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KOCK, Charles Paul de (1793-1871) : La première amie(1842). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (28.II.2007) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 5 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. La premièreamie par Charles Paul de Kock ~ * ~NEvous méprenez pas à ce titre ; ne croyez pas qu’il s’agisse ici pour unhomme de sa première connaissance, de sa première maîtresse, de sespremières amours enfin. A ce compte, comme tous les hommes ont euplusieurs liaisons galantes, chacun d’eux aurait eu une première amie.Ce n’est pas ainsi que je l’entends : nos connaissances les plusintimes n’ont pas toutes été nos amies ; ce titre, si doux quand il estmérité, ne doit pas se prodiguer aussi facilement que les noms d’amantset de maîtresses. La première amie est la femme quenous avons réellement aimée, celle qui la première nous a fait éprouverun sentiment sincère, et chez laquelle, en échange de notre passion,nous avons trouvé l’amour le plus tendre, le dévouement le pluscomplet, la sensibilité la plus vraie, la constance la plus rare : vousvoyez que tout cela est beaucoup moins commun que vous ne le pensiezd’abord. Larochefoucauld a dit : « Il n’y a qu’unesorte d’amour, mais il y en a mille différentes copies. » Les hommesqui n’ont éprouvé que des copies, et quelquefois moins encore, nepeuvent pas avoir de première amie ; ceux qui ont mal placé leurssentiments n’en ont pas non plus ; ceux qui ont toujours été trompésn’en ont jamais eu. Une première amie est un trésor, celui qui lepossède vous dira combien il serait difficile de le remplacer. Quandvous l’avez rencontrée dans le monde, elle avait au moins vingt-six ans; quand elle a cessé d’être votre maîtresse pour n’être plus que votreamie, elle devait en avoir à peu près trente. Il est rare que ce soitune femme d’une beauté remarquable : avec trop de charmes vous aurieztrouvé trop de coquetterie pour que l’on se contentât de votre amitié.Ce n’est donc pas une beauté parfaite qui d’un coup d’oeil tourneratoutes les têtes ; c’est une de ces femmes dont on dit simplement : «Elle est bien ! » et il se trouve que ce bien-là l’emporte souvent surle mieux d’une autre. Car, sans que l’on sache pourquoi, il y a de cesphysionomies qui ne vous enflamment pas tout de suite, mais qui, envous plaisant petit à petit, vous attachent bien davantage. Ces beautésravissantes, dont nos yeux sont d’abord éblouis, n’ont pascontinuellement le même éclat, la même expression qui nous a séduits ;les femmes qui ne sont que bien le sont toujours, dans tous lesmoments, à toute heure, et nos regards, en s’arrêtant sur elles,éprouvent constamment du plaisir. Quand vouscommencez à vouloir lui plaire, depuis longtemps déjà elle a deviné quevous l’aimiez ; et si ses regards n’ont pas fui les vôtres, si sa voixvous a semblé si douce, si vous avez souvent rencontré son sourire,c’est qu’elle aussi s’est sentie entraînée vers vous par un sentimentplus fort que sa raison, et qu’elle ne cherche même plus à combattre,parce que son coeur lui a dit qu’elle n’en triompherait pas. Cependant,avant de se donner à vous, elle veut être bien certaine que vousl’aimerez véritablement, car ce n’est pas une liaison passagère qu’elleveut former, c’est un lien sincère et durable ; elle se sent portée àvous aimer toute la vie, et elle veut au moins pouvoir espérer quetoute la vie aussi elle sera pour vous plus qu’un simple souvenir. Sivotre première amie n’est pas libre ; si, quand vous l’avez connue,d’autres liens l’enchaînaient, pour vous prouver son amour elle estcapable des plus grands sacrifices : sa réputation, son repos, sonavenir, son existence même, elle exposera tout sans crainte, sanshésitation, pour être une heure, un moment avec vous. Et jamais elle necherchera à s’en faire un mérite à vos yeux ; il lui semble toutsimple, tout naturel, de se sacrifier à celui que l’on aime. Que luiimportent les périls auxquels elle s’expose, pourvu qu’elle repose sesregards sur les vôtres, qu’elle sente votre coeur battre contre le sien. Onparle du courage des hommes, on cite leur bravoure, leurs actionsd’éclats ; et l’on ne dit rien des femmes qui souvent bravent avec uneintrépidité héroïque les dangers les plus réels, les périls les plusévidents pour se rapprocher un moment de celui qu’elles aiment. Il estvrai que ce sont alors des actions cachées au lieu d’être des actionsd’éclat. Si votre première amie est maîtresse de sesactions, son plus grand désir serait de vous sacrifier sa liberté ;mais, comme vous ne lui demanderez pas cela, soyez certain qu’elle nes’enchaînera pas à un autre. Pour n’être qu’à vous, elle refusera lespartis les plus brillants, les positions les plus enviées, les présentsles plus magnifiques ; et lors même que vous lui aurez été infidèle,que vous l’aurez quittée pour de nouvelles amours, quand elle ne seraplus que votre amie enfin, elle ne voudra point se lier à un autre ;elle n’aura pas trop de toute sa liberté, de tout son temps pour penserencore à vous. Si l’on me disait : « Pourquoi laquittez-vous, cette femme chez laquelle vous avez trouvé un amoursincère, un dévouement de tous les instants, un désintéressement sirare ? cette femme pour laquelle vous avouez vous-même avoir éprouvé unvéritable sentiment ? » je vous répondrais : « La constance n’est pasnotre vertu favorite ; et puis, vous admettez bien qu’un homme doitvoyager, voir du pays, courir le monde enfin pour acquérir del’instruction, de l’expérience, pour étendre ses connaissances ;pourquoi donc ne trouvez-vous pas qu’il a raison de changer d’amours,de courir de belle en belle pour étudier le coeur féminin, pour acquérirdes connaissances précieuses sur cette moitié du genre humain ? Lesplaisirs ont leur but quelquefois. Après avoir parcouru les contréeslointaines, le voyageur revient avec joie dans sa patrie s’asseoir aufoyer domestique ; après avoir couru de conquête en conquête, etreconnu la fragilité des serments d’amour, on se retrouve avec plaisirprès de sa première amie, dont l’attachement pour nous a survécu àtoutes nos infidélités. Les hommes sont donc fortexcusables d’être volages. Il y a mieux, leur première amie lesaimerait moins probablement s’ils lui étaient toujours fidèles : onn’attache du prix qu’aux objets que l’on a peur de perdre. Etmaintenant joignons les exemples aux préceptes : entrons chez ce jeunehomme qui habite à la Chaussée-d’Antin un appartement depetite-maîtresse. Au luxe de l’ameublement, à l’élégance des tentures,au bon goût des peintures, vous voyez sur-le-champ que vous êtes chezun de ces fortunés mortels sur lesquels la fortune a répandu sesfaveurs, et qui sait du moins se faire honneur de ses richesses, enréunissant autour de lui tout ce qui peut flatter les yeux, séduire lessens et charmer l’esprit. Le maître de ce séjour avingt-huit ans, et autant de mille livres de rente que d’années ; ilest bien fait, et sa figure est séduisante. Il a des talents, et on luitrouve de l’esprit. Que d’avantages pour réussir dans le monde ! Maistout cela ne garantit pas de certain accident auquel tous les hommessont exposés, même les plus riches, même les plus jolis garçons… Vousavez lu Joconde,je pense ? Notre jeune homme vient de rentrer chezlui, pâle, agité, la figure bouleversée ; il se jette sur son divan, endisant à son domestique d’un air sombre : « Si l’on vient me demander,je n’y suis pas, je ne veux voir personne ! » Ledomestique s’est retiré en s’inclinant. Notre jeune homme est restéseul, il peut tout à son aise soupirer, blasphémer, taper des pieds,déchirer ses gants, et mordre ses lèvres, en murmurant : «C’est indigne !... cette Augustine !... pas mieux que les autres !...Et moi qui croyais à son amour !... et moi qui venais encore il y atrois jours de lui envoyer un charmant cabaret en vermeil… Faites doncdes cadeaux aux femmes !... C’est étonnant comme ça les attache… Oh !c’est affreux… Il n’y a plus moyen d’en douter à présent… je suis sûrde mon fait… Au moins elle ne pourra plus me tromper, c’est toujoursune consolation… Après tout, je ne l’aimais pas… Oh ! non, je n’avaispas d’amour pour elle… Malgré cela, ah ! ça me serre la gorge… j’ai unpoids sur la poitrine… Mon Dieu ! que c’est bête de se chagriner pourquelqu’un qui se moquait de nous !... » Vouscomprenez maintenant le sujet de la colère de ce monsieur : il vientd’avoir la preuve de l’infidélité de sa maîtresse. Si un tel événementafflige un pauvre petit amant bien modeste, à plus forte raison doit-ilblesser un de ces hommes placés au haut de l’échelle, un de ces heureuxdu siècle auxquels la fortune et la nature ont tout accordé. Êtretrompé quand on est jeune, beau, riche et spirituel, c’est extrêmementmortifiant ; car alors à quoi servent donc tous ces avantages s’ils nepréservent pas de ce malheur ?... Eh ! vraiment, messieurs ; si celavous assurait contre l’infidélité de vos maîtresses, vous seriez tropheureux. Et que diraient donc ceux qui sont pauvres, laids, et que l’ontrouve souvent bêtes à cause de cela ? Mais heureusement le monde estplein de compensations. Il y a déjà longtemps que lejeune homme est seul ; son emportement s’est calmé, à la colère asuccédé la tristesse. C’est ordinairement la suite d’un tel événement :lors même que nous n’aimons pas profondément, une trahison nous affligetoujours ; c’est encore une illusion perdue. Nous tombons dans lesréflexions philosophiques, nous considérons le monde tel qu’il est, etcela n’a rien de gai. Tout à coup une porte del’appartement s’ouvre, une dame paraît… le jeune homme fait unmouvement d’humeur, il est prêt à gronder son domestique, qui a oubliéses ordres. Mais la parole expire sur ses lèvres, sa colère s’évanouit,et il éprouve déjà comme un doux bien-être en reconnaissant la personnequi vient d’entrer. Elle n’a point la tournured’une coquette, mais elle est toujours mise avec autant de rechercheque de goût ; elle n’est point belle, mais je vous ai dit qu’elle était bien ;elle n’a plus vingt ans, mais elle ne paraît pas en avoir trente. Enfinson regard est aussi doux que sa voix. Elle s’avancevers le jeune homme et lui tend la main en lui disant : «Vous ne vouliez recevoir personne, mais votre domestique m’a dit quevous étiez rentré très-agité, que vous paraissiez avoir du chagrin, etj’ai bravé la consigne. Ai-je eu tort ! » Le jeunehomme lui fait signe de s’asseoir près de lui, et il serre dans lessiennes la main qu’elle lui a présentée, en lui disant : « Ah ! vousêtes toujours la bienvenue, vous !... » Il n’y a jamais de consignepour vous. - Jamais, c’est beaucoup dire… Il y a, je crois, des momentsoù ma visite serait fort importune ; mais enfin elle vous plaît en cetinstant, et c’est le principal. Voyons, mon ami, qu’avez-vous ?contez-moi vos chagrins… Il y a six semaines que je ne vous ai vu… car…j’ai toujours peur à présent de venir trop souvent. - Ah ! que c’estmal, ce que vous dites là ! - Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ;répondez-moi, monsieur. Que s’est-il passé de nouveau ? Je vois dansvos yeux que vous avez quelque peine. - Moi… mais non, je n’ai rien… -Ah ! prenez garde…. vous m’avez dit que je serais toujours votre amie…et si vous me répondez ainsi, je vais croire que j’ai perdu votreamitié comme votre amour. - Oh ! vous n’avez rien perdu, car je vousaime bien vous… il n’y a que vous que j’aie aimée ! - Ne nous éloignonspas de la question : pourquoi les gros soupirs que vous poussiez tout àl’heure ?... Allons, soyez franc… songez donc que je suis votremeilleure amie… - Eh bien ! oui, je vais tout vous dire… On m’a trompé,trompé indignement… Cette Augustine… cette jolie brune avec qui vousm’avez rencontré il y a huit jours… - Elle ne m’a pas semblétrès-jolie… Mais il paraît que vous l’aimiez bien cette femme ?... Elleétait bien heureuse celle-là… et elle vous a trompé… tandis que cellequi n’aimait que vous… Mais, mon Dieu, que je suis folle ! c’est devous qu’il s’agit… Eh bien ! voyons, mon ami, êtes-vous bien sûr qu’onvous ait trahi ? Les apparences trompent quelquefois. - Oh ! ce ne sontplus des apparences… Elle me croyait à Versailles, où je devais passerdeux jours ; le hasard veut que cette partie manque, et quedeux de mes amis m’emmènent déjeuner avec eux à Saint-Mandé… C’est bienloin de la route de Versailles… qui ai-je rencontré chez lerestaurateur ? Augustine, qui venait de déjeuner en tête à tête avec unpetit blondin que j’avais aperçu chez elle quelquefois, mais qu’elletraitait fort mal et affectait de ne point pouvoir souffrir… - Voussavez bien, mon ami, qu’il faut surtout se méfier des hommes que lesfemmes ne peuvent pas souffrir… Enfin, qu’avez-vous fait ? - Je suisresté tellement saisi, que je n’ai pas eu la force de lui dire un mot.Quant à elle, voyant qu’il n’y avait plus moyen de me tromper,croiriez-vous qu’elle s’est mise à rire en me saluant ? J’étais sur lepoint d’éclater, de faire une scène… J’ai eu la force de me contenir. -Vous avez très-bien fait : lebruit est pour le fat, la plainte est pour le sot, l’honnête hommetrompé s’éloigne et ne dit mot. - Oh ! je me vengeraicependant… j’irai chez elle, je briserai tout, je la traiterai commeelle le mérite… Ensuite je rejoindrai son petit blondin, je me battraiavec lui, je le tuerai… ou il me tuera. - En vérité, mon ami, pour unhomme d’esprit, dans ce moment vous n’avez pas le sens commun ! Faireune scène, tout briser !... D’abord ceci est de fort mauvais ton, etvous n’en êtes pas capable. Dire des injures, montrer votre désespoir,votre fureur !... Tout cela est bon quand on peut douter encore, maisc’est bien inutile quand il n’y a plus de raccommodement possible.Enfin, aller chercher querelle à ce pauvre jeune homme, vouloir le tuerparce que cette dame l’a trouvé de son goût. Mais vous devriez leremercier au contraire, car il vous a fait connaître que cette femme neméritait pas votre amour. Et si l’on vous avait tué, vous, toutes lesfois que vous avez pris la maîtresse d’un autre !... Allons, monsieur,vous voyez que vous n’étiez pas raisonnable. Ah ! je sais que cela faitbien mal de se voir trompé par quelqu’un dont on croyait posséder lecoeur… Les hommes n’ont pas notre philosophie, ils n’acceptent pas del’amitié à la place de l’amour… mais ils se consolent, ils en aimentbien vite une autre ; c’est ce que vous ferez, mon ami. Dans quelquesjours vous aurez oublié cette Augustine, et vous ferez la cour àquelque nouvelle beauté que vous jurerez encore d’adorer toute la vie !» Tout en écoutant sa première amie, le jeune hommea senti le calme renaître dans son âme. Et puis, cette voix qui luiparle est si douce, cette main qui est dans la sienne la presse avectant d’affection, les regards qui se fixent sur les siens ont uneexpression si tendre ! Comment peut-on se trouver malheureux quand onpossède une expression si tendre ! Comment peut-on se trouvermalheureux quand on possède une amie si bonne, si dévouée, et encore sijolie ? Car on s’aperçoit surtout de tous les charmes répandus sur sapersonne, quand on vient d’être trompé par une autre. Ainsi,grâce aux consolations de cette amie fidèle, l’amant trahi sent safureur se dissiper ; il commence à convenir que dans sa jalousie il yavait plus d’amour-propre que d’amour ; il rougit de ses emportements,il ne songe plus à tuer celui qui l’a remplacé, et bientôt il aimeailleurs… La première amie s’éloigne alors pour revenir quand il seramalheureux. Il y a encore des circonstances où lapremière amie nous est d’un grand secours : un mari jaloux aura étéprévenu par quelque âme charitable que nous faisions la cour à safemme, on lui aura dit nous avoir rencontré avec elle : la pauvre dameest tremblante, son repos est perdu, si on ne parvient pas à détournerles soupçons du jaloux. Nous contons tout cela ànotre première amie : elle comprend notre peine et nous dit : « Allons,je me sacrifie ; donnez-moi le bras. Vous savez sans doute où l’on peutrencontrer ce mari soupçonneux… menez-moi de ce côté-là, qu’il me voieavec vous ; ayez l’air de me parler bien tendrement, faites-moi mêmeles yeux doux si vous pouvez… Dès lors ce monsieur ne doutera pas queje ne sois votre maîtresse, et il en vous croira plus épris de safemme. » Tout cela se fait comme elle vient de ledire. Nous suivons la marche qu’elle nous a tracée, et, grâce à cestratagème, le mari dont on avait éveillé la jalousie redevient pournous aussi aimable qu’auparavant. Dans un bal, dansune soirée, dans un concert, nous sommes quelquefois bien en peine poursavoir quelle est cette jolie dame blonde, accompagnée d’un monsieurd’un âge mûr, et qui vient de chanter avec tant de goût la romance du Saule ou unemélodie de Schubert. La maîtresse de la maison est très-occupée, elle atoujours trop de causeurs autour d’elle pour que nous osions luiadresser des questions sur la personne qui nous intéresse. Si notrepremière amie se trouve être à cette réunion, sur un mot que nousaurons dit, d’après un regard qu’elle aura surpris, elle aurasur-le-champ deviné nos secrètes pensées ; et avant même que nousl’interrogions, elle nous dira : « Vous êtes amoureux de cette jeunedame qui est assise là-bas, contre le piano ; mais prenez garde : neportez pas aussi souvent vos yeux de ce côté, il y a un maritrès-jaloux, et on serait capable d’emmener sur-le-champ celle que vousregardez tant. Attendez au moins que les parties de jeu soient formées; le mari jouera, et vous danserez avec sa femme. » Un ami ne vousservirait pas ainsi ; bien au contraire, il chercherait à vous soufflervotre conquête. Le dévouement d’une femme ne seborne pas toujours à faire abnégation de ses sentiments pour nes’occuper que des nôtres. Si ce jeune homme que nous venons de voir ausein de l’opulence éprouvait des revers de fortune ; si quelquefaillite, de fausses spéculations ou sa propre folie lui faisaientperdre tout ce qu’il possède : tandis que ses joyeux compagnons deplaisir s’éloigneraient, ou détourneraient les regards à son aspect ;tandis que ses vaporeuses maîtresses trouveraient des prétextes pourrompre avec lui, une femme veillerait sur sa destinée et s’occuperaitde son avenir ; elle ne viendrait pas lui offrir sa fortune, parcequ’elle sait bien qu’il la refuserait ; mais, sans le lui dire, sans sefaire connaître, elle trouverait moyen de réparer ses malheurs, et nevoudrait même pas qu’il crût lui devoir de la reconnaissance. Enfin,lorsque la santé, cette compagne indispensable des plaisirs et de lafolie, nous abandonne pour nous punir d’avoir abusé d’elle ; lorsque,couché sur notre lit solitaire, souffrant d’une fièvre brûlante, ou enproie à cette langueur qui est pire que la souffrance, nos yeuxcherchent en vain autour de nous nos joyeux amis, nos sémillantesmaîtresses, et tous ces gens si aimables dans le monde, qui fuientl’aspect d’un malade, parce que cela affecterait leur système nerveux ;une seule personne ne craint pas de venir s’attrister par le tableau denos souffrances. A peine a-t-elle connaissance de notre maladie, quenotre première amie accourt s’établir près de nous ; elle ne s’informepas s’il y a du danger à respirer l’air que nous respirons, às’enfermer dans notre chambre, à presser notre main brûlante dans lessiennes ; elle fait tout cela ; elle devient notre garde fidèle, c’estelle-même qui veut nous présenter les potions bienfaisantes qui doiventnous rendre la santé. Tant que nous sommes en danger, elle veille prèsde nous ; et la nuit, ne pensez pas que ses yeux céderont à la fatigue,au sommeil : son amitié, son dévouement, doublent ses forces. Tant quenous aurons besoin d’elle, cette femme, en apparence si faible, devientforte et courageuse pour nous prêter son appui. Lorsqueenfin, grâce à ses soins, à son zèle, nous aurons recouvré la santé,notre première amie s’éloignera pour nous laisser de nouveau jouir desplaisirs de l’existence ; mais si nous éprouvons des peines de coeur, sinous tombons dans l’infortune, si le fer d’un jaloux nous menace, siles veilles et les plaisirs ont altéré notre santé, celle que nouspourrions nommer notre ange tutélaire reviendra bien vite près de nous. N’allezpas croire que la première amie ne se rencontre que parmi les hautesclasses de la société ; il y a dans tous les rangs des sentiments vraiset de beaux caractères ; l’amour se glisse dans les chaumières, dansles ateliers, dans les boutiques tout aussi bien que dans les salons,et plus souvent que dans les palais, où l’ambition lui laisse rarementde la place. Un coeur capable d’un grand dévouement peut battre sous larobe de bure, sous le déshabillé d’indienne, comme sous le cachemire etle satin. La première amie de l’artisan estelle-même une modeste ouvrière ; son coeur s’est laissé prendre auxparoles doucereuses d’un maçon, d’un menuisier ou d’un tourneur ; lesdiscours de ces séducteurs ne doivent pas être bien fleuris, mais toutest relatif : le maçon séduit par de lourdes plaisanteries, lemenuisier par sa danse, et le tourneur par la hauteur de son col dechemise ; le principal est de séduire. Ces messieurs parlent mariage,c’est toujours avec ce mot qu’on attendrit les petites ouvrières. Maisil y a des volages, des don Juan parmi les artisans comme parmi lesétudiants et les dandys. La jeune fille est abandonnée de celui qu’elleaimait véritablement ; elle devrait le haïr, elle devrait ne plus leregarder qu’avec mépris ! Mais non, elle l’aimait si bien, qu’ellel’aimera toujours ; quand il passera près d’elle en rougissant etdétournant les yeux, c’est elle qui la première ira lui parler pour luidire : « Est-ce que vous ne me reconnaissez plus?... Vous n’avez plus d’amour pour moi, mais je vous pardonne àcondition que vous aurez toujours de l’amitié. Je sais bien qu’on n’estpas le maître de son coeur, et que d’ailleurs les hommes ne peuvent pasaimer comme les femmes. Mais je ne veux pas que vous passiez devant moisans me regarder et sans me parler, ça me ferait trop de chagrin. » Cettefemme-là sera la première amie de l’ouvrier ; les circonstances, lanécessité, l’obligeront peut-être à devenir l’épouse d’un autre, maisson coeur ne se donnera pas une seconde fois ; et quand celui qui l’apossédée aura besoin d’elle, il la trouvera en tout temps, à touteheure, prête à lui prouver son dévouement. Pour lesétudiants, pour les commis marchands, enfin pour tous les jeunes gensqui n’ont qu’un revenu fort modeste et ne peuvent dépenser près du beausexe que du sentiment, de l’esprit et de l’amabilité, ne ledevinez-vous pas, la première amie, c’est la grisette ; la grisette !cette femme qui est à la fois si folle, si gaie, si vive, si légère, sitendre, si romanesque, si mélancolique, si passionnée ; cette femmemultiplie, qui fait dans une journée cent sottises et autant de bonnesactions, qui vend son châle pour aller dîner chez le restaurateur, etmet ses robes en gage pour acheter du pain à sa voisine ; qui dépenseen une soirée le fruit de huit jours de travail, et veillera plusieursnuits de suite pour secourir une pauvre mère malade. Cette femme,mélange bizarre de vertus, de vices, de sensibilité, de caprices, demalices, d’inconséquences, de rires et de larmes ; qui fera deux lieuespour un morceau de galette et refusera de dîner chez son oncle ou satante ; cette femme enfin qui passe à chaque instant du plaisir à lapeine, du bien-être à la gêne, du pain sec à l’omelette soufflée, etqui donnerait dix ans de sa vie pour savoir bien danser la cachucha. Lagrisette aussi est susceptible d’aimer sincèrement ; nous en avons desexemples. On les compte, à la vérité, mais enfin il y en a. Et quandson coeur s’est donné entièrement à quelqu’un, il n’est aucun sacrificedont il ne soit capable pour prouver son amour. La mort même nel’effraye pas : la grisette est toujours prête à accepter avec sonamant un petit plongeon dans la rivière, ou une soirée de charbon avecprivation complète de courant d’air. Il lui est plus pénible derenoncer à son amour et de se contenter de n’être plus que l’amie deson perfide, c’est là son dernier sacrifice, c’est le plus grandqu’elle puisse lui faire. Devenue première amie del’étudiant, la grisette qui aimait tant le plaisir, le spectacle, ladanse, passera toutes ses journées, ses nuits, s’il le faut, àtravailler pour payer les dettes de celui qui n’est plus que son ami,pour l’empêcher d’aller en prison, quelquefois même pour lui acheter unremplaçant. Ainsi, dans toutes les classes de lasociété, l’homme peut avoir une première amie. Detelles femmes ne sont point rares en ce pays ; car chez nos aimablesFrançaises la gaieté et la frivolité cachent souvent une sensibilitéprofonde et vraie. Les poëtes anciens immortalisaient leur amie enmêlant son nom à leurs vers. Grâce à Tibulle, à Properce, à Ovide, àCatulle, les noms de Délie,de Cinthie,de Corinneet de Lesbiepasseront à la postérité. De notre temps sans doute beaucoup de femmesmériteraient le même honneur : nous avons la première amie, mais cesont les poëtes qui manquent. Ch.-PAUL DE KOCK. |