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POMMIER, Amédée (1804-1877) : Charlatans, jongleurs, phénomènes vivants, etc. (1831).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (17.IV.2003)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc) de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome II, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1831.
 
Charlatans, jongleurs, phénomènes vivants, etc.
par
A. Pommier

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O vous, élégants dandys, riches fashionablesde la Chaussée-d'Antin et du faubourg Saint-Honoré, femmes de cour,femmes du bon ton, qui ne sortez jamais qu'en équipage, et qui, du fondde vos carrosses dorés, apercevez à peine et en courant ce peupleinnombrable qui bourdonne à vos pieds ; élus du sort, enfants gâtés dela fortune, qui ne hantez que les palais, et à qui la vie ne s'estjamais montrée qu'en toilette ; venez ! je veux vous introduireaujourd'hui dans un monde que vous ne connaissez point, monde grossier,trivial, monde des carrefours et des ruisseaux, monde en sabots et enguenilles, mais monde singulier, original, amusant et digne des regardsdu sage.

Me suive donc qui voudra ! c'est aujourd'hui dimanche, il fait beau, et nous pouvons parcourir les promenades.

Quelle immense population s'agite dans lesjardins publics, sur les quais, sur les boulevarts, dans lesChamps-Élysées ! quelle fourmilière d'hommes ! L'étudiant, lebourgeois, le militaire, le boutiquier de la rue Saint-Denis, le commismarchand, la grisette, tout le monde s'est fait beau, tout le mondecourt, tout le monde veut se divertir. Que de rendez-vous donnés ! quede parties arrangées ! On se hâte, on se croise dans tous les sens.C'est le jour du linge blanc et des habits neufs ; les valets sont miscomme les maîtres. Des artilleurs, des dragons, grande tenue, taillecinq pieds huit pouces, se promènent d'un air vainqueur avec des femmesde quatre pieds, lesquelles sont toutes fières d'être vues en publicavec leur amoureux qui a un plumet et des épaulettes, un plumet surtout! Une femme dont l'homme a un plumet regarde toutes les autres femmesd'un air de supériorité et de dédain. Elle s'identifie avec sonprotecteur, elle porte l'épée ; elle a l'orgueil de son état, etméprise comme il faut le pékin. En général, voulez-vous être heureux enamour ? faites-vous soldat, ayez un plumet. Le plumet est la clef ducoeur. Les femmes ne savent pas résister à la puissance du plumet.

Avançons cependant. Quelle sérénité sur tousces visages ! En ce jour de joie et de vacance, on oublie les affaires,les soucis de la semaine. On met de côté toute idée importune jusqu'aulundi matin. Les maisons sont désertes, tout Paris est dans la rue.C'est dans la rue qu'on joue, dans la rue qu'on boit, dans la rue qu'onmange.

A Paris, rien ne se fait par petite quantité :tout se fait par charretées, par montagnes, comme au pays de ripaille.Il est certains entrepreneurs de grosse pâtisserie dont le four, lesdimanches, vomit des millions de petits pains, de tartes, de galettes,véritable volcan en activité, sorte d'éruption gastronomique dont leslaves toutes chaudes se répandent, en un clin d'oeil, jusqu'auxextrémités des faubourgs, comme un torrent, comme un déluge de gâteauxà la crasse.

Cela vous soulève le coeur ? eh bien nousavons de quoi le remettre, ce coeur si délicat, si susceptible. Voicila limonade à la glace à un sou le verre. Belle et philantropiqueinvention ! entreprise populaire et libérale, s'il en fut jamais ! Dela limonade fraîche, de la limonade sucrée, non plus pour nos Lucullusde la Bourse, non plus dans les brillants salons du Palais-Royal, maisau coin de la borne et pour le malheureux qui souvent manque de pain !O merveilleuse importation des arts utiles ! ô perfectibilité ! ôsiècle mémorable entre tous les siècles ! n'est-ce pas un des plusgrands bienfaits des temps modernes !

Qu'on dise encore que la condition d'homme nes'améliore pas ! qu'on le dise en présence de ce philantrope de laplace du Châtelet, espèce de Tortoni errant et vulgaire, qui vend desglaces à deux liards ! Des glaces à deux liards, n'est-ce pas sublime ?qui l'eût prévu, que ces jouissances tout aristocratiques deviendraientun jour des jouissances plébéiennes ? Comme pourtant les révolutionsmarchent ! quels espaces franchis ! Il n'y avait pas si loin,peut-être, de Louis XIV à 1830, que des glaces à la vanille aux lèvresd'un ramoneur. Ainsi les douceurs de la civilisation, les voluptés duluxe et les recherches du sybaritisme, descendent peu à peu jusqu'auxParias de la nation. C'en est fait, l'égalité triomphe, tous lespriviléges sont morts, même celui des sorbets, même celui de lalimonade.

Heureux Parisien ! tous les arts, toutes lescontrées s'épuisent pour satisfaire à ses goûts, à ses caprices. Toutesles denrées indigènes, il les trouve sous sa main et à bon compte ; iln'a qu'à se baisser pour en prendre ; mais c'est peu : on lui apporteles productions exotiques, les fruits de l'équateur, et il ne les payeguère plus cher que les poires et les pommes du voisinage. Désirez-vousgoûter de la noix de coco, de cette grosse amande blanche enfermée dansune coque noire et dure ? en voici. On vous en fera pour unsou, pour deux sous, pour plus, pour moins, comme vous voudrez.Désirez-vous manger de la canne à sucre, de ce roseau inappréciabled'où coule une ambroisie plus douce que celle des dieux de la fable ?en voici également. Dites pour combien vous en voulez : le marchand estlà, couteau en main, prêt à vous en couper un morceau d'un pouce, unmorceau d'un pied, à votre choix. Ce n'est pas bon, dites-vous ; c'estun bois sec et sans saveur : mais comptez-vous pour rien le plaisird'avoir mangé de la canne à sucre ? toute votre vie vous pourrez voustarguer de cela comme d'un mérite. Moi qui vous parle, direz-vous, j'aimangé de la canne à sucre ; et l'on vous regardera avec étonnement,presque avec respect, et vous serez un homme important, un personnageunique pour avoir mangé de la canne à sucre.

C'est la moindre chose encore que lescomestibles, les friandises : bien d'autres merveilles nous attendent.Songez que nous sommes ici dans la ville des prodiges, au centre descuriosités de l'univers. Que voulez-vous voir ? dites-le-moi ; vousn'avez qu'à parler, tous vos souhaits seront accomplis à l'instant.Jamais la baguette des enchanteurs, jamais les génies des contes arabesn'ont rien fait qui approche des réalités qui nous entourent. Iciafflue tout ce qu'il y a de rare sous le soleil. Si dans un coin dumonde il naît une créature extraordinaire ; si un enfant vient au jouravec un oeil ou avec trois yeux ; si on découvre quelque part une pucegrosse comme un rat, ou un rat gros comme un homme, ou un homme groscomme un boeuf, ou un boeuf gros comme un éléphant, ou un éléphant groscomme une baleine, ou une baleine grosse comme une province, c'estinfailliblement à Paris que toutes ces belles choses se donnentrendez-vous. Tout se trouve à Paris, même ce qui ne se trouve pas dansla nature.

Voulez-vous voir un androgyne ? c'est unechose rare qu'un androgyne, un être qui ait les deux sexes, qui soit àla fois homme et femme ; la physiologie a même prononcé qu'il n'y ajamais eu de véritable hermaphrodite : eh bien, je vous en montrerai,non pas un, mais vingt, aussitôt que la fantaisie vous en prendra.Voulez-vous voir le cheval de César qui avait des pieds humains, oucelui d'Alexandre qui avait une tête de boeuf ? voulez-vous voirl'hydre, la Chimère, le dragon de Cadmus, le monstre d'Andromède ?voulez-vous voir un griffon, un sphinx, un satyre, un centaure, untriton, une sirène, un cyclope, un Patagon, un pygmée, une Gorgone, unalbinos, un vampire, un habitant de la lune ? vous n'avez qu'à dire :tout cela existe à Paris, sur des chariots, sous des tentes, dans descages, dans des caisses, dans des baquets.

Regardez plutôt les tableaux, les portraits dece phénomène, qu'on expose en dehors pour allécher les curieux ! tantôtc'est un jeune enfant mâle qui de la gorge comme une nourrice et aumoins douze pieds de circonférence ; tantôt c'est une femme haute commeune maison et barbue comme un sapeur ; c'est un géant terrible et fortcomme Polyphème, qui parle vingt-deux langues comme M. Silvestre deSacy ; c'est un nain dont on vous montre la main mignonne par unepetite ouverture, et qui tiendrait tout entier dans votre chapeau ;c'est un anthropophage tout nu, les yeux ardents, qui assomme un tigreà grands coups de massue ; ou bien encore c'est une fille sauvage,reine ou princesse pour le moins, qui perce un ours de ses flèches. Lafoule est là, béante d'étonnement, qui regarde avec admiration sur latoile des lions de mer écumant de rage, des serpents gigantesquesbroyant des buffles dans leurs replis, des crocodiles démesurés mâchantdes hommes comme une feuille de tabac.

Tournez les yeux vers ces tréteaux élevés.C'est là que se joue l'antique parade, que se débitent les grossesfacéties, que des mimes en haillons amusent les passants par leursjoyeuses atellanes. C'est sur un théâtre de cette espèce que Bobèche,ce héros du genre niais, divertissait jadis de ses balivernes les bonshabitués du boulevard du Temple. En ce moment, voyez, l'attention dupublic est captivée par une espèce de Gille, qui, à l'exemple du dragonfabuleux, vomit des tourbillons de flamme et de fumée. Il tient dans samain une ample provision de filasse, qu'il déchire à belles dents ; ilse bourre d'étoupe comme un matelas ; il en mange, il en mange à fairepeur, puis il jette du feu par la bouche, et la foule ébaubie trouve lafarce admirable, et se presse, en trépignant de joie, aux pieds duthaumaturge, possesseur d'un si beau secret.

Mais soudain la scène change. Des musiciensarrivent, et un effroyable charivari commence, qui met tout le quartieren rumeur. Entendez-vous les sons aigus du fifre, qui se font jour àtravers les éclats de la trompette, la voix criarde du violon, le bruitretentissant des cymbales, et le tonnerre de la grosse caisse ? Femmes,enfants, vieillards, hommes faits, accourent à l'appel de cet orchestrebarbare. Tous les yeux sont fixés sur celui qui tient les cymbales :heureux mortel ! C'est un sauvage des bords de la Seine, une Caraïbe dufaubourg Saint-Marceau, dont la figure disparaît aux trois quarts sousune ample barbe postiche, qui porte un diadême de plumes sur la tête,qui a les jambes et les bras couverts d'un sale tricot, couleur dechair. C'est le héros de la fête, il éclipse tout ; il n'y a de regardsque pour lui. Et admirez son aplomb : il n'en est nullement embarrassé: il est habitué à l'admiration des hommes et à celle des femmes ; ilest blasé là-dessus ; il n'y fait plus attention, et n'est occupé qu'àbien faire sa partie dans le mélodieux concert.

Quand cette musique enragée a duré assezlong-temps, et que l'assemblée est suffisamment nombreuse, le maîtreparaît sur les planches. Le costume du maître consiste en une redingoteusée, et un vieux chapeau rond, bien gras, et placé sur le coin del'oreille. L'air important, la voix rauque, et les mains sales, sont derigueur. Écoutons :

"Faut voir ça, messieurs et dames ! Unphénomène unique, admirable, indubitable, incomparable ! Une femmesauvage qui mange de la viande crue, comme vous et moi, mangeons de laviande cuite ! Cette demoiselle" (il frappe sur le tableau avec unebaguette), "cette demoiselle, âgée de 18 ans environ, et parfaitementbelle, comme vous voyez" (il frappe de nouveau sur le tableau), "a ététrouvée, il y a quinze ou seize mois, dans les forêts de la Lithuanie.Elle vivait comme les animaux ; elle était nue ; elle ne parlait pas,grimpait sur les arbres, et vivait de chasse, déchirant sa proie avecses ongles, et la mangeant sans cuisinier comme les bêtes féroces. On aeu beaucoup de peine à la prendre, et on n'a jamais pu l'habituer à uneautre nourriture. Si vous voulez vous donner la peine d'entrer,messieurs et dames, vous verrez cette demoiselle" (nouveau coup sur letableau) "manger avec avidité de la chair crue, de la viande deboucherie. Elle a été vue de toutes les cours de l'Europe ; elle a eul'honneur de travailler devant leurs majestés l'empereur deRussie, l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse ! Ceci est vraimentrare et curieux ! Allons, messieurs et dames, on va commencer àl'instant même, prenez vos billets ; il n'y aura pas place pour tout lemonde ! C'est un phénomène vivant, un phénomène sans pareil ! Et pourle voir qu'est-ce qu'il en coûte ? la simple bagatelle de deux sous !"

Cette harangue, usitée, à quelques variantesprès, depuis qu'il y a des trompeurs et des dupes, et soutenued'ailleurs de la magnifique imposture du tableau, ne manque jamais soneffet sur la multitude. Les hommes, en cela, sont admirables : ilsressemblent aux animaux qu'on prend avec les mêmes piéges depuis lecommencement du monde. Ne pouvant résister à la tentation, les pluscurieux ou les plus riches entrent dans la baraque, et le reste lessuit d'un oeil d'envie.

Il en est pourtant de cela comme de presquetout ici-bas : la réalité désenchante l'imagination ; on se promettaitun plaisir, et on est tout surpris de n'avoir acheté qu'undésappointement. Au lieu de ces brillants personnages qu'on se figuraitdéjà, au lieu de ces êtres aux formes athlétiques, ornés de bracelets,de colliers, de pendants d'oreilles, et costumés comme des rois del'Orient, on ne trouve dans l'intérieur que de pauvres diables, malfaits, mal portants, déguenillés, qui vous font peine à voir. Toutesles femmes sont vieilles et laides ; tous les hommes crasseux etdifformes, c'est de règle. On vous annonce un joli nain, bien pris danssa petite taille, frais, coquet, dispos : on vous montre un affreuxpetit vieillard, à jambes torses, à grosse tête, à voix nasillarde, quine peut marcher qu'avec des béquilles, une de ces figures comme il enapparaît dans les rêves quand on est malade.

Dans un autre endroit, on vous présente unepauvre fille, habillée en cannibale, à qui on fait manger des cailloux,et la malheureuse fait semblant de les aimer ; et quand on apportel'assiette, elle tend la main d'impatience, comme quelqu'un qui a faim,et l'homme qui explique lui secoue le ventre, et vous entendez lespierres s'entrechoquer dans ses entrailles.

O Paris ! capitale du charlatanisme ! ville dela piperie par excellence ! que de loteries ! que de roulettes ! que dejeux d'adresse et de hasard ! que de tripots portatifs ! Voyez, monbourgeois, il ne s'agit que d'abattre une quille, que de mettre unpalet sur un autre, que de briser ce petit carreau de vitre ! Quelsefforts l'esprit humain ne fait-il pas chaque jour pour découvrirquelque moyen de piquer la curiosité publique ! De quoi ne s'avise-t-onpoint ? quelle émulation ! quelle dépense de génie ! que d'inventionsnouvelles ! que d'industries perfectionnées ! Tenez, voici unecomposition admirable pour ébrécher les rasoirs, pour les empêcher decouper, pour les rendre mauvais, quelque bons qu'ils soient ! Tenez,voici une pierre à faire la barbe, qui laisse la barbe, et qui emportela peau !

Connaissez-vous le petit savant qu'oninterroge dans la rue ? C'est là un enfant précoce, une véritablemerveille ! Ne me parlez plus de Pic de la Mirandole, ni de personneautre : le petit savant a tout surpassé, tout éclipsé. Le petit savantsait combien il y a de pavés dans Paris, combien d'étoiles au ciel,combien de grains de sable au bord de la mer ; le petit savant connaîtla date précise de chaque événement, de chaque invention ; le petitsavant a une mémoire imperturbable ; le petit savant est aussi completqu'une encyclopédie, aussi exact qu'un erratum ; le petit savantsaurait tout s'il savait le français.

Et le virtuose qui exécute un concert à luiseul, qui a une guitare, une flûte de Pan, des sonnettes et des grelotsà son chapeau et à son panache, une grosse caisse derrière le dos,qu'il frappe de ses coudes, et des cymbales entre ses jambes ! Et celuiqui joue l'automate, qui a fait un cours d'immobilité, qui est parvenuà se donner toutes les apparences d'une machine, qu'on remue, qu'onpose, qu'on emporte comme un mannequin, qui garde l'attitude qu'on luidonne, dont on fait mouvoir les bras comme un télégraphe ; qui a lecorps roide, le regard fixe ; dont la paupière même ne bouge point ! Etle gros aveugle avec son chien, son crincrin, sa voix de taureau, seschansons grivoises, et sa face si bouffonne, si joviale, sinaturellement mimique ! Et la famille aux échasses, qui manoeuvre etfait mainte évolution comme un peloton d'infanterie ! Et le chimistequi, avec un peu d'eau, vous fabrique à vue des vins de toutes lescouleurs, rien qu'en versant d'un verre dans un autre ! Et lenégociant, comme il s'intitule lui-même, qui vend de la poudre àdémanger, et qui conseille, si l'on veut rire, d'en mettre dans le litde ses amis et connaissances, ou bien encore d'en répandre à terre dansune salle de bal, parce que, dit-il, les jupons, ça fouette...O l'infâme goujat ! Et le vendeur d'arsenic, qui, pour prôner samarchandise, et comme pièce probante, apporte et expose sur les pontsdes cargaisons de souris, de rats, de taupes, et tout cela mort, toutcela en pleine putréfaction ! Et le dégraisseur qui, pour faire valoirson savon ou son essence, guette les taches de l'oeil, exercé qu'il està les découvrir de loin, et qui, quand il a marqué sa victime, lasaisit au collet, l'entraîne et la nettoie malgré elle ! Malheur àvous, si vous passez à sa portée, et si vos habits ne sont pas purs etimmaculés comme une robe baptismale ! Vous aurez beau faire, vous serezhappé, lavé, savonné, dégraissé : on vous rendra propre en dépit devous-même ! Et le soi-disant fabricant d'eau de Cologne, qui n'a pastrouvé de meilleur moyen d'en démontrer la vertu médicinale que d'enboire cinquante fois par jour aux yeux du public, et qui fait tendreensuite les mains, les mouchoirs, les tabatières, pour les empuantir deson abominable mélange ! Et les Turcs, les Maures, les Mamelucks deBeauce et de Normandie, qui vendent bien cher aux chrétiens des dattesprises chez l'épicier, ainsi que des boulettes d'encens, de prétenduespastilles du sérail qui sentent la torche d'enterrement quand on lesbrûle, et dont une seule suffirait pour donner la migraine à tout undépartement ! Et ces filous, ces fins matois, qui font commerce dechaînes pour la sûreté des montres, et qui commencent par les volereux-mêmes, de façon qu'après être venu à eux avec une montre sanschaîne, on est tout surpris de s'en retourner avec une chaîne sansmontre ! Et les jeunes Alsaciennes, les petites marchandes de balais debois blanc, avec leur serre-tête noir, leurs larges hanches, leurs basbleus, leur cotillon court qui le devient chaque jour davantage,attendu que ces demoiselles sont dans l'âge de la croissance, et que lecotillon n'allonge pas, lui ! Savez-vous que la chose, à la fin, peutdevenir extrêmement embarrassante ; si les Alsaciennes continuent degrandir, je ne réponds de rien. Et les troubadours errants, lesménestrels qui font de nos promenades autant d'académies de musique ;les brunes Italiennes, les blondes Allemandes, qui courent de café encafé, avec leurs rebecs, leurs luths, leurs mandolines, leurs harpes,leurs voix de sirènes, afin que tous nos sens soient occupés et ravis àla fois ! Et les orgues à mécanique, avec leurs jolis petits valseurs !Et les vielles ! Et les serinettes ! Et les ventriloques avec leursprestiges ! Et le fauteuil à peser les gens ! Et la machine à essayerses forces ! Et l'astronome ambulant qui, chaque soir, braque sontélescope sur la lune ou sur les étoiles ! Et le microscope pour voirune puce grosse comme un éléphant ! Et l'ex-prisonnier qui, par un deces miracles d'industrie et de patience, propres aux loisirs de lageôle, a armé des puces de pied en cap, sans rien omettre, ni leheaume, ni les brassards, ni les cuissards, ni la rondache, ni la lance; qui est parvenu à en atteler d'autres à des chariots, à des canonsproportionnés à leur taille ; merveilleux équipages, artillerieimpondérable, presque invisible, qu'on peut enfermer, pièces etchevaux, dans le chaton d'une bague ! Et l'homme qui écrit avec sonventre ! Et la femme qui brode avec ses moignons ! Et le portrait de M.Mayeux en cire, le petit verre à la main ! Et les raccommodeurs deporcelaine ; les marchands de blanc d'Espagne et de tripoli, qui onttoujours sur leur table quelque hibou, quelque chat-huant bien endormi,bien pelé, bien râpé, bien poudré ! Et les animaux savants ! le chevalqui dit l'heure avec son pied, et qui indique la personne la plusamoureuse de l'assemblée ! le dromadaire qui ploie docilement lesgenoux au son de la cornemuse ! Le singe qui fait ses exercicesd'équitation sur un chien ; qui balaie, qui tend son chapeau pour avoirun sou ! L'autre singe à qui on fait la barbe avec un immense rasoir debois, et qui, seul, ne comprenant rien à ce caprice, se démène,grimace, montre les dents ! Le lièvre, enfin, qui tire un coup depistolet et qui fait le roulement sur un tambour de basque ! Unroulement pour la société ! il obéit ; pour Bourmont ! il ne veut pas ;pour la garde nationale ! le voilà ; pour Polignac ! il ne veut pas.Pauvre lièvre ! plaignez-le. Quelquefois il se trompe ; tout celas'embrouille dans sa mémoire. Dans nos temps de révolutions, il est sidifficile de savoir au juste à qui l'on doit adresser ou refuser seshommages ! On lui a tant de fois changé son thème ; on lui a si souventprescrit et défendu le roulement pour les mêmes personnes, que cela abouleversé sa cervelle de lièvre, et qu'il commet souvent des erreursqui impatientent son maître et scandalisent l'assistance. Un peud'indulgence, messieurs ; ne pardonnez-vous pas bien à vos poètes quiont des louanges pour tous les pouvoirs régnants, et qui ont fait tourà tour le roulement pour la république, pour le directoire, pour leconsulat, pour Napoléon, pour Louis XVIII, pour Charles X, et pourLouis-Philippe ?

A Paris, on peut faire un cours d'histoirenaturelle dans la rue. On y trouve tous les animaux de l'arche. Lescouleuvres sont l'attribut des marchands de cirage, ainsi que lespetits oiseaux qu'on fait tenir immobiles en leur tordant le cou. Lemarchand de cirage se sert de ses bêtes pour en attraper d'autres,absolument comme les oiseleurs. En général, le marchand de cirage estun jeune homme au regard assuré, un beau parleur, improvisantfacilement, prompt à la riposte, et accoutumé aux orages de la placepublique.

Quand il se voit entouré d'un respectablecercle de badauds, il élève la voix : "Nous allons tout à l'heure,messieurs, faire danser devant vous le grand serpent rouge" (mouvementmarqué de curiosité dans l'assemblée) ; mais, avant de faire danser legrand serpent rouge, qui est là, dans la mousse, au fond de ce coffre,j'aurai l'honneur de rappeler à l'aimable société que je suis tous lesjours sur cette place, et que j'y débite avec un succès toujourscroissant l'incomparable cirage de M. Auger." (Ici la moitié del'auditoire s'en va ; le marchand lance sur les déserteurs un regard decourroux et de mépris, mais sans interrompre son discours.) "Ce cirage,avantageusement connu en France et même en Europe, est le seul quiprenne par-dessus les corps gras. Que quelqu'un de vous" (l'orateur, endisant ces mots, parcourt de l'oeil les chaussures de la société) "quequelqu'un de vous veuille bien donner son pied : il n'en coûte rien,c'est pour mettre mon cirage à l'épreuve." (Un maçon s'avance, et posesur un petit tabouret son gros soulier tout blanc de chaux ; l'orateurcontinue, tout en retroussant le pantalon et les guêtres du maçon.)"Tenez, messieurs ! je crois que je ne serai démenti par personne, sije dis qu'il est impossible de voir une chaussure plus sale que cellede monsieur. Cette chaussure n'a pas été cirée depuis six mois au moins; il y a dessus une triple couche de boue et de plâtre." (Ainsiparlant, il gratte le soulier avec ses ongles.) "Et cependant,messieurs, vous allez voir le brillant que j'obtiens ! Je commence pargraisser la chaussure de monsieur. (Il prend en effet un bout dechandelle ou un peu de saindoux, et graisse le soulier.) "Tenez,messieurs ! vous voyez que ceci est bien un corps gras que j'étends surla chaussure de monsieur." (L'auditoire est profondément attentif, etdonne tous les signes du plus vif intérêt. Le marchand crache sur unpain de cire, empâte sa brosse, saisit de l'autre main une brosse àfaire reluire, et se met à l'oeuvre tout en poursuivant sa harangue.)"Ceci, messieurs, est l'affaire d'un instant, et voici le brillant quej'obtiens." (Il brosse, brosse des deux mains. Quand il a rendu biennoir et bien luisant le bout et le dessus du soulier, tandis que toutle reste demeure blanc, il demande l'autre pied, et y fait la mêmeopération.)" Voilà, messieurs, la qualité de mon cirage. A présent,combien vends-tu ton cirage ? (Remarquez la hardiesse de ce tutoiementet celle de ce trope par lequel il s'adresse brusquement à lui-même laquestion que doit naturellement lui faire la société.) "J'en ai à tousles prix. J'ai des pains de trois sous pour la commodité des personnes; j'en ai à six sous, qui en contiennent trois comme ceux de trois sous; j'en ai à douze sous, qui en contiennent trois comme ceux de six. Ilfaudrait vraiment, messieurs, n'avoir pas trois sous dans sa poche, oun'être pas amateur de la propreté pour se passer de mon cirage. Vous medirez qu'un ouvrier qui va à son ouvrage n'a pas besoin d'être élégant.J'en conviens, messieurs ! Mais les dimanches ont est pourtant bienaise d'avoir une chaussure propre ; et avec un pain de trois sous jegarantis que vous pouvez entretenir votre chaussure pendant six mois.Voyons, messieurs, qui est-ce qui en désire ?" (Un compère s'avanceavec trois sous.) "Encore un de trois sous à monsieur." (C'est lapremière personne qui en demande.) "Qui 'est-ce qui en désire encore ?"- Le pauvre diable a beau s'égosiller, personne ne répond. Un individuse détache de la masse, puis un autre, puis un troisième ; le groupes'éclaircit, se disperse, à l'exception de deux ou trois benêts quiattendent patiemment la danse du grand serpent rouge ; et le maçon s'enretourne tranquillement rue de la Mortellerie, avec ses deux fractionsde soulier cirées.

Qu'est-ce qu'on voit là-bas, où il y a tant demonde attroupé ? Ah ! c'est l'avaleur de sabres. Pauvre diable ! quellechienne d'industrie ! A quoi ne pousses-tu pas les hommes, mauditenécessité de manger du pain ? Nous en avons vu qui mangeaient des rats,des oiseaux vivants : celui-ci mange toute la boutique d'un armurier.

Voici maintenant un Hercule femelle, unefemme, mère de famille, dit-on, la malheureuse ! qui soulève des meulesde moulin avec les tresses de ses cheveux, qui se fait briser desmoellons sur le corps à grands coups de maillet. Un tonneau est là, untonneau plein, avec une corde autour et une solive passée dans lacorde. On s'en servira tout à l'heure. Mais auparavant, car il est bonde prendre ses sûretés, l'honorable compagnie doit compléter la modestesomme de vingt sous. Il y en a déjà douze, c'est encore huit qu'ilfaut. Allons, messieurs et dames, un peu de courage ; il ne faut qu'unepremière personne qui donne l'exemple. En cette occasion, le public sefit tirer l'oreille d'une manière incroyable et vraiment honteuse pourlui : mais le public ne rougit point. Quelques sous tombent au milieudu cercle, à de longs intervalles. Il n'en faut plus que deux.… il n'enfaut plus qu'un.… Enfin la somme est complète. Maintenant on demandesix hommes de bonne volonté. La femme s'étend sur deux chaises, defaçon qu'il n'y ait que sa tête et ses pieds qui portent ; le reste deson corps n'est soutenu par rien. Les six hommes ont peine à enlever letonneau ; ils l'approchent en chancelant, et le posent sur le ventre decette malheureuse ; elle leur dit de lâcher tout, et elle balance avecson abdomen cette masse qui fatiguait six hommes, et elle recommencevingt fois le jour cet effroyable exercice !

Quelle est cette autre dame, en chapeau àplumes, debout, dans un cabriolet découvert, avec ces beaux messieurs àpied, en habits rouges ? C'est un empirique, un docteur en jupons. Ellepossède de merveilleux secrets ; elle a des drogues pour toutes lesmaladies ; elle connaît des simples de tout genre ; elle a découvert lapanacée, la fontaine de Jouvence. Achetez de son vulnéraire, dictameuniversel qui guérit tout ; achetez de son baume, achetez de sacamomille, achetez de sa bourrache. Elle parcourt le monde par humanité; elle ne fait que passer par cette ville ; elle a sauvé de maladiesmortelles le grand Lama, le grand Mogol, le grand Négus, l'empereur deMaroc. Et les vieilles commères, et les crédules campagnards, et lesinnocents conscrits, séduits par le pathos de la vendeuse d'orviétan,échangent leur pauvre argent contre de l'herbe, au milieu des fanfarestriomphales des messieurs en habits rouges.

Poursuivons. Autre enjôleur. C'est undentiste-pédicure. Il a onguent vert qui guérit radicalement les cors.Il a une pommade rouge qui guérit toute brûlure, et qui fait pousserles cheveux ; son Gille vous la passe sous le nez avec une spatule. Ila une petite pierre noire qui est un remède souverain contrel'odontalgie. Il égalise, cautérise, sépare, extrait les dents ; ilconfectionne des dents artificielles qu'on ne lui paie qu'après enavoir essayé la mastication. Il est approuvé par l'École de Médecine.Doutez-vous de ses talents ? il en a des preuves. Il a des chapelets dedents canines et molaires, dont il s'enveloppe, et qui font plusieursfois le tour de son corps.

"Messieurs, dit-il avec une noble fierté, ya-t-il quelqu'un d'entre vous qui ait mal aux dents ? veuillezm'honorer de votre confiance. C'est sans effort, sans douleur. On ne lesent même pas." - Long-temps tout le monde reste immobile ; à la fin,un pauvre diable s'avance, la figure empaquetée, la joue gonflée commeun ballon. On l'assied. C'est une grosse dent de la mâchoireinférieure, toute cassée. L'opérateur empoigne une tenaille de maréchalferrant. La dent est saisie. Voilà l'instant dramatique, l'instantdécisif. Un cri s'entend, une secousse est donnée, secousse effroyable,qui déracinerait un chêne, qui arracherait une montagne de sa base ; lepatient, la chaise, le Gille qui s'y cramponne, tout est ébranlé, toutest enlevé par le bras de fer de l'impitoyable chirurgien. Enfin, ladent rebelle, la dent récalcitrante demeure au bout de l'instrumentavec une bonne portion de l'os maxillaire. Ignoble spectacle ! scène deboucherie et de torture ! véritable exécution, à laquelle ne manque nila curiosité avide de la populace, ni les flots de sang, ni leroulement du tambour pour couvrir les hurlements de la victime !

Faites-nous oublier ces horreurs, légersfunambules, adroits sauteurs, souples voltigeurs, joyeux baladins,élégants équilibristes ! La troupe nomade arrive. L'établissement estbientôt fait. On étend à terre un mauvais morceau de tapis. Les hommesquittent leur redingote, les femmes leur mante, et l'on aperçoit descorsages écarlate, des tuniques jadis blanches et brodées de paillettesusées, des caleçons collants, du clinquant, des bas troués. Laclarinette et le tambourin convoquent la foule, et les curieuxd'arriver, de former une haie. Mais le cercle est trop serré ;Paillasse prend un bâton et fait le moulinet si près du nez despremières loges, que l'enceinte vivante est forcée de s'élargir.Aussitôt les tours de force commencent. Des femmes, des enfantsmarchent sur les mains, font la cabriole, le grand écart, mettent leurpied sur leur tête, se roulent, se déroulent, se disloquent en centfaçons : on les dirait désossés. A ton tour, Paillasse ! et Paillasse,facétieux personnage, avec son habit de toile à matelas, à grandscarreaux, sa collerette et son affectation de gaucherie, mais, au fond,le plus habile de tous malgré son air balourd, approche, fait laculbute et se casse le nez, au milieu des éclats de rire desspectateurs. Puis, voici un homme qui danse sur un fil de fer ; puis envoici un autre qui porte sur ses dents une grosse échelle en équilibreet un enfant au bout de l'échelle ; puis un troisième qui fait volerdes anneaux, des boules de cuivre, des poignards, derrière son dos,par-dessous sa jambe, en rond, en long, dans tous les sens, avec unejustesse qui confond, et une volubilité qui fatigue la vue ; copiehabile, mais pourtant imparfaite, de ces jongleurs indiens qu'on vitici il y a quelques années, avec leurs formes féminines, leurs membresdélicats, leurs doigts légers et flexibles, étonnant nos badaudsd'Europe par un genre d'adresse alors inconnu.

Toutefois, il est une chose bien préférable àtous les tours d'adresse du monde, parce qu'au plaisir qu'elle procure,ne se mêle pas l'idée pénible d'une torture physique, l'idée de corpsvivants et semblables au nôtre, qui souffrent pour nous divertir. Cettechose, c'est l'étroite et sale baraque des marionnettes ; c'estPolichinelle.

Le peuple aime Polichinelle, comme il aime lepain ; heureux et sage en cela. Car, je vous le demande, s'il sedégoûtait de Polichinelle que pourrait-on lui donner en échange ?Comment remplacer jamais ce burlesque personnage, si récréatif, sioriginal ? Par bonheur, rien de pareil n'est à craindre. Polichinelleest aussi jeune, aussi vigoureux, aussi bien portant que jamais ; quoiqu'il arrive, Polichinelle vivra.

Un personnage moins imposant, moinshistorique, moins européen que Polichinelle, mais qui a bien aussi sonmérite, c'est Jocrisse, le vrai Jocrisse, le Jocrisse national, avec satignasse d'étoupe, sa queue en l'air, son chapeau à trois cornes, sesjarrets demi-ployés, ses manches courtes et ses longues mains, sonparler ingénu, sa tournure gauche et son air dadais. Reste de lacomédie primitive, il joue en plein jour, en plein vent. Ses momeriesont pour but d'obtenir un public. C'est toujours la même histoire, unpauvre Nicodème arrivant de son village et faisant le récit de sesmésaventures. Il vous raconte ce qui lui est advenu à l'auberge,comment il a été accosté dans Paris par des cousines qu'il ne connaîtpoint, comment il a fini par entrer en condition ; tout celacopieusement assaisonné de lazzi, de calembours, d'équivoques, degravelures, esprit tout fait, saillies au gros sel, qui faisaient riresur le Pont-Neuf les contemporains de Boileau, et qu'on s'estsoigneusement passées de main en main depuis les anciens gabeursjusqu'à Tabarin, et depuis Tabarin jusqu'à nous.

Mais tandis que mon Jocrisse amusel'assistance par ses pasquinades et sa grotesque pantomime, survient lemaître qui interrompt brusquement son monologue, et qui commence ledialogue par une ample distribution de coups de pied au derrière et desoufflets retentissants. Ces claques sonores appartiennent en propre àJocrisse, comme les coups de bâton à Polichinelle. Quand il a bieninjurié son valet qui, pour se venger, lui fait de petites niches, depetites espiègleries enfantines, le maître, qui est un escamoteur etqui connaît tous les arcanes de ce grand art, se dispose à captiver àson tour l'attention des spectateurs.

Il prend d'abord une espèce de chapeau dont ona ôté la calotte, et lui fait subir maintes métamorphoses. Sous sesmains savantes, le feutre flexible et docile figure successivement lecroissant de la lune, la lune dans son plein, le collet tombant d'unpèlerin, le capuchon d'un moine, la fraise de Henri IV, la coiffure desCauchoises, des forts de la halle, des portefaix de Marseille, desbrigands de Calabre, mille et une autres choses qu'il serait trop longd'énumérer. Il finit ordinairement par représenter la coiffure dubourgeois de Paris, qui consiste en deux cornes pointues placées ausommet du front ; ce qui ne manque jamais de provoquer un vif mouvementd'hilarité dans l'assemblée.

Cela fait, il ceint la noble gibecière ou sacà la malice, et prend en main le fameux bâton de Jacob, ce symbole desa dignité, ce caducée de l'escamoteur, ce sceptre vénérable de lamagie blanche. Avec un peu de poudre de perlimpinpin, de petitesmuscades se changent en grosses balles, de grosses balles en petiesmuscades ; et, toujours à l'aide de la poudre de perlimpinpin, poudreimpalpable, invisible, mais toute-puissante, muscades et ballesvoyagent, disparaissent, reviennent, se multiplient, se séparent, serejoignent, suivant le caprice de l'enchanteur.

Tout à coup il annonce un tour beaucoup plusbeau que ceux qu'on vient de voir, et demande qu'on veuille bien luiconfier une montre pour deux minutes. Il est rare qu'on n'en mette pasune à sa disposition. Alors il la place dans un mortier aux yeux detout le monde ; puis, il la pile, la brise, la réduit en mille pièces,après quoi il met le mortier dans un coin, et a l'air de n'y pluspenser. Il va chercher un marmouset de bois, long comme le doigt, etlui commande l'exercice : La tête à gauche ! lui crie-t-il ; la tête àdroite ! Il le loue quand il fait bien ; il le blâme quand il fait mal,et pourtant le marmouset ne bouge non plus qu'une souche. "Messieurs,dit-il enfin en le prenant dans sa main, je vais escamoter ce petitbonhomme et l'envoyer à Pondichéry ;" et il se met à lui parler àl'oreille, et fait semblant d'écouter ses réponses. Il prétend,poursuit-il, qu'il n'a pas assez d'argent pour faire le voyage ; et ilajoute cent autres balivernes pareilles. Pendant ce temps, celui qui aprêté la montre est en proie à une inquiétude visible. Enfin, n'ytenant plus, il se risque à la réclamer : l'escamoteur le regarde d'unair surpris, embarrassé ; il joue l'homme déconcerté afin de redoublerla frayeur de l'autre ; puis, lorsqu'il juge que la comédie a duréassez long-temps, il va tranquillement reprendre le mortier, en tire lamontre parfaitement intacte, et la rend à son propriétaire en présencede la foule émerveillée.

Mais le moment le plus plaisant est celui oùil annonce qu'il va faire trouver, sous un des gobelets, un joli petitoiseau vivant qui s'envolera, et ira se poser de lui-même sur la têtedu plus mari de l'assemblée. A cette menace, vous voyez laterreur ou la gaieté se peindre sur la physionomie des spectateurs,suivant leurs positions respectives. Vous reconnaissez facilement lescélibataires et les hommes mariés, à la tranquillité des uns et à lapâleur des autres. Ceux-ci ne peuvent cacher leur inquiétude ; ils serepentent d'être venus là ; ils maudissent cent fois leur curiosité.Chacun d'eux croit que cela le regarde personnellement ; chacun croitdéjà sentir l'oiseau fatal se percher sur son malheureux chef, etnéanmoins nul n'ose s'en aller, de peur de révéler par cela seull'effroi secret qui le tourmente. La crainte de cette horrible avanieplane donc vaguement sur toutes les têtes, et le calme ne renaît dansles coeurs que quand on s'aperçoit que c'était pure plaisanterie, etquand l'escamoteur ajoute charitablement : "Ne craignez rien pour vostêtes, messieurs ! le petit oiseau viendra probablement sur la mienne !"

Tout cela, au reste, n'est que pour arriver aupoint important, à la vente de certains billets qui contiennentl'avenir. Car l'escamoteur n'est pas seulement escamoteur, il estprophète. Il prédit à la jeune fille quand elle doit se marier, àl'indigent quand il doit faire fortune : vieille industrie fondée surla crédulité des hommes.

A qui n'est-il pas arrivé de rencontrer lenoble marquis d'Argent-Court, avec sa perruque demi-poudrée, son jabotflétri, ses bas mouchetés de fange, son habit français, tout livide ettout flasque de vétusté ? Il vend des chansons, et sa dextérité brilleà les lancer jusqu'au troisième, jusqu'au quatrième étage, précisémentdans la fenêtre qu'il vise. Il fit long-temps les délices de lacapitale : mais il n'y a rien d'éternel.

Voilà, j'espère, une belle revue d'histrionset de farceurs. Je ne vous ai pourtant pas tout montré dans ce genre.Mais, je veux rappeler encore, en finissant, trois personnages qui ontété nos contemporains.

Le premier de mes personnages historiques estcette jeune fille qui tournait, qui pivotait sur ses pieds, enchantant, et en tenant tout près de ses yeux la pointe de petitesbroches ou de longues aiguilles, comme vous voudrez ; elle pirouettaitsur place avec une telle vitesse, qu'on ne distinguait plus rien, etqu'elle avait l'air d'une toupie qui s'échappe de la main d'un écolier; tout en tournant de la sorte, elle continuait à chanter, et il nesortait de sa poitrine que des sons pénibles et intermittents. Lesecond de mes personnages est le grimacier, bien connu sous l'empire,qui divertissait les oisifs de carrefour, avec la burlesque mobilité deson masque, avec son fameux air de la Bourbonnaise, et avec ses énormeslunettes sans verres, et chargées de grelots, qui lui pinçaient le nez,et auxquelles il imprimait un si plaisant mouvement oscillatoire.L'autre est ce gros goutteux, qu'on trouvait partout, et qui découpaitdes silhouettes avec du papier noir. Dès que vous étiez assis dans unepromenade, il s'établissait à quelque distance, tirait de sa poche sonpapier et ses ciseaux, et venait, peu d'instants après, vous offrirvotre profil, que vous étiez libre de ne pas trouver ressemblant, maisque vous n'étiez pas libre de refuser, à moins de vouloir vous faireune interminable querelle avec l'auteur. Dans ces occasions, je ne saisce que devenait sa goutte ; vous auriez fui à toutes jambes, qu'ilaurait trouvé moyen de vous rattraper. Ce pauvre diable avait, dans lejardin de Tivoli, une petite hutte, pas si large qu'une guérite, toutetendue de papier blanc, sur lequel étaient collées des découpures ennoir, comme des ombres chinoises. Le soir, il illuminait l'intérieur,et son échoppe était transparente comme une lanterne. Un jour, lehasard fait qu'on veut lui parler ; on va à sa hutte, on frappe, onouvre ; les chandelles étaient entièrement consumées, et le malheureuxfaiseur de silhouettes était assis et mort. On jugea même que c'étaitdepuis quelques jours.

Ceci est triste, ce qui précède est bouffon :image de la vie, qui a toujours un dénoûment funèbre, quelles quesoient les pantalonnades dont on a égayé le cours de la pièce.