Je me connais mal en architecture : aussi, au risque d’être appeléVandale, je dis franchement que j’aime peu le palais du Luxembourg.
J’avoue que le travail en est savant et régulier ; mais tous cesbossages qui sillonnent l’édifice et le zèbrent horizontalement meparaissent un enjolivement mesquin, sans grâce comme sans candeur. Ilme semble voir une tête d’étude qu’une main inhabile a voulu ombrer, etqu’elle a chargée de hachures roides et tirées pour ainsi dire aucordeau. Enfin quel qu’il soit, de grands souvenirs le recommandent ànotre attention.
Passant de maîtres en maîtres, et d’usages en usages ; tour à toursanctuaire de plaisirs et sanctuaire de douleurs ; poussant des crisd’allégresse ou des cris de terreur ; ayant à ses portes des geôliersou des gardes ; tribunal et prison en même temps ; se parant un jourpour une fête, se voilant le lendemain pour une mort ; espèce demonument
factotum ; propre à tout, même à couvrir des têtes royales ;insignifiant par cela même qu’il est sous la main du premier venu hautplacé, et qu’il sert de pis-aller à tous venants ; maintenant changé enun prytanée politique où toutes les vieilles gloires et les vieillesréputations vont prendre leur retraite, en cassant ou en sanctionnantdes lois : voilà quelles ont été ses destinées !
Il fut bâti en 1615 par Marie de Médicis, sur le modèle du palais dePitti à Florence, et d’après les dessins de l’architecte Desbrosses.Marie avait acheté quelque vieille maison d’un certain ducd’Épinay-Luxembourg, quelques arpents de certains chartreux, et sur cetemplacement avait jeté les fondements du palais qu’elle voulaithabiter. Son séjour y fut court, et bientôt elle le céda à Gaston deFrance, duc d’Orléans. Ce prince lui donna son nom, et le palaiss’appela
Palais d’Orléans jusqu’à la révolution, époque à laquelle ondétacha de la façade la table de marbre où ces mots étaient gravés enlettres d’or. Plus tard Élisabeth, duchesse de Guise et d’Orléans, ledonna à Louis XIV, sans doute pour attirer sur elle les regardsbienveillants du grand roi. Après la mort de Louis XIV, il devint lethéâtre des galanteries d’une princesse royale.
Sous la Régence, on sait qu’il était de bon ton d’avoir sa petitemaison. Les grands seigneurs roués en outraient même la mode. Richelieuet le duc d’Orléans en comptaient au moins une dans chaque quartier.Dans ces petits harems bien coquets, bien élégants, nos sultans poudrésdu dix-huitième siècle venaient
célébrer leur délire. La petitemaison était indispensable à un homme né. C’était le boudoir transforméen salle à manger, ou mieux le boudoir et la salle à manger à la fois :c’était le bosquet de Daphnis et Chloé transporté à Paris, au premiersur le derrière (crainte du bruit et du guet) : l’île de Cypre entrequatre murs avec ses amours ailés, sa Vénus nue, et son encens fumeuxet odorant. La petite maison fit donc fureur : et les dames elles-mêmesvoulurent prendre exemple sur les hommes. Le croirait-on ? les maris dutemps accédèrent sans trop de difficulté au caprice de leurs femmes. Lafille du régent, Madame de Berri, tenait beaucoup à avoir la sienne.Sans doute elle se plaignit à son père de ce qu’une femme comme ellen’eût pas sa petite maison. Le duc trouva la plainte juste, et luidonna le Luxembourg. Que de débauches alors, que de danses, que derepas ce palais ne vit-il point ! Naguère il était une propriété de lacouronne, peut-être alors était-il un peu abandonné, un peu désert ;peut-être ne servait-il que comme un pied-à-terre aux têtes couronnéesqui venaient en France. Louis disparaît, et le Luxembourg devient le
Thalamus d’une femme de mauvaise vie et de bonne qualité. Vite desfleurs et des essences ; qu’on l’éclaire, qu’on le parfume ; laMessaline française va y célébrer ses dégoûtantes saturnales. Là, lesraffineries de la luxure, et de la luxure sur le flanc : là, cesmonstrueuses voluptés, ces indicibles saturations des sens : là, unefille de sang royal, se faisant déesse de l’orgie, dressant sestréteaux, et jouant la farce scandaleuse avec un petit nombred’acteurs. Elle fit murer toutes les portes du jardin, une exceptée,pour pouvoir se livrer, sans d’autres témoins que ses complices, à seshonteuses débauches. Par les beaux soirs d’été, demi-nue au milieu deses mignons, elle prostituait la dignité royale, et privait déjà LouisXV, enfant, de cette auréole majestueuse qui avait resplendi autour dela tête de son bisaïeul. A quoi bon vous récrier ensuite contrele Parc-aux-Cerfs ? du temps de Louis-le-Grand et de la dévoteMaintenon, cette reine de France à huis clos, les mœurs déréglées secachaient sous le manteau de la religion : sous le régent, le manteautombe, et les mœurs se montrent sans masque dans leur hideuse nudité.Louis XV les prit telles qu’il les trouva, et Saint-Cyr fut remplacé,ou du moins supplanté par le Parc. A qui la faute ?
Le Luxembourg, après être retombé dans les propriétés du roi, fut donnépar Louis XVI à M. le comte de Provence, qui l’habita jusqu’à sonévasion de Paris.
La terreur arrive, et les cachots regorgent de prisonniers : lesdemeures royales sont vides par la mort ou la fuite de leurs hôtes :qu’elles servent au moins à quelque chose ; ou en fait des prisons. Desgrilles aux fenêtres, des gardiens aux portes, et le Luxembourgremplace la Bastille démolie. « De quoi se plaignent donc ces « damnésd’aristocrates ? » disait un montagnard, « nous les logeons dans deschâteaux royaux ! » Il n’eût plus fallu, après les avoir guillotinés,que de les enterrer à Saint-Denis : alors le mot de Bossuet seraitdevenu d’une épouvantable vérité.
Que de noms, que de plaintes les murs ne révéleraient-il pas à notrecuriosité, s’ils n’avaient été recrépis ! On m’a montré la fenêtred’une petite chambre au second étage, donnant sur le jardin, où Davidfut renfermé. C'est là qu’il conçut le plan de son magnifique tableaudes Sabines. Étrange privilége de l’artiste, de pouvoir toujours êtrelui, jusque sous le couteau de la guillotine, et d’être poète à samanière alors que toutes les questions d’art se débattaient sur laplace de Grève ! Un jour, se sentant inspiré, David s’arme d’un pinceauou d’un crayon, ou d’un charbon, n’importe ; et il esquisse à grandstraits le plan de son tableau. Au fort de son travail, le guichetierarrive suivi de gens armés. – « On demande le citoyen David autribunal, dit une voix rauque. David continue sans rien répondre.Heureusement le guichetier avait été sobre ce jour-là, et les hommesqui l’accompagnaient n’étaient point par trop ivres. Sans quoi notregrand peintre aurait pu avoir le sort d’Archimède. – Allons, citoyen,reprend le porte-clefs, tu griffonneras la muraille à
ton retour, letribunal attend. – Je ne demande qu’une heure, répond David en seretournant à peine : mais il me la faut, je n’ai pas le temps àprésent. » Le geôlier sortit tout stupide : la réponse fut portée autribunal : on mentionna le tout dans un procès-verbal. L’artiste sesentait dans un de ces rapides et précieux instants de la vie où lapoésie et l’inspiration vous tiennent, et il ne voulait quitter nil’une ni l’autre. Aussi faisait-il faire antichambre au bourreau. Parbonheur, ce dernier attendit en vain.
C’est là encore que fut écroué le vieux maréchal de Mouchy, serviteurfidèle de Louis XVI. Brusquement séparé de sa femme, et jeté dans uncachot, il attendait qu’on le traduisît devant le tribunalrévolutionnaire. La maréchale se présente au Luxembourg pour partagerla captivité de son époux. « Puisque mon mari est arrêté, » dit-elle auguichetier, « je le suis. » Ce dernier haussa les épaules, et luiouvrit la porte sans rien comprendre. Quand le maréchal comparut devantses juges, la maréchale était à son côté : « Puisque mon mari estmandé, » dit-elle à l’accusateur public, « je le suis. » L’accusateurpublic eut la cruelle bienveillance d’accéder à sa demande. Lorsqueenfin le maréchal fut extrait de prison pour marcher à l’échafaud, lamaréchale, moins âgée que lui, guidait ses pas tremblants sur lesmarches sanglantes : « Puisque mon mari est condamné, » dit-elle aubourreau, « je le suis. » Ce dernier ne se fit pas plus prier que legeôlier et l’accusateur. Touchante solidarité ! sublime dévouement !
La terreur est détrônée : le Directoire lui succède, et va droits’installer au Luxembourg. Alors recommencent les saturnales et lesorgies dont ce palais avait déjà été le théâtre. Cependant un hommeinquiète la liesse directoriale. Les lauriers de Napoléon empêchent les directeurs, je ne dirai pas de dormir, mais de se livrersans crainte, pendant la nuit, à leurs longues débauches. Néanmoins,lors de son retour de sa grande campagne, quand il apporta auDirectoire le traité de Campo-Formio, rien ne fut épargné pour donner àcroire que la plus grande intelligence régnait entre lui et lesdirecteurs. C’est dans la grande cour du Luxembourg qu’eut lieu laréception de Bonaparte. M. de Talleyrand le présenta, et prononça, àcette occasion, un long discours digne de remarque. Dans cette harangued’apparat, M. de Talleyrand repousse loin de Bonaparte les soupçonsqu’on pourrait concevoir sur ses projets ambitieux, et, à ce propos, ilfait valoir le goût du général pour les poésies d’Ossian. Un homme quichoisit Ossian pour sa lecture favorite peut-il inspirer des craintessérieuses ? Peu s’en est fallu que M. de Talleyrand, pour laverBonaparte des
injustes soupçons qui pesaient sur lui, ne lereprésentât comme un berger de Théocrite, amant de la campagne et duchalumeau, fuyant le fracas des villes, ou comme le vieillard des
Géorgiques de Virgile, habitant les bords du Galèse. En vérité, je nesais si tout cela fut une plaisanterie, mais Bonaparte ; qui pensaitdéjà au 18 brumaire, dut trouver étrange l’apologie que M. deTalleyrand faisait de sa conduite. Quoi qu’il en soit, dans sondiscours au Directoire, il passa Ossian et ses poésies nébuleuses soussilence. Barras lui répondit très-longuement au nom de ses collègues,l’accabla de louanges comme d’ordinaire, et finit son allocution parl’accolade obligée. Bonaparte prit toutes ces marques d’amitié pour cequ’elles valaient, et ne renversa pas moins le Directoire malgré lesprévisions du célèbre diplomate.
Sous lui, le Luxembourg devient successivement
Palais du Consulat et
Palais du Sénat conservateur : enfin, depuis la restauration, il apris le nom de
Palais de la Chambre des pairs, et il le conserve denos jours.
Le petit Luxembourg, qui fut bâti en 1629 par Richelieu, pour luiservir de demeure en attendant que le Palais-Cardinal fût construit,communiquait jadis au grand par un corps de bâtiment. Ce fut là que le
brave des braves, le maréchal Ney, attendit sa condamnation. Depuisla mort de Ney il avait été désert ; la révolution de juillet s’estchargée de lui donner de nouveaux habitants. Les ministres de Charles Xy furent écroués avant le jugement de la Chambre. Singulierrapprochement ! Le premier hôte du petit Luxembourg fut ce cardinal quile premier établit solidement sur sa base la monarchie absolue ; et lesderniers hommes qui en ont passé le seuil étaient les derniers soutiensde ce même pouvoir absolu battu en ruine par le peuple ! Le temps, oupour me servir du mot adopté par le dix-neuvième siècle, le progrès afait cela.
Mais laissons ce pêle-mêle de tristes souvenirs : ne fouillons pas tropavant, de peur que notre pied ne se fige ou dans la boue, ou dans lesang. Je n’ai pas la prétention de dérouler ici les annales du palaisdu Luxembourg, j’aime mieux être l’historiographe du jardin.
D’autres loueront la célèbre Rhodes, ou Mitylène, ou Éphèse, ou lesmurs de Corinthe baignée par deux mers ; d’autres célébreront lesTuileries avec son peuple fashionable, ou le boulevard de Gand avec sespromeneurs indolents, ou le bois de Boulogne avec ses cavalcadours, etses rieuses amazones.
Moi je préfère chanter le jardin du Luxembourg, dire comment lesFaublas du quartier latin y font leurs premières armes auprès desmarquises de B*** en bonnet de dentelle et en tablier de soie. Je nevous passerai pas sous silence, dignes rentiers et rentières à 800livres qui venez promener vos rêveries et vos petits chiens dans lesfraîches allées. Ma plume ne vous oubliera pas, jeunes filles quiembellissez de votre présence ce riant Eldorado.
Quittons donc le péristyle du palais, et engagez-vous sous ma conduitedans ce labyrinthe verdoyant où le fil d’Ariane n’est pas tant àdédaigner que vous pourriez le croire.
Depuis nombre d’années il appartient à l’étudiant : il est inféodé àses étourderies et à ses amours ; c’est le Cours du basochien ; le seulfief qu’il ait pu sauver du naufrage où se sont engloutis tous sesprivilèges. Mal serait venu qui voudrait lui contester ce dernierdébris : il a été érigé en majorat en sa faveur, bien que le
Bulletindes lois n’en dise mot. L’étudiant, suzerain absolu, se montre peuinsolent dans son jardin. Le temps des hommes d’armes rossés, des mulesarrêtées par son bon vouloir, des estocs tombant sur l’échine dessergents, des femmes enlevées, des capes trouées autant par l’épée oule poignard que par la misère, a disparu. L’étudiant ne bat personne,pas même les paisibles gardiens ; il ne hurle, ni
sus sus, ni hourasur les passants : le jonc inoffensif a remplacé dans ses mains le grosbâton ferré ; il porte des gants et pas de trous à ses habits : effetde la civilisation. Néanmoins, il se promène dans son empire en hommesûr de son autorité, et certain que nul n’a l’envie ni le pouvoir de letourmenter dans l’exercice de ses prérogatives. De tous les droits dontil jouissait, il en a conservé un seul : je veux parler du droit duseigneur ; encore est-il restreint et ne s’étend-il qu’à certainsvisages : la grisette est la vassale du lieu ; mais non plus vassale,telle qu’au moyen âge, assujétie aux caprices et aux baisers d’un haut,d’un puissant, et la plupart du temps d’un très-laid baron. La grisetteest une vassale de bonne volonté, n’obéissant qu’au maître qui a sucaptiver son cœur. Rebelle à toutes les figures qui lui déplaisent,d’un abord aisé à celles qui lui conviennent, elle sait se fairerespecter, et elle jouit d’une certaine puissance dans le jardin. Ilfaudrait une plume exercée pour peindre les attaques de sa coquetterie,son babil continu, ses colères, ses jalousies et ses faciles amours.Quoique la grisette ne soit pas ennemie de la gaîté, la mélancolie nelaisse pas que d’avoir une grande influence sur son cœur : elles’attendrit à la vue d’un visage pâle et triste ; elle résistedifficilement à deux yeux languissants ; enfin elle s’abandonnetout-à-fait à deux mains croisées derrière le dos et à un pas lent etrêveur. Aussi les Werther abondent-ils aux Luxembourg : vous les voyezla tête baissée, soupirant ou se parlant à eux-mêmes, chercher dans unesolitaire promenade un allégement à leurs souffrances. C’estordinairement la grisette qui met un terme à ces douleurs : on serencontre par hasard ; par hasard on prend place sur le même banc ; lehasard fait qu’une conversation s’engage ; l’intimité s’établit bientôt; viennent les confidences ; les épanchements. On se quitte pour serevoir le lendemain. On se revoit en effet : même abandon que la veilledans la causerie ; on se plaint de ne
pouvoir trouver une âme quicomprenne son âme ; on s’apitoie mutuellement sur sa
bizarredestinée. Puis, arrivent les demi-mots, les demi-aveux, lesdemi-consolations ; enfin les amours, les plaisirs, les distractions,les froideurs, les reproches et les séparations. Il n’y a qu’auLuxembourg que les passions passent par toutes ces phases en aussi peude temps. Charmant théâtre d’amours hebdomadaires, champs-élyséesterrestres où l’on aime vite, et qui ont aussi leur Léthé, afin qu’onoublie encore plus vite que l’on a aimé.
Puisque je vous parle de la grisette, je vous prie de ne pas laconfondre avec la gent commune en trotte-menu des ouvrières des ruesSt.-Denis et Vivienne. Ce qui distingue la grisette du Luxembourg deces demoiselles, c’est un fonds de paresse inépuisable. Toujours ellevient de sortir d’un magasin, et toujours elle est sur le point d’yrentrer. Cependant comme elle tient autant que personne à paraîtretravailleuse, la grisette emporte de l’ouvrage au jardin : d’ordinaireelle festonne. Je vais plus loin, il n’y en a pas une qui n’ait sonfeston dans le cabas qu’elle porte avec elle. Le feston est un descharmes de la grisette, et ce n’est pas le moins à craindre. Moi quivous parle, je l’avoue à ma honte, j’ai été pris par le feston.
Insouciante à l’excès, vivant au jour le jour, de peu ou même de rien,ressemblant beaucoup au lazzaronne italien, moins la cruauté et lepoignard cependant, mettant le
fare niente au-dessus de tous lesbiens, s’acclimatant à tous les amours, la grisette se contente de ceque lui apporte le temps, peu soucieuse de l’avenir, entière auprésent, se faisant oreiller de tout, même du sort le plus dur, dormantindifféremment sur le côté gauche ou sur le côté droit, égale dans labonne et la mauvaise fortune, excellente fille au demeurant, mais quirencontre tôt ou tard sur son chemin la porte d’un hôpital.
Elle a ses allées favorites, et ce ne sont pas les plus fréquentées :je ne dirai pas que c’est par amour de la solitude, mais elle aime lebosquet ; comme le bosquet manque au Luxembourg, elle choisit les lieuxles plus retirés. Ainsi vous la rencontrerez de onze heures à deux dansl’allée qui longe la rue d’Enfer, et sous les arbres qui l’avoisinent.La grisette se place toujours sur un banc, ne voulant avoir aucunedispute avec la loueuse de chaises. Et là elle attend son amant oucelui qui veut l’être. Une chose remarquable, c’est qu’elle faitélection de domicile dans les mêmes lieux et sous le même couvert quela vieille fille. Ainsi, la vieille fille va tricoter ses bas dansl’allée de l’Enfer et dans celles qui aboutissent à la rue de l’Ouestet à la grille Fleurus : et ces dernières allées sont du ressort de lagrisette. Quoi qu’il en soit, elles se détestent d’instinct : quandelles se parlent, elles laissent tomber leurs paroles du bout deslèvres, en arrondissant la bouche avec précieuseté, et en mettant lemot
madame dix fois dans une phrase. Sur les deux heures, la grisetteet la vieille fille émigrent du Luxembourg pour n’y plus revenir que lesoir. La révolution de juillet a fait beaucoup de tort à la grisette :la politique lui enlève ses adorateurs ; aussi est-elle carliste ourépublicaine : mais elle penche beaucoup plus pour les exilésd’Holy-Rood que pour les admirateurs de Marat et de Robespierre.
C’est à peu près à l’heure où ces dames s’en vont que les bonnesd’enfants arrivent. Elles établissent leur quartier-général sur laterrasse de droite. La bonne d’enfant est la rivale de la grisette, ilexiste de longue date une guerre sourde entre ces deux puissances.
La bonne d’enfant laisse ses petits maîtres sauter à la corde, setraîner sur le sable, déchirer leurs habits, se barbouiller la figure :elle se promène çà et là, admire les statues, s’arrête devant lesgladiateurs et les Hercules, s’extasie devant les Vénus nues sortant del’eau, qui, disons-le en passant, sont tellement noires, qu’on seraittenté de les prier de rentrer dans le bain qu’elles viennent de quitterpour se décrasser un peu. Je ne sais pourquoi Charlet ou Bellangé, dansleurs caricatures, nous représentent le simple conscrit cherchant àcaptiver la bonne d’enfant. Je n’ai jamais vu de bonnes se compromettreavec l’uniforme bleu de roi. Elles gardent leur rang et leur sérieuxvis-à-vis du militaire, et si l’enfant de Mars voulait s’émanciper avecelles, et les pousser dans leurs derniers retranchements, c’est-à-dire,jusqu’au bout du banc, leurs paroles de dédain sauraient le remettre àsa place. La bonne d’enfant raffolle de l’étudiant, ce dernier la tientpeu en estime.
Aussi ne parlerai-je pas des œillades indiscrètes, et des minauderiesinfructueuses de la bonne d’enfant, pour vous faire lier connaissanceplus vite avec le vieux garçon. Passons devant la façade du palais,donnons un coup d’œil au quinconce d’érables et au rosarium qui ontremplacé les bâtiments de communication entre le petit et le grandLuxembourg, et arrivons dans l’allée qui côtoie la rue de Vaugirard. Jepourrais ici vous faire une belle description imitée de Virgile, vousdire que cette allée est une allée Paria, que le soleil ne la visitejamais, qu’on l’évite et qu’on la fuit comme l’antre de Pluton, qu’unsilence horrible y règne, silence interrompu par les cris funèbres desoiseaux de mauvais augure : mais pour laisser tout ce fatrasmythologique de côté, je vous dirai tout simplement qu’elle estconsacrée à la politique.
Que ce mot ne vous fasse pas reculer comme le voyageur à la vue d’unserpent caché sous l’herbe. La politique de l’allée de Vaugirard n’arien d’effrayant. Elle n’a ni chapeau, ni bonnet rouge, point d’habitsou de redingotes boutonnées séditieusement jusqu’au menton, point devirgule ni de mouches barbues, point de paroles âpres surtout ; mapolitique est sexagénaire, porte perruque, marche lentement, a lagoutte, un habit marron, des souliers carrés à boucles d’argent, canneà poignée d’ivoire, culottes courtes et pas de mollets.
Tous les politiques de l’allée Vaugirard sont des transfuges du jeu deboules. Quand ils sont fatigués du
cochonnet, ils s’acheminentpar l’allée de l’Observatoire à leur salle de délibération, et là ilsagitent entre eux les hautes questions d’état. La chose se passe fortbien, je vous assure. On discute le pour et le contre, on propose deslois, on lance des amendements : on demande la parole, on monte à latribune (métaphore), on fait des discours : on s’interrompt et on finitpar ne pas s’entendre.
Je me suis souvent demandé quel rôle pouvait jouer la canne enpolitique, et je me suis répondu qu’il était immense. Je ne sais pascomment Fox et Pitt ont négligé la canne. C’est elle qui tranche lenœud gordien ; c’est elle qui renverse les villes, crée les empires,bat les armées, et sauve les peuples. Vous penseriez comme moi si vousaviez vu mon aréopage en plein vent la faire servir dans les crises lesplus difficiles. A l’aide de la canne, on décrivait sur le sable laposition géographique de chaque peuple européen : on faisait avancerles corps de troupes : on intervenait en Belgique, en Italie : onsauvait la Pologne : on écrasait les Russes : on se couvrait de gloire,on garantissait l’honneur national, et on
rentrait couvert de lauriersdans la capitale, aux acclamations de la population entière.
Que de fois, pour ma part, n’ai-je pas vu dans l’allée Vaugirard, laRussie éventrée et les Hollandais en fuite ! que de manœuvresstratégiques n’ai-je pas admirées ! que de magnifiques protocolesn’ai-je pas entendus ! Et quelles marches forcées : que de fleuves, demontagnes, mes généraux sédentaires ne traversaient-ils pas ! J’aimaissurtout, dans ce conciliabule, un petit bossu fort singulier. C’étaitle président, le doyen d’âge. Un petit chapeau d’étoffe grise, plissésur les bords, dominait son vénérable chef. Une redingote, qui pouvaitpeut-être avoir été blanche, couvrait ses membres grêles et délicats.Un gros jonc guidait ses pas fort incertains. Le petit bossu étaitl’âme de la société, c’était lui qui ordonnait l’attaque et qui donnaitle signal du combat ; lui qui arrêtait l’effusion du sang avec sa canne: comme ces rois du moyen âge qui avaient le privilége de terminer leduel en jetant dans la carrière une baguette de bois vert. Avec quelledignité il ouvrait la séance ! avec quelle clarté il dirigeait ladiscussion, et surtout avec quelle ponctualité il prononçait laclôture. Quand trois heures sonnaient, il fermait les débats et coupaitcourt à toutes divagations et à tous mouvements. Le temps du dînerétait venu. Aussi, aurait-on été sur le bord d’un fleuve, serait-onarrivé aux portes d’une ville, n’importe, il fallait retourner à sapoule au pot, rue Cassette ou rue des Canettes. « Messieurs, disait lepetit bossu en s’en allant, nous reprendrons demain la discussion et laroute où nous les avons laissées : à une heure précise nous passeronsle Rhin, ou bien encore nous entrerons dans Ancône. »
Le digne homme n’a pas reparu au jardin cet été, et je crois bien qu’ilfaut mettre son absence sur le compte du choléra. C’est une grandeperte pour les diplomates de l’allée Vaugirard. Aussi la session decette année a-t-elle offert peu d’intérêt : les membres n’ont pas étéexacts : heureusement il n’y a pas d’insertion dans le
Moniteur, nide mention dans le procès-verbal. Et puis le mauvais temps qui a régnéce mois-ci a singulièrement entravé les opérations. On est resté huitjours de suite devant une bicoque, pour cause de pluie. Enfin le froidet le brouillard viennent de dissoudre la chambre, qui ne rouvriraqu’au printemps 1833.
Le Luxembourg est encore le Pæstum et le Tibur des mercières et desbonnetiers retirés. C’est plaisir de voir ces couples sexagénairess’acheminer gravement vers l’allée de l’Observatoire. Certes, lorsqueNapoléon faisait faire cette allée, il était loin de prévoir qu’elledût servir un jour exclusivement aux promenades oisives des bonnes gensdu quartier Saint-Germain. Mais le plus grand homme ne lit pas toutdans l’avenir. A coup sûr il pensait encore moins que ce serait aumilieu de cette rangée d’arbres plantés par ses ordres, que l’un de sesplus braves soldats, le maréchal Ney, marcherait à une mort sansgloire. Et qui alors l’aurait pu croire ? il y avait tant de plaines oùl’on pouvait mourir glorieusement !
L’allée de l’Observatoire est, comme je le dis, le rendez-vous de lapetite propriété. Sans doute on s’arrête pour donner un coup d’œil auxrosiers en fleurs, sans doute on fait halte devant le bassin pouradmirer la limpidité de l’eau ; mais, ces deux stations faites, on serend à son allée pour ne plus la quitter. C’est là qu’on rencontre sesvoisins de pallier : là, qu’on parle d’affaires, qu’on se rend comptede l’emploi du temps, qu’on se demande ce qu’il faudra manger à dînerle lendemain. Puis on regarde le coucher du soleil, on prédit le beautemps ou la pluie, selon que le ciel est couvert, ou que les chats ontléché leur queue ; on appelle son chien qu’un autre vient débaucher, oncrie après lui, on court à sa recherche, on l’attache, on le faitporter au mari, crainte d’une nouvelle fuite. Quelle grande ressourcepour la conversation quand le télégraphe agite ses bras ! lescommentaires abondent, on parle de la découverte de l’imprimerie, quel’on trouve fort belle, on disserte sur la sténographie, puis sur latélégraphie. On travaille à deviner les énigmes du sphinx aérien ; onpasse en revue toutes les inventions brevetées ou non brevetées. – Chezqui prenez-vous votre café, madame ? – Chez M***, au coin de la rue desMauvais-Garçons. – Ah ! moi je prends le mien chez M***, vis-à-vis lemarchand de meubles. Tel est le résumé des entretiens les plusimportants, entretiens qui ne finissent qu’avec le jour. Ces estimablesrentiers ont tellement pris leurs habitudes au Luxembourg, qu’ils secroiraient de bonne foi expropriés si on fermait le jardin pour causede réparation. Ils invitent leurs parents d’outre Seine à venir lesvoir au Luxembourg, comme on engage un ami à venir passer une huitainede jours à la campagne que l’on possède. « Venez, leur disent-ils, nousvoir à notre jardin, de midi à quatre, ou de six à huit heures ; noslilas sont passés, mais nos roses sont magnifiques ; nous feronsélaguer les arbres dans deux mois. Un de nos cygnes est mort : celuique nous aimions le mieux. Mon mari emportait chaque jour dans sa pocheun morceau de pain pour lui : l’épidémie régnante a tant fait deravages ! »
Au printemps, le Luxembourg n’a rien à envier aux plus bellespromenades. Le soir, la terrasse de droite devient une fraîche etodorante succursale des Tuileries. Les toilettes, à la vérité, ne s’yfont pas remarquer comme aux Tuileries. Les habits ne sortent pas desateliers de Staub ni de Chindé ; les robes n’ont pas passé par lesmains de mademoiselle Victorine : il y a moins de monde : pasd’élégants, peu d’élégantes ; toujours l’abandon, le laisser aller dupropriétaire. Les galeries ne sont pas aussi longues ni aussi bienfournies. Çà et là s’échelonnent sur deux rangs quelques robes blanchesbien simples, quelques familles qui viennent prendre le frais et lirele journal. Au milieu nombre d’étudiants, canne de fer creux à la main,cigare à la bouche, parlant de politique ou d’amour, racontant lachronique scandaleuse du jour, ou les succès de leurs examens,s’égayant aux dépens des passants dont ils connaissent la biographie.Car au Luxembourg tout se sait, impossible de garder l’incognito. Onconnaît le nom, l’adresse de toutes les personnes qui y viennent. Sipar hasard on découvre quelque jeune femme inconnue, on interroge, ons’enquiert, on prend des renseignements sur la jolie intruse, etbientôt vous la connaissez comme si elle était votre parente. Cestraditions se livrent d’année en année par les étudiants qui retournenten province, aux étudiants qui arrivent à Paris.
A votre entrée au Luxembourg, on vous dénombre tous les habitués, onvous met au fait de la place. On vous apprend que cette jolie enfant deseize ans, aux yeux voilés, aux cheveux noirs descendant en bandeau surles tempes, à la taille svelte, à la figure de Madone, estmademoiselle****, la reine du lieu, et qu’elle a plus de prétendantstacites que n’en avait jadis Pénélope ; que sa voisine, dont la têtenoble et sévère accuse certaine fierté aristocratique, est la filled’un conseiller à la cour des comptes. Enfin, personne n’est à l’abride la curiosité et de l’indiscrétion. Mais aussi la critique y estmoins mordante qu’aux Tuileries.
Aux Tuileries on fait la guerre aux habits, aux gilets, aux chapeaux,aux tournures, aux figures : au Luxembourg, si vous exceptez quelqueenvie de rire de jeune fille, mal étouffée sous le mouchoir, quelques
aparté bien innocents, la critique n’a pas droit de bourgeoisie. Onse promène sans façon, et seulement pour se promener.
A la campagne, quand on a fini de dîner, on propose toujours un tour dejardin pour faire la digestion. Alors le grand-père prend sa canne, lepère sa casquette, et les jeunes filles placent capricieusement surleur tête le large chapeau de paille dont elles laissent flotter lesrubans ternis.
Les habitants du faubourg Saint-Germain viennent faire leur digestionau Luxembourg : le grand-père prend aussi sa canne : le père met unchapeau, et les jeunes filles nouent leurs rubans : voilà toute ladifférence.
Si la critique est exilée du jardin, c’est dire que la coquetterie estfrappée aussi d’ostracisme. Sans doute il y a des amours au Luxembourg,le soir sur la terrasse ; amours bien platoniques, amours sous lestilleuls, amours qui se déclarent par un coup d’œil, un signe, uneexpression du visage ; mais il n’y a pas de coquetterie en jeu. Unejeune fille coquette, au Luxembourg, serait la plus malheureuse desfemmes. Car il règne partout un certain abandon de famille. Quand on serencontre, on se salue avec affection, on va même jusqu’à s’embrasser.Quel crime de lèse-bon ton ! S’embrasser en plein jardin : c’est àfaire éclater de rire tous ces dandis en gants jaunes, au couemprisonné dans une cravate de satin. Mais cette conversation des mœursantiques et des bonnes mœurs a son nombre d’approbateurs. Pour ma part,je l’avoue, j’éprouve un indicible plaisir à voir les deux plus joliesjeunes filles, quand elles se rencontrent, courir l’une au-devant del’autre, et s’embrasser avec autant de cordialité que lorsqu’enfantstoutes deux elles jouaient au cerceau, ou sautaient à la corde.
La civilisation n’a pas encore pénétré, comme il paraît, tout entièreau Luxembourg, et il faut espérer qu’elle n’y prendra pas pied desitôt. Je prêterai main forte pour m’opposer à ses envahissements :elle nous a gâté tant de choses, qu’elle ferait probablement dessiennes au Luxembourg.
Les Tuileries ne perdent pas tous leurs promeneurs pendant l’hiver :dans les jours secs les femmes y font acte d’apparition, cachées sousdes manteaux, emmaillottées dans des douillettes, et vont exposer auxintempéries de l’air leurs visages pâles et déflorés. Il n’en est pasde même au Luxembourg : à la fin de l’automne le jardin devient désert.Déjà même les promenades sont plus rares. Les robes blanches sontabandonnées : la moire, la cachemirienne et le gros de Naplesreparaissent. Les arbres perdent leurs feuilles, et les allées leurshabitués. Plus de chaises rapprochées en groupe pour la causerie dusoir, plus de chapeaux sur les genoux, et de cheveux nattés abandonnésaux caresses du vent. Déjà on a fait ses déménagements sans bruit etsans embarras : on jette un coup-d’œil d’adieu à sa placefavorite, à ses orangers :
Linquenda tellus.
Il faut abandonner sa villa, ses conversations au crépuscule, son Arnoimmobile, ses cygnes au duvet argenté. Qu’on fasse les apprêts dudépart. – Rome nous appelle : Rome, si froide, si bruyante, et sitriste. – Plus d’ombrage, plus d’oiseaux au chant joyeux, plus de cielbleu, plus de brise embaumée. O mes rosiers, ma verdure ; ô mes fraîcheallées, mes belles statues, honneur du ciseau de Zeuxis et dePraxitèle, mes vases étrusques, mon vivarium ; ô mon silence sous lesarbres aussi vieux que la terre qui les porte ; mes oliviers au suaveparfum, mes ruisseaux au murmure dulcisonnant, mes rêveries de poésieet d’amour, mes tièdes soirées, mes bains, mon vieux Falerne dans mescelliers humides ! – A Rome. – Mes greniers plient et gémissent sous lepoids de mes blés : mes moissons sont rentrées, mes vendanges sontfaites : qu’on couvre mes plantes venues de l’Hespérie, car l’Aquilonet le Notus sont à craindre : qu’on prépare ma toge et mon char. Undernier gâteau de miel en l’honneur de Pan : une dernière libation àCérès, un dernier adieu à mon bonheur passé. – Et maintenant à Rome ; àla vie agitée, aux inquiétudes du Forum, aux jours occupés parl’ambition. Nous roulons sur la voie Appia, et nous voici dans la VILLE.
On quitte donc le jardin : on s’arrache à son banc et à ses habitudeschampêtres. La jeune fille retourne à sa toilette et à ses bals :l’étudiant à son estaminet : la grisette à son cinquième étage : lavieille fille à sa partie de loto. Et tous passent le temps, tant bienque mal, en attendant les premiers lilas. Mais le vieux garçon,maussade et morose, revient à son petit logement où il n’y a pas deBabet. Lui seul regrette vraiment sa maison de campagne. Par les bellesgelées il va y donner le coup-d’œil du maître ; puis, de retour au coindu feu, il médite en tisonnant le vers de Virgile :
Or fortunatos nimium sua si bona norint
Agricolas…
A. FÉLIXJONCIÈRES.