rarement au bal, oùelle ne s’amuse guère ; dans les grands dîners, où elle s’ennuie ; onne la voit guère, non plus, dans les immenses réceptions des Tuileries.La cohue lui fait peur : elle n’aime pas les réunions mêlées. Quant auxplaisirs exceptionnels, aux danses féroces du mardi-gras, alors que lepeuple est masqué et couvert d’oripeaux et de haillons, quant auxsanglantes exécutions du mélodrame et du drame moderne, personne neserait assez osé pour en parler à la sainte femme. Elle ne condamne pastous ces vains bruits, tous ces faux plaisirs, toutes ces fêtes énormes; elle fait mieux que les condamner, elle les méprise. Elle n’en veutpas, elle y croit à peine ; elle plaint du fond de l’âme lesmalheureuses femmes qui n’ont pas d’autre souci dans la vie que d’allerperdre à ce métier leur bonheur, leur beauté, leur santé, leur fortune,le repos de leurs familles et l’honneur de leurs maris : ses plaisirset ses fêtes sont d’un autre ordre. Elle a dans l’année les plus bellesfêtes du monde, dont elle est, sans se douter, la souveraine. Ellecélèbre dans toute leur gravité les vieilles fêtes de Noël. Elle sesouvient des noms de ses vieux parents ; de l’anniversaire de sesjeunes enfants ; elle vous dit naïvement chaque année : J’ai un an deplus, félicitez-moi et m’envoyez vos fleurs. Elle a pour elle toutesles joies réunies du calendrier. Elle croit au jour de Pâques commeelle croit à Noël, quand l’église est toute parée, quand les chantssolennels se font entendre, lorsqu’à l’austérité et à la tristesse ducarême succède l’alleluiauniversel. Elle a pour elle la fête de Dieu mêlée de fruits et defleurs, et de beaux enfants tout blancs comme des anges. Elle a toutesles douces émotions de l’église, cette fête continuelle que le vulgairene sait pas : l’encens, les chants de l’orgue, la parole du vieillarddu haut de la chaire catholique, les cantiques que disent les jeunesfilles dans la chapelle de la Vierge, l’histoire tout entière duSauveur et de Marie, les magnificences épiques de l’Ancien Testament,les consolations de l’Évangile, en un mot la fête éternelle, la fête detous, la fête de la terre et du ciel. Vous qui vousoccupez sans fin et sans cesse de misérables intrigues de coulisses,dont les héroïnes sont la plupart du temps les plus ignobles filles quise puissent voir ; vous qui trouvez fort bon de vous intéresser corpset âme à ces rivalités de rôles à débiter, de musique à chanter, deplaisanteries et de danses, vous ne comprenez pas, j’en suis sûr, quela vie tout entière puisse se passer à savoir tous les mystères de cegrand culte qui compte déjà dix-huit siècles d’existence ; vous necomprenez pas les chastes émotions que donnent la foi, la charité,l’espérance, et quels drames intimes se passent sous les sombres voûtesdes cathédrales, et que de douces larmes se répandent sous les parvisdes temples, et qu’on s’intéresse à ces beaux petits enfants quiviennent étudier la parole chrétienne. Vous ne manquez pas de pleurer àchaudes larmes, lorsqu’à la fin d’un mauvais drame de M. Victor Hugo,tout rempli de crimes, d’assassinats, d’infanticides,d’empoisonnements, d’incestes et de barbarismes, l’amant expire loin desa bien aimée ; lorsqu’à la fin d’une méchante comédie de M. Scribe,deux jeunes gens se marient après avoir surmonté toutes lescontrariétés de leurs amours ; et cependant, âmes sensibles que vousêtes, vous ne comprenez pas qu’une créature raisonnable assiste, aupied de l’autel de Dieu, à un mariage véritable ; vous ne comprenez pasqu’elle partage les chastes et inquiètes joies de la mariée, le délirecontenu du jeune homme, le bonheur des grands parents qui assistent àcette alliance de la jeunesse avec la jeunesse. Vous avez pleuré laveille à chaudes larmes en voyant M. Saint-Auguste ou M. Saint-Ernestcontrefaire, sur des planches mal jointes, le râle des morts ; et sivous voyez passer dans son cercueil quelque beau jeune homme qu’untrépas inattendu enlève à sa mère, à peine levez-vous votre chapeauquand il passe. Mais pour l’accompagner jusqu’à l’église, pour prendrevotre part des lugubres terreurs du De profundis, vousn’avez pas le temps, vous êtes pressé, vous allez retenir une stalle cesoir, pour entendre tout à l’aise de nouvel opéra qui se chante. Ehbien, ce drame solennel de l’église, ce drame toujours nouveau de lavie et de la mort, il est fait tout exprès pour la femme qui croit enDieu et qui va à l’église ; elle a sa grande part dans ces larmes, dansces douleurs, et aussi dans ces fêtes et dans ces chastes joies. Sonthéâtre à elle, le voilà ; sa loge à l’Opéra, la voilà : c’est lapierre où elle s’agenouille ; c’est l’autel où elle prie. Ses acteursqui passent, les voici : c’est le jeune époux qui emmène la nouvelleépouse ; c’est le mort que l’on porte au cercueil ; c’est l’enfantnouveau-né qui se plonge dans les eaux du baptême ; c’est la fouleinnocente des beaux enfants qui viennent s’asseoir en habits de fête àla table de Jésus-Christ ; c’est le vieux prêtre en cheveux blancs,tout courbé, qui dit la messe dans ce désert, et qui bénit de ses mainsvénérables la jeune femme prosternée devant sa prière ; c’est le pieuxévêque qui arrive de bien loin, racontant les conversions qu’il afaites ; c’est l’archevêque qui se meurt dans son église en deuil ; cesont, le jeudi saint, les douze vieux apôtres dont le pontife lave lespieds ; c’est la promenade dans les champs, quand il faut bénir lamoisson. Certes, ce sont là de grands drames, d’imposants spectacles,de naïfs héros ; et savez-vous au monde, vous dont tous les théâtresbrûlent tous les dix ans, théâtres de toile peinte et de bois pourri,savez-vous un plus beau théâtre que celui-là : l’église de Notre-Damede Paris ! Non, non, il ne faut pas médire dubonheur que donne la croyance ; il ne faut pas prendre en pitié ceuxqui savent se servir, comme il convient, des chefs-d’oeuvre, des grandsmonuments, des pontifes illustres, des excellents génies, desbienfaits, des souvenirs, surtout des espérances d’une religion qui adix-huit siècles ; il ne faut pas prendre en pitié ceux qui lisentBossuet et Racine, saint Jean Chrysostôme et Pascal, Fénelon etCorneille, Châteaubriand et Lamartine ; ceux-là qui voient avecd’autres yeux que les yeux du corps, le Campo santo dePise et les fresques de Raphael au Vatican ; ceux-là qui jugent leschefs-d’oeuvre en chrétiens et en artistes, qui ne séparent pas l’idéede la forme, mais qui, au contraire, réunissent toutes ces nobleschoses : la lettre et l’esprit, l’artiste et son oeuvre, l’âme et lecorps. Vous parlez de vos plaisirs, de vos fêtes,des splendeurs de votre existence, de vos élégances sans fin, de vosintrigues banales, qui se dénouent à la police correctionnelle ou dansquelque allée écartée du Champ-de-Mars ; tristes histoires dont voicile résumé : une robe froissée et un habit percé d’une balle ; vousparlez de vos ambitions mesquines, qui aboutissent à quoi, je vous prie? à un peu de bruit que vous faites, à une place que vous emportez dansle conseil d’état ou à l’armée ; vous parlez de l’éclat dont vousentourez vos femmes et vos filles, et en un mot vous étalezcomplaisamment toutes les prospérités fragiles de votre vie ; que sont,je vous prie, tous ces biens comparés aux bonheurs dont il est iciquestion ? Dans la famille dont nous faisons l’histoire, la prospérités’entend d’une autre sorte. Les enfants sont grands et beaux, honnêteset naïfs. Le père, influencé par sa femme d’une si douce et si honnêtevolonté, va tout droit son chemin comme elle, et il arrive sans êtreobligé de faire un détour, car il a toujours marché. Elle, cependant,elle a ses joies qu’elle ne dira à personne. Vous payez très-cher, vousautres, pour aller voir des tragédies débitées par des comédiens quidéclament des vers ; l’argent que vous dépensez sans plaisir à ce quevous appelez vos plaisirs, elle va le porter tout là haut près du ciel,sous les toits, où l’on brûle en été, où l’on grelotte en hiver, et làelle en voit des drames cruels, et là elle en essuie des larmesvéritables, et là elle se sent bénie et louée : les larmes qu’ellerépand sont douces, et elle revient chez elle heureuse et fière, etelle s’endort d’un paisible sommeil. Et, la nuit venue, au lieu de voiren ses rêves des tyrans de mélodrames armés de poignards et de coupespleines de poison, elle rêve des malheureux qu’elle a secourus, ellerevoit la mère de famille dont elle a sauvé l’enfant, elle entend labénédiction du vieillard : voilà des rêves, voilà des drames ! C’est envain que vos poëtes ont dépensé tout le génie qu’ils n’ont pas àscalper le cadavre humain, à vous représenter les plus abominablestortures du corps : elle en a vu plus que vos poëtes, plus que vosdramaturges n’en ont pu deviner : elle s’est penchée sur les lits de l’HÔTEL-DIEU,de la PITIÉ ! Ainsi, parcette voie que vous croyez semée d’austérités et d’épines, cette femmeest arrivée tout simplement à ce bonheur terrestre que vous chercheztous, après lequel vous courez tous. Dans le devoir et dans la règleelle a trouvé ce qui va sans cesse s’enfuyant devant vos désordres ;pour avoir renoncé tout de suite aux plaisirs de la vanité, cette femmea été la maîtresse souveraine de toutes les petites vanités quil’entourent ; sa modestie lui a servi tout autant que si elle eût réunien elle-même tous ces orgueils amoncelés qui n’ont pas pu l’atteindre ;elle a joui de toutes les bonnes et saintes choses de la vie, sansexcès, et par conséquent sans fatigue ; elle a eu sa part tout commevous, et la plus belle part, dans les vers du poëte, dans les oeuvres del’artiste, dans la louange et dans l’admiration des hommes ; elle ajoui plus que vous du ciel bleu, des fleurs épanouies, du soleil qui selève, du chant du rossignol dans les bois ; elle a vécu moins vite quetoutes ces femmes éphémères d’une beauté si contestable et sans coeur, àcoup sûr, qui paraissent et se fanent comme des plantes en serrechaude. Mettez-les en présence, celle-ci et celle-là, la femme mondaineà soixante ans, notre dévote à quatre-vingts ans, et demandez-leur oùelles en sont l’une et l’autre ? La femme mondaine à soixante ans estun cadavre, un remords ; notre dévote à quatre-vingts ans aime encore,espère encore. Elle a gardé jusqu’à la fin ses trois compagnes, la Foi,l’Espérance et la Charité. La femme la plus spirituelle et la plusbrillante du dix septième siècle, cette Ninon de l’Enclos qui avait étéproclamée d’une voix unanime le plus honnête homme du royaume de LouisXIV, fêtée et adorée jusqu’à son dernier jour, et elle était bienvieille quand elle mourut, se voyant enfin sur son lit de mort, s’estécriée en poussant un profond soupir : « Si l’on m’eût proposé unepareille vie, je me serais pendue. » Arrêtons ici cesermon. Ce sermon est arrivé malgré nous, et par la force même dusujet. Nous avons voulu relever de la défaveur où il a été placé parles plus beaux esprits même du dix-septième siècle ce surnom de dévote; nous avons voulu montrer quelque peu combien, même du côté desbonheurs de la terre, c’était là une heureuse profession. Nous n’ironspas plus loin, ce livre est fait pour écrire les moeurs au-dessous duciel. Nous aurions pu vous montrer aussi, cheminfaisant, toute l’autorité d’une pareille femme, lorsqu’elle préside àtoutes les grandes entreprises de la parole évangélique ; car, Dieumerci, cette puissance de la religion chrétienne n’a pas été si fortbrisée, qu’elle ne produise encore ses orateurs et ses héros. Mêmeaujourd’hui, dans ce temps de liberté confuse et mal définie, où touteschoses vont un peu à l’aventure, la vraie liberté de la parole,savez-vous où elle se retrouve ? Ce n’est pas dans le journal, où elleest soumise à toutes sortes d’exigences étrangères, ce n’est pas à latribune, où la passion politique l’aveugle trop souvent, c’est dans lachaire évangélique. Chose étrange ! c’est là seulement que les hommespeuvent dire être tout ce qu’ils ont sur le coeur ;c’est là seulementque se débattent les grands principes qui tiennent à la liberté et à laconscience. Là se manifestent chaque jour de nouveaux orateurs, toutdévorés de l’ardeur du prosélytisme chrétien. On pourrait en nommerplusieurs, jeunes apôtres, convictions énergiques, ardents esprits, quiremuent des idées, ne pouvant pas agiter des hommes. On pourrait enciter un, le plus puissant de tous, qui doit verser le soir des larmesamères au pied du crucifix, en songeant que Luther lui a enlevé le seulrôle qui pût lui convenir dans l’église catholique. Or, à ces luttes dela parole chrétienne, à ces inquiétudes éloquentes de tant de bonsesprits, à ces dangereuses révoltes puisées dans le sein même del’Évangile, la femme dévote assiste chaque jour ; elle est à lapremière place dans ce champ-clos du dogme et de la croyance, et tousces orateurs qui combattent pour la même cause, tous ces jeuneschrétiens disposés au martyre, toutes ces généreuses ardeurs qui sereplient dans l’église, ne pouvant pas se faire jour dans la politique,c’est notre héroïne qui les juge du haut de son bon sens et de sa vertu. Nousavons oublié, mais comment ne rien oublier dans ce vaste sujet ? lafemme dévote qui n’a pour tout bien que sa dévotion, pour toute fortuneque sa croyance ; celle-là aussi dans un néant et dans sa misère, ellerègne, elle est heureuse. Pauvre femme sans abri, l’église l’abrite ;pauvre femme sans famille, sans enfants, tous les beaux enfants queréunit l’église sont à elle ; pauvre femme sans patrimoine, elle a pourpatrimoine l’aumône des honnêtes gens qui prient avec elle ; pauvrefemme que personne ne connaît, elle a des frères qui la pleurent quandelle est morte. Mais, pour prouver le bonheur de celle-là, il n’est pasbesoin de tant comparer. Qu’est-ce donc en ce monde qu’une pauvrevieille femme seule, infirme, abandonnée à elle-même, et qui ne croitpas en Dieu ? J. JANIN. |