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JOLLIVET, Gaston(1842-1927) :  Le Siège deParis et la Commune(1928).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèqueintercommunale AndréMalraux à Lisieux (30.XI.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-80) du numéro 80 (février 1928) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .


LeSiège de Paris et la Commune

Souvenirs inédits

par

Gaston Jollivet



~ * ~

FIN DE PRINTEMPS DE 1870.


Par une de ces grandes pluies qui n’abattent même pas grand vent, commeil y en a tant dans notre joli mois de mai, je sortais du Cirque desChamps-Élysées et je m’essayais à ouvrir mon parapluie battu par latempête, quand je m’entendis héler. Le brave prince romancierLubomirski, ni lu ni beau, comme disait Scholl, et avec qui jedevais souper, me cria de loin, en faisant rouler ses r coutumiers :« Voulez-vous, cherr ami ; prrêtez-moi votrre parrapluie ? » Ilpleut vraiment trop, je fais la sourde oreille ; mais, pendant que jesuis tout à mon parapluie pour moi-même, une dame s’est fourréedessous, se courbe, se plie en deux, serrant ses jupes, et je n’ai plusqu’à la suivre. Elle risque un pas, puis deux, évite les flaques pourelle, me les laisse, et nous voilà enfin au bord du trottoir, devant unfiacre que Lubomirski est allé quérir, où  elle s’engouffre en mejetant, sans se retourner, un « grand merci » qui va se perdre dans lescoussins où elle s’abat, probablement sans se soucier de savoir siLubo, qui est sans parapluie, ne va pas attraper une bronchite.

Ce grand merci m’est allé tout droit au cœur. Quelle voix délicieuse,adorablement prenante ! Mon royaume pour entendre encore cette voix !Quelle différence avec celle de Lubo, qui, ayant ramené l’inconnue chezelle, me dit : « Tous mes regrrets de n’avoir pu vous prrésenter àMlle Sarrah Berrnharrdt. »

Sarah Bernhardt ! Ce nom ne me dit rien. Il paraît qu’elle joue àl’Odéon dans une pièce en vers d’un débutant nommé François Coppée.Est-ce qu’on va à l’Odéon ?

Et c’est tout ce que je savais de celle qui était déjà

Reine de l’attitude et princesse du geste,

le matin du jour où Baptiste, qui se donnait la peine de lire mesjournaux avant moi, mes rideaux tirés, m’annonce :

- On a la réponse de Berlin. Ça y est, on va se cogner.

LA GUERRE ET LE SIÈGE.

Baptiste avançait de quelques jours sur l’horloge allemande. Au mois dejuin 1870, la révolution grondait aux portes de ce palais des Tuileriesqu’elle devait incendier l’année suivante. Tous les soirs, panique surle boulevard. Les charges de cavalerie balayaient la chaussée etfaisaient pousser des cris de paon aux maladroits qui n’avaient pas eule temps de se garer. Du haut des marches de Tortoni, je venais d’êtretémoin de ce spectacle pittoresque, quand je me sens frapper surl’épaule. Je me retourne. C’était Laurier, secrétaire avec Gambetta del’avocat Crémieux, que j’avais connu dans les milieux de boursiers, oùsa causticité spirituelle le faisait rechercher de ceux même qu’elleégratignait. Après s’être assuré, par un regard circulaire, qu’il nesera pas entendu, il me glisse à l’oreille, très vite : « Je suis avecRanc, qui ne veut pas rentrer chez lui, sachant que la policeperquisitionne en ce moment chez les militants comme lui. Il n’ose pasvous demander l’hospitalité pour lui ; puisque vous êtes fonctionnaire,ce serait vous compromettre... »

Je n’en entends pas davantage. Je cours à Ranc, le prends par le braset le fais monter dans un fiacre fermé. Une heure après, il ronflaitdans mon lit, pendant que je dormais très mal sur l’étroit canapé dupetit salon. Le lendemain, après s’être hâtivement débarbouillé dans macuvette et sans même prendre une part du chocolat que m’apportait lematin ma concierge, Mme Baptiste, il me demanda de mettre le comble àmes bons soins en allant prier Sarcey, qui demeurait sous le même toitque lui, de s’enquérir des mines suspectes qui pourraient rôder autourde la maison. Sitôt dit, sitôt fait. Sarcey posa ses lunettes sur unarticle commencé, descendit s’informer, revint me rassurer, et jerentrai chez moi pour donner campo à Ranc, qui, à six mois de là,préfet de police de Gambetta, m’aurait sans doute rendu la pareille àl’occasion. Ce que j’avais fait là, du reste, n’était rien moinsqu’héroïque. Weiss, que je savais assez libéral pour ne pas m’envouloir d’avoir tiré d’affaire un confrère avec lequel il avait debonnes relations, me dit simplement : « J’aurais fait comme vous. »

LA DÉCLARATION DE GUERRE.

Huit jours après, ce n’était plus une vulgaire crainte d’émeute quiétreignait les cœurs. Avec Berlin, des notes s’échangeaient, à chaquecourrier plus inquiétantes. Un soir de la fin de juillet, après unebaisse formidable à la Bourse, tous les groupes du boulevard, tous lescafés attendaient anxieusement la déclaration de guerre.

J’entre comme une bombe au Figaro, où j’ai des amis, pour tâcher derecueillir des nouvelles. Tohu-bohu général et bousculades tout le longde l’escalier entre rédacteurs, amis de la maison, inconnus, échangesprécipités de renseignements contradictoires ne m’en apprenant pas pluslong sur la situation que les commérages du boulevard. Seul, un vieuxgarçon de bureau me jette, en passant avec des épreuves :

- Les dépêches Havas viennent d’arriver… Toute la rédaction est dehors; M. de Villemessant n’a trouvé qu’un de ces messieurs, M. CharlesJoliet, pour travailler dans ce cabinet en face, mais il demande àn’être pas dérangé.

Soit, j’attendrai qu’il ait fini. Mais, que diable peut-il écrire ? Ilest voué dans le journal aux choses de théâtre ! Tout de même, jem’assieds sur une banquette, sans grand espoir que Joliet mereconnaisse, car moi-même, qu’est-ce que je me rappelle de luivaguement ? Que c’est un homme d’une trentaine d’années, voûté, glabreet bon enfant, qui tout de suite me tutoya dès le jour où AurélienScholl nous fit faire connaissance au Café Riche et à qui je me hâtai,du reste, de rendre la pareille aussitôt qu’il m’eut fait remarquer quele tutoiement est plus commode dans la conversation.

Autre souvenir : à quelques mois de là, je le rencontrai à laGrenouillère, la plage de Bougival, dans un groupe de canotiers dontj’étais. Il avait la parole.

- Un journaliste danois, nommé Hansen, nous dit-il, d’accord avec leministère des Affaires étrangères, m’a chargé de recruter desreprésentants de la jeunesse française pour aller en Danemark protestercontre l’annexion par les Prussiens du Schleswig-Holstein. Le voyageest payé en chemin de fer et en bateau. On est logé chez l’habitant.Qui est-ce qui veut s’inscrire ? Départ dans trois jours.

Sauf moi, tous les canotiers interpellés se récusèrent. Joliet eut beaules tutoyer en détail, ils objectèrent qu’ils avaient leur temps prispour le moment par un match à l’aviron avec une équipe deMaisons-Laffitte. Je fus seul à représenter au Danemark Bougival etaussi l’île de Croissy. Déplacement charmant, sauf un petit incident,le jour où notre délégation fut reçue par le roi. Dans ma terreur queJoliet ne se prît à tutoyer le roi de Danemark, je crus devoir m’enouvrir à lui. Si bon garçon qu’il fût, il parut froissé de monappréhension et me dit, d’un ton pincé : « Tu verras si je suis unmufle. » Et, en effet, il fut d’une correction absolue pendantl’audience, mais j’avais inconsidérément créé un froid entre nous. Aucours du voyage de retour en France, pour me punir, il me « vouvoya ».

L’évocation de ces souvenirs ne me fit qu’insuffisamment patienter ;mais, au moment où je me demandais sur ma banquette : « Peut-être m’enveut-il encore ? Si je m’en allais ? » la porte heureusement s’ouvre.Joliet paraît sur le seuil, remet à un garçon de bureau le dernierfeuillet de sa « copie », me regarde vaguement, ne me reconnaît pas etme dit :

- Ça y est, tu sais : c’est la guerre.

Et, sans attendre que je lui demande si c’est la France ou la Prussequi l’a déclarée, il continue :

- Je crois que c’est tapé, ce que j’envoie à l’imprimerie. Je terecommande le paragraphe qui commence par : « Et maintenant, roiGuillaume, à nous deux… »

Le lendemain, j’eus d’autres chats à fouetter que de vérifier siVillemessant avait laissé sous les yeux de ses abonnés passer cetteapostrophe énergique et je n’ai pas été y voir depuis, dans lacollection du Figaro. Mais si Joliet se coucha, cette nuit-là,satisfait de s’être mesuré avec le roi de Prusse, j’eus beau, rentréchez moi, donner des coups de poing à mon traversin pour lui demanderle sommeil, les « A Berlin ! à Berlin ! » que je venais d’entendrehurler dès ma sortie du Figaro sur le boulevard sonnèrentimplacablement à mon oreille comme un glas de désastre.

Trois jours après, dans mon bureau, au rez-de-chaussée, en face de larue de Rivoli.

Après avoir prêté l’oreille au son des clairons, au roulement destambours, je me précipite dans la pièce voisine, chez J.-J. Weiss, monchef. Il est déjà à la fenêtre. Derrière lui, par-dessus sa tête, jevois passer des lignards, encore des lignards. Sous les arcades, dévaleune foule immense criant à tue-tête : « Vive l’armée ! » Les hommesmarchent en bon ordre sous la conduite d’officiers qui ont l’air à leuraffaire. J’ai de l’allégresse au cœur. Le régiment fini de passer,Weiss se retourne et, me voyant, essuie à la dérobée des larmes avecses doigts. Cet admirable écrivain politique, fils pieux de l’Alsace,aura été un des dix ou douze Français ayant prévu le sort et desbatailles et de sa chère province.

Le soir, dîner d’amis à la Maison Dorée. Nous faisons la conduite àH…, engagé au troisième chasseurs à cheval. Au dessert, on boit du vinde la Moselle, en souvenir des filles, mères ou même grand’mères deceux qui s’imaginent déjà pouvoir répéter bientôt, après Musset, queles jeunes Rhénanes leur ont versé le petit vin blanc des coteaux duRhin.

A la gare de l’Est, ensuite, je me heurte à des soldats ahuris, courantaffolés de droite à gauche sur le quai. Dans l’intérieur, égal désordrepartout ! « C’était comme ça, me dit un vieux commandant retraité, auxdéparts pour la Crimée, l’Italie. Ce souvenir me rassure. »

Au Helder, quelle fièvre ! Que de questions n’attendant pas de réponses! « Où est-ce que tu rejoins ? Et toi ? Et toi ?... Tu auras le tempsde revenir colonel, mon petit lieutenant. La guerre va durer longtemps,a dit l’empereur. – Qu’est-ce qu’il en sait, l’empereur ? Il n’est plusrien. Moi, je sais par une femme de ministre que, dans un mois, nousdéfilerons « sous les tilleuls », à Berlin. Elle retiendra à temps desfenêtres, Pariser-Platz, à notre ambassade. »

7 août. – Au ministère de l’Intérieur, attente fiévreuse ducommuniqué par les journalistes rassemblés. D’une voix qu’aucuneémotion ne trouble, un employé nous annonce la défaite de Reischoffenet s’en va, rond-de-cuir indifférent. Je l’aurais griffé ! Dans lasalle où je me suis glissé sans droit et où je reste, le laconisme dela dépêche fait pousser à tous des cris de douleur, des imprécations derage. A la sortie, je m’accroche aux basques d’Hervé. Hervé est commeWeiss, justement clairvoyant. De sa voix, déjà dolente, quand elledemande son pardessus au garçon de bureau du journal, tout le long dela rue Cambacérès il me fait le procès d’une armée dont la valeur,dit-il, a failli depuis la guerre d’Italie.

- Elle ne travaille pas, elle se croit invincible, elle n’a aucunedonnée sérieuse sur les ressources de l’ennemi en hommes et en armement; elle n’a pas lu les rapports du colonel Stoffel, notre attachémilitaire à Berlin. La loi Niel, malgré tous ses mérites, n’a étéqu’une insuffisante amorce du service obligatoire. Certes, nos soldatssont et seront héroïques, mais le plébiscite a révélé à l’ennemi leurpetit nombre, 400 000 en chiffres ronds ; avec la déduction desservices administratifs, des garnisons de place, 300 000 en tout.

16 août. – Je cours au Café Riche dans l’espoir d’y trouver Laurier,qui y vient volontiers le soir et qui a quelquefois des nouvelles parses amis financiers. Pas de Laurier, mais un grand diable de jeunehomme perché sur une chaise, agité, essuyant de temps en temps avec unmouchoir de couleur la sueur perlant à son front, proclame, les braslevés en l’air :

- Dernière nouvelle. Dépêche officielle : Une division de cavalerieprussienne a été engouffrée dans les carrières de Jaumont !

Ivresse, délire ! Tous les consommateurs se trouvent subitementconnaître, pierre de taille par pierre de taille, les carrières deJaumont. Deux d’entre eux les ont remarquées, ces chères carrières,tout à l’heure, sur la carte de la guerre. Ils piqueront demain matin,dessus, l’épingle d’usage et le petit drapeau.

Le jeune homme en sueur descendu de la table, embrassé sur les deuxjoues par une dame mûre, gagne la porte du café dans un ouragan deremerciements trépidants.

17 août. – Quel lendemain ! Les maudits journaux, inexorablementmuets sur les carrières de Jaumont ou mis en garde par le ministre del’Intérieur, démentent le racontar. Et si crûment ! Il n’y a pas decavalerie prussienne engouffrée dans les carrières de Jaumont ; pourcela, il faudrait qu’il y eût des carrières à Jaumont ; or, il n’y apas de carrières à Jaumont, il n’y a même pas de Jaumont.

3 septembre. – Sedan. A la Chambre, avant la séance qui n’ouvre pas,les députés sont répandus dans les couloirs et dans la cour, mêlés à unpublic où il y a de tout. Plus haut, passé la grille, j’entends deshuées et des cris, et aussi des chants infects. J’en retiens un :

    Le pèr’, la mèr’ Badingue, à deux sous tout lepaquet.
    Le pèr’, la mèr’ Badingue et l’petit Badinguet…

J’ai secoué vivement, à la terrasse du Helder, devant leur absinthe, B…et D…, deux hommes comme il faut, qui se vantaient d’avoir, dans lesappartements privés de l’empereur, aux Tuileries, craché dans lacuvette de celle qu’ils appelaient déjà « la mèr’ Badingue », pourfaire rire les garçons.

Quelle atroce nuit ! Quel deuil d’avoir vu tout à l’heure ce boulevardse décharger de la douleur d’être vaincu en chargeant un seul homme detous les péchés d’Israël. Quelle lâcheté d’avoir trouvé ce sobriquet :« Le sédentaire » pour un malheureux qui, toute la journée, demeuraexposé au feu enragé, que dut coucher par terre son officierd’ordonnance, le capitaine d’Hendemart. Bossuet, dans sa fameuseoraison funèbre de Condé, rend un juste hommage à notre glorieuxennemi, le comte de Fuentès, qui, malade, se faisait porter sur unechaise, « montrant qu’une âme guerrière est toujours maîtresse du corpsqu’elle anime ». Mais une chaise, en somme, est autrement plusconfortable qu’un dos de cheval toute une journée, quand le cavalierest torturé par les effroyables douleurs physiques qui devaient mettrel’empereur au tombeau à quelques mois de là. J’aurais voulu voir surune selle, à Sedan, le « poète » du « Pèr’ et de la mèr’ Badingue ».

MON DERNIER SOUPER SOUS LE SECOND EMPIRE.

La guerre vida les cabinets du Café Anglais et des grands restaurants.Le grand seize de la Maison d’Or n’était plus qu’entre-bâillé depuisles premiers revers. Le dernier soupeur dont je fis la connaissance àla Maison d’Or fut le lieutenant de marine de Fougainville, parent desFitz-James, dont c’était la première bordée depuis son débarquement àBrest de je ne sais quelle colonie. Peu de semaines après, il était tuéà Bazeilles.

C’est à quelques jours de là que M. de X… m’invita avec quelques amis àsouper chez Blanche d’Antigny, l’amusante pensionnaire du théâtre desFolies Dramatiques, qu’il honorait publiquement d’une confiance dontelle était indigne à tous égards. Blanche, qui jouit ce soir-là l’Œilcrevé, avait dû, comme on dit, « bouler » son rôle à la fin, car iln’était pas minuit quand elle faisait déboucher le champagne dans sonpetit hôtel de l’avenue Friedland.

Vers deux heures du matin on allait se séparer à regret, quand undomestique, effectuant une irruption effarée dans la salle à manger,annonça :

- Madame, deux soldats viennent d’entrer dans la cuisine… ; ils aurontvu de la lumière à travers les volets… ; ils demandent à manger…

- Allons voir, décréta Blanche, ce sera peut-être rigolo.

Nous suivons Blanche à la cuisine. Les deux soldats, l’air embarrassé,nous regardent en dessous, ne disent mot. Blanche, bonne fille, lesfait asseoir, aide elle-même la cuisinière à leur servir des assiettéesde jambon, à leur verser du vin des maîtres. Les hommes se laissentfaire : Blanche leur tape sur les épaules, les encourage à « bouffer »tant qu’ils voudront. Les deux hommes obtempèrent avidement, pendantque nous contemplons leurs gestes avec une silencieuse sympathie. Seul,un des invités, le commandant Kleinmichel, attaché militaire de cetteRussie dont Blanche avait fait les beaux jours et surtout les bellesnuits polaires, se détacha de nous et s’en alla examiner les fusils quireposaient dans une encoignure. Blanche, occupée par ses devoirs demaîtresse de maison, trinquait avec les soldats, les avertissait queson vin n’était pas de la piquette, les gourmandant avec rondeur : «Dégourdissez-vous, mes petits. Est-ce que vous avez la langue dansvotre poche ? » Les deux troupiers se décident enfin à parler en mêmetemps et par saccades, nous disent qu’ils sont du 35e de ligne, ce quenous savions, du reste, par leur collet de tunique, et, de suite, nousracontent qu’ils reviennent de Sedan : « A Sedan, qu’on n’était pas àla noce » ; qu’ils ont tiré des coups de fusil toute la journée.Blanche, émue, leur fourre à chacun sous le bras une bouteille de vin,toujours des maîtres. Ils remercient à peu près, se lèvent, saluentgauchement et s’en vont, dolents, sans avoir pincé la taille de lacuisinière.

De retour dans la salle à manger, Blanche s’applaudit de ce qu’elle afait et elle nous jette :

- Ils étaient gentils, ces petits-là.

- C’est possible, observe l’attaché militaire russe, sortant de saréserve diplomatique, mais ils sont sûrement déserteurs.

Et, après avoir laissé un libre cours à nos exclamations indignées, ilpoursuit de son accent qui chante et qu’il a l’air de faire encore plustraînard pour nous :

- J’ai démonté leurs armes, ils n’ont pas tiré un coup de fusil.

Et il prend congé de nous avec tranquillité. Nous le laissons partirsans effusion ; mais, l’un de nous se risquant à observer qu’il avaitété peut-être imprudent de laisser entrer les deux soldats :

- Ils crevaient de faim, les pauvres bougres ! conclut Blanche, bonnefille.
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Je n’ai vraiment maudit mon duel Feuillant que le jour où, à la mairiede la rue Drouot, le médecin major auquel je m’étais présenté avec levague espoir d’être pris, après un minutieux examen de ma jambe gauche,constata une atrophie des muscles du pied me rendant radicalementimpropre au service. Me voilà devenu bouche inutile, ou tout au moinsréduit aux bons offices dont je pourrai m’acquitter dans mon métier dejournaliste. Ce n’était du reste pas une sinécure, le gouvernement dela Défense Nationale ayant grand besoin de la presse conservatrice. Ilavait affaire à forte partie ; Rochefort l’avait lâché pour lui taillerplus librement des croupières, pendant que Blanqui, dans la Patrie enDanger, Delescluze, dans le Réveil, excitaient furieusement lepopulaire à la guerre civile.

Ils arrivèrent à leurs fins en novembre. Un matin, j’apprends quel’hôtel de ville est envahi depuis une heure, après une mollerésistance des occupants.

Allons voir les Républicains se manger entre eux.

Sur la place, foule immense de gardes nationaux, de curieux ; desgamins se jetant à la tête de rares cris de « Vive la République ! »étouffés par les « Vive la Commune ! » Je lève le nez sur la façade del’hôtel de ville. De toutes les fenêtres grandes ouvertes des individusde mauvaise mine lancent des petits morceaux de papier pliés en quatrequi sont de suite ramassés, dépliés, lus à haute voix. Ce sont les nomsdes membres du nouveau gouvernement provisoire, en majorité desaventuriers et des sacripants. Devant moi, un grand jeune homme s’estcourbé pour ramasser un des derniers papiers jetés. Relevé, il ledéchiffre et crie : « Bravo ! ce sont tous des bons. » On l’acclamederrière moi. Il se retourne pour remercier. Je le regarde. Horreur !C’est Émile Flourens, mon labadens à Louis-le-Grand, le type de l’élèverangé, studieux, aimé des professeurs, chouchou des pions. Aujourd’hui,c’est un forcené dont le cerveau bat la breloque. Il a les yeux hors dela tête. Sûrement il ne m’a pas reconnu, ni même entendu lui crier : «Tu me dégoûtes ! » avant de lui tourner le dos ainsi qu’à l’hôtel deville déshonoré.

Qu’est-ce qui a pu me changer mon Flourens ? Il n’y a pas six mois, ilétait impérialiste militant, auditeur au Conseil d’État de l’Empire,avec un bel avenir administratif devant lui. Je l’ai appris depuis. Ila été un cas de cette folie obsidionale classée parmi les maladiesnerveuses temporaires. Elle l’a quitté, le siège levé. Son frèreGustave, atteint du même mal, aurait peut-être guéri comme lui, s’iln’avait pas été tué par un gendarme à Courbevoie, où il commandait descommunards. Émile, assagi, a été plus tard député modéré ; puis, battuaux élections suivantes, il a fini par mourir royaliste.
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Par un vilain après-midi de neige et de bourrasque, j’eus la hantised’aller voir de quoi il retournait pour les camarades plus heureux quemoi, ceux des remparts.

« Venez à vos risques et périls », m’avait dit Poulizac, commandant dela compagnie de volontaires qui portait ce nom et avec qui j’avais desaccointances bretonnes. Mes risques et périls se bornèrent à attraperune bronchite dans les boues du cantonnement. Poulizac me proposa derentrer me coucher sans déranger son major.

Je retournai aux remparts, cette fois par un joli temps de promenadeinvitant tout le monde à sortir. Mais les Allemands ne bougèrent pas,nous non plus. Il faisait trop beau pour s’entre-tuer. Autant rentrerchez moi.

Et Dieu sait qu’il n’était pas folâtre, mon chez-moi, ni davantage moncher boulevard ! Pas une boutique ouverte ni le jour ni le soir, et, lesoir, même pas les cafés éclairés. Et c’est cela qui fait voir noir,que de ne voir que du noir.
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Assurément le siège de Paris ne sera jamais classé par l’histoire, mêmeanecdotique, comme un épisode de vie de plaisir sous le Secondempire. Mais ce ne fut pas un Enfer du Dante, surtout pour les femmeset les enfants partis pour la province en vertu des mesures prises àl’endroit des bouches inutiles ; il se manifesta, au début du moins,dans le reste de la population, par une tendance à se résigner etsurtout à s’étourdir qui n’a pas été sans compensations.

Le jour où Rougé, capitaine de mobiles de l’Aube, me reçut àSaint-Mandé, où était sa compagnie, et me présenta à son cousin Picotde Dampierre, son commandant, je le marque d’une croix blanche.Dampierre était un type intelligent. Jusqu’à l’âge de trente-cinq ans,n’ayant pas plus que moi réussi à Saint-Cyr, et pour la même cause :l’horreur des chiffres, mais resté militaire dans l’âme, convaincuqu’il pourrait se rendre utile, il accepta avec joie la loi organisantla garde mobile, fit l’exercice avec un bâton d’abord, et si bien qu’ill’enseigna à ses futurs soldats. Ses chefs, admirant cet original, lepoussèrent. Au moment de la guerre, ils avaient fait de lui un chef debataillon. Vous allez voir s’il mérita cet avancement du temps de paix.

A ce déjeuner qui m’était donné dans un restaurant de Saint-Mandé, avecson corps d’officiers, l’entretien s’aiguilla sur la tournure quepouvait prendre la guerre. Quelqu’un envisagea la perspective, pour lesmobiles de l’Aube, d’être placés dans un fort.

- Dans un fort ! s’exclama Dampierre, si les Prussiens viennent, je meferai sauter.

C’est qu’il l’eût fait comme il le disait. Trois mois après, à Bagneux,il marcha, l’épée haute, au-devant de l’ennemi, à cent pas de seshommes, auxquels il avait dit : « Suivez-moi », et qui le suivirentpour le ramener la poitrine trouée de balles. J’ai fait avec Rougé lesdémarches nécessaires pour prendre  possession du corps qu’avaientrecueilli les Dominicains d’Arcueil, fusillés plus tard par la Commune.

Au fond, le seul spectacle reposant vraiment le cœur a été de voir àleur sainte besogne celles de qui le poète a dit :

    Quand tout devient petit, femmes vous restez grandes.

Dans deux ambulances, entre deux lectures que je faisais à un chevet deblessé, j’ai admiré vos grand’-mères, peut-être vosarrière-grand’mères, ô jeunes filles d’aujourd’hui ; je les ai vuesapporter dans des sacs spéciaux le tas de charpie effilochée à lamaison, déposer sur une table de nuit les friandises permises au chermalade, les cigares à deux sous permis par le médecin, et j’ai suivides yeux les regards chargés de reconnaissance, qui payaient cent foisde leurs peines ces âmes bienfaisantes de grandes dames, comme debourgeoises et aussi de comédiennes. Dans une salle, j’ai eu la trèsgrande joie de faire répéter à Sarah Bernhardt un appel à la générosité.

J’entends encore la voix d’or de la récente triomphatrice du Passantscandant doucement :

    C’est le vieil Odéon, dont la porte discrète
    Devant vous s’entre-bâille un peu, tout juste assez
    Pour ne pas éveiller, sur leur couche inquiète,
    Ses hôtes glorieux, les nôtres, nos blessés.

Et de quelles jambes alertes elle gravit les dernières galeries, toutefière d’en revenir avec une sacoche débordante de gros sous et de lesplaquer égalitairement dans le tas des billets de banque et des piècesd’or qu’elle avait recueillis au préalable à l’orchestre et dans lesloges !

Plus tard, rappelant, dans son entresol du boulevard Malesherbes,devant la Maréchale Canrobert et moi, ses souvenirs d’ambulancière,Sarah nous dit :

- J’ai reçu ce matin une lettre d’un gentil petit mobile du Loiret,soigné par moi à l’ambulance de l’Odéon.

Et c’était un charme de l’entendre lire ces lignes que je me rappelleexactement :

    « Madame et bienfaitrice,

« Je parle tous les jours de vous avec papa et maman. Je vous ai ditque papa a une auberge dans la commune. Il y a une chambre que lesdames du pays appellent la chambre de l’évêque. Nous l’appelons lachambre de Madame Sarah Bernhardt. Vous seriez si bonne, un jour oùvous iriez jouer à Orléans, de vous y arrêter cinq minutes. Ça fera lebonheur de moi et de mes parents. »

- Pour sûr, on m’y verra. Et même je ferai un détour, nous dit Sarahavec une véritable émotion.

LES MARINS DU SIÈGE.

En voilà qui, leurs jours de bordée, n’ont pas passé le temps à cracherdans le bassin des Tuileries, comme le soldat dont parla plus tardl’amusant Polin, pour faire des ronds. Les a-t-on assez entourés,fêtés, abreuvés, et ce qu’ils se laissaient faire, surtout quand lesbourgeoises s’en mêlaient, sous l’œil indulgent des maris patriotesd’âge trop mûr pour manier comme il sied une hache d’abordage. Il fautdire à la louange des journaux qu’ils mettaient toujours en bonne placeles communiqués relatant les faits héroïques des Mathurins. Pas un deces derniers, j’en jurerais, qui n’ait emporté un souvenir de lacapitale dans les brumes de la pointe du Raz ou de la baie desTrépassés. Jamais, dans aucune histoire, aucun corps d’élite ne méritaautant que les marins du siège l’ovation dont Paris les a gratifiéspendant cinq mois.

Je n’ai pas eu le plaisir de me rencontrer avec leur chef, qui marquaparmi les plus méritants de son arme et de son grade, et dont le nomvalait mieux que ce calembour bébête d’une chanson de café-concert :

    Il n’y a pas de pain dans Paris
    Mais Laroncière le noury.

En revanche, j’ai connu un de ses aides de camp, le capitaine defrégate Edmond de La Panouse. Le marquis de Rougé, son cousin, quand ladate de leurs permissions concordait, ne le lâchait guère de lajournée. Nous les retrouvions ensemble dans la salle commune du Helderou de Peters. La Panouse, qui avait une fortune patrimoniale sérieuse,nature sensible, s’apitoyant sur les malheureuses qui n’avaient pas dequoi payer leur addition, réglait ce compte qu’elles majoraient, lesreconduisait chez elles et ne les quittait pas sans avoir payé leurterme courant et d’autres en retard. Un jour, ou peut-être une nuit,son bon cœur conjugué avec son odorat eut à souffrir de se frotter à lamisère sordide d’un cinquième dont une Hongroise, soupeuse du Helder,lui avait fait gravir les cinq étages. Le lendemain, avant de rejoindreson amiral, il se rendit chez un tapissier des plus célèbres auquel,tout en lui remettant un fort acompte, il confia le soin d’établir lamaîtresse de vingt-quatre heures dans ses meubles pour toute sa viedurant de cocotte.

J’étais à la pendaison de la crémaillère. Ce fut une féerie des Milleet une Nuits s’étalant dans un premier somptueux de la rue de Ponthieu.Des domestiques en culotte courte et en bas de soie nous servirent desfoies gras truffés, des filets de bœuf en vrai bœuf, rien del’hippopotame du Jardin des Plantes, d’énormes asperges d’Argenteuil,des raisins de Thomery ayant échappé à la surveillance de l’arméeprussienne et du champagne des grandes marques comme s’il en pleuvait.La Hongroise, qui était loin d’être jolie comme le sont beaucoup defemmes nées sur les bords du beau Danube bleu, trônait dans tout celuxe, comme si elle n’avait jamais eu d’addition accrochée dans uncabaret de nuit. Une seule note fâcheuse : sous la serviette, unmorceau de pain noir, le pain du siège dans toute son horreur. LaPanouse aurait pu, par le canal du ministère de la Marine, se procurerà très bon compte des petits pains du plus pur froment ; mais, soldatdiscipliné avant tout, il ne fit pas bénéficier notre gourmandise deces savoureux revenants-bons. Telle fut notre dernière fête du siège ;elle précéda de deux semaines la capitulation.

Je n’ai jamais revu la Hongroise. Tout ce que je sais d’elle, c’est quela famille de La Panouse la regretta, et à bon droit : au moinscelle-là ne s’était pas fait épouser.

Maintenant, laissez-moi vous dire que, depuis plus d’un demi-siècle, jen’ai confié à aucun journal ce qui va suivre. Et si j’ose encoreaujourd’hui vous raconter que, malgré nos angoisses, nos douleurs, lesiège de Paris a eu sa note gaie, c’est que, depuis, Foch a défilé sousl’Arc de Triomphe et que nous tenons encore des têtes de ponts sur leRhin. Et puis, que voulez-vous ? Il y a eu à la guerre des occasions derire, c’est nerveux peut-être, mais c’est plus fort que soi.

Rien que dans les tranchées, des amis gardes nationaux ontcollectionné, pour ma bande et moi, des blagues de leurs camarades. Envoici une qui me revient : Un simple garde, Meyer, fils d’un bottierréputé de la rue Tronchet, tout en répandant de la gaîté autour de lui,ne perdait pas de vue les intérêts de la boutique paternelle. Or, voussavez, ou vous ne savez pas, que le mot d’ordre devant restermystérieux pour l’ennemi, une convention veut qu’il se compose de deuxnoms : celui d’un homme illustre et celui d’une ville connue. Unélégant, le lieutenant M…, client très chic mais débiteur prolongé dupère Meyer, ayant demandé à brûle-pourpoint le mot d’ordre au fils,celui-ci se mit au port d’arme, tout en faisant très bas le salutmilitaire, et répondit distinctement : « Vauban et Facture ».

Quant à Gil Pérès, le comique désopilant du Palais-Royal, il étaitincomparable comme drôlerie, aussi bien dans la tranchée que pendantses permissions à Paris.

Caporal dans la garde nationale, un après-midi il entra avec un autregarde national dans la cour d’une maison de la rue Vivienne où l’onvenait de décharger un tombereau de sable, que le concierge dirigeaitvers ladite cour pour en faire un tas. Très fier de s’être rendu utile,cet homme renseigne les deux gardes nationaux : « Je fais cela contrele bombardement, pour amortir les obus. » Gil Pérès se prend le menton,puis :

- Alors, quand ça ne tombe pas dans le tas, ça ne compte pas ?Continuez, mon ami.

Avec la même jugeote avisée, l’excellent comique, à la veille d’unesortie, donna son opinion à ses camarades sur un amiral qui le passaiten revue.

- Il a une bonne figure, ce marin. Je parie que demain il ne nous ferapas arriver du mal…

Nous avons ri de tout, même de l’isolement de la France en ce temps oùl’on croyait encore aux Alliés, et aussi de la médiocrité de noseffectifs. C’est ainsi que la nouvelle :

« L’armée de la Loire est coupée en deux », amène cette observationréconfortante : « Tant mieux ! Ça nous fait deux armées ! »

Chavette, là où il était sûr qu’on ne le prenait pas au sérieux, allaitplus loin. Il suggérait que le siège de Paris était une simpleinvention. Et il s’expliquait :

« Les Prussiens n’en voulaient qu’à l’empereur et ils sont rentrés chezeux dès qu’ils l’ont pris. »

Si on lui objectait :

« Sur qui tirons-nous alors ? »

Il répondait avec fermeté :

« Sur l’armée de la Loire. »

Un autre petit jeu de société consistait à fabriquer des communiquésoptimistes, d’ordre météorologique : « Les troupes sont fraîches, il aplu toute la nuit. »

En ce qui me touche, j’ai peut-être un fond d’optimisme, mais lesprivations m’ont paru supportables. Ce qu’on mangeait d’à peu près bonparaissait meilleur avec l’assaisonnement si indispensable del’appétit. Je comprenais le mot de ce dyspeptique à des amis qu’ilregardait avec convoitise par la fenêtre manger des choses exquises : «Les canailles… Ils ont faim ! » Et il y avait aussi un certain plaisirà penser qu’à l’heure d’un ravitaillement, on s’en donnera à restermalade pendant huit jours.

En attendant, victime du blocus hermétique, le mets dont seul le nom mefaisait passer la langue sur les lèvres, c’était un turbot. En toutcas, à ma connaissance, un seul de ces poissons parvint à Paris, ouplutôt dans une villa appartenant à Rothschild à Boulogne-sur-Seine, oùle premier bataillon de Mobiles de l’Aube m’avait invité àréveillonner. Le capitaine de R…, bon camarade avec Rosalie Léon, bonneamie du prince Wittgenstein, attaché militaire russe, qui venait dequitter Sèvres, savait par elle qu’il avait remué ciel et mer pour luienvoyer un beau poisson clandestinement. Wittgenstein obtient, eneffet, d’un diplomate apparenté avec tout ce qu’il y a de haut placé enAllemagne, que le poisson traverse les lignes prussiennes. Le tout serade l’accueillir dans les nôtres à une heure qui sera indiquée à temps.Rosalie en faisait le cadeau à R…, qui accepta, ce qui, comme laplupart des cadeaux de cocottes, lui coûta gros. Mais il n’y regardapas de si près, sachant faire plaisir à ses camarades et au colonel,une fine bouche.

Hélas, trois fois hélas ! Grâce à de nombreux transbordements et auxlenteurs habituelles à la diplomatie, les assistants furent tellementsuffoqués par l’odeur qu’ils pensèrent défaillir. Seul, le colonel eutla force de porter ce bref jugement : « Il pue la rage. »

Il va de soi que les gens dont c’était le métier, moyennant ou non destraités avec le gouvernement, de nous alimenter à peu près, avaient àse défendre contre des mouvements tournants autour de leurs caissesgénéralement bien garnies. C’est ainsi qu’Alexandre Duval, célèbre déjàsous le sobriquet de Godefroy de Bouillon, nous communiqua en cestermes les vues spéciales de sa bonne amie sur la question desapprovisionnements :

- Il y a huit jours, Gabrielle me dit, très calme :

« Tu connais maman. Tu sais comme elle est délicate…. si, si, de santéaussi. Il lui faut du lait, mais du vrai, pas celui des crémiers. Et,pour être sûre qu’il soit vrai, elle voudrait une vache à elle. Ne faispas tes gros yeux. Tu me retiendras cela sur mon mois prochain ou celuid’après… Et puis, tu auras ton lait et ta crème. Tu peux bien fairecela pour maman, d’autant que tu dois savoir comment on trouve unevache à vendre, puisque tu trouves bien du bœuf tant que tu en veux àdétailler dans tes bouillons. »

« J’avais laissé ignorer jusqu’à ce moment à Gabrielle que je mefournissais généralement de bœuf à la boucherie hippophagique. Quand jelui fis cet aveu pour avoir la paix, elle éclata de rire, m’appela «grande crapule » et me pinça le bout de l’oreille, ce qui est sacaresse favorite avec moi.

« Le lendemain, elle avait sa vache ; moi, je n’eus, ni le lendemain niles jours suivants, le lait et la crème annoncés, mais je reçus unenote de mille francs d’un vétérinaire de la Chapelle, sur laquelle elleme donna des explications. La vache avait pincé une fluxion de poitrinepar la faute de l’herbe du petit terrain où il y avait de l’humidité.On va arranger cela. Au bout de huit jours, en effet, Gabrielle revientavec une note de marchand de fourrages qui a fini de retaper la vacheavec de la bonne luzerne. Comme je demandais d’aller y voir, elleprotesta gentiment par intérêt pour moi :

« - Les gardes nationaux du quartier pourraient te faire un mauvaisparti. Déjà, quand ils ont vu, en montant par-dessus une clôture, lavache bouffer jusqu’à plus soif pendant qu’eux crèvent de faim pour lapatrie, ils ont confisqué pour leur popote la crème et le lait que jet’ai promis. Donne seulement les cinq cents francs au marchand defourrages, et je ferai attendre les gardes nationaux en leur promettantdes veaux de la vache, quand tu m’as trouvé un taureau. »

« Je suis allé aux renseignements le lendemain, déguisé en boueux. Ceque Gabrielle m’a roulé ! Il n’y avait pas de terrain avec de l’herbe,humide ou pas, il n’y avait pas de vache, il n’y avait pas de gardesnationaux. Les notes du marchand de fourrages et du vétérinaire étaientdu truqué. La mère de Gabrielle, c’est la tante à la mode de Bretagnede sa femme de chambre… J’ai balayé cette fille.

- Et Gabrielle ? s’informe quelqu’un.

- Non, la bonne Gabrielle aura son tour, répondit Duval après unsilence et d’une voix mal assurée.

Si vous croyez aussi que nous arrosions de nos larmes abondantes lefameux pain noir qui fut baptisé « pain Ferry », et que nous ne noussommes pas fait quelques pintes de bon sang avec des autres nourrituresde plus en plus hétéroclites, au fur et à mesure que s’accentuait lapénurie des vivres et qu’on nous servait des « ersatz »invraisemblables : un râble d’éléphant, un faux-filet d’hippopotame etla chose sans nom qu’on me donna comme volaille, un jour, sous le nomde condor, dur comme un câble sous-marin.

Les seuls affamés à plaindre ont été les boulimiques. Eugène Chavetteétait de ceux-là. Il avait beau avoir de l’argent, du crédit, fairerire par quelque drôlerie un détenteur quelconque de vivres, marchand,restaurateur ou autre, et par là en tirer quelque bonne chose à manger,il n’était jamais repu à la fin de la journée. Dieu sait pourtant qu’ilsavait mettre toute victuaille obtenue à l’abri des convoitisesindélicates ! Je le vois encore dans un bureau de rédaction où ilvenait apporter sa copie. Serrant entre ses gros doigts, et lesurveillant avec la tendresse d’un père pour son nouveau-né, un jambon,nos yeux s’étant allumés de convoitise, il s’en aperçut et, craignantpeut-être une agression, chercha et trouva le moyen de nous dissuaderde toute entreprise contre ce jambon : il s’assit dessus.

Après Buzenval, fini de rire de nos médiocres misères. L’affreusejournée où, en même temps que le désastre des nôtres, j’apprends unemort qui me peine cruellement : celle d’Henri Regnault.

Est-ce assez folle jeunesse d’avoir perdu le contact avec HenriRegnault, au point, après le collège, de ne l’avoir guère vu que letemps de poser pour un portrait de moi, un dessin que j’ai toujours.

Il était de ma bande dans la première cour du lycée Napoléon. Pendantla récréation, adossés à la porte de je ne sais plus quelle classe,nous l’écoutions avec ravissement, à trois ou quatre, chanter à peuprès tout le Trouvère en italien et Guillaume Tell. J’entendsencore vibrer à ma jeune oreille Il trovatore io fremo ou :

    D’Altorff, les chemins sont ouverts.

Quel artiste de tous les arts que celui-là ! Tout enfant, lorsque avecle parapluie de sa bonne il traçait des figures sur le sable du jardindu Luxembourg, ses parents avaient le droit de surveiller avectendresse sa précocité. J’ai été content de conclure avec lui unarrangement. En échange d’une pièce de ses vers latins que je luifaisais, cet enfant déjà célèbre me donnait un dessin. Oh oui, deuxfois, trois fois folle jeunesse ! J’ai eu douze de ces dessins dont undétestable feu de cheminée a eu raison, entre autre un Mazeppa et unRolla considérant :

                 … d’un œilmélancolique
    La belle Marion dormant dans son grand lit,

qui faisait dire aux connaisseurs :

- Il ira loin, celui-là.

L’affreuse guerre qui a tué Regnault, même aujourd’hui après les deux Marne, je la maudis encore.

Janvier. – Quel réveil ! Mon journal imprime en grosses lettres : « La capitulation. – L’entrée des Prussiens à Paris. »

Je m’habille en deux temps, je saute dehors et cours à la mairie de larue Drouot. Pas d’erreur ! Le communiqué authentifie l’affreusenouvelle du journal. Mais si vous croyez que cette confirmationofficielle est acceptée comme parole d’évangile par les groupes qui seforment autour de l’affiche ! Un bon vieux décrète, approuvé par toutle monde :

- C’est encore un mensonge de Trochu. Nous sommes plus près de Berlinqu’ils ne sont près de Paris !

24 janvier. – Hier, l’entrée des Prussiens.

Paris s’est conduit proprement. Les femmes, même les plus curieuses,restées chez elles, ont fermé leurs fenêtres aussi hermétiquement queBertrand. C’est donc par un neutre que j’ai appris l’insolent défi ducomte Henckel de Donnersmarck, naguère, je vous l’ai dit, l’ami ici detout le monde et de tous les demi-mondes, entrant triomphalement encalèche découverte dans la cour de son hôtel de l’avenue desChamps-Élysées.

ENTRE LE SIÈGE ET LA COMMUNE.

Parisiens restés à Paris et Parisiens revenus des armées de provinceeurent vite fait de fraterniser sur le boulevard ; sous l’uniformequ’ils gardaient, n’ayant pas encore reformé leur personnel, battaientdes cœurs de soldats attristés par la défaite de nos armes, mais ayantconfiance, sans le crier par-dessus les toits, dans une prompterevanche. On parlait d’abord des camarades qu’on ne reverrait plus.Combien d’anciens fêtards dans le nombre, morts pour la République,comme ce Néverlée, auquel j’avais entendu dire pendant le siège, unverre en main : « J’aime tout ce qui fait battre le cœur : le jeu, lesfemmes, la bataille ! »

Et Fougainville, ce lieutenant d’infanterie de marine à qui j’aisouhaité bonne chance au sortir d’un souper, qui devait bientôt tomberà Bazeilles, héros des Dernières Cartouches.

Je n’avais pas revu Georges de Heeckeren depuis le jour où nous luifîmes la conduite jusqu’à la gare de l’Est, où il allait s’engager au3e chasseurs à cheval. A notre dîner d’adieu à la Maison d’Or, quen’avons-nous touché du bois !

Heeckeren n’était pas prolixe sur le compte de ses états de service ;il ne pouvait pas nous cacher qu’il avait une idée fixe, une marotte,celle de ne pas capituler.

Le jour où Bazaine se rend, à ses risques et périls, il dépouille sonuniforme dans une chambre qu’il avait louée en ville, s’affuble d’uneblouse, d’un pantalon et d’un chapeau de paysan qu’il avait pu seprocurer et, le jour venu, bonsoir la compagnie. Il se dirige vers laporte la plus proche de la ville, lorsqu’à un tournant de rue unpeloton de hussards prussiens lui barre la route, son capitaine en tête.

Ils se reconnaissent. C’est un ancien de la Légion étrangère, Misson,un pochard bon enfant qui a repris du service en Prusse. Il cligne del’œil avec un tout petit sourire, donne un coup d’éperon à son chevalet passe. C’est gentil, pour un Prussien ! Dommage que la guerre soitfinie. Il aurait voulu lui revaloir cela.

Parvenu sans encombre en Alsace, son pays, Heeckeren ne fait qu’ytoucher barre ; de là il file sur Tours, y voit Ranc, se recommande demoi auprès de lui qui n’est pas fâché, vu la pénurie d’officiers oùl’on est, de le faire nommer sous-lieutenant dans l’armée de l’Est. AVillersexel il gagne un galon ; à Héricourt, la croix, mais ensuite ilrécidive et, quand on parle de se réfugier en Suisse pour échapper àune nouvelle capitulation, il oblique, en uniforme cette fois, surBordeaux, la capitale d’occasion, pour se mettre à la disposition duministre de la Guerre, qui ne dispose plus de rien. Il ne reste donc àBordeaux que le temps de voir, aux Allées de Tourny, des Parisiensvenus en curieux ou en quémandeurs de places tirer de leurs pocheslamentablement, surtout les indigents, des morceaux de pain noir dusiège, pour attendrir les Bordelais, qui s’en fichent bien, ets’entasser devant une devanture occupée tout entière par un tableaureprésentant une grande maison en capilotade avec, en dessous, lalégende : « Effet foudroyant d’un obus girondin. »

Les engagés au 3e chasseurs ne s’ennuyaient pas toujours dans leursrares jours de permission. Ceux qui avaient de l’argent s’invitaient àtour de rôle à dîner dans les meilleurs hôtels de la ville. Ce fut unjour le tour de G. de M., un de nos jolis paniers percés, qui, setrouvant décavé, s’adressa à un camarade de régiment qu’il savait plusqu’à son aise, et qui fit la sourde oreille à la suggestion d’avoir àdécaisser les vingt louis demandés. G. de M. avait sa vengeance prête.Le lendemain, voyant passer celui qui avait négligé d’être son prêteur,il poussa trois formidables : Ran, Ran, Ran, qui firent presser le pasau dit camarade qui n’était autre que le descendant en ligne directe deSanterre, le fameux brasseur commandant la garde nationale le 21janvier et qui ordonna les Ran, Ran, par quoi a été couverte la voix deLouis XVI voulant dire les derniers mots d’adieu à son peuple.

Ce triple ran fit rire tout le monde, hormis Santerre. G. de M. avaitfait son petit effet.

Un autre engagé volontaire fit également le sien, sur Heeckeren tout aumoins. C’était au cours d’une chaude journée où les obus et les ballespleuvaient dru et où le régiment avait l’ordre, – était-ce déjà de lastratégie à la Bazaine ? – de ne pas avancer d’un pas. Olivier Bixio,un très joli garçon de notre bande, la coqueluche des femmes, à unmoment donné se penche vers Heeckeren, son voisin de cheval, et, d’unevoix douce, presque efféminée, lui confie, en scandant une à une lessyllabes : « Si j’avais en ce moment une noisette entre les… ̶  oui, mon vieux, là – bien sûr je l’écraserais. »

Au Helder, à l’heure de l’absinthe, Belleyme nous demanda si noussavions ce que c’est que la Posnanie.

Sur notre réponse au moins dubitative il continue :

« Je n’en savais pas plus que vous, quand on me fourre dans un traindirigé vers la Pologne. Tout le long de la route et aussi audébarcadère de la gare, la vue d’une campagne plate comme une punaiseme mit la mort dans l’âme. Arrivé à ma prison militaire, ah ! mesenfants, je crus rêver. Un château superbe. Et qui m’en fit leshonneurs ? Le propriétaire, qui me donna la chambre de l’archevêque,après m’avoir fait servir un goûter parfait, arrosé d’un kummelsupérieur. Le lendemain, invitation à une chasse où je suis présenté àdes voisins, tous aussi aimables que mon geôlier. A dîner nous étions àtu et à toi, et ce n’est pas moi qui ai le plus bêché la Prusse. Il setrouve que maintenant la Posnanie, c’est une province énorme que lesPrussiens ont volée, et qui s’en souvient ? Ah les braves gens ! et lesbeaux faisans ! Le chic pays ! Sans l’insistance de ma famille et de mabonne amie, j’y serais encore. »

J’ai su, depuis, que son hôte, le comte Sulkowski, avait eu maille àpartir avec les autorités prussiennes pour sa façon de traiter lesFrançais prisonniers. Il a été condamné à une forte amende. « Le seuljour où il m’ait battu froid, c’est lorsque j’ai parlé de le rembourserquand je serais à Paris », ajouta Belleyme entre deux gorgéesd’absinthe longuement sirotées.

Ranc ne fréquentait pas le Helder, trop réactionnaire pour lui. C’estsur un coin de boulevard qu’il me conta son entrevue dans la prison duMans avec le prince de Joinville. Le fils de Louis-Philippe lui ayantdit, ce qui était assez naturel : « Pourquoi m’a-t-on arrêté, alors quemon seul crime était d’être venu d’Angleterre offrir mon épée à laFrance ? » Ranc lui demanda la permission d’employer une expressionfamilière et, l’ayant obtenue, expliqua : « Pour que vous ne nous lafassiez pas un jour à Jemmapes et à Valmy. »

A Bordeaux, Ranc avait eu maille à partir avec la Banque de France,toujours sur la défensive lorsqu’il s’agit d’ouvrir sa caisse. Agacépar les atermoiements qu’elle lui opposait, il lui déclara tout net : «Voulez-vous que nous commandions chez le charpentier la planche auxassignats ? » Il eut son argent.

Jacobin non moins convaincu vis-à-vis de ceux qu’il appelait « lesmessieurs prêtres » qu’avec les représentants de notre premierétablissement financier, Ranc mettait en doute la valeur militaire dessoldats élevés chrétiennement. Un jour où je lui disais tenir de bonnesource que les volontaires de l’Ouest, autrement dit les zouavespontificaux, avaient fait de bonne besogne, il haussa les épaules et,avisant tout à coup un gros homme portant favoris qui passait près denous, il l’appela et, à brûle-pourpoint :

- Dites donc, Goujard, étaient-ils si bons que cela au feu, les zouavespontificaux ?... Répondez, vous qui les avez commandés.

Je redoutais la réponse, sachant Goujard républicain de l’avant-veilleet ayant été, un peu pour cela, de simple capitaine de vaisseau promugénéral.

- Je suis fier de les avoir commandés.

Bertrand, un des fils du général qui accompagna fidèlement l’empereur àSainte-Hélène, n’avait pas été un jeune homme de tout repos. Commechasseur d’Afrique, malgré vingt citations pour faits de bravoure, ilne put jamais, cassé à plusieurs reprises pour insubordination,dépasser le grade de maréchal des logis. Son engagement fini, il revintà Paris manger, en mettant les bouchées doubles, son saint-frusquin.C’était un homme exagéré, aurait dit feu Prudhomme, dans ses propos etdans ses actes.

Son neveu, Saint-Cyrien, vient le voir un jour de sortie. L’oncle leconduit à l’écurie, il lui montre un cheval et lui dit d’emblée :

- Je te le donne.

Refus poli, mais ferme de ce cadeau fait plus que brusquement.Insistance de l’oncle. Persistance du neveu. Bertrand se fâche :

- Tu n’en veux pas ? Eh bien, tiens !

Il tire de sa poche un revolver qui ne le quittait jamais et faitsauter la cervelle du cheval de prix.

Autre excentricité (le mot est doux) dont, heureusement pour lui, il apu sortir indemne, la chose s’étant passée en famille. Une sœur à luiavait épousé Thayer, qui fut directeur général des postes avant le pèred’Albert Vandal. Bertrand s’invite à déjeuner chez elle, la quitte dèsle repas fini, voit dans la cour le coupé de Mme Thayer attelé, se faitreconnaître du cocher, lui dit qu’il a une course à faire, monte dansla voiture. Mme Thayer ne revit jamais ni son coupé, ni son frère. Ellene revit, longtemps après, que le cocher, se repentant sincèrementd’avoir fait la noce avec l’emprunteur et… le prix du coupé ; mais ilapportait de la part de Bertrand le prix de la voiture qu’il putregagner dans une maison de jeu.

Un fou, ce Bertrand ! qu’on aurait dû enfermer pour un bon bout detemps s’il ne s’en était pas chargé lui-même. Imaginez que, quandvenait l’été, ayant pris en Afrique l’horreur de la chaleur, au lieud’aller respirer le frais sur quelque altitude helvétique, une étrangemanie le poussait à se calfeutrer dans une chambre d’hôtel à Paris etd’y rester couché sans jamais se lever, sans lire même un titre dejournal. Le garçon qui lui apportait ses repas avait pour consigneabsolue de ne jamais lui adresser la parole. Pas davantage quand il luifaisait son lit. Et cela durait des mois et des mois. Or, il advintqu’un jour la crème manqua à son café au lait. Exaspéré, il secoua legarçon si rudement que celui-ci, impatienté, viola la consigne dumutisme :

- Il n’y a plus de lait, cria-t-il, parce qu’il y a un siège, vousentendez, un siège ! Allez demander de la crème aux Prussiens !

Un siège ! les Prussiens ! Bertrand rejette ses draps, se lève, sort desa chambre et se promène en chemise dans le corridor. A ce spectacle,deux dames anglaises poussent des hurlements et courent se plaindre aubureau. Bertrand n’y prend pas garde et, laissé seul, s’interpellelui-même :

- Tu t’appelles Bertrand. Tu as pour prénom Napoléon. Il y a un siège àParis. Quel est ton devoir ?

Le garçon qui le sert vient à passer ; il l’injurie : « Tu es jeune,toi, saligaud ! Tu devrais être à la frontière. » Le garçon objectantqu’il est Suisse, pays neutre, il se recouche jusqu’à la capitulation.

Bertrand n’a fait que passer au Helder. Il y était presque penaud.Marc, avec lequel il avait fraternisé souvent, un verre de grogaméricain en main, ne parvint à pallier sa claustration d’hôtel meubléqu’à demi. Furieux contre lui-même, le vieil Africain s’injuriait plusfort que le garçon suisse de son hôtel. Il parla de s’engager dans unrégiment de Constantine comme garde d’écurie. Qu’est-il devenu le jouroù il ne vint plus au Helder ? Marc, toujours gai mais sceptique,déclara qu’il avait dû débaucher un autre cocher de Mme
Thayer.

C’est au Helder que je demandai au capitaine de Goldstein, l’ami quim’a mené dîner à Rueil le jour de la déclaration de guerre et faitprendre le café avec deux Bretons, Ropert et Tassé, l’un capitaine,l’autre lieutenant de chasseurs à pied qui s’aguichaient plaisamment àpropos de leurs opinions politiques :

- Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

Goldstein répond :

- A Ladonchamps, sous Metz, Ropert et Tassé mortellement blessés tousdeux, roulent dans un fossé. Un sergent-fourrier, blessé gravement àleur côté et qui en a réchappé, les a entendus parler. Ils sedisputaient encore. Le capitaine Tassé disait : « C’est ta canailled’empereur qui nous vaut ça. – Si tu crois, répondait le lieutenant,que ta République s’en tirera !

« TASSÉ. – Quand même, vive la République !

« ROPERT. – Vive l’Empereur ! quand même. »

Et puis ils n’ont plus soufflé.

LA COMMUNE.

18 mars 1871. – Baptiste, mon concierge, qui vient d’ouvrir lesvolets de mon rez-de-chaussée, tourne vers moi une figure épanouie etme jette :

- Il ne les aura pas !

- Qui ça, Baptiste, et quoi ?

- Le petit Thiers… les canons de Montmartre. Les soldats n’ont pasvoulu tirer sur les artilleurs… Ils ont levé la crosse en l’air… Lepetit Thiers en fera une gueule !

Je m’étais séparé la veille de Baptiste, bonapartiste à tous poils. Ill’était peut-être encore ce matin, mais, comme tout le petit monde deParis, il avait eu, depuis le siège, la tête montée par les journauxpopulaires qui prônaient les mérites de l’artillerie française fournieà la défense nationale par le ministère Dorian, fabricant àSaint-Étienne.

Baptiste conclut :

- Si ce n’est pas pitié que tous nos généraux soient des moules !

Un quart d’heure après, je vaque dans les rues, affolé, en quête denouvelles. Elles sont jolies, les nouvelles ! Les soldats de la crosseen l’air ont fusillé deux généraux. Lecomte et Clément Thomas. LeComité central, composé d’ouvriers que le gouvernement a laisséss’armer et donner le mot d’ordre aux faubourgs révolutionnaires, estmaintenant le seul maître de Paris.

Comment me suis-je trouvé sur le quai bordant les Tuileries ? Je n’ensais plus rien. Je me rappelle mieux un être baroque d’une quarantained’années, accompagné d’une femme affreusement laide. L’un et l’autreinvitaient les passants à jeter dans la Seine un ouvrier coupabled’avoir dit un peu haut, en montrant les Tuileries : « Quel dommagequ’il n’y ait plus d’empereur ! » Je m’interpose. L’affreux coupletourne sa rage contre moi. L’homme m’injurie, la femme cherche à megriffer. Mon sang de duelliste ne fait qu’un tour. Très digne, je dis àl’homme : « Votre carte, monsieur ! Je vous enverrai demain deux de mesamis ! »

Un ricanement me répond, suivi du défi :

- Ils peuvent venir, vos amis. Je les ferai recevoir par un bataillonde la Garde nationale.

Et, tourné vers sept ou huit passants silencieux et neutres :

- Je suis le Dr Tony Moilin.

Je hausse les épaules et je reprends mon chemin, toujours insulté parla mégère, mais content, après tout, de mon intervention ; l’ouvrierbonapartiste a pu échapper au bain dans la Seine dont il avait étémenacé par le couple Tony Moilin.

LA MANIFESTATION DE LA PLACE VENDOME.

22 mars. – J’en étais. Un gaillard appartenant au 25e bataillon de laGarde nationale, recruté à Ménilmontant, m’a même envoyé une balle qui,celle-là, n’a pas élu domicile chez moi, comme celle du duel Feuillant,et se borna à me traverser le bras droit. D’autres amis de l’ordre, onle sait, ont été plus « amochés » le même jour : mon courageux confrèreHenri de Pène, et le financier connu, le baron Hottinguer. La fusilladedura exactement le temps que me prit une course échevelée de la placeVendôme au coin de la rue Neuve-Saint-Augustin, alors Daunou.

Faut-il croire qu’un peu de plomb, entré dans un bras pour en sortirtout de suite, ait eu le temps d’exercer une répercussion, comme ondit, sur les circonvolutions où s’élabore la pensée, mais, une foisdans mon lit, avant même que d’être pansé par une sœur de Saint-Vincentde Paul, admirable comme elles sont toutes dans toutes lescongrégations, j’ai élaboré une réflexion que, malgré la reculée dutemps, je ne crois pas inutile à mes lecteurs. Je me permets de ladonner sous forme de conseil :

Le jour où la guerre des classes en viendra aux coups, les volontairesde la bourgeoisie devront avoir un vrai chef. Celui que l’on avaitdésigné d’une voix au café du Helder, l’amiral Saisset, le plus bravehomme et l’homme le plus brave du monde, venait d’avoir son fils uniquetué à la guerre. Tout entier à sa douleur, il ne nous écoutait pas,faisait des réponses à contresens. Bref, il a été inexistant. En secondlieu, n’allez jamais avec des cannes prêcher la conciliation à des gensqui ont le vin mauvais et de quoi vous tirer dessus à bout portant.

Armés, nous aurions eu, sans doute, raison d’adversaires dont laplupart, – je les ai vus de près, – ne tenaient pas sur leurs jambes.

Enfin, sachez par mon exemple qu’il est sage de frayer de temps entemps avec des professionnels de la révolution et de l’émeute, comme ceRanc, qui a dit de la guerre civile que c’est la seule raisonnable, etqui, en tout cas, l’avais raisonnée. Il a donné un jour devant moicette petite leçon de tactique : « Quand les soldats font dans votredirection un feu de peloton, filez au beau milieu de la rue. Si vousrasez les murs, vous servez de cible même aux maladroits. »

Pour avoir couru, comme un beau diable, dans la rue de la Paix, je doispeut-être la vie à Ranc. Il n’a pas été éloigné de dire, dans unbanquet de presse où j’étais, que je lui avais rendu un service capitalen le couchant chez moi, au cours des émeutes de juin 1870 ; c’est unrendu pour un prêté.

Trois semaines au lit. Les balles de fusils à tabatière vous font destrous de sortie doubles des trous d’entrée, ce qui retarde de moitiéune guérison. Je me fais conduire à la gare du Nord. La bonne sœur deSaint-Vincent de Paul qui me soigne ne veut me quitter qu’au guichetdes billets. Beaucoup de populo arrêté se groupe autour d’un gosse quicrie à tue-tête : « Ils en ont reçu leur claque, les Versailleux !Grande défaite du petit Thiers ! Voyez le journal ! » Je me le paie. Legosse, en empochant mon sou, continue, triomphant : « Ils ont reçu leurclaque, les Versailleux ! » Ce qu’il empoche de sous avec sa victoire !Bonne journée pour lui, moins bonne pour la Commune qui, ce matin-là, areçu sa première forte pile au pont de Neuilly.

16 avril. – Traversée de l’Oise en bac. Serrement de cœur, une fois àterre, quand un sous-officier de la landwehr me demande mon passeport.C’est la première fois que je vois depuis la guerre un Allemand enarmes.

Anvers, 17 Avril. – Qu’est-ce qui se passe sous ma fenêtre ? A peinearrivé, Léontine la jardinière, debout en haut d’un tertre, les yeuxsur une brouette chargée de légumes que traînent deux soldats. Jedescends et j’arrive à temps pour entendre Léontine appeler « feignants», ces deux enfants du Vaterland auxquels elle fait faire sa besogne.Les deux soldats se laissent invectiver sans répondre et continuent depousser mollement leur charrette de carottes et de salades. Comme jepasse devant ce perron pour regagner la chambre, ma sœur, qui s’ytrouve avec son mari et ses enfants, me fait signe d’approcher. Je nesuis pas de trop pour assister à la présentation, par lui-même, d’unnouvel hôte forcé, – en remplaçant deux autres partis le matin. C’estun petit homme à lunettes, à l’air placide, officier de la landwehr. Ils’annonce : « Von Belardi » et, portant la main à sa tempe, saluesuccessivement, jusqu’à terre, ma sœur, mon beau-frère, moi et lesquatre enfants, dont le petit Maxime âgé de deux ans. Quand il a faitson demi-tour pour s’en aller, j’observe :

- Voilà un homme bien élevé.

- J’attends qu’il nous quitte pour me prononcer, objecte monbeau-frère. Les deux qu’il remplace étaient polis également à l’arrivée; mais ils ne nous ont pas pardonné de les faire servir à part et s’ensont vengés à leur façon.

- En emportant quelque chose d’ici ?

- Juste le contraire. Attends que Belardi soit parti et que j’aievisité sa chambre.

Belardi est parti hier matin. Mon beau-frère n’a pas eu à visiter sachambre. L’enquête avait été faite au préalable par une femme deservice qui est venue nous dire, après avoir retiré un mouchoir dontelle s’est bouché le nez : « Ah ! le pourceau ! » Ma sœur me laissepartir. Elle sent que j’ai besoin de me rejeter dans la fournaise.

A peine si je touche barre à Paris. Je cours à Versailles. Pour lapremière fois depuis la guerre, je vois un magnifique phaéton à deuxchevaux magistralement conduit par le capitaine Gudin, en civil. Lesclients des Réservoirs sont aussi chics que ceux des restaurants desChamps-Elysées au printemps. Les exilés de Paris et les officierssavent qu’on est près de la fin. Un brave homme, nommé Ducatel, aprévenu l’Etat-Major et lui a désigné une porte de Paris mal gardée, etl’armée a commencé d’entrer.

Le comte Exelmans, ex-officier et resté l’ami de beaucoup de sescamarades, vient me demander s’il me plairait de rentrer dans Parisavec l’armée. Un de ses anciens de Saint-Cyr, chef de bataillon,l’autorisait à s’adjoindre deux ou trois amis. Il a déjà avec lui lecomte d’Osmoy, député de l’Eure, un homme charmant, très boulevardier,que je connais un peu. J’accepte avec joie.

Départ de grand matin. La comtesse d’Osmoy, qui a voulu accompagner sonmari, est une femme intrépide. Elle s’accommode d’une guimbarde quisonne la ferraille, contemporaine de Louis XIV, d’un cocher à peu prèsde la même époque. Elle ne dit rien d’un déjeuner à Ville-d’Avray dansun petit cabaret, le seul ouvert, déjeuner auquel nous ne touchons qu’àpeine, tant il est exécrable. La perspective d’être la première femmedu monde pénétrant dans le Paris de la Commune l’enflamme, au pointqu’elle accepte sans mauvaise humeur cette ouverture du cocher, à lahauteur du lac du bois de Boulogne :

- Arrangez-vous comme vous pourrez, je retourne à Versailles. Cocotte(il montre sa bête) a peur des bombes. J’vas relayer.

Comme il s’était fait payer d’avance, il nous tourna bride tout desuite. « Nous y gagnons son pourboire », observa Exelmans, homme calmeet philosophe, qui ajoute :

- Ne nous frappons pas. Dans dix minutes au plus nous serons à l’entréede l’avenue de l’Impératrice. Par une contre-allée nous arriverons à lavilla Saïd, où demeure un ami, un original qui est resté à Parispendant la Commune. Il éprouvera un vrai plaisir à nous donner àgoûter, ce qui nous fera oublier notre affreux déjeuner.

Ça va bien au début ; mais, à cinq minutes de la contre-allée,l’artillerie de la Commune fait des siennes. Un obus tombe à droite, unautre à gauche. Que faire ? Exelmans, avec une douce autorité, nousinvite à faire comme lui.

Nous faisons comme lui. Moitié courant quand on n’entend pas le canon,moitié rampant quand ça chauffe, nous finissons par atteindre la villaSaïd et la porte d’un petit hôtel. Exelmans sonne ; le concierge, unbon gros, la figure émerillonnée comme un homme qui a bu un coup detrop, nous regarde avec une certaine méfiance ; mais, notre chef defile s’étant fait reconnaître, il s’humanise et renseigne :

- Monsieur le comte, Monsieur a quitté Paris pour l’Angleterre hier ausoir.

Gémissement sourd de notre quatuor d’affamés. Exelmans, toujoursphilosophe, expose au concierge que les bombes des fédérés ayant cesséde pétarder, nous aurions tout le temps de nous sustenter avec ce qu’ilpeut avoir dans le garde-manger, et voire même à l’office.

- Nous n’avons rien, déclare péremptoirement l’interpellé. Tous lesbouchers, boulangers, pâtissiers sont fermés dans le quartier. Moi-mêmeje n’ai pas déjeuné ce matin. Après réflexion, s’adressant à Exelmans :Maintenant, si monsieur le comte avec sa compagnie voulait faire commemoi, il y a, à la cave de Monsieur, de bons vins. Ça soutient, le bonvin. A la guerre comme à la guerre.

Pendant que le brave homme que le vin soutient s’en va en titubant à lacave, Exelmans nous donne des tuyaux sur l’ami que nous envahissons. Ils’appelle Tissot. C’est un peintre de talent. Il passe pour avoircinquante ou soixante mille livres de rente, sans compter toute unefortune en bibelots. Venez voir plutôt.

Nous le suivons au salon. Éblouissement ! tableaux, tapisseries,faïences, étoffes, autant de merveilles. D’Osmoy lève les bras au cielet, tourné vers Exelmans :

- Pour lâcher ces splendeurs juste au moment où l’armée va les sauverde la destruction, votre ami doit être un fier original (1) !

Retour, après un bon quart d’heure, du concierge de plus en plustrébuchant. Heureusement le dieu des ivrognes a protégé deux bouteillesd’un porto 1836 dont je ne vous dirai que ceci :

    Il nous fit un moment oublier la Commune.

Généreux comme ce vin, dont le concierge se séparait visiblement àregret, nous laissâmes à cet homme le double du pourboire économisé surle cocher de Cocotte.

Et en route ! Suffisamment réconfortés, parvenus à l’Étoile sansencombre, notre expédition se sépara cordialement.

Chez moi, à une heure de l’après-midi, j’espère que la mère Baptiste apeut-être encore le temps de me servir à déjeuner dans mon appartementde garçon. Illusion ! Impossible même d’entrer chez moi. Baptiste, unbalai à la main, est en train d’aérer le trottoir en faisant passertoute la poussière sur mes deux pièces, dont il a laissé les fenêtresouvertes.

Un fiacre passe, « Chez Bignon ! » Il prend, par la rue Tronchet, lechemin des écoliers. Toujours la peur professionnelle des bombes.

Arrêt au bas de la rue Tronchet. Des gardes nationaux ont mis la mainsur deux pétroleurs, habillés en pompiers pour inspirer confiance, entrain de mettre le feu dans un rez-de-chaussée. Ils ont avoué. Justiceexpéditive. Je vois les corps tomber le long d’une barricade encoredebout. Chez Bignon, entre deux bouchées, un bruit de chevaux sur lepavé me fait lever de ma chaise, et je cours tête nue dehors en mêmetemps que tous les déjeuneurs. C’est Galliffet qui descend la Chausséed’Antin avec ses hommes. Ils viennent de prendre le Père-Lachaise,défendu jusqu’au bout par les soldats qui ont levé la crosse en l’air àMontmartre. Il fait retourner les capotes à ces malheureux qu’encadrentà gauche et à droite des cavaliers, sabre au poing. Juste le temps determiner mon déjeuner hâtif et de traverser le boulevard. A côté duHelder, une mégère est prise devant moi en train de jeter du pétroledans les soupiraux de Potel et Chabot. Appréhendée par des gardesnationaux, elle est menée place Vendôme, à l’État-Major de la Gardenationale. Je la suis, mêlé à la foule. Là, je la perds de vue, quandje reconnais sur la place mon camarade  Delchet, capitained’état-major de la Garde nationale. Assez ému, il me dit :

- Je viens d’envoyer à la Prévôté, place du Châtelet, où le Conseil deguerre juge en dernier ressort et fait exécuter séance tenante sadécision, un fédéré qui m’a tué traîtreusement deux soldats. On arecherché la maîtresse du coupable qui a devant moi déposé en sa faveurimprudemment et qui, entre nous, m’a tout l’air d’avoir été quelque peucomplice. Quoi qu’il en soit, elle guette, ici (il me montre le portaildu n° 18 du cercle de l’Union Artistique), le retour des deux gardesqui ont mené à la Prévôté « son homme », comme elle dit… Mais, tenez,les voici ; et elle aussi.

Je vois sortir du portail une magnifique blonde, en cheveux. Delchet,auquel un des gardes a fait un léger signe de tête, me souffle :

- Il vaut mieux qu’elle ne parle pas aux gardes, la pauvre fille !

Et il court pour s’interposer. Trop tard. Un cri déchirant, sa fuiteéperdue le long des murs. Delchet revient avec les gardes. L’un d’euxraconte :

- Rien qu’à notre air, elle a compris. Je lui ai dit, pour la calmer unpeu : « Ses dernières paroles ont été « pour vous. » La vérité, c’estqu’il n’a pas ouvert le bec.

Poursuivant mon chemin dans la direction des Tuileries, au coin de larue de Castiglione, je rencontre un camarade, V… qui, depuis six mois,doit entrer au ministère des Finances. Au moment où nous prenonscontact, une épaisse fumée nous barre notre marche. Nous avançons toutde même. Par les arcades, le chemin est très abordable.

Ça y est, le ministère brûle.

Dans la cour, parmi les poutrelles qui craquent bruyamment avant des’écraser sous les dalles, pas un pompier. V…, tout à son affaire, meplante là un instant pour revenir à la tête d’un sergent et de quatresoldats en route pour l’hôtel de ville et qu’il a détournés de leurroute. A ces cinq hommes ahuris, avec toute son autorité de chefimprovisé, il désigne de l’œil le grand escalier d’un corps de bâtimentencore intact :

- Suivez-moi !

Laissé seul en bas, je me pique d’honneur. Je sors de la cour en quêtede dévouements à utiliser. Une atroce fumée, cette fois, me repoussedans la loge d’un concierge de la rue du Mont-Thabor, un digne hommequi s’offre à moi tout de suite. Ensemble nous allons dans leurs logesrespectives recruter trois de ses collègues des maisons voisines etaussi allants que lui. Tous les cinq, nous dévalons dans la cour. Duhaut d’un quatrième étage, V… nous crie, avec les deux mains commeporte-voix :

- Gare là-dessous !

Précipités à tour de bras sur le sol, de vastes portefeuilles en cuiravec fermoir en métal s’écroulent. Le contenu s’éparpille autour de mesconcierges et de moi. Sur les feuillets innombrables qui se détachentet que nous ramassons, courent des noms, des prénoms, des chiffres. V…tonitrue :

- Gare là-dessous ; c’est le Grand-livre de la Dette publique !

Excusez du peu !

L’honneur de contribuer à un pareil sauvetage nous met dans le ventretout le feu qui veut bien épargner encore les papiers précieux. Et cesconcierges qui n’ont pas beaucoup de créances sur la dette publique,s’ils en ont, et ce sergent et ces troupiers qui n’aurontvraisemblablement jamais de rentes sur l’Etat, courbés sur ces feuilleséparses, les rassemblent, les rangent pieusement en petits tas, aumilieu de quelle fournaise et avec quels picotements dans les yeux !

J’ignorerai toujours combien de millions de titres de propriété j’aiaidé à mettre à l’abri chez les braves portiers de la rue duMont-Thabor. Ce que je me rappelle mieux, c’est le soin que j’ai eu designaler leur conduite par lettre et avec noms et adresses à un députéinfluent, qui n’a jamais eu le crédit de leur faire écrire par leministre des Finances un mot de remerciement, si tant est qu’il lui enait parlé.

Seul du reste de notre petit groupe, V… avait le sentiment que cettechaude journée pouvait être intéressante pour d’autres que des rentiersde l’Etat. Au retour, dans un café, il me dit, en clignant de l’œil :

- Je crois que j’ai fait de la bonne besogne.

En effet, un mois après, il recevait un papier du ministre luioctroyant une recette particulière de troisième classe.

Le soir de cet après-midi, j’avais bien gagné, chez mon ami Manceaux,dans son rez-de-chaussée, rue Saint-Arnaud, aujourd’hui rue Volney, untrès bon dîner, complété par le sirotage, étudié longuement, d’unexcellent curaçao, quand un bruit de cris, de piétinements de foulenous fait ouvrir une fenêtre. « C’est la fin du monde ! » clamelugubrement une voix retentissante. « La France est maudite ! » Noussautons dans la rue. Ce hurleur, un pauvre vieux, les yeux et les braslevés vers un ciel justicier, fait peine à voir. Manceaux le prenddoucement à l’écart et cherche à tirer de lui deux mots raisonnables.Il n’en obtient que cette suggestion :

- Donnez-moi deux millions, je vous fais dîner avec la reine deMadagascar.

Nous le laissons aller Dieu sait où.

Ce fut peut-être là le dernier cas de folie obsidionale qui a sévi àParis depuis le 4 septembre 1870 jusqu’à la fin de mai 1871.

Le diable m’emporte si je me rappelle par quel moyen de fortune, – laligne de l’Ouest ne fonctionnant plus depuis beau temps – je metransportai, le lendemain, avec une de mes bandes de camarades, àSaint-Germain. Après le dîner au Pavillon Henri-IV, sur la terrasse,j’ai, derrière des dos de Parisiens et de Parisiennes inconnus, regardébrûler Paris. Dans l’île des Pingouins, un couple aimable, l’ouvrieranarchiste Clair et sa compagne Caroline, du haut d’une maison deMontmartre, la main dans la main, contemple dans un délire de joie,entre autres détails, la Banque de France qui saute sous les bombes. Etje crois me rappeler que les prolétaires d’Anatole France s’étreignentensuite dans l’extase. Notre bande n’eut pas, mettons, cet état d’âme.Elle s’occupa très peu des jeunes compagnes venues avec elle. Les plus« j’m’enfichistes » dans l’ordinaire de la vie eurent le cœur serré.Tout le temps, que questions et les réponses se croisaient, palpitantes: « Qu’est-ce qui brûle là-bas ? L’Opéra ? les Invalides ? la Cour desComptes ? les Tuileries ? » une voix annonça : « le Louvre ! »

- Pourvu que ce ne soit pas le magasin ! s’exclama une grosse dame :c’était aujourd’hui justement l’exposition de blanc !

Cela ne fait rire personne. Notre folle jeunesse avait reçu une fortedouche. Rentrés à Paris, on omit de souper, même sur le pouce.

Quels sont les membres de la Commune que j’ai connus ? Tout juste un :Victor Tridon. Un gros garçon pustuleux qui avait été au lycéeBonaparte avec mon ami Chapron. Nous n’avons jamais soufflé un mot depolitique au Café de la Sorbonne, où il faisait son droit, comme moichez Foyot, en jouant les consommations. Tridon est plutôt orléaniste,me disait Chapron. Or, un jour, j’apprends qu’il faisait six mois deprison à Sainte-Pélagie pour un article ardemment antireligieux parudans un petit journal du quartier latin, la Jeunesse, et dont ils’était reconnu l’auteur. Je tombe de haut et crois qu’il y a eumaldonne.

J’en ai appris de belles à quelque temps de là. A Sainte-Pélagie, lesanguinaire Blanqui fit de lui son adepte, l’associa à ses complots,d’autant plus qu’il faut de l’argent pour les barricades et lesbarricadiers. Tridon avait une trentaine de mille livres de rentes envignes bourguignonnes. Inutile de dire que je l’avais « coupé », dèsque je vis son nom dans la liste des élus de la Commune. Je dois direqu’il fut de cette minorité qui n’est pas allée jusqu’à fusiller lesotages, mais c’est tout juste. A part cela, un garçon tout rond,sachant se rendre populaire. Aux élections de 1871, il fut élu députéde la Côte-d’Or par les partis avancés. Mais la phtisie eut raison delui avant même l’ouverture de la session.

J’avoue réserver ma glande lacrymale pour d’autres infortunes quel’exécution des Raoul Rigault et des Ferré, qui insultèrent les otagesavant de les coller au mur. Je regrette même encore aujourd’hui qu’onn’ait pas mis la main sur ces fédérés qui, à ma connaissance,faisaient, pour se distraire, sauter à la corde de pauvres gendarmesqu’ils abattaient à coups de fusil au cours de cet exercice degymnastique enfantine. Là se borne ma vindicte. Je n’en veux pas uneseconde aux fédérés de Ménilmontant qui m’ont tiré dessus placeVendôme. J’avais dérangé leur rêverie de poivrots assoiffés de vin, desang et de fraternité, à ce qu’ils disent.


GASTON JOLLIVET.


NOTE :
(1) Tissot avait une sérieuse raison de ne pas attendre chez luil’armée libératrice et la nôtre par ricochet. Dès l’arrivée de laCommune, tremblant pour ses bibelots et peut-être pour sa personne, ilaccepta de Dalou, le sculpteur, ministre des Beaux-Arts de la Commune,je ne sais quelle situation de conservateur de je ne sais quel musée etse trouva ainsi exposé à l’inculpation d’usurpation de fonctions. Plustard, il expia sa faute, m’a-t-on dit, donnant aux bonnes œuvres plusd’argent qu’il n’en fallait pour réparer les brèches faites par nous àson porto, et, détail paradoxal, à Londres, où il ne se vanta pasd’avoir été fonctionnaire de la Commune, Tissot fit le portrait del’impératrice Eugénie.


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