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JANIN, Jules (1804-1874) : Le bas-bleu (1842). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (29.VI.2007) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le Bas-bleu par Jules Janin ~*~ONcherche encore l’origine de cette très-expressive et très-justedénomination : le Bas-bleu.D’où vient ce mot et que veut-il dire ? Dans un de ses magnifiquesaccès de mauvaise humeur, lord Byron s’en est servi pour désigner larace, toute moderne, des malheureuses créatures féminines qui,renonçant à la beauté, à la grâce, à la jeunesse, au bonheur dumariage, aux chastes prévoyances de la maternité, à tout ce qui est lefoyer domestique, la famille, le repos au dedans, la considération audehors, entreprennent de vivre à la force de leur esprit. On les aappelées bas-bleus pour deux ou trois motifs que Byron n’explique pas,mais qu’il est facile d’expliquer. Par un tempsfroid et pluvieux, quand le pavé est humide, quand le ciel est triste,voyez-vous passer dans la rue cet être équivoque, d’un âge douteuxcomme son sexe, recouvert de tous les lambeaux que peuvent réunir surune carcasse humaine la faim, l’orgueil et la misère ; - des lambeauxde cachemire et des lambeaux de bure, un chapeau qui a été rose, unerobe qui a été neuve, une collerette passée à l’empois au temps jadis ?Rien qu’à voir cette malheureuse femme on se sent mal à l’aise, on afroid, on a faim, on a soif : cela ne ressemble à pas une des misèresconnues, non pas même à la misère de la femme de théâtre, de lachanteuse sans voix, de la Célimène sans dents, de l’égrillarde Martonqui a mis en gage son tablier vert. Au moins quand ces pauvres victimesde l’art dramatique et du fanatisme impitoyable de la foule arrivent,comme c’est la loi commune, à l’indigence et à la vieillesse,pouvez-vous retrouver toujours, sur le cadavre de cet artiste anéanti,quelque vestige des belles années, quelques parfums évanouis, quelquefin duvet des printemps écoulés, quelques restes épars de bonheur et degloire. - L’amour a passé par là, vous dites-vous, en voilà bien assezpour soutenir toute cette vieillesse ; mais la femme dont nous parlons,mais le bas-bleu, juste ciel ! Regardez-la venir, tenant sous le brasson cabas domestique, ou plutôt sa hotte littéraire ; sur le visage decette femme rien n’est resté, ni la beauté, ni la jeunesse, ni lagloire, ni le succès, ni rien de ce qui console d’être une vieillefemme pauvre et seule, abandonnée à tous les caprices et à tous lesvents ; non certes, l’amourn’a pas passé par là. L’amour a eu peur de ces lèvrespincées qui vomissent incessamment les rimes des deux sexes ; l’amour areculé devant ces affreux doigts tachés d’encre ; l’amour n’a pas voulude cette femme qui ne songe qu’à vendre à la page et au volume le peude bon sens que contient son cerveau, le peu d’honnêtes passions querenferme son coeur. Voyez-la donc dans la rue, trottinant, les coudesserrés contre la taille, la tête haute, le regard baissé, un bout demanuscrit sortant de son cabas ; puis regardez à ses pieds ; voyez-vousdans cette vieille chaussure ce bas qui s’enroule ou plutôt qui sedéroule, est-ce un bas bleu ? C’est un bas sale ! Tope là ! vous aveztout à fait l’origine du mot. C’est la grande habitude et le grandsignalement des femmes hommes de lettres, de ne jamais s’occuper de cesminces détails de la vie de chaque jour. Porter à une jambe bien faitedes bas blancs et bien tirés ! fi donc ! nous abandonnons ces petitssoins aux mièvres Parisiennes, qui n’ont pas d’autres occupations quede se laisser vivre et être heureuses ; mais nous autres qui aspirons àla popularité et à la gloire ! - nous autres, les grands écrivains dubeau sexe, nous, les Walter Scott en jupons, les Shakspere en spencer,les Molière en bonnets fanés, nous n’avons pas le temps de regarder cequi se passe à nos pieds. Or voilà tout simplement l’origine du mot bas-bleus, lisezbas sales et troués. Cette origine est brutale, sans doute, mais elleest juste ; d’ailleurs, s’il est vrai que maladie nommée soit à moitiéguérie, ainsi pourra se guérir cette maladie de la littératureféminine, quand on saura qu’elle s’appelle la maladie des mains peulavées, des cheveux mal peignés, des gants troués, des ongles noirs etdes haillons. Mais, allez-vous dire : - Vousentreprenez là, mon cher, une déclamation contre l’esprit des femmes,c’est une déclamation faite depuis longtemps, et nous savons à l’avancetous les arguments dont vous allez vous servir. - J’avoue qu’en effetla maladie des esprits féminins est une maladie aussi vieille que lemonde. Il faudrait remonter, pour bien faire, à l’histoire d’Ève, notremère, et de la première pomme. Cependant, pour n’être pas accusés mal àpropos de haine et d’injustice, et d’un parti pris mal séant dans un sigrave sujet, nous reconnaîtrons tout de suite les droits du génie, quelque soit son sexe, voire même les droits de l’esprit et du style, quandil y a esprit et style. Mieux que personne, nous possédons les grandsnoms de nos souvenirs poétiques. Sapho, aussi célèbre qu’Homère ;madame de Sévigné, qui a créé la langue française en même temps quePascal ; madame de Lafayette, et de nos jours deux ou trois femmes,illustres entre tous les écrivains de ce siècle, l’une qui a retrouvéla plume de Jean-Jacques Rousseau à ses beaux jours d’étincelante etéloquente poésie ; l’autre qui est un poëte charmant, maniant avec unesprit égal le vers et l’épigramme ; et celle-ci, dont l’élégietouchante a fait verser bien des larmes ; et encore deux ou troisfemmes qui se sont fait adopter, par le public, pour la beauté de leuresprit et pour la modestie de leur vie ; mais ici il ne s’agit pas desexceptions, il s’agit de la foule ; il s’agit de trouver remède à ungrand malheur, il s’agit de signaler une affreuse plaie, la plaie dubas-bleu, la misère de la femme de lettres, et toutes les haines, ettoutes les calomnies, et tous les mensonges, et les délires de tousgenres, qui se rencontrent au fond de ces existences abominables dontla création est toute moderne, Dieu merci ! Sansdoute, sans doute, cette plaie des gens qui écrivent en dépit du senscommun, et n’ayant pas d’autre Apollon que l’huissier ou le marchand devin du coin de la rue, est commune aux deux sexes ; sans doute, l’arméedes diffamateurs, des calomniateurs anonymes, des poëtes incompris, desdramaturges sans théâtres, des romanciers sans libraires, est une chosetriste à voir dans les deux camps, du côté des hommesaussi bien que du côtédes femmes, mais enfin, du côté des hommes,la chose a existé de tout temps. Notre éducation nationale est ainsifaite, que sur dix jeunes gens sans patrimoine et de peu d’esprit qui,au collège, ont traduit tant bien que mal quelques pages de Cicéron, etqui cependant ne trouvent en eux-mêmes ni assez de persévérance, niassez de zèle pour se faire avocats, médecins, soldats ou prêtres,trois de ces hommes sont destinés à devenir des rêveurs, des hommes degénie, des écrivains de poëmes épiques ou de pamphlets. De là estarrivée la mendicité des lettres ; voilà comment autrefois, avant quela littérature fût devenue une profession libérale, toute main quitenait une plume était nécessairement une main tendue à l’aumône. CeColletet, dont parle Boileau, ce malheureux qui n’était pas sansesprit, et qu’on nous représente, crottéjusqu’à l’échine, cherchant son pain de cuisine en cuisine,cet abbé Robbé dont parle Voltaire, réduit à partager le fumier demessieurs les chevaux du prince de Rohan, toutes ces plaintes amèresdont sont remplies les satires de Régnier, ce sont là autant derésultats de cette diffusion des lettres et du style. Et encore si cen’était là que de la misère ! Mais c’est encore de la honte ! Toute lapartie honteuse de notre histoire littéraire a été accomplie par cesplumes faméliques ; ces plumes vénales et mal payées ont tué plus d’unebonne renommée, elles ont calomnié toutes les gloires, elles ont flétritoutes les vertus qu’elles pouvaient atteindre, elles étaient en effeten dehors de toutes les lois divines et humaines. La révolution de 89est venue bien à temps pour donner enfin quelque débouché à cetrop-plein de la gent écrivante. A dater de la liberté nouvelle, cettenation française qui, pour ses beaux esprits, s’était maintenue dansles limites, cent fois trop restreintes, du livre imprimé ou duthéâtre, a créé le journal, tout exprès pour avoir chaque matin, à sonservice, une passion nouvelle, une vérité nouvelle, et aussi unecalomnie nouvelle. Il est arrivé alors ce que dit Virgile pour lesvents qui apportent la tempête : Quà data porta ruunt, et terras turbineperflant. Ilsse précipitent par l’issue qui leur est ouverte, et le globe estemporté dans cette immense tempête. Maiscomme le bien, Dieu merci, est toujours à côté du mal, la publicité estdevenue la sauvegarde de ses propres excès. Maintenant que les honnêtesécrivains ont conquis le droit d’écrire à la lumière du jour, ceux quiécrivent dans l’ombre sont tachés d’infamie ; maintenant que la véritéest le patrimoine universel, malheur et honte sur ceux qui mentent !C’est ainsi que l’équilibre s’est établi parmi les gens de lettres.Jusqu’à présent ils avaient été comptés pour rien dans les affaires dumonde, maintenant ils y pèsent tout leur poids ; jusqu’à présent laroyauté et les gens qui l’entourent avaient pensionné même l’historien,aujourd’hui pas un roi, pas un gentilhomme, n’est assez riche pourfaire la fortune du dernier poëte qui rime, en vers alexandrins etmélancoliques, ses lamentations, ses croyances et ses amours. Laposition que les écrivains ont conquise de nos jours, positionindépendante et vraie, parce qu’elle tient au caractère et au talent, aréhabilité les lettres : elle leur a donné la dignité extérieure quileur manquait, elle a démontré d’une façon sans réplique que le grandCorneille obéissait à une nécessité injuste, lorsqu’il dédiait Cinna au financierMonthoron, et que Louis XIV lui-même, lorsqu’il envoyait cent louis àRacine, oubliait quelque peu à quel poëte il envoyait si peu d’argent.Ainsi donc, grâce à la valeur nouvelle attachée aux productions del’esprit, chaque écrivain a pris la place qui lui revient ; leshonnêtes gens de talent marchent les égaux des plus grands seigneurspassés, présents et à venir, pendant que les hommes sans valeurlittéraire et sans loyauté personnelle restent tout en bas dans lafange éternelle et dans l’infamie. - Heureux équilibre, sans contredit.Mais quoi ! cet équilibre devait manquer par un côté inattendu. Cecôté faible dont je parle, et contre lequel rien ne pouvait prémunir lacitadelle littéraire, c’est le côté de la femme de lettres. La femme delettres, de nos jours, est un être déclassé dont on ne retrouveraitl’équivalent dans aucun peuple de l’antiquité ou des temps modernes. Lafemme de lettres a poussé tout d’un coup dans la littérature, commepousse le champignon sur son fumier. Les pauvres femmes ! Il faut toutd’abord commencer par les plaindre, il faut reconnaître que tout leur amanqué à la fois, le mariage et le couvent ; il faut dire que lesmétiers qui leur appartenaient de toute éternité leur ont été enlevéspar la spéculation des hommes. Levez les yeux, que voyez-vous de toutesparts ? Des marchands de modes, des couturiers, voire même deschemisiers ; on a enlevé l’aiguille, son outil naturel, aux mainsdébiles de la femme ; en même temps, à ces faciles esprits, à ceslangues acérées, à ces têtes mobiles et folles, on a enlevé laconversation ; la causerie française, cette supériorité intime de notrelangue et de nos moeurs n’existe plus nulle part. C’en est fait, leshommes ne parlent plus aux femmes ; dans ces endroits qu’on appelleencore des salons, les femmes sont séparées des hommes par une barrièreinfranchissable ; elles se tiennent là roides, immobiles, silencieuses; si quelque robe plus hardie vient à se mêler aux habits noirs, ellese trouve tout à coup, la malheureuse, en plein argot. Elle n’entendparler que d’argent, de banque, de terrain, d’asphalte, de politique,du 4 mars, du 29 août, du 10 septembre, car, à force de voir passer etrepasser au pouvoir les mêmes hommes politiques, comme autant decomparses de l’Opéra, on a remplacé les noms propres par des chiffres.Ainsi les jeunes femmes ont été tuées dans leurs travaux, les vieillesfemmes ont été tuées dans leur esprit ; on passe à côté des jeunesfemmes sans leur demander : Avez-vous faim ? à côté des autres sansleur dire : Quel ennui vous presse ? Et comme ce mouvement del’éducation publique, dont nous parlions tout à l’heure pour leshommes, a fini par se porter sur les femmes ; comme elles ont eu lemalheur d’apprendre à lire très-couramment ; comme elles savent toutesl’orthographe, à l’heure qu’il est ; comme elles n’ont plus rien àcoudre ou à broder, elles ont eu le temps de se livrer à toutes sortesd’abominables lectures ; elles ont profité, elles aussi, de ces bribesde prose et de vers qui sont dans l’air, plus faciles à trouver quel’eau des bornes-fontaines qui ne coule qu’à certaines heures du jour ;jusqu’à ce qu’enfin ces mêmes femmes, qui n’avaient plus pour s’occuperle travail de l’atelier ou la médisance du salon, se sont dit, un beaujour : « Mais pourquoi donc ne serions-nous pas, nous aussi, des hommesde lettres ? Pourquoi n’aurions-nous pas notre part de gloire etd’argent dans l’effroyable consommation d’esprit qui se dépense chaquematin ? » En même temps elles calculaient les salaires des écrivains del’autre sexe : « En voilà, disaient-elles, qui n’ont guère plusd’esprit que nous (et elles avaient raison) ; voilà des gens qui ontmoins d’âme et de coeur, à coup sûr ; dont le tact est moins fin etmoins délié que le nôtre, et qui gagnent, bon an mal an, cinq à sixmille francs à écrire des journaux ou des livres ; qui donc nousempêcherait de gagner cent francs par mois tout au moins ? Le soleil etles journaux se lèvent chaque matin pour tout le monde. « Ainsi disant,elles se sont mises à l’oeuvre, elles ont fait des journaux, des romans,des nouvelles, des comédies, de petits vers ; elles ont entrepris toutce qui concerne leur état nouveau, et vraiment, pour être justes,toutes ces choses faites par des femmes, tout ce futile courant de laprose et de la poésie de chaque jour, n’étaient pas plus mal tournées,pas plus mal écrites, pas plus molles et diffuses que les inventionsdes grands écrivains masculins de ce temps-ci. Ainsiest née la corporation des femmes de lettres ; bientôt à force dehardiesses, elles ont trouvé qu’il était plus facile d’écrire un livreque de jouer du piano ou de tenir le comptoir d’un café ; elles onttrouvé surtout que cela était plus amusant. Quoi donc, se poser envictime de la société, se montrer à tout venant comme le martyrpersécuté du mariage ; crier à l’injustice toutes les fois qu’il s’agitdes lois faites par les hommes ; demander incessamment pourquoi doncles femmes n’auraient pas le droit d’être membres de la Chambre desdéputés, lieutenants-colonels, gérants de journaux et curés deSaint-Sulpice ou de Saint-Roch ? Passer en revue avec un soin minutieuxtoutes les phases de l’adultère, et s’arranger si bien que les lecteurspuissent dire : Voilà un auteur plein de son sujet ! c’était là sanscontredit une occupation décevante, un aimable débouché à l’oisiveté,un métier facile et commode. Pauvres femmes, encore une fois, elles nevoyaient donc pas qu’elles allaient tomber incessamment dans toutes lesdéceptions de la vie littéraire, qu’elles allaient remplacer le calmeet la paix intérieurs, par toutes les agitations féroces del’amour-propre ; elles ne voyaient donc pas que si toute femme venue ence monde peut, à force d’esprit et de passion mal comprimés, suffirependant vingt-quatre heures à cette vie exceptionnelle de lalittérature, il n’y en a pas une seule qui en ait pour un mois de cetriste métier-là dans le ventre ? - Quoi, disent-elles en triomphe, jegagne vingt francs par jour à écrire, qu’avez-vous de plus à medemander ? Mais, malheureuse ! ces vingt francs par jour tu lesgagneras à peine pendant un mois à écrire les plus abominablesinvectives contre la grammaire et le sens commun… ; tu aurais gagnécinquante sous toute ta vie, à coudre des chemises et à raccommoder desbas. Je ne sais pas si je pourrai jamais vous donnerune idée complète de la vie que mènent ces tristes créatures hors de caste,également abandonnées du bon Dieu et des hommes ; c’est un tableaulamentable, je vais cependant essayer de le tracer de mon mieux, touten amortissant les couleurs un peu trop crues de mon sujet. Lebas-bleu, ou si vous aimez mieux la femme de lettres (car cette sortede bas littéraire prend toutes les nuances, depuis le bleu de ciellimpide et clair sur un bas de soie tout neuf, jusqu’au gros bleu quidéteint en jaune verdâtre sur un bas de laine suintant), la femme delettres, disons-nous, est la plupart du temps une vieille fille ou unefemme abandonnée par son mari, ou même une femme qui a abandonné sonmari par horreur pour le prosaïsme,car, notez-le bien, dans la vie littéraire, lemari c’est la prose, le ménage c’est laprose, deux ou trois enfants à élever c’est la prose, un vieux pèreinfirme, une vieille mère qui vous tend les bras, un loyer à payer, undîner à préparer, prose, prose, et toujours prose. Donc, la femme delettres vit seule, elle se niche partout où elle peut, ne s’inquiétantguère de toutes les petites délicatesses, de toutes les petitessuperfluités dont les autres femmes ont si grand besoin. Qu’importe augénie d’habiter un bel appartement dans une belle maison, ou bien unemansarde dans un taudis ? Il faut au génie une chambre en désordre, dubeurre rance, du boeuf froid sur une traduction de la Divine Comédie duDante ; du fromage de Brie enveloppé dans le Child Harold deByron. Le génie aime le pêle-mêle de toutes choses : les plumes et labrosse à dents, le peigne et le pain de chaque jour. Allons, et plusnous serons couvertes de poussière, entourées de toiles d’araignées,plus notre lit sera défait, plus nous aurons de verve etd’enthousiasme. La femme de génie ne respire à l’aise que dans cesdétails excentriques,elle n’est heureuse que dans ce désordre, elle foule aux pieds tout cequi n’est pas la poésie comme elle en sait faire. La voilà doncinstallée chez elle ; elle a du papier, elle a une plume et de l’encre,c’en est assez pour être grande et glorieuse. Maintenant quefera-t-elle ? Dieu merci, elle n’est pas en peine d’écrire.Que demande le public à l’heure qu’il est ? le public demande desdrames ; elle fera un drame ; elle ira chercher dans le moyen âgequelque sanglante histoire comme l’histoire de la tour de Nesle, elleentassera les empoisonnements sur les coups de poignard ; ce ne sontque bahuts, lances de Tolède, parchemin des vieux âges. La plume grondeet s’agite sous les doigts de cette triste créature, le sang coulecomme l’encre ; elle en oublie le manger, elle en oublie le dormir,surtout elle oublie d’aimer quelque chose ou quelqu’un. Déjà elle sefigure le parterre attentif, la foule pressée et haletante, l’émeuteaux portes du théâtre, et les vers, et les couronnes, et le caissierqui la vient saluer chaque mois avec ses droits d’auteur. Voilà qui vabien ; son drame est fait, aussitôt elle s’affuble d’un chapeaucrasseux, d’une robe trouée, d’un manteau couleur de muraille, et ellearrive toute hâletante dans les corridors du Théâtre-Français. «Voulez-vous de mon drame ? s’écrie-t-elle, lisez-le, c’est une fortune; j’ai un rôle pour M. Ligier, pour M. Beauvallet, pour mademoiselleRachel, pour mademoiselle Maxime, pour mademoiselle Mars, pourmademoiselle Plessis, pour tout le monde : ce sera d’un grand effet, àcoup sûr. Le premier acte représente une tempête ; le second acte, unincendie ; au troisième acte, passe un troupeau de brebis et detaureaux mugissants ; au quatrième acte, la guerre et ses fureurs, etenfin vous verrez que de larmes répand mon héroïne, que de cheveux elles’arrache de ses blanches mains ; prenez mon drame, j’ai làune lettre du ministre de l’intérieur ; je suis la femme d’un ancienmilitaire, mais je cache mon nom, car c’est le nom d’un vaillant homme.» Ainsi elle parle. Le Théâtre-Français la renvoie aux kalendesdramatiques, mais sans la décourager. Elle va du même pas à l’Ambigu, àla Gaieté, au théâtre de la Porte-Saint-Martin : on la voit dans tousles corridors arrêter le premier qui passe comme ferait une mèred’actrice sans emploi. A la voir se glisser dans les coulisses on laprendrait pour l’ombre de quelque lady Macbeth en haillons. Martyre del’art dramatique, elle subit toutes les humiliantes conditions de cetterage qui la possède. Le souffleur l’évite comme la peste, le jeunepremier s’enfuit à tire-d’aile, la jeune première l’appelle ma bonne ! et luienvoie chercher ses billets doux chez le concierge ; ainsi elle rouled’abîme en abîme, elle et son drame ; à la fin, quelque directeurpitoyable, dans un moment d’oisiveté et de désespoir, accepte l’infâmemanuscrit. « C’est bon, dit-il, repassez dans un mois. » Huit joursaprès, elle est chez cet homme. « Et mon drame ! - Repassez dans deuxmois, » lui dit-il. Trois jours après, elle est chez cet homme. « Etmon drame ! mon drame ! » On cherche le drame. « Qu’en a-t-on fait ? oùest-il ? - Il est perdu ! - Quoi, perdu ! ah ! vous l’avez fait lire àvos auteurs ; ah ! vous m’avez volé mon idée. Où est le commissaire, oùest le juge, où sont les gendarmes, où sont toutes les forces de laFrance ? un drame pareil ! Monsieur le juge, écoutez plutôt. » Elle semet à réciter d’un voix cassée : « Angélina, toi monrêve idéal, toi le murmure transparent et perlé de mes nuits d’été, toila sainte extase de ma jeunesse, où es-tu, mon Angélina adorée ?..... »Le juge de paix, impatienté, condamne le directeur négligent à payer 25francs de dommage ou à rendre le manuscrit dans la quinzaine. «Ah ! dit-elle, j’ai gagné ma cause. » Elle rentre chez elle triomphante; on entend dans l’escalier les mots sacramentels : «Angélina, mon rêve idéal, l’extase poétique de mes beaux jours !... » Aubout de la quinzaine, la dame, fière et superbe, revient chez ledirecteur : « Mes 25 francs, lui dit-elle, ou mon drame ? - Voici votredrame, » lui dit l’autre. Et la malheureuse entreprend un nouveauchef-d’oeuvre le lendemain. Sa voisine, enlittérature s’entend, est une petite femme proprette, dont la robenoire est sans reproche ; ses cheveux sont bien nets et bien lisses ;elle a des manchettes passées à l’empois ; elle n’a pas de mouchoir depoche, parce qu’elle ne se mouche jamais : seulement, aux momentsd’enthousiasme, vous entendez un petit reniflement qui veut dire : «Voilà l’inspiration ! » Cette dame n’est pas jolie, mais elle ne l’ajamais été ; elle est née à quarante ans, et elle y reste tant bien quemal ; elle est sèche, roide, étroite des épaules : c’est une planchedépravée qui écrit et qui pense. Notre petite dame est hautaine etfière, elle regarde les comédiens comme des pas grand’chose,et les comédiennes comme bienpeu. Elle a reçu des principes sévères dans sa jeunesse,et elle les met à profit ; aussi a-t-elle entrepris le romand’éducation, à l’exemple de cette vertueuse madame de Genlis. Adèle et Théodoreest pour cette petite dame le chef-d’oeuvre du genre ; ses romans sontpresque tous des romans par lettres : Félicie à Julie, Ernest à Prosper.Félicie raconte à Julie le sexe des plantes, les amours de l’éléphant,l’accouplement des animaux, la reproduction des poissons et autresmystères de la nature. C’est un sujet tout nouveau que notre auteur atrouvé là. Ernest raconte à Prosper ses premières dettes, son premierduel, son premier cheval, sa première grisette : c’est le roman demoeurs uni au roman d’histoire naturelle, c’est un plat d’épinards auréséda et aux oignons, c’est une salade au coquelicot saturé d’ail. «Cela produira un bon effet, dit la dame à son éditeur ;grâce à mon livre, les jeunes filles seront initiées à tous lesmystères de la génération, et les jeunes gens à tous les dangers quiles attendent dans les hôtels garnis de la rue Saint-Jacques et dansles bois de Montmorency. » L’éditeur qui écoute la dame est un hommechauve, légèrement bossu, qui a eu quelques démêlés avec la justicedans sa jeunesse, et qui a entrepris le roman d’éducation parce qu’iln’avait pas assez de fonds pour publier le roman échevelé. Cet éditeura les mains peu lavées, il sent l’eau-de-vie et le tabac ; il sortévidemment de l’estaminet voisin. « Ma chère dame, dit-il d’un airrogue, je n’ai pas grande idée de votre histoire de la génération ;songez à megazer tout cela. Et combien me vendrez-vous cette drogue ? » A ce motde drogue, la femme pince ses lèvres jusqu’au sang, elle se frapperaitla poitrine si elle en avait une. « Monsieur, dit-elle d’un airimposant, je vous avertis que vous n’aurez pas ce nouveau volume àmoins de 100 francs et 10 francs pour ma femme de ménage ; c’est àprendre ou à laisser. » Là-dessus un débat s’engage, l’homme se lève etfait semblant de quitter la place, il se rassied ; à la fin on tombed’accord. La femme de ménage aura 5 francs au prochain volume, cevolume se payera ainsi qu’il suit : 75 francs en trois payements. «Ayez soin seulement, dit l’éditeur, de parler du roi de Prusse dansvotre livre ; j’ai une petit lithographie de Frédéric II qui fera bienau frontispice. Pour les culs-de-lampe, vous les connaissez, une têtede mort, des abeilles, des oranges et une lyre. Cela fera un joli petitouvrage pour le jour de l’an. Quant au titre, il faut appeler notrelivre : - cherchons plutôt : lesVeillées de famille, les Soirées du printemps, Heures d’automne, Fleursde l’hiver ?... J’y suis, Fleurs de l’hiver.» En effet, à trois mois de là, dans une boutique borgne, entre unserin, un moineau franc et un chat affamé, vous voyez apparaître cetteaffiche flamboyante : « LES FLEURS DE L’HIVER, ou Félicité et Julie, ouErnest et Prosper, entretiens familiers à l’usage des jeunes personnesdu grand monde, sur la botanique, la zoologie, la physiologie, lavégétation, la génération des plantes, les estaminets, les parties àânes et le jeu de billard, orné de vignettes et culs-de-lampe, par nospremiers artistes ; par madame la vicomtesse Clémentine-Octavie deSaint-Walidimir. Ouvrage dédié à Sa Majesté l’impératrice de toutes lesRussies. Chez Soifard, éditeur. Prix : 1 fr. 75 c. ; cartonné, 2 fr. 50c. ; par la poste, 5 fr. » Six mois après la mise envente de ce fameux livre, l’éditeur Soifard apporte à son auteur uncompte ainsi conçu : Doit madameClémentine, etc., auteur des Fleurs de l’hiver, à Soifard,libraire-éditeur, pour vingt-six heures decorrections………………………………………………………………………………. 72 francs. Ci-joint 3 francs poursolde……………………………………………… 3 __________ Total………………………. 75 francs. Etc’est encore un livre à commencer. Oh ! oh ! quelleest celle-là qui passe ? Elle a une robe couleur de chair, elle exhaleune immense odeur de patchouli et de musc ; elle marche fièrement,crânement, carrément ; elle regarde en pitié la pauvre espèce humaine.Je le crois bien, c’est le célèbre auteur, vous savez, de ce livrequ’on s’arrache : Histoirede l’infanticide, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours.Ce livre a paru enveloppé d’une couverture noire entourée de têtes demorts ; le frontispice représente des ruisseaux chinois qui roulent desenfants chinois. En voilà une d’horreur ! Et cependant, qui le croirait? ceci est l’écriturerie d’une faible femme qui aime à l’adoration sestrois enfants, car elle a trois enfants ; c’est pour leur donner dupain et une bonne éducation qu’elle a écrit cette histoire desinfanticides ! - L’éditeur a dû gagner bien de l’argent avec cettefemme, monsieur ; mais aussi lui a-t-il commandé pour l’hiver prochainle Keepsake des femmes enceintes, orné de gravures, toujoursentreprises par les plus grands artistes de Londres et de Paris. Oùsuis-je ? où me conduisez-vous ? je vous en prie, ne me laissez passeul ! J’aperçois dans le coin de cette chambre de garçon, où toutessortes de jeunes gens fument et causent comme on crie, une grandefille, jeune encore, à l’air honnête, au regard intelligent, et quicependant fait peine à voir, tant- il y a de dégradation et desouffrance sur cette noble physionomie. A coup sûr, cette jeunepersonne n’est pas encore descendue bien avant dans le vice ; aucontraire, au froncement de son sourcil, à l’agitation de son sein, aufrémissement de sa main droite, on devine que cette malheureuse enfantest bien née, qu’elle était faite pour la vie régulière et calme. Quandelle s’est enfoncée dans ce nuage de fumée et de tabac, son nom s’estmurmuré tout bas, et, chose étrange ! chose pénible à dire ! il setrouve que ce nom-là est un des grands noms de notre histoire. Ce nomse rattache à des batailles gagnées, à des lois discutées en pleinsénat, à toutes sortes de souvenirs de fortune, d’élégance et depouvoir. Oh ! la malheureuse, que fait-elle donc en ce lieu, qui est unmauvais lieu pour elle ? Pourquoi donc vient-elle affronter desdiscours de mousquetaires pris de vin ? pourquoi vient-elle, délicateet jolie comme elle l’est, s’exposer à cette âcre fumée qui lui soulèvele coeur ? Mon Dieu ! c’est tout simple : cette jeune fille veut écrireun roman échevelé, elle veut savoir comment sont faits des hommes quijurent, qui boivent et qui racontent toutes sortes d’obscénités ; ellen’est pas fâchée de voir de près la prostituée de la borne, d’entendrel’argot délirant de la rue du Helder, de savoir ce que cache cette gazetransparente et cette robe froissée ? Ainsi la malheureuse enfant tue àplaisir, dans le fol intérêt d’un ignoble roman à écrire, ses jeunes ethonnêtes années ; elle accepte la contemplation du vice, comme si déjàce n’était plus le vice ; elle se perd sans joie, sans profit, sanshonneur, sans amour ; elle se perd de la plus triste façon dont puissese perdre une femme, car elle n’a pour sa part que la vapeur de ce vin,que la fumée de ce tabac, que le bruit effronté de ces baisers ; ettous ces sacrifices, toutes ces misères, toutes ces hontes virginales,pour aboutir à quelque récit affreux, où rien ne doit se montrer decette jeune fille anéantie, perdue, indignement gaspillée, à qui lalittérature et la poésie ôtent même la retenue et le bon sens. Ainsidonc ni son esprit, ni sa bonne grâce, ni sa belle humeur, ni sagentillesse, ni son limpide regard, ni cet air de bonne maison qui nel’abandonne même pas dans les repaires où elle passa vie à étudier son art,ne sauraient la protéger contre cette abominable manie. Je l’aientendue, moi qui vous parle, réciter d’une voix pleine d’harmonie etde douceur, avec le regard des anges dans le ciel, une affreusehistoire où il s’agissait de la fille d’un grand seigneur enlevée parle valet du bourreau, et ce valet de bourreau faisait un enfant à cettejeune fille sur la même guillotine du haut de laquelle la tête de sonpère venait de rouler ! O honte et exécration sur cette passionlittéraire qui pousse à de pareils excès des âmes bien nées ! - Mais,malheureuse enfant ! si en effet le pain vous manque, si en effet vousvoulez voir de près toutes sortes de cicatrices et de plaies hideuses,s’il vous faut toucher de vos mains des ulcères et des pustules, faitesdonc comme aurait fait votre jeune aïeule en pareil cas : entrez dansles hôpitaux, entrez dans les prisons, allez demander à la Pitié, à la Charité, à l’Hôtel-Dieu,votre part de gloire chaste et pure dans ces champs de la douleur, dela maladie et de la mort. - C’en est fait, sanctifiez votre pauvreté etvotre abandon, couvrez les morts de leur linceul, lavez les cadavresqui vivent encore, recueillez les lamentations, les blasphèmes et lessoupirs qui s’exhalent de toutes ces pourritures, et soudain vousverrez toutes ces infamies se changer en louanges. Ce qui faitl’opprobre de la femme de lettres deviendra la palme éternelle de lasoeur de charité. Puisque je suis à raconter, j’aiune autre histoire que je dis bien souvent, et que voici : Nousétions un jour réunis dans le foyer d’un théâtre royal, autour d’unetable recouverte d’un tapis vert, où nous représentions un comité delecture ; notre président était bien le meilleur et le plus simple desnombreux poëtes épiques qu’ait eus la France : il s’appelait Parcevalde Grandmaison. C’était quelques jours avant la révolution de juillet,c’est-à-dire au moment le plus dévot de l’histoire moderne. Tout à coupnous voyons entrer, sans être annoncée, une jeune femme de vingt ans àpeine, fort jolie, mignonne, un peu de rouge sur la joue, ce quiajoutait de l’éclat à son teint et de la vivacité à son regard. Madameétait vêtue en religieuse, elle avait la guimpe blanche comme neige, sarobe noire était d’une fine étamine, sa chaussure était irréprochable ;ce qu’il y avait de plus remarquable dans son costume, c’était à saceinture un magnifique rosaire en corail, et autour de son col un largeruban bleu auquel était suspendue une massive croix d’or. Vous jugez denotre étonnement, chacun se regardait pour savoir le nom de cetteénigme ? L’énigme prit place, elle ôta son gant comme pour montrer lablancheur béate de sa main, elle nous honora tous d’un petit regardcâlin et coquet, puis elle se mit à lire, d’une voix très-ferme, unecomédie intitulée : l’Avorton.A ce titre singulier sortant d’une bouche sacrée, nous nous regardonsde plus belle les uns les autres : notre président, bonhomme s’il enfut, dit à la dame : « C’est un joli sujet, je connais deux beauxsonnets qui portent le même titre. » La dame, ainsi encouragée,commence sa lecture. Il s’agissait en effet d’un avortement. Une jeunefille était enceinte, et au milieu des plaisanteries des valets, desencouragements de la soubrette, des indignations du père de famille, lepauvre petit enfant qu’elle portait dans son sein était ballotté d’uneétrange façon. C’était dans toute cette comédie unegaieté incroyable ; chaque personnage apportait dans ce sujet-là sonéclat de rire et son bon mot. La lecture dura deux heures au milieu del’épouvante générale, tant nous trouvions que le sens moral de cettefemme était faussé. Notez bien que pas une seule fois la rougeur nemonta à son front, que sa voix ne se troubla pas, non plus que sonvisage, et qu’enfin Molière lui-même n’était pas plus à l’aise quand illisait chez Ninon de Lenclos, ce profane philosophe, les trois premiersactes du Tartufe.Nous autres, cependant, nous n’osions pas interrompre cette femme danssa lecture ; nous la trouvions bien assez malheureuse, sans lui faireencore l’affront public d’une interruption. A la fin, donc, l’héroïnede cette jolie comédie avorte, tant bien que mal, elle met son enfantdans un bocal, elle épouse le jeune homme qui l’aime et qui ne se doutede rien. Ceci dit, la chanoinesse se retire en pliant son manuscrit, etelle va attendre, dans une salle voisine, la décision du comité delecture. Nous autres cependant, nous les juges de cette affreuseplaisanterie, qu’allions-nous devenir ? Notre vénérable président, àbon droit épouvanté, se voilait la figure. Je fus chargé d’aller dire àce bas-bleu, je me trompe, à ce cordon-bleu, que sa pièce étaitrefusée. Alors vous auriez vu des colères, des indignations, desdésespoirs, des rages ! - Elle ne voulait pas quitter le théâtre, ellevoulait être jouée à l’instant même ; elle appelait l’archevêque deParis et tous les saints à son secours : il fallut l’emporter de viveforce. Moi, qui naguère m’étais vu enfermé dans un fiacre avec unelionne, j’entends une lionne du Jardin des Plantes, une bête au poilfauve et aux dents aiguisées, je m’étais senti plus à l’aise avec cettelionne qu’avec cette chanoinesse. Ses cris, ses larmes, son costumeétrange, attroupaient les passants ; on aurait dit quelque enlèvementdu siècle passé, si la religieuse n’eût pas crié si haut. A la fin,j’atteignis la porte du couvent : la dame descendit en se débattant ;une jeune soeur, dont je vois encore la figure sereine et douce, vintnous ouvrir la porte grillée. « Ah ! sainte mère de Dieu !s’écria-t-elle, qu’a-t-on fait à notre mère abbesse ? - Ma soeur, luidis-je, on n’a fait aucun mal à votre mère abbesse ; c’est elle-mêmequi a fait une comédie, que voici, et que je vous prie de remettre àson directeur. » Telle est cette véridique histoire,dont plusieurs ont été les témoins ; mais n’est-ce pas que l’on resteeffrayé quand on voit à quels excès peut conduire cette passionnouvelle des belles-lettres, si cruellement introduite dans les moeurset les habitudes des femmes de ce temps ? Silence !Cydalise n’est pas chez elle, elle s’est renfermée dans son oratoire oùelle lit saint Augustin. Madame n’a pas dormi de la nuit, tant elle arêvé à cette éternelle question du bien et du mal ; elle a passé tour àtour du bon principe au mauvais principe, où elle est encore. Quefaites-vous, Cydalise ? ne redoutez-vous donc pas cette pâleur, cesyeux battus, ces cheveux en désordre ? Que va dire votre amant, quandil vous verra ainsi défaite ? Que vont penser votre confesseur et votremari qui vous aime tant, qui a fait dire une messe à votre intention àSaint-Roch ? Ayez soin de votre santé, Cydalise, elle est chère à cestrois personnes. Mais Cydalise ne veut rien entendre, elle est toutentière à son zèle et à la charité. Vous n’avez donc pas lu son grandlivre, publié avant-hier ? Comme elle y prêche la vertu, la charitéchrétienne, la fidélité à ses devoirs ! La vertu, voilà pour son amant; la charité, voilà pour son confesseur ; la fidélité, voilà pour sonmari. Aussi ces trois personnes en une seule ne se tiennent pas d’aise; elles sautent de joie, elles lisent entre elles ce livre sacré:l’abbé loue Cydalise dans son journal et dans sa chaire ; le maris’écrie qu’il est le plus heureux des hommes ; l’amant, qui a sesentrées à la cour, s’en va tout droit à l’Institut, où il réclame leprix de vertu pour Cydalise : « Elle seule en est digne, elle seuleelle s’est montrée femme forte et grand écrivain. Avec son livre ellechangera la face du monde. - Couronnez Cydalise, dit l’amant, je vousen prie. - Couronnez Cydalise, dit le mari, il le faut. - Je veux quel’on couronne Cydalise ! » s’écrie le prêtre. Cependant la foules’assemble aux portes de l’Institut, on attend avec impatience la fêteannoncée. Silence et attention, le président de la docte assembléeprend la parole : il proclame les progrès de l’art et de la vertu pourl’année 18… Il déclare qu’à sa connaissance la société française serégénère, que la morale commence à planer sur cette France si longtempsabandonnée, que la philosophie matérialiste s’enfuit chaque jour loindes vastes domaines qu’elle avait conquis ; il crache à la face deDiderot et de Voltaire. « Car*nous vivons, messieurs, sous un roi très-chrétien ; l’autel s’estrelevé à l’abri du trône ; le descendant de saint Louis nous donne àtous l’exemple qu’il faut suivre ; marchons sans crainte dans cettevoie immense de la royauté et de la croyance. » Ainsi il parle. Du roitrès-chrétien à M. de Monthyon, la transition est facile ; dans uneprosopopée brûlante, l’orateur appelle à son aide le fondateur des prixde vertu : il arrive, l’éclair dans les yeux, la paix sur le visage,les mains remplies de bienfaits ! Venez à lui, vous tous qui avez laconscience tranquille, l’âme honnête et le coeur pur ! Arrièrel’adultère : arrière le parjure et l’hypocrite ! « Messieurs, nel’oublions jamais, nous sommes ici les apôtres de la vertu et de labienfaisance. » Ainsi il parle pendant une heure ; jamais saint Paul,parlant aux Corinthiens, n’a été plus rempli d’éloquence véhémente etde chaleureuse conviction. Vous pensez bien qu’à ce discours, toutel’assemblée est émue : les hommes se frappent la poitrine, en disantleur *mea culpa ; les femmes versent des larmes de sang sur les petitscrimes qu’elles ont pu commettre ; ce n’est plus une assembléelittéraire, c’est une assemblée religieuse. Il s’agit bien d’undiscours académique : il s’agit d’un sermon ! - Le silence redouble, onva nommer l’heureux vainqueur dans cette joute de toutes les qualitésmorales ; déjà on le cherche des yeux et de l’âme : où est-il ? où secache-t-il ? Ah ! si seulement nous pouvions toucher de nos lèvres lebord de son manteau ! Enfin donc, et d’une voix nette et claire, leprésident de cette docte réunion qui remonte au cardinal de Richelieu,qui a compté Bossuet et Fénelon dans son sein, déclare, au nom del’honneur et de la vertu, au nom de Monthyon lui-même, que le prix devertu appartient… à Cydalise ! Vous jugez de l’étonnement général.Cydalise ? Elle-même ! Qui ? Cydalise ? - Cydalise, et pas une autre !Regardez plutôt. Au fond de l’assemblée, Cydalise se lève ; la têtehaute, elle traverse fièrement cette multitude ébahie, elle monte d’unpas ferme sur le théâtre de sa vertu, et là, elle reçoit le prixMonthyon, de la main à la main. Elle se couronne elle-même, comme fitBonaparte à Milan pour la couronne de fer ; puis elle revient à saplace, non pas sans saluer d’un petit regard câlin et railleur lestrois compagnons de sa récompense et de sa vertu : son amant, sonconfesseur, et enfin son mari. O puissance inaltérable de la gloire etdes bonnes actions ! J’avoue, pour ma part, que de tous les bas-bleusqui piétinent sur cette terre, le pire de tous, à mon sens, c’est lebas-bleu qui s’enferme ainsi dans les langes transparents de la vertu.Que ces femmes dont je parle jouent, dans leurs livres et dans leurvie, avec les passions mauvaises, qu’elles rêvent toutes sortesd’amours impossibles, qu’elles riment des couplets de vaudevilles, ouqu’elles écrivent de lamentables tragédies, peu m’importe, après tout :ce sont des chefs-d’oeuvre qui tombent et qui meurent comme les feuillesdu saule pleureur ; c’est un amas de papier sans forme et sans nom quis’en va où va le papier imprimé, où va la feuille de rose. Cesfemmes-là ne perdent qu’elles-mêmes, ce sont les parias de l’esprit,les chiffonniers du monde littéraire. Il est vrai que chemin faisantelles gâtent un peu la langue française ; mais, en fin de compte, cettemalheureuse et sainte langue française, ce légitime orgueil d’unenation comme la nôtre, à quelles insultes n’est-elle pas livrée, àquelles misères ? Que lui importe donc un insulteur de plus ou de moins? Que ce soit un homme ou une femme qui l’insulte, la langue n’en estpas moins outragée ; mais après tout, quand une langue est bien faite,elle est plus forte qu’on ne pense. Un instant accablée sous lespériodes convulsives des faiseurs d’éloquence, sous le papotage oiseuxdes faiseuses de romans, sous le roucoulement de ces vieillestourterelles édentées qui célèbrent des amours qu’elles n’ont passenties, soudain la langue bondit et se relève comme une reine insultée; elle se dégage de ces obscènes entourages ; arrêtée un instant, ellereprend son vol vers les cieux littéraires, à côté de Pascal, de Racineet de Bossuet. Non, ce n’est pas là encore le grandmal, que les femmes écrivent au lieu de coudre, qu’elles fassent de lapoésie au lieu de faire des chemises, qu’elles portent des bas bleusquand elles devraient en tricoter de toutes les couleurs, qu’ellesoublient leur enfant qui crie, ou leur mari qui est malade, pourpleurer sur le sort de Lara ou de Werther. Mais voulez-vous savoir oùest le grand mal ? Il est dans le mensonge, dans l’hypocrisie, dans lesfausses déclamations ! Où est le grand mal ? c’est que la prostituéeécrive des livres de vertu, c’est que la femme sans loi et sans moeursse fasse l’institutrice des jeunes filles et des honnêtes femmes. Mais,direz-vous, le danger n’est-il pas le même quand ce mensonge hypocritevient de l’homme ? Le fastueux Sénèque vous semble-t-il donc lebienvenu à célébrer la sainte république et les vertus antiques ? - Quece soit là en effet un grand malheur pour les écrivains du sexemasculin, je ne le nierai pas, à coup sûr ; mais, à tout prendre, lescandale n’est pas le même. Salluste peut impunément, du fond de sonégoïsme et de ses vices, faire l’apologie et une admirable apologie duvieux Caton ; le vieux Caton lui-même, pris de vin, reste le maître desoumettre à sa censure impitoyable la ville éternelle ; mais la femmequi enseigne, la femme qui dit, comme il est dit dans l’Évangile : «Laissez venir à moi les petits enfants, » il faut qu’elle soit chastede sa personne, il faut qu’elle soit pure comme la morale qu’elledébite. Quand j’entends sortir de certaines bouches féminines les plussaints cantiques d’actions de grâces et de véhément repentir, il mesemble que j’entends le diable forcé de chanter les louanges dessaints. Non, jamais vous ne me rendrez supportable cet affreux mélangede vertu et de vieux chiffons, cette nauséabonde odeur de pommade et demorale, ce pêle-mêle de faux cheveux, de fausses dents et deprédications chrétiennes. Madame, qui venez pour nous prêcher, essuyezauparavant le blanc de céruse et le fard de votre visage ; allezdéposer au pied de l’autel vos fausses hanches et vos fausses dents ;lavez-vous des pieds à la tête, lavez-vous, munda te, et quandvous serez un peu moins immonde, peut-être écouterons-nous le radotagevertueux et pelé dans lequel vos amants se complaisent si fort. Vouscroyez que la matière est épuisée ? Oh ! que non pas ; j’ai là biend’autres portraits qui me viennent en foule, je n’ai qu’à les écrire ;mais ils sont si vulgaires, que peut être me trouverez-vous trivial.Par exemple, que dites-vous donc de cette femme éhontée, sans esprit,sans style et sans pudeur, qui, après avoir été pendant vingt ans lamaîtresse avinée de la grande armée, finit un beau jour par regarderdes pieds à la tête l’abominable décrépitude qui s’est étendue sur sesvieux membres ? La malheureuse, la voilà telle que l’ont faite le viceet la vieillesse ; elle se fait peur à elle-même, elle est immonde :ses yeux ne tiennent plus dans leur orbite enflammé, ses cheveux sontpartis, chassés par l’eau-de-vie qui brûle ; sa voix enrouée ne peutmême plus prononcer les jurons d’autrefois ; ses pieds la portent àpeine, la misère est là qui frappe à la porte de son grenier, la misèresans respect, cette vengeance de Dieu quand il veut nous faire croire àl’enfer. Eh bien ! cette femme perdue, souillée, vineuse, oh !dites-moi, que devient-elle quand, une fois à bout de toutes choses, ilse trouve qu’elle a épuisé toutes sortes de malversations, de vices, deparjures, d’obscénités ? - Eh ! que voulez-vous qu’elle devienne ? Elledevient une femme de lettres. Elle envoie acheter à crédit unebouteille de ce venin qu’on appelle de l’encre, une douzaine de cespoignards qu’on appelle des plumes, et aussitôt elle se met à l’oeuvre.Que va-t-elle faire, la malheureuse ? Eh ! que voulez-vous qu’ellefasse, sinon continuer avec d’autres outils son ancien métierd’abominations et de souillures ? Que voulez-vous qu’elle fasse, sinonjeter çà et là dans mille pages obscènes les baisers et les coups debâton entassés sur son corps, la fange et la honte entassées dans sonâme ? Ce qu’elle a vendu toute sa vie dans les boudoirs ou dans lestavernes, elle le vendra encore dans ses livres ; elle vendral’honneur, non pas le sien, qui n’a jamais vécu, mais l’honneur dequiconque l’a approchée, même de loin, mais la bonne renommée dequiconque s’est souillé rien qu’à toucher son jupon. Avec autant desoin que les autres créatures humaines, quand elles approchent de latombe, se mettent à oublier les égarements de leur vie, avec autant desoins et de scrupules celle-là se met à se rappeler les crimes, lesprodigalités et les folies insensées de sa jeunesse et de son âge mûr ;elle remonte à sa quinzième année pour retrouver derrière la borne unvil monceau de fleurs fanées ; elle ramasse, un à un, tous les lambeauxde sa vie, elle les entasse dans sa hotte, ou, si vous aimez mieux,dans son livre ; elle n’oublie rien, ni les nappes tachées de vin, niles fragments d’épée tachés de sang, ni les vieux os rongés dans lesfestins, ni les manteaux déchirés dans l’orgie, ni les pères de famillequ’elle a ruinés, ni les mères qu’elle a réduites au désespoir, ni lesjeunes gens morts pour elle, ni les pauvres femmes que son exemple aperdues. A la porte des hôtelleries et des tavernes elle compte lenombre de ses amants ; à la porte des hôpitaux elle compte le nombre deses victimes. Ne la dérangez pas ! ne la dérangez pas ! elle est entrain de fouler une dernière fois, à ses pieds, le courage, la beauté,la jeunesse, l’innocence, l’or des riches, l’amour des pauvres, lapudeur des vierges, le repos des femmes mariées. Ne la dérangez pas !elle est en train d’entasser dans une vingtaine de blocs in-8° toutesles impuretés, toutes les infamies de sa vie, non pas certes pourmettre le feu à ce bûcher d’immondices, mais au contraire, pourrevendre à beaux deniers comptants tout cet abominable ramassis. Ainsi,pour me servir d’une énergique expression de l’Apôtre, cette femmerevient à son vomissement et elle le mange. Elle n’a pas d’autre caissed’épargne que celle-là, la malheureuse. La malheureuse ! voilà commentelle compose ses Mémoires, voilà avec quels matériaux elle élève cetteobscène et imprenable citadelle de ses crimes passés. Cette insultepublique à l’honneur d’une nation se continue pendant trois ou quatreannées ; après quoi, n’ayant plus rien à dévorer, il faut bien quecette misérable meure de faim, faute d’une infamie à mettre sous ladent. Mais, chose étrange ! aussitôt qu’elle est morte, et uniquementparce qu’elle a donné cet impérissable scandale, cette femme, dont onjette le cadavre aux gémonies, prend sa place, et une place importantedans la bibliothèque nationale. Là, elle est représentée par ses livresau milieu de cet immense congrès des plus nobles et des plus chastesesprits. L’histoire littéraire est forcée d’enregistrer le nom de cettedemoiselle dans ses annales ; le bibliographe, tout en détournant latête, est obligé d’inscrire le titre de ses livres ; cette femme vivrapar le vice tout comme la femme lauréat de tout à l’heure vivra par lavertu. Il y a encore, en fait de bas-bleu, lebas-bleu économiste et prédicant, la femme qui veut remplacer le prêtredans la société moderne, la femme qui s’occupe de l’avenir dessociétés, elle qui visite les prisons, les malades, les hôpitaux,portant sous son bras, non pas un morceau de pain, mais un petit livre.Les malheureux, plongés dans les misères de la prison, sans feu, sanspain, sans consolation, accroupis dans ces sombres corridors où rien nevient sinon le bruit de clefs et le blasphème, voient soudain arriverune femme dans le funeste préau ; ils courent à elle les bras tendus etl’espérance dans le coeur : « O ma soeur ! que vous venez bien à propospour panser les blessures de notre âme et les blessures de notre corps; sans doute vous avez vu notre femme et nos enfants qui nous pleurent,sans doute vous nous apportez quelque nouvelle du dehors, sans doutevous êtes bonne et bienveillante comme les soeurs de charité qui nousaimaient tant quand nous étions petits ; soyez la bienvenue, ma soeur !» - Messieurs, dit la soeur d’un air grave, je viens ici non pas pourvous consoler, mais pour vous éclairer ; je n’ai pas mission poursoulager vos misères, mais bien pour les enregistrer dans un livre queje tiens en partie double. J’ai parcouru les deux continents, j’aivisité toutes les prisons d’Europe, et je viens de bien loin pour vousdire que vous ne serez moralisés que par le système cellulaire.J’espère qu’avant peu l’on vous bâtira des prisons toutes neuves oùchacun de vous aurez sa petite chambre et son petit jardin ; ayez doncpatience et confiance dans notre philanthropie. En attendant, lisez cespetits livres que j’ai composés tout exprès pour votre éducationmorale. » Ceci dit, notre philanthrope consigne dans son petit album toutessortes d’observations curieuses : les prisons de France sont bienfermées, - les prisonniers sont mal nourris et mal vêtus, - on ne faitrien pour les moraliser, - nécessité de modifier le systèmepénitentiaire, - et autres balivernes insupportables que ces damescolportent d’un bout du monde à l’autre. Mon Dieu ! une larme séchéedans les yeux d’un pauvre diable, une consolation versée dans une âmeen peine, un peu de charité, tout simplement comme l’enseignel’Évangile, vaudraient cent fois mieux que les élucubrationsphilanthropiques de ces affreux bas-bleus qui composent des sermonspour les hôpitaux et pour les prisons, tout comme d’autres composentdes pièces de vers et des romans. Mais en voici biend’une autre couleur. Prêtez l’oreille ! A coup sûr, il se passe quelquechose d’étrange dans le faubourg Saint-Germain ; il n’est pas huitheures du soir encore, et déjà cette noble maison que vous voyez sedessiner lourdement à l’angle de la rue s’est barricadée à l’intérieur; dans cette maison où la causerie politique et littéraire est latrès-bien venue chaque soir, que peut-il donc se passer ce soir ? Apeine si quelques rares voitures ont pu pénétrer comme en cachette ;contre le mur, et enveloppés dans leur manteau, je vois passer les plusgrands seigneurs de la pensée : M. de Chateaubriand, le premier, frappeun petit coup modeste à cette porte rebelle, et il faut que M. deChateaubriand dise son nom avant que la porte lui soit ouverte. Certes,si cette maison-là n’était pas la demeure inébranlable de la fidélitéet de l’honneur, je croirais à quelque conspiration cachée. Moi quivous parle, j’ai joué mon rôle d’auditeur dans cette soirée solennelle; nous étions sept à huit invités à cette fête étrange ; nous avonstraversé une longue suite d’appartements peu éclairés, et à la fin nousavons été introduits dans un cabinet sévère tout rempli de livres et deméditations. La dame de la maison était, comme je vous le dis, une desplus grandes dames de la cour de France ; elle n’était encore qu’uneenfant quand l’émigration l’emporta dans sa robe ensanglantée ; elleétait revenue à la suite du roi de France ; elle aussi avaitaccompli sa restauration, elle l’avait accomplie par l’esprit, par lagrâce, par la dignité personnelle. Jusqu’à présent la position de cettenoble dame était inattaquable, elle avait résisté avec un égalsang-froid à l’amour et à l’ambition. Les courtisans eux-mêmesl’entouraient de leurs respects ; de son vivant le roi Louis XVIII enavait peur : « Je n’aime pas, disait-il, les femmes qui n’ont pas decôté faible. » Telle était la femme qui ce soir-là avait fermé sa porteaux princes du sang, aux ambassadeurs, aux cordons bleus, àl’archevêque de Paris, à l’aumônier du roi, aux capitaines des gardes,pour introduire dans cette enceinte, ou pour mieux dire dans cettecour, toutes sortes de journalistes imberbes, de petits écrivains dontle nom était à faire, de célébrités douteuses auxquelles elle avaitréuni les gloires les plus incontestables ; - nous étions honteuxnous-mêmes de nous trouver en pareille compagnie, nous nous faisionshumbles et petits autant qu’il était en nous ; car, malgré notrerenommée de pamphlétaires sans vergogne, nous avions cependant lesentiment de certaines convenances oubliées depuis le jour où larévolution de juillet, ce triomphe soudain de la parole écrite ouparlée, nous eût habitués à traiter d’égal à égal avec toutes lespuissances de la terre. Oh ! que cette grande dame devait être changéeen vingt-quatre heures, pour recevoir chez elle, et presque en tête àtête, des enfants trouvés de la petit presse, des va-nu-pieds, desbelîtres comme nous. Cependant elle était affable, accorte, souriantecomme elle ne l’avait jamais été ; elle nous priait de prendre unsiége, mais d’un regard si timide, d’un geste si poli, elle devant quiles plus hauts personnages se tenaient debout ! Qu’a-t-elle donc fait,cette femme, et que va-t-elle faire ? Vous l’avez enfin deviné : elle aécrit une Nouvelle, et elle va nous la lire ; elle veut notre suffrage,et elle l’implore ; elle ne nous aurait pas rendu notre salut il y ahuit jours, et c’est elle maintenant qui la première nous salue.Allons, ferme ! vautrons-nous dans ses fauteuils pendant qu’elle estassise sur un tabouret ; elle va lire, prêtons-lui une oreilledistraite, profitons de notre triomphe inespéré. La pauvre grande dame! Elle avait en effet arrangé, dans un coin de son cerveau oisif, unpetit conte assez joli, assez nouveau ; elle avait inventé un petithéros dont on ne s’était pas servi depuis longtemps ; elle avait appeléà son aide toutes sortes de petites périodes, de jolis agencements, etun nombre suffisant de charmantes phrases éparses dans son salon ; enun mot, elle avait composé un élégant et puéril cliquetis de parolesbrillantes qui ne ressemblait en rien au style ordinaire. Nous autrescependant, qui étions dans ce temps-là de jeunes gaillards ne doutantde rien et par conséquent des gens très-mal élevés, nous faisions devains efforts pour deviner le mérite de ces pages écrites avec tant depolitesse et d’élégance ; cette politesse et cette élégance nouséchappaient entièrement, et, en conséquence, nous restions insensiblesà ce reflet coloré du beau monde, à cette fine fleur de la grandeconversation, à ces ingénieux détails, à ces tours heureux dont lesecret n’était pas venu jusqu’à nous ; si bien que ces trois heures delecture nous parurent trois mortelles heures. La dame, nous voyant siréservés et si froids, était au désespoir ; de temps à autre elleregardait nos visages, elle interrogeait nos regards, elle était ausupplice ; jamais je n’ai entendu lire avec une câlinerie pluscharmante, avec une grâce plus parfaite, et il fallait être, en effet,de bien grands Bohémiens et d’incorrigibles libéraux, et des jeunesFrances bien indomptés pour ne pas être vaincus par tant de bonnes etbelles grâces. Quand la lecture fut achevée, nous autres féroces quiadmirions en ce temps-là BugJargal et les Messéniennes,nous ne trouvâmes pas un compliment, pas un sourire ; nous regardionscette illustre dame comme on regarde un animal inconnu. C’est en vain,qu’autour d’elle, se pressaient quelques-uns des amis dévoués de songénie, ses amis de tous les jours, lui disant qu’elle avait ététouchante, que son oeuvre était bien inventée, que son héros étaitirrésistible, et qu’elle écrivait mieux que personne… ces nobleslouanges, tombées de si haut, touchaient fort peu ce rare génie, ellen’en voulait qu’à nos sourires ; mais dans ce temps-là nous étionsautant de Brutus en bonnet blanc qui aurions rougi de flatter le pouvoir !Quelle nuit elle passa ! Quelles humiliations pour ce rare esprit,quelle affreuse révolution dans cette femme si bien posée et entouréede tant de respect et de tant d’hommages ! A dater de ce jour funeste,toute la vie de cette femme fut changée : l’ordre sévère qui régnaitdans sa maison fit place au laisser-aller littéraire, le pire de tous ;on ne vit plus entrer chez elle que des libraires, des imprimeurs, descorrecteurs d’épreuves, des saute-ruisseaux coiffés du bonnet depapier, et qui entraient chez elle sans même ôter leur bonnet ; en unmot, toute la race écrivante et éditante envahit bientôt cette maisonsérieuse et grave ; c’étaient, toute la journée, des allées et desvenues sans fin ; on apportait et l’on rapportait incessamment toutessortes de carrés de papier recouverts d’abominables ratures, on sebattait pour une préposition, on se déchirait pour un participe ; à lafin, ce livre célèbre vit le tour… Que de bruit pour rien ! cela secomposait d’un mince volume in-octavo, où toute la science des blancs,des culs-de-lampe et des têtes de chapitres, avait été répandue àprofusion. Hélas ! cependant, c’en est fait à toutjamais, cette femme d’un si excellent renom et dont si peu de gensavaient approché jusqu’alors, maintenant elle ne s’appartient plus, sonnom n’est plus à elle. Elle appartient au premier venu qui la voudratenir sous sa critique mal peignée, qui la voudra interroger, lechapeau sur la tête et l’injure à la bouche. Ce rare esprit dont ondisait tant de merveilles, voici maintenant qu’il court les rues,confondu avec tout l’esprit qui court les rues. C’en est fait, leprestige est tombé : prestige de goût, d’élégance, de poésiesouveraine, de prose éloquente : - ce n’est que cela ! se dit-on detoutes parts. Dans le salon même de cette dame, on s’amuse tout bas duchef-d’oeuvre nouvellement publié à ses frais ; dans son antichambre,son livre est soumis à la plus insolente des critiques, la critique del’antichambre ; gronde-t-elle un valet de pied ? le valet de pied, ense couchant, se fait des papillotes avec le livre de sa maîtresse, et,le matin, il a bien soin de ne pas ôter ses papillotes, pour que samaîtresse humiliée puisse voir ce que devient son livre. En même tempsles bourgeois du dehors, race indifférente et ignorante, vont à leursaffaires de chaque jour, comme si la princesse de *** n’avait pasimprimé un roman nouveau. Au contraire, rien n’est changé à l’économiedes choses, on monte sa garde, on vend et l’on achète, on lit toujoursles romans de Walter Scott, on ne pense pas au roman de notreprincesse. Déjà, d’humble qu’il était et courbé jusqu’à terre,l’éditeur devient insolent ; il n’a presque rien vendu de ce livre, etil triomphe de cet échec ; le libraire, lui aussi, est un plébéien, etses sympathies sont plébéiennes. Un instant il a été charmé d’être lecomplice littéraire d’une princesse, mais il préfère cent fois à laprincesse, dont le livre ne se vend pas, le plus petit roman de M. Paulde Kock. - « Madame, dit-il à son auteur, vous êtes trop fière, il fautagir, il faut qu’on parle de votre livre, allez rendre vos devoirs àune princesse qu’il faut ménager ; cette princesse, c’est la critique.» Et voilà en effet, après bien des pleurs silencieux, la pauvre femmequi fait atteler sa voiture sans armoiries, qui fait mettre ses gens enhabit noir, et qui s’en va humblement, de porte en porte, cherchant lacritique dans tous les nids où elle perche. Pour quelques-uns quifurent pleins de réserve, de politesse et de respects, combien d’autresqui se rencontrèrent sans pudeur et sans pitié ! Pour celui-ci, bienélevé, élégant et simple, combien celui-là était rude et cruel ! Jevous laisse à penser que d’affronts à dévorer dans ces trois à quatrejournées de bassesses infinies. Il fallait arriver son livre à la main,et le plus souvent quêter humblement la bienveillance d’un malotru quifumait sa pipe entre sa maîtresse en haillons et un chien galeux ; ilfallait pénétrer au hasard dans des maisons sans portier, sombre allée,escalier fétide, miasmes chargés de peste. On frappait à une porte auhasard, une voix aigre criait : Entrez ! et cette femme, alliée à desmaisons souveraines, avait peine à s’asseoir sur quelque escabeauvermoulu ; elle se voyait obligée d’embrasser d’horribles enfants toutbarbouillés de beurre rance ; elle disait elle-même son nom tout bas :« Je suis la princesse de ***, et voici mon livre, soyez indulgent,monsieur ; » ou bien elle arrivait au milieu d’un déjeuner animé,bruyant, et on la priait de s’asseoir, et on lui faisait raconter sonhistoire littéraire. Triste métier, métier funeste ! A cette mendicitéde la louange publique, une femme, quelle qu’elle soit, perd tout sonlustre et tout son charme ; voilà pourquoi il faut vouloir pour lesfemmes, non pas l’éclat et le bruit de l’esprit, mais, au contraire sadouce obscurité et son favorable silence. Ceci fait, la pauvre femme,écrasée de fatigue et de honte, rentrait chez elle, et peu s’en fallaitqu’elle ne saluât M. son concierge. Heureuse encore quand, en retour deses salutations et de ses humbles prières, elle ne trouvait pas, lelendemain, à son réveil, sur les dentelles de son lit, quelqueschiffons de papier imprimé tout rempli des plus affreux quolibets, desplus cruelles censures, des plus perverses déclamations. N’était-ellepas en effet une princesse ? n’était-elle pas la dernière descendanted’une illustre maison ? n’était-elle pas une femme aimée et entourée detous ? Que de raisons pour être insultée ! aussi le fut-elle sans finet sans cesse ; aussi, depuis ce jour, cette considération conquise àforce de probité, de bonne grâce et de bon goût, s’est-elle évanouiecomme une fumée. Autant l’âge mûr de cette femme avait été grave,heureux et respecté, autant sa vieillesse parut frivole ; vous pouvezm’en croire, elle a bien pleuré ce fatal désir de gloire littéraire,elle a mis bien souvent au pied de la croix, car elle était résignée etchrétienne, ce méchant petit volume de prose imprimée, dont la gloirel’avait ravalée si bas ; - elle est morte sans que sa mort ait causéd’autre sensation que celle-ci : voilà enfin un écrivain de moins !Triste exemple, mais utile exemple de l’inévitable danger qui attendtoutes les femmes assez faibles pour oublier à ce point-là l’exemplequ’elles doivent donner, non pas du côté de l’éducation poétique, maisdu côté de la modestie, de la gravité et du bon sens. Ilest d’autres misères moins éclatantes peut-être, mais non pas moinstristes ; car cette passion littéraire, à force d’avoir fait desvictimes parmi les femmes, a pénétré également dans le bas fond de lasociété, dans son milieu et dans ses hauteurs. Vous avez vu tout àl’heure la prostituée et l’empoisonneuse, l’Henriette Wilson, la MarieCapelle, en un mot la femme flétrie par la prostitution ou par lebourreau, chercher une dernière palpitation de volupté, ou bien undernier vol d’argent et de scandale dans les livres sortis de leursgriffes ; vous avez vu la grande dame aspirer aux oeuvres littéraires ;regardez maintenant, non pas à Paris, mais dans la province, dans uneprovince reculée, si vous voulez, sur les bords de quelque douce etlimpide rivière, cette jolie jeune fille de seize à dix-huit ans, quirêve tout le long du jour : elle est bien née, elle a été élevée avectoutes sortes de soins et de tendresses ; son père est un honnêtebourgeois, franc et loyal, qui a été quelque peu un soldat del’empereur ; sa mère est une bonne ménagère, active, économe et rivée àson devoir ; l’un et l’autre ils n’ont que cette enfant, et pour ne pasvoir pâlir cette douce figure, pour ne pas fatiguer ces beaux petitsmembres, pour que cette enfant soit heureuse à sa façon, le père et lamère l’abandonnent à ses douces rêveries. Chaque jour qui se lève est,pour la jeune rêveuse, une longue et oisive journée de châteaux enEspagne qu’elle se bâtit à elle-même là-haut dans la région des nuages.Comme elle a lu, par hasard, tous les livres qui lui sont tombés sousla main, la pauvre enfant sait déjà tous les grands mots poétiques dela langue moderne : lacontemplation, l’idéal, l’art, l’amour, l’infini, la mélancoliesurtout, la mélancolie,cette drogue nauséabonde qui a causé tant d’adultères et de suicides,et, en un mot, tout l’attirail des tristesses qui vous amusent à vingtans, si bien que, de gaieté de coeur, la jeune fille se fait triste,elle pleure sur son isolement, sur la vie bourgeoise qu’elle mène ;elle trouve, sans se l’avouer, que son père est un rustre, que sa mèrea les habitudes et les moeurs d’une mercenaire ; ce toit bourgeois lafatigue et lui pèse ; les causeries et les rires de ses petites amiesd’enfance lui sont devenus insupportables ; peu à peu elle vit seule,tout ce qui n’est pas elle-même l’ennuie et la gêne ; elle n’a qu’unejoie, c’est d’écrire, - elle écrit donc. Elle compose son premier petitroman d’amour, elle arrange à sa guise un bel Eugène, un jeune Arthur ;elle l’aime aujourd’hui, le lendemain elle l’adore, le jour suivantelle lui écrit, mais non plus en prose, elle lui écrit en vers. Osurprise ! la voilà en effet qui trouve la rime et la césure ; la voilàqui hisse des alexandrins sur leurs douze pieds ; la voilà qui brise levers, qui l’ajuste, qui commande même à la rime ; en vérité, les versque fait cette jeune fille ont beaucoup des conditions de la poésie,cela est sonore, harmonieux, cela ne manque ni de grâce ni d’éclat.Vous pensez si l’étonnement de cette enfant est immense, si sa joie estincroyable, si elle n’est pas toute prête à se dire : Moi aussi, jesuis un grand homme ! Elle reste immobile de joie devant sa premièreélégie, comme une autre fille de son âge resterait agitée de bonheursous le premier baiser de l’amant adoré. De ces deux jeunes filles,l’une abusée par la poésie, l’autre séduite par un amant, celle que jeplains le plus, c’est la première ; la poésie est une maîtresseredoutable, son amour est un faux amour, ses caresses sontd’abominables morsures ; la jeune fille qui n’aime que son amant nerisque, à tout prendre, que sa bonne renommée et sa vertu ; la jeunefille qui s’abandonne à cette poésie sans frein et sans nom, comme onla fait de nos jours, risque à la fois les qualités les plus précieusesde son âme, les penchants les plus rares de son esprit, les donsnaturels les plus charmants. L’homme qui séduit une fille peut, à toutprendre, l’épouser et lui rendre l’honneur ; il adopte l’enfant, ilveille sur les deux êtres qui se sont fiés à sa probité et à son amour; mais la poésie, fatal amant, qui ne tient jamais ses promesses,épouse adultère qui ne reconnaît jamais les enfants de son crime, feuperfide qui brûle sans donner de flamme, elle amène avec elle ledésenchantement, l’ennui, le désespoir, presque toujours la misère ; ilfaut être très-fort pour les supporter sans en être brisé, ces rudesassauts du démon poétique. Voilà justement ce qu’une pauvre jeune fillene peut pas savoir. Elle s’abuse elle-même sur l’instinct qui lapousse, elle ne voit pas de quelle déception elle est le jouet, elle sedit à elle-même, la pauvre enfant : C’est là du moins un chaste ethonnête amour ! Hélas ! elle ne devine pas que cette occupation defaiseur d’élégies n’est, à tout prendre, qu’une des cent milletromperies de l’amour et des sens. Oui, certes, jele répète, mieux vaut, même en morale, mieux vaut l’enfant qui obéitlibrement à sa vingtième année, qui s’émancipe avec celui qu’elle aime,qui s’appuie sur un bras ferme et loyal, qui porte l’amour heureux dansson sourire, dans son geste et dans son regard, mieux vaut l’enfantheureuse et bondissante sous les transports naturels de son coeur, quecette autre jeune fille pensive, courbée avant l’âge, versant despleurs sans motif poussant des soupirs sans objet ; malheureusecréature qu’abandonnent le sommeil et l’appétit, qui ne trouve de joieet de repos nulle part, et qui se perd, non pas pour mettre au monde unbel enfant qu’elle aime et qui la venge par ses caresses du mépris etde la trahison de son père, mais pour accoucher honteusement de quelqueroman avorté, de quelque poëme informe, embryon mutilé, conçu sansplaisir, enfanté sans gémissements et sans douleurs. Hélas ! nous avonssous les yeux toutes sortes de tristes exemples de cette prostitutionde la pensée. N’avez-vous donc pas vu passer, un jour d’hiver, par uneneige froide qui tombait à petits flocons grisâtres, suivie de deux outrois hommes, qui ne portaient pas le deuil, le corps exténué de cettepauvre fille dont vous ne savez déjà plus le nom ? Elle aussi, elleavait abandonné sa calme province, son humble famille, l’église où elleallait entendre la messe le dimanche, les amitiés faciles qui luiétaient tendues de toutes parts ; elle était arrivée à Paris, dans larotonde d’une diligence, que dis-je ? portée sur un poëme. A peineentrée dans le gouffre, soudain toutes les portes s’étaient ouvertesdevant la jeune inspirée ; autour d’elle s’étaient pressés les oisifsdes salons parisiens ; on voulait l’applaudir, on voulait l’entendre,ou voulait la voir ; elle alors, pleine de confiance et d’espoir, elleavait obéi le mieux du monde à cet enthousiasme, elle s’était confiée,l’innocente ! à ce délire ; elle s’était dit que tous ces gens-là quil’appelaient : Mon poëte ! ne laisseraient pas mourir de faim leurpoëte, et pendant tout un effroyable hiver elle avait supporté, sans seplaindre, la plus épouvantable misère. Quel contraste ! Elle passait sajournée dans un grenier ouvert à tous les vents, elle passait ses nuitsdans les plus riches salons du grand monde parisien ; elle manquait depain chez elle, elle n’avait pas de bouillon, et chez les autres ellevivait d’orgeat, de biscuits et de glaces ; l’argent avec lequel elleeût acheté une bonne robe de laine qui l’eût réchauffée lui servait àpayer des robes de gaze qui laissaient à nu ses bras et ses épaules.Ainsi se passa ce premier hiver ; vint le printemps. Comme le mondesavait déjà tous les beaux airs de ce pauvre oiseau chanteur, le mondel’eut bien vite oubliée ; toutes les portes se refermèrent soudain surcette pauvre muse qui n’amusait plus personne ; on avait reçu le poëteavec joie, on eut peur de la jeune fille qui n’avait plus une robe àmettre, ni un vers nouveau à réciter. La mode l’avait acceptée, la modela rejeta, et alors elle fut obligée, pour vivre, d’enseigner lagrammaire dans les loges des portiers ; elle avait fui loin de la viebourgeoise, elle tombait dans les moeurs abjectes ; des grands seigneursqui l’appelaient leur amie, elle était tombée entre les mains des damesde la halle qui la payaient pour élever leurs demoiselles ; elle étaitvenue pour faire le poëme épique qui manque à la France, elle faisaitdes bouquets à Chloris, pour les Chloris des marchands de nouveautés.Cependant son âme s’était brisée, son coeur s’était déchiré, ses yeuxn’avaient plus que des larmes, sa poitrine n’avait plus que du sang,l’horrible maigreur s’était étendue peu à peu sur cette jeune fille siriante… elle mourut à son second hiver. Elle mourut sans avoir eud’autre aumône que l’aumône royale de M. de Chateaubriand, quiaccompagna son cercueil jusqu’à la fosse commune, où reposent tant depoëtes. Certes, on ne dira pas que ce soit là encore une histoireinventée à plaisir. Mais revenons à notre jeunefille de tout à l’heure. Nous l’avons laissée dans le premierenivrement poétique ; ses vers sont là, devant elle, tout nouvellementéclos de sa tête et de son coeur ; elle se regarde, elle s’admire, ellese trouve belle et grande, elle ressemble à l’enfant qui s’est blesséen jouant avec le sabre de son oncle le capitaine, et qui ne pleure pascependant, parce qu’il a joué avec un vrai sabre. En même temps dans lapetite ville qu’elle habite, parmi tous les amis de son père, le bruitse répand qu’un poëte leur est né. Le père, faible et bon, la mère,ignorante et dévouée, partagent les premiers l’enthousiasme général ;l’instant même, l’enfant n’est plus une enfant, c’est une femme, quedis-je ? c’est un poëte. Soudain, on l’entoure d’admirations etd’éloges, on répète ses bons mots, on apprend par coeur ses poésiesfugitives. L’Académie du lieu, ces tristes boutiques de l’esprit dudernier ordre, où toutes sortes de braves gens peu lettrés s’amusent àparodier les quatre ou cinq hommes d’élite de l’Académie française,l’Académie du lieu n’a-t-elle pas cruauté de couronner cet enfant enplein public ? Le Journaldes Débats du département n’a-t-il pas hâte d’imprimerces beaux vers, faute de domaines à vendre ou de maisons à louer ? C’enest fait, le viol est consommé, viol public, authentique, incontestable; voilà tout jamais une fille perdue. Arrive cependant le jour de samajorité ; comme elle est belle, recherchée et assez riche, d’honnêtespartis se présentent : le conseiller de préfecture demande sa main, lefabricant de tapis la réclame pour son fils ; plus d’un bon gentilhommeretiré dans son château serait heureux et fier d’en faire une comtesseou tout au moins une baronne ; mais elle, un poëte, un poëte lauréat,se marier à ces gens-là, rester enfouie dans une province, vivre de lavie heureuse et calme des honnêtes gens qui l’entourent, fi donc !autant dire à l’aigle : Tu vas habiter la basse-cour. Ainsi elleattend, dans son orgueil, d’abord des maris impossibles et ensuite desmaris qui ne veulent plus venir, jusqu’à ce qu’enfin, un beau matin,arrive dans la petite ville en question quelque comédien ambulant etchauve, quelque peintre barbu et mal peigné, quelque artistemélancolique qui fuit le monde et ses créanciers. Aussitôt voilà notremuse qui s’exalte elle-même, la voilà qui se passionne pour cet êtreincompris ; son âme a trouvé enfin le frère de son âme. Le peintre faitson portrait, le comédien déclame devant elle son rôle le plus infernal; le poëte incompris répand en silence des larmes qu’il a soin delaisser voir ; à tous ces soupirants, elle répond, mouillée de larmes,par des vers brisés comme son âme ; dans ces vers, elle leur dit : Je t’aime, quittons la ville,fuyons au désert ; et la voilà partie pour ne plusrevenir, la voilà qui se jette à corps perdu dans le vagabondagepoétique. Son père meurt de chagrin et de honte, la mère de famillesuit le père au tombeau ; elle, alors, en bonne fille, elle rime unetendre élégie sur la mort de son père, elle écrit en vers l’épitaphe desa mère, elle vend à vil prix l’humble héritage qui faisait vivre toutela famille, trop heureuse encore si elle est épousée par cet artistefatal qui s’est attaché à sa vie. Comment cela finit-il ? Demandez-le àM. le ministre de l’intérieur ; cela finit, et c’est la plus heureusefin, par un secours annuel et précaire de 600 livres, contre lequel lespuritains de la chambre des députés se débattent avec grand fracas tousles ans, au retour du budget. Ce sont là, sans nuldoute, des tableaux bien sombres, mais vous pouvez être sûrs qu’ilssont vrais. Voulez-vous maintenant que nous passions dans uneatmosphère plus humaine ? la chose nous sera facile. Après avoirexpliqué le mot bas-bleudans son acception la plus triste, nous n’en aurons que plus de joie àreconnaître la grâce simple et naturelle, l’esprit sans fard et sansfiel, le goût net et pur de la femme, jeune ou vieille, qui aime lesbeaux-arts pour eux-mêmes et pour elle-même ; celle-là encore sera, sion le veut, un bas-bleu, mais un beau petit bas de soie brodé et bientiré, sous lequel se dessine une jambe faite au tour. Non certes, danscette déclamation furibonde et loyale de tout à l’heure, nousn’avons pas prétendu que le domaine des lettres et de la pensée devaitrester fermé pour les femmes ; mais nous avons soutenu, avec la chaleurd’une conviction presque chrétienne, que le difficile et cruel métierdes lettres n’avait jamais été et ne sera jamais un métier à la portéedes femmes. La femme est le juge le plus sûr de toutes les joutes et detous les efforts de l’esprit ; aux femmes doivent commencer, à ellesseules doivent revenir toute l’émotion de la poésie, tout l’intérêt dela fiction, tout le charme et toute la puissance de la vérité écrite ouparlée. Sans les femmes, pas de succès possible dans les arts ; sanselles, nos juges bienveillants et dévoués, le poëte n’a plus de doucesrêveries, le romancier plus de fictions amoureuses, l’historienlui-même, fatigué de parler sans fin et sans cesse à des hommes, perdune grande partie de sa grâce et de sa toute-puissance. C’est doncjustement parce qu’elles sont assises aux premières places de ce vastechamp clos du génie humain, que les femmes ne doivent pas être admisesà le parcourir ; ce n’est pas celui qui décerne la palme qui doit yprétendre ; ce n’est pas celui qui a fondé le prix qui peut être jamaisle bienvenu à le disputer. Sans nul doute, on peut citer de grandsécrivains parmi les femmes, comme on peut citer de grands monarques ;ce qui n’empêche pas la loi salique d’avoir sauvé plus d’une fois lamonarchie française. Ceci dit, nous ferons plus : dans cette affreuseet pénible mêlée de la littérature féminine, nous entourerons de toutessortes de respects et d’admiration les convictions sérieuses, lestalents bien appris, le style qui éclate puissant et fort, la vielaborieuse, calme et réglée. Nous en connaissons de ces femmes dont lenom seul est un éloge ; celle-ci qui a chanté, dans des vers pleins decharme, la plus tendre passion de son coeur ; celle-là qui a été laprovidence de sa famille, qui a élevé ses enfants avec les vers qu’ellemurmurait à leur berceau ; cette autre, la mère éplorée qui, sur latombe de ses deux enfants, célèbre sa douleur avec le plus harmonieuxet le plus poétique des sanglots ; et celle-là grand musicien et grandpoëte qui chante d’une divine façon les douleurs de son âme ; etcelle-là aussi, belle, éloquente, inspirée, qui a parcouru sans un fauxpas cette difficile carrière des lettres ; mais celles-là se cachent,elles se devinent ; toute leur vie est dans leur souffrance ou dansleur travail. Jamais, à les voir occupées du travail domestique dechaque jour, entourées d’enfants jaseurs, garde-malades d’un pèreinfirme, luttant courageusement contre tous les obstacles puérils outerribles de la vie, jamais vous ne vous douteriez que ce sont là despoëtes ; or, voilà justement les poëtes que je respecte, voilà lespoëtes que j’aime ; celles-là rougissent de leur gloire, comme d’autresrougissent de leur obscurité douteuse ; celles-là rougiraient de couriraprès la renommée comme fait la prostituée du carrefour après l’hommeivre qui passe ; celles-là, elles obéissent à une vocation. Laissez-leschanter, laissez-les dire, et cependant si vous voulez les consulter,ces nobles femmes, si leurs indignes confrères féminins avaient lasagesse de leur demander les conseils qu’elles ne refusent à personne,soudain vous verriez nos honnêtes et chastes poëtes, prenant dans leursdeux mains ces autres mains noircies par la calomnie et par l’encre,leur tenir à peu près ce langage : « O pauvres femmes que vous êtes !pauvres femmes que nous plaignons ! prenez garde à cette passion quevous avez pour l’écriture ; prenez garde à ce sentier dans lequel vousentrez, il est semé de ronces, d’épines et de précipices de tousgenres. Vous nous demandez conseil, à nous autres, pour qui la poésien’a été que secours et douceur, considération et respect ? eh bien !nous vous dirons que, tout calculé, même pour les femmes quiréussissent le mieux, même pour celles que le monde protége de sesadmirations et de ses respects, la littérature est encore le plustriste des calculs ; dès qu’une femme est un poëte, elle n’est plus unefemme : elle peut, il est vrai, rester une mère, mais sitôt que lapoésie se glisse dans une maison, comme fait le serpent, adieu lagloire, le repos, et, trop souvent, la considération du mari ; adieul’amitié des voisins, adieu la bonhomie de la famille, adieu les chèrescauseries du toit domestique. C’en est fait, par je ne sais quelentraînement irrésistible, autour de la femme qui écrit, même encachette, même dans le silence des nuits, à la clarté incertaine de lalampe, quand tout dort autour d’elle, autour de cette femme, tout estmoins vrai, moins naïf, moins simple ; l’atmosphère dans laquelle nousvivons n’est plus le même ; notre amie la plus intime nous aborde avecdéfiance ; les gens qui nous servent ont peur de nous ; nous passons,sans le vouloir, sans le savoir, à l’état de prodige. Et qui dit unprodige, dit en même temps une malheureuse créature à qui l’on ne passeni un geste, ni un mot hasardé, ni un regard, de sorte que peu à peu,de bonnes femmes que nous étions, simples et calmes, nous devenons descomédiennes sur un théâtre. La tache d’encre est pour nous comme est latache de sang sur les mains de Macbeth ; toujours du sang, toujours del’encre ! Et d’ailleurs c’est si triste de n’avoir pas une pensée à soi! pas une douleur, pas un battement de l’âme ou du coeur, qu’on ne soittenté de les jeter dans un livre ! C’est si triste de s’isoler sans finet sans cesse du monde réel, et de se dire à soi-même, quand on écritmême les pages que l’on trouve les plus belles : Je ferais mieuxd’aller baiser mon enfant qui dort ou consoler mon mari qui se fatigueà gagner le pain de chaque jour ; je ferais mieux, mon Dieu, d’êtretout simplement une bonne femme ! Prenez garde, ô mes soeurs, à cestristes remords, plus on a de gloire et plus ils semblent cuisants etcruels. A nous autres, pauvres femmes, Dieu ne nous a pas donnél’esprit et la poésie pour que nous dépensions au dehors ces dons siprécieux et si rares. L’esprit et la poésie, quand ils nous viennent,appartiennent à la famille, ils ne doivent pas dépasser le foyerdomestique ; c’est la lampe qui brille, c’est la branche du hêtre quijette son feu dans l’âtre immense ; c’est l’oiseau privé qui chantedans sa cage, c’est le bonjour de chaque matin, c’est la bénédiction dechaque soir. Oui, croyez-nous, pauvres femmes, c’est ainsi qu’il estpermis aux femmes d’être des poëtes, voilà comment elles ont le droitde rêver et de chanter : tout ce qu’elles jettent dans un livre, toutce qu’elles donnent au public, c’est un vol qu’elles font au bonheurdomestique. » Ainsi parleraient toutes ces honnêtesfemmes, à qui la poésie est venue comme le chant vient à l’oiseau.Ainsi elles expliqueraient par une passion irrésistible, commes’explique la galanterie ou le jeu, cette étrange passion de la proseou du vers ; mais vous comprenez bien que les femmes perdues de lalittérature n’iront pas consulter ces honnêtes femmes-là. Au contraire,elles leur portent envie, elles les accablent de calomnies et demédisances : elles se demandent pourquoi donc celles-ci sont entouréesd’hommages, pendant qu’elles-mêmes sont délaissées ; pourquoi les unesrencontrent tant de lecteurs et de sympathies, pendant que les autresont à peine un nom dans la foule. Ainsi la sagesse des premières etleur expérience et leur modestie, sont tout à fait perdues pour lessecondes. Car c’est là un des caractères que j’oubliais de la femme delettres : elle ne parle jamais à une autre femme de lettres, pas plusqu’un fou ne parle à un autre fou. Elles s’accablent l’une l’autre demépris et de dédains furieux ; pas une seule ne suit le même sentier,pas une seule n’a fait de disciples ; elles s’en vont çà et là, auhasard, au gré de leur fantaisie, en sautillant, en caquetant, en separant de toutes les plumes qu’elles ramassent, comme le geai de lafable. Rien n’a jamais pu les réunir, pas même la vanité, pas même lagloire. Je connais un pauvre diable de libraire-éditeur qui s’est ruinépour avoir voulu faire un recueil de tous les portraits des bas-bleusde ce temps-ci. Il avait mis le livre en souscription, mais lessouscripteurs se sont enfuis en poussant des cris d’épouvantelorsqu’ils ont vu cette collection de vieilles et hideuses figures. Uneautre fois, ces dames, jalouses de l’Académie française, se réunissentpour fonder, elles aussi, une académie. C’était dans le temps où unefemme devenue célèbre sur les bancs de la cour d’assises demandaitchaque jour dans son journal que les femmes devinssent électeures, tuteures, députées,paires de France, et surtout rédacteures gérantesde journaux. Donc on s’assemble, on discute, on propose le règlement,on le débat avec sang-froid ; bref, on l’adopte, chose étrange ! àl’unanimité. Il est donc bien décidé que cette fois enfin la Francesera dotée d’une académie féminine dont le besoin se fait généralementsentir. Tout était dit ; seulement une petite difficulté se présente,quel sera le président ? Il en faut un, l’article est formel. Laprésidence appartient au doyen d’âge. Oh ! les braves académiciennes !il y en avait là de bien vieilles, il y en avait là dont la jeunesseremonte au directoire, qui avaient écrit plus d’un billet doux à Barras; eh bien ! pas un de ces académiciens en cornettes et en jupon neconsentit à être pour vingt-quatre heures le doyen d’âge. L’académie sesépara sans avoir rien fondé ; et c’est ainsi, malheureuse France,malheureux roi, que vous êtes restés abandonnés aux quarante immortels ! Maisvoilà bien assez d’indignations, j’imagine. Revenons aux bas-bleushonnêtes et bien posés. Voulez-vous, par exemple, que je vous dise unbeau caractère de bas-bleu, une touchante histoire qui est dans toutesles mémoires et dans tous les coeurs ? Écoutez-moi. Il y avait aucommencement de la restauration, à l’instant où grondaient sourdementces luttes terribles qui devaient conduire la monarchie à l’abîme de1830, un jeune homme sans nom et sans fortune, dont la vie se passait àécrire des articles de journaux, et encore était-il trop heureux quandles journaux voulaient de sa prose ! Enfin, après bien des efforts etbien des peines, ce jeune homme avait trouvé une tâche hebdomadaire, illa remplissait avec cette persévérance sérieuse et ardente qui est undes côtés de son génie, lorsqu’il vint à tomber malade. La maladiedevait être longue, la place de l’écrivain était menacée, et il allaity renoncer avec douleur lorsqu’on lui remit un cahier d’une écritureinconnue. O surprise ! c’était sa tâche de chaque semaine. Un écrivaindévoué avait compris le péril de son confrère, et il lui proposait dele remplacer. C’était la même oeuvre entreprise dans les mêmessentiments, dans les mêmes opinions, mais avec un style plus souple,une grâce plus légère, une énergie plus avenante. L’écrivain maladeaccepta sans hésiter le secours qui lui venait. Pendant six mois il futremplacé par cette plume élégante et fine ; et telle était sa confiancedans cet ami inconnu, qu’il ne chercha même pas à savoir son nom. Ilacceptait, souvent sans les lire à l’avance, ces beaux chapitres delittérature et de morale qu’il était fier de signer. Ainsi il sauva saposition, à laquelle il tenait ; la santé lui revint avec l’espérance.Mais vous pouvez juger de sa joie quand il vint à découvrir que celoyal et mystérieux compagnon de ses travaux, de ses opinions, de sespensées les plus intimes, était une jeune fille belle et simple, élevéedans toutes les austérités de l’Évangile. Ils se virent, ilss’aimèrent, ils s’épousèrent. Appuyés l’un sur l’autre, ils passèrenttous les mauvais jours, ils accomplirent en commun leur tâche commune ;ils se mirent, elle et lui, aux ordres des libraires, pour faire destraductions, pour faire des histoires, pour écrire des prospectus etdes revues. Il dictait, elle écrivait ; ou bien elle dictait à sontour, il écrivait sous sa dictée. Braves gens, courageux, dévoués,ardents, infatigables, ils ne se doutaient guère des destinées sévèreset grandes qui étaient réservées au nom illustre qu’ils fabriquaient àeux deux………………… La mort fut jalouse de cette héroïque persévérancecontre l’adversité ; elle vint enlever à cet homme le compagnon degénie qui lui était échu en partage ; cette femme mourut calme ettranquille. Elle avait résolu la première et toute seule ce problèmetant cherché de nos jours, une bonne femme qui serait en même temps ungrand écrivain. Quant au bas-bleu qui aime lesbelles-lettres sans avoir jamais rien écrit, il nous est impossible dene pas reconnaître que l’amour du beau langage, la passion pour lesbeaux vers et pour la noble prose, la chaste émotion que donnent leslivres bien faits, a toujours été et sera toujours parmi les honnêtesgens une passion digne d’estime et de respect. En général, les femmessont toujours un peu dans l’extrême, elles n’aiment pas, elles adorent; elles ne louent pas, elles exaltent. Laissons-leur donc adorer commeelles l’entendent les productions de l’esprit ; laissons-les s’occuperà leur guise de la comédie de demain, du roman d’hier, du discoursd’aujourd’hui : non-seulement le bas-bleu dont je parle n’a riend’odieux, mais au contraire il est aimable, bon compagnon et plein degrâce ; le bas-bleu du grand monde, des riches et des oisifs, n’est pasloin d’avoir trente années, bien ou mal comptées ; il a traversé, sansy laisser trop de plumes, les ronces et les buissons fleuris de lajeunesse ; il a plus d’esprit que de coeur ; il s’est marié de bonneheure à une brave créature qui a pris pour sa part l’ambition, leshonneurs, l’argent, le positif de la vie. Notre dame au bas-bleu,trouvant son mari si exact et si profond géomètre, aurait bien vouluprendre pour elle-même ce qu’on appelle de nos jours le rêve, la poésieet l’idéal ; mais elle avait pour jouer ce rôle fastidieux des grandssoupirs et des clairs de lune, trop d’esprit, de probité et de bonsens. La femme bas-bleu n’a pas eu le temps de faire l’amour, elle apassé tout à côté en se moquant un peu ; et maintenant qu’elle estpresque au port, elle se félicite de n’avoir pas affronté la tempête,en comptant tous les naufrages qui ont grondé et qui grondent encoreautour d’elle. Cependant, il faut à la vie de cettefemme une occupation, sinon un but ; bien qu’elle soit heureuse, elletrouve souvent que la journée est longue, et elle se choisit unepassion à la taille de son esprit et de son humeur. Sa voix estagréable et douce ; le piano d’Érard, ce noble instrument qui suffit àtoutes les passions et à tous les tumultes de l’âme, se laisse domptervolontiers par elle. Elle pourrait être une musicienne écoutée etapplaudie : oui, mais elle a peur des grands succès de salon ; cettemusique de société lui déplaît et la fatigue ; elle est trop fière pourse mettre à amuser toute sa vie, de ses chansons, les beaux messieursqui écoutent à peine, les belles dames qui n’écoutent pas. Elle feradonc de la musique pour elle toute seule dans ses moments de solitudeet d’ennui ; elle pourrait, il est vrai, demander toutes sortes dedistractions à la peinture, car elle a reçu des leçons de Tony Johannotet M. Steuben, car elle a deviné confusément quelques-uns des mystèresde la forme et de la couleur ; oui, mais toute la cuisine de lapeinture, ces détails d’huile grasse, de vessies, de palette, demodèles crasseux, ont bientôt rebuté l’aimable femme ; alors quefait-elle ? Elle s’avise que son esprit est net et vif, sa conversationélégante et variée. A ces causes, elle ouvre son salon comme un bel etbon endroit de causerie et d’urbanité ; elle l’ouvre à peu de gens, carelle veut que ce soit là une faveur enviée et recherchée, d’être reçupar elle. Son salon est petit, le nombre de ses amis est choisi, lesgens qui viennent là sont dégagés de toute espèce d’ambition ; ils ontrenoncé à l’amour, à l’intrigue, à la faveur ; ils vivent toutsimplement pour être heureux et calmes. Ils regardent de loin, non sanssourire de pitié, les agitations lamentables de la foule ; donc, on seréunit, on se regarde, on cause, et, tout d’abord, on s’occupe desproductions de la pensée et de l’esprit. Le théâtre tient une grandeplace dans ces discours, le livre imprimé arrive à son tour ; peu àpeu, comme on y prend goût, on finit par déterrer quelque poëteinconnu, il y en a partout, et ce poëte inconnu consent bien vite àquelque lecture. La lecture des vers inédits est le grand écueil dusalon d’un bas-bleu, beaucoup de salons y succombent, mais ceux qui setirent de ce péril sont bien heureux et bien forts. Quand donc les versinédits ont été chassés de cette heureuse maison, par l’ennui d’abord,par la maîtresse de la maison ensuite, tous les gens de bon sensviennent frapper à cette honnête porte, tant on est sûr de trouver ence lieu une causerie facile et variée ; chaque jour l’influence de cepetit salon grandit et se propage ; on y juge les choses et les hommesavec indulgence ; on ne parle pas des livres qu’on n’a pas lus, et descomédies qu’on n’a vues ; on n’envoie pas chercher, pour en faire unsujet de vague curiosité et pour lui donner des bracelets de troislouis, la jeune tragédienne qui débute ; on la laisse à son théâtre, oùelle est beaucoup mieux à sa place. Bref, on évite le bruit poétique,on a en horreur l’appareil littéraire, on se fait petit et caché, etc’est justement pourquoi on vient à vous, pourquoi on vous recherche,pourquoi on vous aime. Quand cette femme comprend tout le prix qu’onattache à son sourire et à sa louange, elle s’estime heureused’encourager le talent modeste, de tendre une main bienveillante àl’artiste sans fortune, de prendre en main la défense des renomméesoutragées, des gloires insultées. Tout jeune homme qui commence, touttalent qui se débat encore contre l’indifférence de la foule, peutvenir en toute sûreté s’abriter à cette ombre aimable et bienveillante,et, comme la poésie est reconnaissante de sa nature ; pour tous lessoins que lui rend cette femme, la poésie l’entoure de louanges nonsuspectes, de flatteries délicates, d’hommages mérités. Plus d’unhonnête homme d’esprit devient l’ami de cette femme ; il lui confie seschagrins, ses espérances ; il met à ses pieds ses triomphes, sesdéfaites ; elle partage ainsi, sans en avoir les fatigues, toutes lesémotions de la vie littéraire, toutes ses joies, toutes ses douleurs.La vie se passe ainsi, non pas à médire, mais à bien dire ; non pasdans les petites calomnies de chaque jour, mais dans les productions del’esprit de chaque jour. A ces heureuses communications del’intelligence, l’âme s’élève, l’esprit y gagne une grande estime pourlui-même, la vieillesse s’arrête comme saisie de respect ; lavieillesse eût emporté cette femme au milieu des tourbillons du monde,au milieu des passions ameutées, la vieillesse s’arrête devant cettefemme, la trouvant doucement assise entre des amis qui la respectent etqui l’aiment. D’ailleurs, on ne reste pas toujours aux temps modernes,tous les temps se tiennent par une chaîne que rien ne peut briser. DeM. de Lamartine il est facile de remonter à La Fontaine ; de M. deChateaubriand à Bossuet la transition est des plus simples. Voilàcomment on a franchi bien vite l’abîme qui nous sépare du dix-septièmesiècle. Certes, pour rester toute sa vie en contemplation devant lesbeaux esprits de ce siècle, ce ne serait guère la peine de passer savie à aimer les belles-lettres et les beaux-arts. On serait bien viteau bout de son enthousiasme. Mais cette passion des beaux-arts a celade salutaire, qu’elle finit toujours par arriver à être quelque chosede sensé et de vrai. Vous commencez par admirer les beaux esprits de cetemps-ci, vous finissez par prendre au sérieux tout l’esprit que nousavons eu autrefois. Peut-être avec moins de bon sens, eussiez-vous étéla plus charmante des femmes frivoles, vous vous trouvez, sans lesavoir, une femme sérieuse et sage, car tout autour de vous vousentendez répéter incessamment, non pas : C’est un bel esprit, mais :C’est un bon esprit. Les flatteurs qui vous disent : Pourquoi donc nefaites-vous pas un livre ? soudain vous les mettez à la porte pour nejamais les revoir. En même temps, les pauvres artistes qui gémissent,qui attendent la gloire, les écrivains qui l’ont obtenue, toutes cespauvres âmes en peine, à qui cela coûte si fort de mettre au dehors cequ’elles renferment, viennent se confier à cet honnête bas-bleu qui estleur patronne et leur providence. Vous vivriez cent ans que vous netrouveriez pas un homme de lettres allant compter sa peine à une femmede sa profession. Pour l’homme qui écrit, la femme qui écrit est unanimal qui n’a pas de sexe ; ce n’est plus une femme, ce n’est pas unhomme. Quæ esthomo ?.... comme dit Térence. Finissonstous ces portraits par le portrait du bas-bleu accompli, du bas-bleucomme je l’entends. Vous connaissez tous, dans unquartier retiré du faubourg Saint-Germain, dans une pieuse maison,toute remplie de méditations et de prières, l’honnête et admirablebas-bleu, qui est venu demander à ces murs solitaires, le calme, lasolitude et le repos ; cette femme, dont chacun sait le nom, pour peuqu’on soit le pauvre de la rue ou un homme de génie, cette femme sera àtout jamais un impérissable exemple du dévouement, comme il en faut àces êtres nerveux et malades que l’on appelle des hommes de génie. Elleétait jeune et charmante, et recherchée ; elle était belle entre toutesles belles personnes de son temps ; rien n’était plus éloquent que sonsilence, si ce n’est son sourire ; toute louange lui était facile,toute renommée était à ses pieds ; elle avait vu, elle savait par coeurtoutes les sommités du monde. Qu’a-t-elle fait de tous ces biens, detout cet esprit, de toute cette beauté ? Elle a renoncé à tous lesbruits qu’elle pouvait faire par elle-même, elle n’a pas songé un seulinstant à la gloire que pouvait lui donner son esprit ; elle s’est faitun rôle cent fois plus beau, elle s’est attachée d’âme et de coeur auroi littéraire de cette époque, elle a compris que s’il restait seul ence monde, ce grand homme serait perdu ; elle s’est dit à elle-mêmequ’il fallait quelque main amie pour soutenir le fardeau de cetteillustre destinée. Rien ne l’a découragée dans cette vie d’abnégationet de dévouement qu’elle s’est choisie. Le héros qu’elle avait adopté,elle l’a suivi dans toutes ses fortunes ; elle applaudissait de loinaux travaux de son éloquence, au grand bruit que faisait sa pensée ;elle savait chaque jour ce qu’il agitait, au congrès, dans lesambassades, à la chambre des pairs, au ministère, où il ne faisait quepasser comme l’étoile qui tombe en éclairant les côtés nuageux du ciel.C’étaient là les beaux jours de cette femme ; puis sont venus lessombres journées, les défaites soudaines, les revers et même la prison; et alors il fallait la voir attentive, secourable, forte. Cettevie-là était sa vie, cette triste fortune était sa fortune, cettepensée sublime était sa pensée ; depuis trente ans déjà cette femmepoursuit son oeuvre commencée, elle est le courage de cet homme, elleest sa consolation, elle est son espérance, disons plus, elle est unepartie de son génie. On ne l’entend guère parler, on la voit peusourire ; quand elle sort elle s’enveloppe d’un grand voile qui lacouvre tout entière, mais on la pressent, on la devine, on entend unpetit murmure, on voit passer une ombre diaphane, et l’on se dit :C’est elle à coup sûr ! Soudain on voit grandir derrière cette blancheépaule de grands yeux noirs, un vaste front, des cheveux blanchis etbrûlés par la pensée. C’est lui ! se dit-on à coup sûr ; et l’ons’incline devant lui et devant elle ! Elle et lui ils sont inséparablesdésormais dans la reconnaissance du temps présent, dans les respects del’avenir. On raconte d’un statuaire grec, qu’après avoir fait un beaumarbre de la Minerve, il écrivit sur l’épaule de la déesse le nom d’unami qu’il avait ; la mémoire de cet homme sera pour cette femme uneautre épaule de Minerve, et c’est ainsi qu’ils entreront ensemble dansla même gloire. Mais elle, dans son dévouement, elle n’a jamais songé àl’avenir, elle a été dévouée parce que son instinct et son admirationl’y poussaient ; elle a aimé de tout son coeur, non pas l’homme, maisson génie ; à un écrivain pareil on ne devait rien moins que la gloireet le bonheur. L’Europe s’est chargée de sa gloire, la femme dont jeparle s’est chargée du reste ; c’était la tâche la plus difficile,demandez-lui. D’où il suit, pour conclure, que cemot, bas-bleu,est un de ces mots à double sens qui contiennent le plus grand crime etle plus noble dévouement de ce siècle. Cela peut se dire d’HenrietteWilson et de madame Lafarge ; cela peut se dire de l’âme bienfaisanteet modeste de l’Abbaye-aux-Bois. Cette aventurière en haillons quiécrit et vend des livres, parce qu’elle n’a plus rien à vendre et plusrien à faire de son corps, est un bas-bleu ; cette femme belle, nobleet riche, qui aime les livres comme les femmes de son âge aiment lesmodes nouvelles, est un bas-bleu ; évitez celle-ci comme vous éviteriezla peste ou la famine, recherchez celle-là comme on recherche laprobité et la bienveillance ; l’une est l’opprobre, non-seulement deson sexe, mais l’opprobre de quiconque tient une plume ; l’autre estl’honneur et la récompense des plus beaux génies, des plus raresesprits. Si elle eût vécu au temps du Tasse, de Cervantes ou deCamoëns, elle eût sauvé le Tasse, Cervantes et Camoëns ; il fautespérer qu’à l’aide de ces indications, vous, jeune homme, qui entrezdans la vie, et vous, madame, qui n’êtes pas prête à en sortir, voussaurez reconnaître à des différences si tranchées les êtres dont jevous parle. Hérodote raconte qu’il y avait autrefois des femmes donttoute l’occupation était la guerre, et qui avaient réduit les hommes aurôle de domestiques ; ces femmes turbulentes, agitées, violentes, neressemblent pas mal au bas-bleu de la pire espèce ; seulement cellesdont parle Hérodote étaient plus honnêtes, ce me semble, car pour êtrefacilement reconnues, elles avaient pour habitude de se couper lamamelle gauche. Mais, hélas ! combien de nosamazones littéraires qui n’auraient rien à couper ? J. JANIN. |