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LUGNÉ-POË, Aurélien François MarieLugné, pseud.(1869-1940) :  Avec ÉléonoraDuse(1932).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (14.IX.2017)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)

Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-137) du numéro 137 (novembre 1932) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris .



Avec Éléonora Duse
(1)

Choses vues

PAR

LUGNÉ-POË

~ * ~


ÉLÉONORA DUSE ET « L’ŒUVRE ».


« … Surnaturelle pour le bien comme pour le mal ! »

A l’instant, et toute la journée, cette phrase hallucinante s’inscritdans mon esprit…

Lorsque j’essaie de retracer une physionomie ou de revivre certainsfaits, et avant de jeter ces petites notes sur le papier, j’ai prisl’habitude de rechercher quels furent mes collaborateurs au moment oùles faits se déroulèrent, pareillement lorsque cette figure a traverséla vie de l’Œuvre, je tiens à connaître les impressions conservées parles uns et les autres. Très peu me répondent, mais qu’une seule réponsesurvienne et elle éclaire un passé d’un reflet souvent très effacé.

M’étant adressé parmi tant d’autres à un ancien régisseur qui débuta,adolescent, à l’Œuvre et qui ensuite abandonna le théâtre, il m’écrivitd’assez loin :

« … Physionomie surnaturelle pour le bien comme pour le mal… »

Lorsque cet ancien collaborateur se trouva en face d’elle, il ne savaitrien de la vie, il avait environ dix-huit ou dix-neuf ans, il croyaitque sa destinée serait au théâtre et, pendant plus d’un an, il a vécudans le sillage de  l’Œuvre et de la grande Eléonora Duse… C’estlui qui, à mon sentiment, fixe le mieux l’impression laissée :

« Surnaturelle pour le bien comme pour le mal. »

Quelle audace d’expression !... Tout de suite, écartons l’idée du malstupide du mal tel que l’entend le commun des mortels ; celui auquelfait allusion mon correspondant de jadis est celui dont il a souffert,dont nous avons tous soufferts ; le mal d’un instant cruel, féroce, quinaît chez certains êtres de l’impétuosité soudaine de leur tempérament,qui brise le cœur, la pensée, et qui tout de même est fécond bien qu’ilfasse beaucoup souffrir !

Figure très grande, immense, stupéfiante… Déjà elle est entrée dans lalégende, et il est presque irrévérencieux de s’attaquer à la légende,de la discuter même, de l’approcher !... Que les malins s’efforcent demodifier le mythe de « la Belle au bois dormant » ou du « PetitChaperon Rouge », ils n’y parviendront pas… Oui, la vie de cettemagnifique femme se déroulait au milieu de nous et déjà elle étaitinscrite dans la légende !

Eléonora Duse eut l’absolue prévision qu’elle aurait sa légende ; pourcette raison, elle voulut vivre « théâtralement », ce qui, dans lerespect d’un humble admirateur qui l’approcha longtemps, ne veut pasdire qu’elle voulut vivre la légende par le théâtre, puisqu’à lavingtième ligne de ces notes, il se permet d’avancer qu’au théâtre, surla scène, Eléonora Duse fut presque toujours inférieure à elle-même, àla très grande femme qu’elle fut.

Le théâtre, cependant, me conduisit vers Eléonora Duse, le théâtre m’enéloigna lorsqu’elle cessa de jouer… Béni soit le cher théâtre !

Très peu ont connu Eléonora Duse qui fréquentèrent l’actrice, etceux-là qui furent dans la vraie intimité de l’extraordinaire femme setaisent aujourd’hui, ou se sont tus par noblesse d’esprit, par pudeur,ou simplement par crainte d’être qualifiés de sacrilèges, d’ingrats,d’iconoclastes ; il ne s’agit pas cependant de briser une statue, bienau contraire ; la fable reste si belle qu’on hésite seulement, à entirer une moralité et cela se conçoit.

Nous, les intimes, nous avons peut-être été quelque peu mystifiés parEléonora Duse, et nous l’en aimons davantage dans la pensée et lemerveilleux souvenir, car elle a accompli le miracle de faire entrer lethéâtre dans sa vie et sur la scène à la fois. Pour quelques intimes,lorsqu’elle jouait, le théâtre disparaissait.

Je voudrais la retrouver avec mon émotion, avec les transes danslesquelles son souvenir me jette, telle que je l’ai connue, sisupérieure à tant d’héroïnes de la scène, plus rayonnante que bien desgrandes femmes ; je voudrais apporter mon tribut à sa glorification, aurespect qu’on lui doit, mais sans toutefois rien dissimuler. En vérité,peut-on dissimuler quoi que ce soit lorsqu’on tient à élever un autel àune demi-déesse que l’on voudrait faire aimer telle qu’on la vit et àqui l’on garde une infinie reconnaissance. Et comment se fait-ilqu’elle ait pu demeurer grande, aussi vivante et en même temps aussifaible, si ce n’est parce qu’elle fut réellement une demi-déesse ?

Cette terre frôlée par elle et qui ne pouvait exactement la porter,cette existence, elle blasphémait lorsqu’elle en parlait, elle lesinjuriait, les vouait aux Enfers ni plus ni moins, elle eût voulu êtreune déesse intégrale, une déesse souveraine ; qui sait si ce n’est paspour ces raisons qu’elle est morte trop tôt, beaucoup trop tôt ; ayantjoué avec le feu, injurié les Dieux, ses parents, il advint qu’elle neput suspendre leur arrêt, retarder la seconde fatale, l’échéance.L’orgueil qui l’avait saisie, le méchant orgueil, la soumit, laterrassa, la prit à la gorge comme par représailles, et cela… àPittsburg (U. S. A.). Quelle horreur !...

Des êtres si exceptionnels ne peuvent pas être jugés sous l’angle denos tempéraments ; ajoutons que ce ne sont pas les esprits tournés versles Arts et les Lettres qui gardent le mieux la liberté de savoirparler de telles individualités. Puissent les lignes qui vont s’égrenerles unes après les autres dans ce petit livre, puissent ces lignes trèsdéférentes d’un tel souvenir rester les dernières écrites, par unserviteur de la « Maison » théâtrale qui s’efforça aussi de rester sonbon camarade.

Combien il serait sage de se contenter de lire les récits maladroits,naïfs d’une femme de chambre, d’une habilleuse, d’une servante, d’undomestique anonyme !

Comment un du bâtiment serait-il à même de chercher, de trouver lemobile des actes de pareilles individualités ?

Les derniers jours d’Eléonora Duse ont été souvent rapportés.

Les dernières heures ? non pas !...

Elle disparut ?... Elle est disparue !... Elle n’est morte pour aucunde ceux qui l’ont approchée, sa fin fut trop irréelle, absurde etnord-américaine !

Tous ceux qui voyaient de près Eléonora Duse, qui l’entouraient, amis,agents, impresarii, dès qu’ils la connaissaient, mettaient tout enœuvre pour conjurer le mauvais sort devant ses pas, alors qu’elle-même,par un esprit contraire, semblait vouloir le provoquer.

Plus elle narguait l’adversité, plus on prenait de précautions pourelle, sans qu’elle puisse s’en douter.

Il n’en fut pas autrement pendant sa dernière tournée aux Etats-Unis.

« L’exercice du devoir de la protéger…, me dit un brave homme qui lasuivit pas à pas dans ce dernier raid, fut pour moi un véritable cheminde croix. »

Une de ces ultimes étapes, avant Pittsburg, fut San Francisco, elle ydemeura au moins une vingtaine de jours, et le chauffeur del’automobile qui la promena a raconté plus tard qu’il dut séjourner unmois à l’hôpital lorsqu’elle le quitta, « tant elle l’avait accablé depropos cruels, de surmenages ». Voyez, même un malheureux wattman, dontle travail auprès d’elle aurait dû rester bien limité !

Son impresario américain multiplia les attentions, redoubla chaque jourde sollicitude afin que non seulement les déplacements d’Eléonora Duselui soient agréables, mais luxueux et toujours somptueux etconfortables.

Grâce à la légende, maintes complaisances furent obtenues, millerèglements d’ordre public furent négligés ; les compagnies de cheminsde fer détournèrent l’itinéraire de son train afin de lui éviter lepassage des altitudes dans la montagne qui aurait pu fatiguer lacélèbre artiste. Personne ne prit garde aux frais. Un train spécial latransportait : un Pullmann de luxe, neuf, tout en acier, lui étaitréservé, à elle seule, et personne d’autre qu’elle ou ses intimes n’yavait accès. A l’extrémité de ce wagon était un compartiment à deuxlits, un pour elle et l’autre pour sa dame de compagnie ; les parois ducoupé étaient entièrement tendues de toile blanche, renouvelée chaquejour, afin de maintenir une sensation de fraîcheur et de propretéparfaites.

L’ensoleillée Californie qu’Eléonora Duse quittait sur un caprice avaitété un séjour enchanteur, mais elle avait tenu à brusquer les choses etexigé de retourner à New-York, par Pittsburg.

Par Pittsburg !... Pourquoi cette route ?

Elle avait été informée par les journalistes, par des amis, que leclimat de Pittsburg était considéré comme très dangereux, le pireséjour aux Etats-Unis ; une ville industrielle, à neige, à brouillards.En vain on avait conjuré Eléonora Duse de rester en Californie ;farouche, obstinée, elle n’avait rien voulu entendre.

« Eh via !... » elle s’était encore une fois mise en route, se bouchantles oreilles aux recommandations.

Elle débarque à Pittsburg et la première chose qu’elle juge opportunede déclarer aux reporters, venus à la gare, à la stupeur de chacunalors que le temps est affreux, c’est que le climat « lui rappellecelui de la Riviera italienne… » D’ordinaire, Eléonora Duse fuyait lesjournalistes et les renvoyait.

Non !... cette fois, elle voulut décocher ce trait inconcevable, cetteimposture de défi !

L’heure fatale de la tragédie sonna.

Après le séjour printanier, le ciel toujours bleu de Los Angelès, ellerencontrait le rude hiver, pénétrant, humide, froid, si redoutable,pour sa santé comme pour tous d’ailleurs.

La répétition était fixée à quatre heures de l’après-midi, le jour deson spectacle. La salle du théâtre était celle de la loge maçonnique.(Il n’est pas rare, aux Etats-Unis, comme dans bien des paysd’ailleurs, que les francs-maçons, dans un immeuble qui leurappartient, possèdent une très belle salle ; c’était le cas àPittsburg, où le théâtre de la loge, très moderne, est toujours réservéaux troupes de passage, les propriétaires n’étant liés à aucun trustthéâtral.)

Dans ce très beau théâtre de Pittsburg, qui s’élève au centre d’un parcde la ville haute, la chaleur est amenée par des appareilsperfectionnés de caléfaction depuis une usine de force électrique quise trouve dans la ville basse. Tous les jours, distribuée et réglée parordre, la chaleur pénètre dans la salle vers les trois heures del’après-midi.

L’heure de la répétition avait été prise pour quatre heures, selon ledésir d’Eléonora Duse et la bonne coutume ; le matin, l’immeuble restefermé et désert.

Que se passa-t-il ? Ce matin-là, Eléonora Duse, à onze heuresexactement, fit mander son administrateur et déclara qu’elle voulaitrépéter immédiatement. On eût beau lui faire remarquer que la salleétait glaciale – on avait obtenu de la municipalité que le chauffageparviendrait dans le théâtre bien avant l’heure de la répétition,c’est-à-dire dès trois heures de l’après-midi, – rien n’y fit… Elles’obstina.

On la supplie, elle n’en démord pas ! On insiste, elle feint de sesoumettre et de se résigner, mais à peine son administrateur est-ilparti qu’avec une servante, elle monte dans une voiture de place, courtau théâtre, paie sa voiture qu’elle quitte à la porte, et la voilàfaisant le siège du bâtiment. Elle est dehors, il fait très froid, ilpleut, un véritable déluge ! Une heure durant, elle tourne autour duthéâtre, cherchant en vain à y pénétrer. Aucune voiture ne passe parlà, et, je le répète, le théâtre est au milieu d’un parc.

Enfin, un taxi !... Elle rentre à l’hôtel ; le soir suivant, elle finitdifficilement la représentation de la Porte close, elle tousse àfendre l’âme… et pas dix jours après… pas dix jours !... Ce fut… lanuit !...

Et ce fut là peut-être le millième des incidents qu’avec une sorte dediabolique folie, elle chercha toute sa vie ; elle fonçait vers eux,tête baissée, résolue à aller contre tout… contre tous !...

Cette fois, le destin fut impitoyable. Nous ne devions plus la voir !Si souvent, elle avait injurié et tenté la Camarde !

Magnifique audace, généreuse cruauté d’un être buté devant cette idée :transporter toutes les injures que lui faisaient subir sesinterprétations de théâtre dans le jeu quotidien de la fragilité de sapropre existence à elle – il fallait bien que ça finisse ainsi !

Quels faits la précipitèrent vers cette bataille de chaque heure, dechaque seconde, du théâtre contre la vie contre et la mort ? Je disbien « du théâtre contre la vie », car elle avait débuté et vécu duthéâtre.

Un petit détail éclairerait peut-être cette mystérieuse légende ; sonimagination formidable lui permit toujours de broder dans des textesinférieurs et d’y paraître invraisemblablement supérieure d’inventions,mais lui interdit par contre d’être seulement à son aise dans lestextes écrits ou les œuvres de poètes qu’elle voulut réaliser. Celadétermina en elle une double et atroce souffrance.

Certains critiques ont remarqué comme elle « arrangeait » ces œuvres,qu’elle avait jouées dès sa première jeunesse ; à ce sujet, j’en saisbien davantage !

Parce que Vénitienne, elle avait hérité d’un je ne sais quoi de nomadeet ne pouvait tenir en place, rien ne la fixait. Combien de fois luiai-je entendu parler de ses ancêtres qui « faisaient les diables sur lamer », et avec fureur, lorsqu’elle était en colère, s’écrier : « Il y apeut-être du turc en nous ! »

Arrivés ensemble le matin dans une ville, j’entrais souvent chez elle,estimant que nous nous trouvions logés sous un ciel qui pouvait luiplaire, dans un site réconfortant pour sa santé, et je la rencontraisrayonnante, au seuil de l’antichambre, habillée, chapeau sur la tête,prête à partir, balançant les bras, les jetant tous deux en avant,au-dessus de sa tête illuminée d’un rire d’enfant et me lançant : « … Eh via !... » En route, partons ! Ah !... ces pêcheurs del’Adriatique ! Qu’est-ce qu’elles ont versé dans mon sang fou, mesgrand’mères !... » Et elle voulait galoper, atteindre l’horizon, ets’en prenait alors aux premiers plans qu’elle détestait.

Les premiers plans… à ces heures-là, c’étaient nous, ses confidents,ses intimes, les acteurs – ses acteurs, « ses émigrants », comme elleles appelait –, ses auteurs, voire même son public du soir, maissurtout les amis intimes dont elle ne supportait pas la présence et quiparvenaient à la raccrocher, à la retenir, la fixer quelques heuresdans une ville… un mois au grand maximum.

Elle nous détestait lorsqu’elle estimait que nous détruisions savéritable santé, qui n’était pas celle que nous défendions, mais celleque les dieux lui avaient léguée.

Pour elle, posséder… jouir… et s’enfuir… voilà quelle fut longtemps savérité.

Impossible de lui faire attendre une demi-minute un ami qu’elle aconvoqué, sa devise demeure – et elle la répète en riant – : «Trompe-moi… mais ne me fais pas attendre… »

Longtemps elle rêva, parla d’un voyage en dahabieh, elle le fit dansune intense folie de vivre ; ce furent ses jours de bonheur.

Quand elle connut l’auto, elle ne rêva que de routes plates, que devitesse !

Lorsqu’elle se fut battue avec tant d’amitiés, de dévouementsrencontrés dans tous les mondes, elle se prit à répéter à satiété : «Je veux connaître l’Himalaya et son ciel !... » A plus de vingtreprises dans ses lettres, elle me parle de l’« Himalaya et… des yeuxmalins des éléphants ! »

Elle réclama et souhaita les longs parcours de l’Amérique du Nord avecdes étapes de trois ou quatre jours… mais, la pauvre, elle n’eut pasl’Himalaya ! Le destin ne le voulut pas ! Et c’est en Pensylvanie quesonna l’heure dernière.

Elle avait annoté en marge, d’interjections allègres d’espérances, unvoyage au Thibet du colonel Perceval.

Que voulez-vous que, dans notre monde, fît une pareille créature ? Ellese sentait en cage, tel un oiseau qu’on aurait prétendu fairetravailler. Elle qui n’aimait pas le travail, qui n’en appréciait quequelques minutes d’ivresse ! Elle y apportait à la minute nécessaireune sorte de volonté dominatrice très orientale (l’intrigue lui eût plubien davantage), mais son père, son entourage, lorsqu’elle était jeune,avaient décidé : « Tu seras comédienne ! »

Elle vécut dans des chambres d’hôtel au point qu’elle en était arrivéeà penser que ces chambres étaient pour elle comme de la route, uncompartiment de wagon. Un directeur d’hôtel n’était-il pas quelque peu,pour elle, un commandant de paquebot ? Le garçon de l’ascenseur, uncheminot accompagnant un train ? Et ainsi, quelques heures par jour,elle admettait la contrainte de ne pas changer d’hôtel.

Mais aussi bien qu’en wagon, souvent elle changeait de compartiment,dans les mêmes hôtels, et pendant le même séjour, il lui arrivaitd’occuper deux, trois, quatre chambres différentes.

Au Continental, à Paris, je lui connus jusqu’à cinq chambres le mêmejour. Ce n’était presque jamais dans celle où on la croyait couchéequ’on pouvait la découvrir !

Ici, bien entendu, je parle d’Eléonora Duse à son apogée de notoriété,et point de celle des heures de restriction relative qu’elle putconnaître.

Pour lutter contre sa soif de mouvement, de déplacements, elle prit desbains chauds prolongés et pendant des semaines, elle ne se leva de sonlit que pour aller à sa salle de bains. Elle s’imbiba de vapeurs dePinol, elle absorba flacons sur flacons de valérianate et, en dépit detout, sa tête travaillait, sa cervelle était en feu ; de temps à autre,nous arrivions, nous, ses aides, à la persuader d’entrer en scène, d’ydépenser tout ce qui lui restait de nerfs et d’imagination.

Dans des chambres surchauffées, elle demeurait emmitoufflée de flanelleblanche.

Quelle comédienne a atteint une réputation aussi fabuleuse et qui,cependant, monta aussi peu de fois en scène ? Car Eléonora Duse a donnéun nombre très limité de représentations. Je puis même déclarer que lemythe de la Duse sur la scène est, pour un grand nombre de spectateurs,aussi réel que s’ils l’avaient vue alors qu’ils ne l’ont cependantjamais applaudie, mais ils en sont arrivés à se la figurer réellement.

J’ai vécu auprès d’elle près de cinq ans, et pendant l’époquelaborieuse de sa vie, elle ne fut pas affichée chaque année plus dequatre-vingts fois, ou mettons cent au maximum. (Et j’écris « affichée».)

Oui, quand elle était petite, enfant de la balle, ou bien dans latroupe de Pezzana, elle dut jouer tous les soirs – elle me l’a dit –,son habileté du métier le prouvait, mais sa vie fabuleuse s’estdéroulée sur très peu de spectacles.

Elle-même a édifié sa légende et s’y est plue.

Par contre, Eléonora Duse a, en quelque sorte, suscité une longue, unetrès longue représentation, une véritable vie romancée, celle de sesjoies et de ses douleurs, oui… de ses douleurs aussi, et quant authéâtre, au nôtre, les spectacles qu’elle y donna ne furent que desanecdotes dans son existence. Elle parvint à renverser le problème. Savie a été son rôle, elle fut là une demi-déesse, une grande héroïne ;les soirées sur la scène furent de petites parades !...

Cela me coupa bras et jambes lorsque j’en eus le révélation ; moi quicroyais adorer le théâtre, je compris que je n’étais qu’un pauvremédiocre, incapable de faire aussi bien qu’elle et de l’aimer autantqu’elle l’aimait, c’est-à-dire dans la vie, jusque dans la vie profonde: cela me rendit très humble de m’apercevoir que le comédien quiatteint au paroxysme de son magnétisme professionnel reste toujours,tout le temps, en état de sacrifice et que cet état peut s’étendre bienen dehors de la scène. L’heure de la scène n’est qu’un à-peu-près, uneconcession, un instant de chiqué…

Attendez ! Suivons Eléonora Duse, pas à pas. Je vous répète que, jourset nuits, nous ne nous sommes pas quittés, sauf les instants devacances de-ci de-là, lorsque j’ai pu venir improviser des spectaclesparisiens pour l’Œuvre. Que diable ! à vivre ainsi, on doit seconnaître ! Oui ! jours et nuits, je dus, dans les hôtels où elledescendait, prendre une chambre peu distante de la sienne ; comme ellen’avait pas de sommeil, qu’il n’y avait pour elle ni jours ni nuits, letravail était pénible ! De temps à autre, dans la journée le plussouvent, elle s’endormait une heure ; tous, nous espérions profiter decette minute de répit, encore fallait-il demeurer très proches etrester alertés.

Vingt fois, elle nous appelait, moi, ses serviteurs, sesadministrateurs, ses régisseurs.

Elle ne quittait jamais son lit, sinon pour se rendre au théâtre oubien pour une accidentelle visite, un achat, une petite promenade.

On a répété que lorsqu’elle marchait en scène, elle semblait avoir desailes. Quoi de plus vrai ? – et ce que je vais rapporter estrigoureusement exact – ses jambes, ses pieds surtout, s’étaientamenuisés à un point extraordinaire ; elle-même me le fit souventremarquer : ils paraissaient, tant ils étaient grêles, ne pas pouvoirla supporter lorsqu’elle se tenait debout ; ses talons étaient devenusminuscules, et lorsqu’elle voulait faire quelques pas, elle étaitobligée, forcée… je dis bien, de porter le poids de son corps sur lapointe des pieds et jamais sur les talons. Delà, en scène, surcertaines répliques, cette attitude d’élancement qu’on lui remarquait,et qui « l’aérait ».

Un jour qu’elle se plaignait de sa fragilité, de son anémie, devantnous, excédés, exaspérés, éreintés, je lui dis : « Fiche-nous la paix,tu es plus forte que nous tous !... » Oui, ce jour-là, je l’ai tutoyée,et cela m’est arrivé depuis. Elle-même me donna la manie de cetutoiement dont elle usait dans les minutes de véhémence et deviolence. J’ajoutai : « Tu en tuerais vingt comme nous !... » Terrifiéde ma hardiesse, déjà je craignais de la voir se révolter de mon manquede respect… elle partit d’un éclat de rire d’enfant comme je lui enconnus rarement, mais lorsqu’elle riait, sa joie communicative noustransportait et elle s’écria : « Il a raison, mourez tous !... »

Avec Suzanne, elle riait souvent de ce même rire ; la gravité farouche,fermée de Suzanne lui procurait de longues sautes d’hilarité ;malheureusement, lorsqu’elle avait semé la douleur autour d’elle, elleparaissait sereine et mieux disposée toute la journée ; le surprenant,l’inouï des séances où nous étions amenés à toucher le fond de nosdouleurs personnelles les uns et les autres, à nous tordre desouffrance, c’est qu’il en surgissait toujours, quelques heures plustard, un bien, – pas un apaisement, – non, une acquisition cérébrale,morale dont on se sentait plus riche.

Avant de jouer la Femme de Claude, créer du drame lui était unevéritable nourriture professionnelle, cependant que ses amis nepouvaient pas s’écarter d’elle tant elle était attachante. Par contre,lorsqu’elle devait interpréter la Locandiera, elle devenait détendueet apaisée ; son monde respirait !

Des couples très unis d’amis l’approchaient ; de ses mains agiles, ellecaressait la tête, les cheveux de l’amie, et, la cherchant au fond desyeux, elle feignait de lui verser toute sa tendresse en lui murmurantcomme par hasard :

- Si une fois, ton amant ou ton mari, je l’avais possédé… une fois… uneseule fois… tu ne m’en voudrais pas, n’est-ce pas ?... C’est là le cloud’or de l’amitié !...

J’aurai l’occasion de revenir sur ce phénomène exceptionnel du génie dela grande comédienne Eléonora Duse qui parut peu en scène, mais chezqui la femme s’identifiait si prodigieusement à l’artiste que,lorsqu’elle séjournait dans une ville, les spectacles commençaient à laseconde où Eléonora Duse descendait du wagon ou franchissait lapasserelle du paquebot qui l’avaient amenée.

Sa puissance d’attraction était inimaginable, peut-être même parce quesatanique.

Voyez plutôt comment elle embaucha Tony Lamberg, une naïve couturière,employée d’un grand commerçant de Vienne, qui a noté des paroles, desgestes avec une précision imperturbable. Lisons ces quelques lignes :

« … La Princesse A Windisgratz se trouvait là, dans les salons de laMaison de modes L..., en compagnie d’une dame distinguée, vêtue detoilette sombre… C’était Madame Duse… » Eléonora Duse la fait venirchez elle, à Budapesth, la reçoit au lit et, deux heures durant luiparle de ses toilettes. « J’étais toute fiévreuse et ne voulais oublieraucune de ses paroles. A dater de ce jour, je me trouvai sous le charmede cette femme, je sentis que je devais l’aimer, la vénérer. Nonseulement l’artiste, mais la femme même forçait mon admiration, et cesentiment qui devait aller s’accentuant devait, par la suite, m’êtred’un grand secours pour traverser les moments pénibles de mon existence!... »

« … A Vienne, il me fallait être auprès d’elle et passer tout le tempsdont je pouvais disposer en sa compagnie. Madame Duse n’habitant jamaisle même hôtel que sa troupe. Elle recevait peu, et il me fallaitsouvent beaucoup de peine pour évincer les visiteurs. »

Eléonora Duse alla voir le patron de Tony Lamberg.

« - J’avais un contrat, dit cette dernière.

« - J’irai le voir, lui demandant votre liberté quelque temps, il nepourra pas me refuser… »

- Elle lui expliqua :

« - Je vais dans un pays un peu farouche, laissez-moi partir en toutetranquillité !... »

« … On me posa souvent cette question : quel rôle jouez-vous, endéfinitive, auprès de Madame Duse ? Sa secrétaire ? Une amie ?

« - Non, non, rien, je suis seulement heureuse de pouvoir vivre quelquetemps auprès de cette femme. Je voudrais passer mon temps à écarterd’elle tous les petits désagréments de la vie, l’aider, voilà ce que jevoudrais pouvoir faire. Sa nature aimante, exceptionnelle, la confiancequ’elle m’a accordée, sont pour moi une source de grande joie… »

J’ai lu, je crois, à peu près tout ce qui a été écrit au sujetd’Eléonora Duse, et en aucun écrit je n’ai trouvé un récit aussi fidèleque le décousu des notes de cette pauvre Tony Lamberg à qui Duse « aaimé se confier et à qui elle n’a confié que ce qu’elle voulait ». Jene crois pas que Tony Lamberg ait essayé de comprendre Eléonora Duse,elle était trop la sujette de cette splendide et paresseuse femme chezqui le cerveau travaillait avec une aussi diverse fantaisie.

Née dans un pays de sieste, ayant lu tous les livres de son cœur, etdont elle en était arrivée à pasticher les écrits à son profit, ellesouffrait de la contrainte du travail à telle enseigne qu’un directeuritalien (Paradossi) dit un jour devant moi :

- Je sais… vous haïssez ceux que vous avez près de vous pour vous fairegagner de l’argent !...

A cause de cela, de quelle façon insatisfaite mais féroce, elleétreignait son travail lorsqu’elle se trouvait contrainte d’accomplirsa tâche !

Voyons une de ses journées normales.

Vers sept heures du matin – jamais plus tard – à l’heure où tous lesautres confidents, vaincus par le sommeil, la fatigue, ne peuvent plusparaître – je ne l’ai découvert qu’après deux ans de travail en commun– Duse recevait un secrétaire (2) attaché à la troupe venant comme aurapport et déjà en smoking ! – je n’ai jamais compris pourquoi il avaitl’ordre de se présenter ainsi affublé ! Il lui apportait les journaux,ceux des potins de théâtre, ceux de la ville, ceux de Paris, les plusmesquines histoires de coulisse ; elle les lisait, ainsi que celles del’Arte dramatica de Milan, publié par un certain Polèse, aussi bienque toutes les autres. De suite, quelques journaux étaient détruits ;elle n’en gardait dans sa chambre que deux ou trois qu’elle estimaitpouvoir garder ostensiblement : le Figaro, El Corriere de la Sera,aussi El Marzocco de Florence – publié par son ami Orvieto.

Elle prenait soin d’adresser – sans jamais rien en dire à qui que cesoit dans la journée – des petites sommes à tous ceux qui, dans lemonde théâtral ou le monde social, lui paraissaient disposés à depetits chantages vis-à-vis d’elle. Elle tenait à ménager les « maffias» des théâtres italiens – elle me le confia un jour –, car elle lesredoutait. Ensuite, elle dictait une série de dépêches à toutes sesbelles amies des grandes capitales, dépêches de relations sociales auton confiant, émouvant, à lady de Grey de Londres, à JulietteMendelsohn-Gordigiani à Berlin, à la duchesse de Palmela à Lisbonne,etc…

Il y en avait d’autres… mais toujours adressées à des femmes actives,répandues dans le monde des grandes villes. La sélection était composéeavec soin ; comme elle le disait, elle « gardait un fil avec une tellepersonne », elle le tordait tous les jours, elle connaissait l’heure deprovoquer les confidences intimes, elle poursuivait le jeu, et sesdépêches étaient toujours des complicités tendres ou affolées, jamaiselles ne paraissaient relever d’affaires théâtrales ; sauf cependantd’une manière « à côté », lorsque le hasard du travail pouvait larapprocher du pays d’une de ses amies.

Quand le secrétaire s’éloignait, il emportait aussi les répliques, lesripostes, qu’il fallait en quelque sorte, dans la journée, distribuerpour les petites, confessions qu’elle avait arrachées sur les petiteshistoires de sa propre troupe ; travail très particulier qui ne peuts’exercer que dans une compagnie italienne.

Machiavel !... Machiavel !...

Vers huit heures et demie, arrivée de la femme de chambre, ignorante detoute ce qui s’était passé auparavant – ou feignant de l’ignorer. Savieille Nina, qui lui était dévouée comme un toutou et qu’elle gardalongtemps, fut peut-être seule au courant.

A cet instant, dans sa tête, Eléonora Duse avait décidé, sans en avoirrien dit, si elle jouerait ou non le soir !

Par son secrétaire privé, par les journaux, elle avait jugé de l’étatfébrile de la ville, le pouls était tâté, elle avait fait adresser desfleurs à Mme X… fait porter une lettre au Critique Y…, elle n’ignoraitrien de l’aspect de la presse à son égard.

Elle tissait ainsi les péripéties du drame dont elle jouait lepersonnage central. Elle ne jouerait que si le public venait, dans lasalle, en état de grâce pour y collaborer. Elle devinait exactement cequi se passait. Elle savait si le public subissait déjà son joug, salégende qu’elle aimait, ses terreurs et ses joies. La représentationne commencerait que si tout était au point. L’épilogue serait seulementle spectacle.

Les appelés, les survenants de la journée, les invités, les artistes, ycompris sa camariera de huit heures du matin, y compris le portier oule directeur du Grand Hôtel, serviraient de contrôle, agenceraientl’extravagante pièce commencée, les coups de théâtre, lesrebondissements, l’importance des lettres reçues ou expédiées ; lestélégrammes reçus, envoyés, prépareraient l’action, et si, à cinqheures de l’après-midi, quelque effort qu’elle ait fait, la pièce, lespectacle du soir, ne lui semblaient pas au point par l’ »ambiance »coûte que coûte au directeur ou à elle – plutôt au directeur ! – ellese porterait malade et remettrait tout au lendemain !...

Ah !... il faut du génie pour assumer un tel travail, et j’ignoreencore aujourd’hui s’il fut conscient, parfaitement conscient etmathématique… Le certain c’est qu’il fut !...

D’ailleurs, dans ce travail, chacun a sa partie qui lui est réservéecomme dans un orchestre, et la minute de l’entrée de la cameriera, lematin, est le signal que le rideau d’avant-scène est levé !

Lugné, ou un autre, peut venir – et il y en eut d’autres, – elle prendla main de Lugné et reste couchée :

- Mon ami… donnez-moi votre main, aidez-moi, je vous en conjure,aidez-moi à traverser le fleuve, voulez-vous ?...

La chambre aux vapeurs de pin est sombre, la plupart des meubles ontété transportés ailleurs, si elle a changé de chambre, depuis laveille, c’est toujours le même ordonnancement. Le lit a été retourné detelle sorte qu’en l’occupant, elle devra toujours tourner le dos à lalumière. Des photographies volantes de tableaux célèbres (Rembrandt,Velasquez) sont posées çà et là, ou bien celle d’un monument grec.Parfois, l’une est simplement accrochée à un rideau avec une épingleanglaise ; un masque de Beethoven en plâtre est dans un petit coffre devoyage qui a été ouvert.

De sa grande écriture, Duse a écrit, sur un papier fixé à la muraille,une ou deux phrases de Machiavel – parfois une de Nietsche. Une boîted’argent émaillée recouverte de petits pavillons de signaux marinsflottants, sur une petite table. Elle a tenu à ce que la significationdes pavillons soit celle qu’elle désire pour sa journée, car Duse seplaît à déchiffrer le langage des pavillons de mer.

Sur l’élément du calorifère sèchent des serviettes imprégnées d’eau etd’aromates.

Une serviette-buvard de quelque bonne maison anglaise est jetée sur lepied du lit, gonflée de lettres et de télégrammes.

C’est tout ?... Non ! parfois une chaise volante pour l’hôte. Voilà lachambre…

Pourquoi donc l’ami ne ferait-il pas comme il y est invité ? Nel’aiderait-il pas « à traverser le fleuve » ? Assis là, au pied du lit,il se sent ému et responsable. Il est déjà dans le rôle de Lebonnarddans la Visite de noce qu’elle lui distribue.

- Merci, vous êtes bon !...

Eléonora Duse est touchante ainsi, implorante ; déjà elle racontequ’elle a reçu une lettre où on l’appelle ailleurs, dans un autre pays,dans une autre ville, qu’elle n’a confiance qu’en Lugné, etc. Et dèscette minute, lui, il se sent écrasé par plus de devoirs !

Le problème devient difficile de l’accompagner encore. Elle poursuit,personne ne lui procurera jamais une heure de paix, de vrai bonheur. M.l’administrateur de la troupe – que ce soit Mazzanti ou Mazzi – est un« guelfe », une brute, et maintenant, elle unit le fil « existence »avec le fil « théâtre ». L’exposé en est fait avec toute sa science.

Mais comment reproduire le travail, minute par minute, pierre à pierre,celui de la journée ? Elle dégage un tel dynamisme qu’elle forcechacun, du plus petit au plus grand, à lui donner... donner sonélectricité, elle s’en imprègne et de la sorte elle parvient à souleverun public !

Si Un tel ne lui suffit pas, si elle le trouve incolore, et même sansconfidences qui puissent être utilisées pour la grande bouilloire de sacervelle, elle en envoie chercher d’autres, elle les interpelle partélégramme, elle leur enjoint de venir :

- Accourez… je suis à bout…

Ou bien, si elle suppose que ses ressources sont fléchissantes :

- Engage ta montre au Mont-de-Piété et rejoins-moi à Munich, hôtel desQuatre-Saisons, tu m’es nécessaire !...

Tout est utilisé, malaxé, employé ; ses mains méphistophéliquesretiennent, s’imprègnent de tout ce qu’elles approchent ; que de fois,entrant dans sa chambre, j’ai trouvé au pied du lit un ami inconnu,nouvelle figure arrivant du fond de la Russie ou de l’Ecosse, déjà enlarmes, à peine débarqué. Alors, Eléonora Duse, grâce au nouvelarrivant, se grise… la situation est créée… elle jouera, féroce sic’est la Femme de Claude, ardente, aimante, mignarde, chantante,sacrifiée si c’est la Dame aux camélias ; le théâtre est enclos entreces deux pôles ; on rame pour elle ; il n’y eut jamais que la pièce devieux patois La Locandiera qui la rafraîchissait, la reposait, etnous reposait !

A ce jeu, que pouvaient conserver les intimes qui soit à eux ?... Leurplus secrète existence était exploitée, reprise, évoquée, romancée,souillée s’il le fallait, mise en drame ; des couples pouvaient sortirdésunis, troublés à jamais… ça, c’est le théâtre ! Eléonora Dusedevenait chaque jour plus experte.

Naïf celui qui croyait être son vrai confident !...

Tous les jours se passaient ainsi, il était impossible d’échapper ou defuir, on jouait son petit rôle dans la pièce, alors même qu’on eûtsupposé n’être venu que pour lui rendre visite.

Tout pouvait lui servir de matériel offensif pour sa guerre théâtrale.Au lendemain d’une grande fête qui lui avait été offerte à Paris et àlaquelle divers ministres avaient assisté, quelqu’un d’officiel luivantait l’admiration unanime de Paris, de la France pour son art… ellel’interrompit :

« - Alors, vous allez nous faire rendre Nice et la Savoie ? » dit-elle.

Autre anecdote, ceci se passait en 1906, ou en 1905.

Elle jouait à Londres, au Waldorf, et était descendue à l’hôtel deSavoy. Appelés de toute urgence, Suzanne et moi, selon l’ordinaire,pour la réconforter et aider à ses affaires qui allaient mal, nousétions accourus, nous habitions le Charing Cross Hôtel, qui se trouvedans la gare même.

Mon concours était nécessaire, m’avait-elle télégraphié, un certain R….ne savait pas conduire sa barque, sa femme était une de ses amies etEléonora donnait des coups de poignard dans l’amour de R…. pour safemme tout en les adorant tous les deux ; mais ce qui est vrai, c’estque R…., manager de chanteurs, ignorait le métier d’impresariodramatique ; il fallut le remonter ; je m’en occupai. Je n’étais rien,en réalité, qu’un conseiller bénévole, aussi mes petites réserves debudget ne me permettaient pas un séjour prolongé à Londres, quelqueprudence que je misse dans mes dépenses.

Chaque jour, mêmes séances, mêmes agitations stériles ; quand uneaffaire de théâtre va mal, les difficultés sont à engrenages, etcependant une équipe d’intimes se multipliaient pour conjurer lemauvais sort, sa fille elle-même.

Enfin, un après-midi, Eléonora Duse se sentit mieux dans ses affaireset elle pouvait jouer avec de bonnes chances de son côté. Suzanne etmoi, nous nous retrouvâmes dans l’escalier de son hôtel, épuisés,éreintés, presque sans forces. Sans forces ?... Peut-être pas tout àfait, puisque, par la logique du jeu quotidien de notre amie, nous noussentions aussi – nous ne savions ni pourquoi ni comment – quelque peuexcités l’un contre l’autre. Eléonora Duse, dans cette escrime sisingulière de pointes à l’amitié, n’épargnait personne, et, après ledépart des plus dévoués, elle sautait de joie quand elle avait touchéle fond des plaies si elle estimait les cœurs sensibles.

Suzanne me dit :

- Dis donc… je n’en puis plus, je suis tué…

- Moi aussi…

Silence. Quelques mètres plus loin, dans la rue, mille petites raisonsnous firent comprendre l’urgence d’une décision, et nous eûmes ensemblela même inspiration :

- Sais-tu, lui dis-je, on va lui mettre une bonne petite lettre, biengentille, bien soignée, on lui dira que nous ne lui sommes plus utilesà rien, que tout va bien, que ses affaires sont en ordre, qu’elle a unentourage, la baronne Meyer, etc., sa fille, et on va vite rentrer enFrance !... J’ai à peine pu lui dire à quel hôtel nous étionsdescendus, je lui dirai qu’elle n’insiste pas, qu’elle ne nous appelleplus, qu’on est parti, etc.

Nous étions en somme assez lâches, mais nous ne respirions plus !...Ainsi fîmes-nous !

La lettre est écrite, je ne sais où, – peut-être même au seuil duSavoy. Pour la première fois depuis que nous sommes arrivés, il y aquelques jours, à Londres, ouf ! nous flânons dans les rues, regardonsles boutiques du Strand, de Saint-Martin’s Lane ; nous n’avons pas loinà aller, le Charing Cross est là, devant nous, capharnaüm désagréable,bruyant, pratique !...

Nous sommes logés, là-haut, au troisième. De notre côté il n’y a pasd’ascenseur, c’est le côté du Hall de la gare, et il nous faut d’abordgravir un sacré premier étage qui n’en finit plus !

- Enfin… allons-y, faisons descendre nos valises et fichons le camp.Justement, il y a un train vers quatre heures…

Je demande ma note, en arrivant, au caissier de l’hôtel.

- Ah ! Monsieur, me dit-il, votre clef est là-haut à l’office, une devos amies est venue, elle est montée chez vous, elle vient de sortir…

- Quoi… quoi ?...

Effarés… nous montons ! La chambre est ouverte, la clef est restée surla porte, des pourboires intelligents ont été donnés et la clef, ayantété prêtée, a ouvert la chambre… Sur l’oreiller du lit, attachée avecdes épingles de sûreté, une grande lettre dont nous reconnaissonsl’écriture ; la voici, textuelle : « Je suis venue au room 276 parcequ’on m’avait dit qu’on ne lirait pas ma réponse écrite, jamais paroleplus dure n’a été dite à un cœur qui vous est fidèle, et bien sûr vousavez décidé cette décision ensemble. Je suis donc venue, car je n’aimanqué en rien à notre amitié, mais nous-mêmes, nous n’avons pas suvaincre les imbéciles.

« A vous de cœur.
                              « Eléonora. »

« Je vous attends de suite. »

Ainsi donc, cette femme presque toujours dolente, pantelante, toujoursau lit, avait trouvé moyen elle-même – son signalement me fut fournipar la girl de l’étage, et j’en ai eu après la confirmation parEléonora Duse elle-même ! – de s’habiller, de bondir à l’hôtel, demonter des étages fatigants, de se faire ouvrir la porte et d’écrire aucrayon, sur le papier de l’hôtel, une lettre nous ordonnant de rester.Ensuite, elle était repartie. Sa violence, sa rapidité, son agilitédans de tels cas ne connaissaient pas de limites.

Que pouvions-nous faire ?...

Nous sommes restés !...

Eléonora Duse ignore le temps ; elle n’est pas gourmande et les repasn’existent pas pour elle ; une « pape », un fruit, un peu de poulet,rien… cela à n’importe quelle heure, n’importe quand !

Partant de là, il est midi, une heure, deux heures, tout l’état-majorreste autour d’elle, personne n’ose partir, chacun attend d’êtrecongédié.

Il lui arrive de temps en temps de faire une répétition l’après-midi,chose rare. Auparavant, elle a envoyé chercher des droguespharmaceutiques ou une photo d’un tableau célèbre, ou un bon livrequ’elle annote quand elle lit, car elle n’est point de celles qui nelisent pas.

La troupe jouant le plus souvent les mêmes pièces, tout va bien si cesont de vieux chefs d’emplois ; elle en a gardé des années quid’ordinaire feignaient des attitudes d’exagérée courtoisie, mais qui,tout à coup, se déchaînaient avec elle dans des altercations d’uneviolence inouïe. Là, elle révélait une autre Duse ; elle avait préparéces bagarres et elle trouvait le moyen de crier plus fort.

- Ah ! mais… ah ! mais… criait-elle.

Que ce soit : « Ah ! mais… » ou « ah ! Mai !... (3) », c’était toujoursaussi violent.

« Tant que j’aurai dents en bouche !... »

Et ça revenait… ça revenait… avec Mazzanti, Rosaspina, Galvani,Galliani, Orlandini, Alfredo Robert, etc.

Si on répétait, c’était pour une pièce jouée rarement à laquelle unraccord était nécessaire ou pour un nouvel artiste. Ces répétitions sepassaient dans l’hôtel, dans son salon : elles n’étaient indispensablesque pour les pièces qu’elle aurait voulu pouvoir jouer et qu’elle nepouvait pas jouer. Là, elle ne pardonne pas, elle ne pardonne àpersonne le sort qui lui échoit ! Les minutes sont tragiques, elles mele dit souvent : « L’esprit mange le corps… » Elle avait connu desêtres illustres qui avaient levé les voiles et lui avaient fait aimerles belles œuvres… trop tard.

Dès son enfance, la facilité du cabotinage l’étreignit, elle n’ensortit pas… Je veux dire la maladie d’avoir joué toutes sortes d’œuvresrépandues dans le public, avec ses parents ou avec Pezzana. Elle savaitqu’elle trahissait souvent de très belles œuvres, elle en souffritmille morts… Il lui était impossible même de les apprendre… Elle sefouaillait, se donnait des coups de chambrière, faisait traduire pardes poètes, et en vers, des œuvres écrites en belle prose dansl’original, c’était en vain… Se sentant incapable de garder le nombredes vers dans sa mémoire, il lui devenait plus fort qu’elled’improviser !... Elle en enragea et elle ne voulait pas se l’avouer.

Je l’ai dit, la répétition se passait dans un salon qu’elle louait avecsa chambre. Elle s’y préparait avec d’inouïes précautions, s’y rendantà la minute fixée par elle et chez elle, le chapeau sur la tête,gantée, une voilette sur le visage.

- C’est pour imposer de la tenue à tous mes Italiens, disait-elle.

De la tenue… ah ! ouiche !...

Rarement, elle dit son texte elle-même. Le plus souvent, c’était lesouffleur qui lisait son texte à elle, tout haut ; elle, elle plaçait,elle dirigeait la mise en scène, elle indiquait aux autres ce qu’ellevoulait, comme elle entendait trouver ses partenaires à côté d’elle oudevant elle ; ses indications étaient merveilleuses, ses trouvaillesrévélatrices, géniales, littéralement, mais peu à peu elle écartait,elle libérait les petites répliques ; celles-là, elle paraissait lesnégliger jusqu’au moment où elle arrivait en face de celles plusimportantes ; alors, se saisissant du texte, elle-même oubliant les «envois » du souffleur, élevant le ton, les lunettes sur le nez, mêmejusque dans la douleur, elle s’en prenait au sujet de la pièce commepour s’identifier avec le texte, elle chargeait face à son partenaire ;elle emballait la situation, elle était à la fois Duse et Elle. Elle,le personnage. La foudre éclatait, tonnait ! Cela ne pouvait réussir,je le répète, que dans de vieilles pièces ; avec des pièces modernes,des pièces écrites, le procédé ne valait rien, car alors Duses’embarbouillait. Mais dans des drames tels que Magda, Odette, laFemme de Claude, la Seconde Madame Tanqueray, elle retrouvait safulgurante frénésie, indéfiniment, comme un procédé. L’identificationdevenait telle qu’on s’interrogeait si elle ne faisait pas injure à lavie, en n’étant plus elle simplement, en étant le personnage, et s’iln’y avait pas là un blasphème qui expliquait tout jusqu’aumécontentement d’un dieu qui n’entendait pas que nous nous abandonnionstotalement parce qu’il nous a fait un tel et non pas un autre !...

La voix d’Eléonora Duse s’était élevée, son timbre était haut – pan…pan !... – elle dominait et son âme était terrible. Oui ! quelépouvantable personnage elle jouait !... Quelle divinitéinvraisemblable l’animait ; jetée, comme mue par une force sur la viedu protagoniste, elle savait bouleverser la sensibilité par des phrasesprécises, mettant en détresse le plus passif des camarades.

A ces heures-là, Duse était vraiment géniale et surhumaine !

Ruisselants de sueur, en larmes sur leur propre cas, ses comédienssortaient de la répétition n’ayant pas conscience de quel secours ilsavaient été au mécanisme de son génie.

Nous, les amis, les intimes, après la répétition, nos maux commençaient; nous aussi, nous nous sentions broyés…

La répétition finie, elle nous faisait signe d’entrer !

« Ah ! ah !... tant que j’aurai des dents !... etc. »

La voilà, toute rayonnante, les épaules rejetées en arrière commetoujours, la tête haute, le regard au-dessus et au delà d’elle, elletriomphe, un large sourire illumine ses dents, se projette sur toute saphysionomie ; visiblement, elle a arraché, emporté les forces de toutson monde ; Elle rejette voilette, gants, chapeau ; et maintenant, enface de nous, ceux de toutes les heures, maintenant, c’est nous qu’elleva posséder, par raffinement, ayant déjà meurtri, tué les forces detout son personnel de seconde zone.

Jouera-t-elle ce soir ? Ceci, elle nous le dira vers cinq heures, quandelle connaîtra sa température, et aussi celle de la ville, et aussi,disons-le, celle de la location.

Il y a des capitales qu’elle tient en transes, comme une pythonisse,Vienne par exemple ; là plus rarement, il lui arrivera de refuser dejouer comme elle le fit à Turin, ou à Stockholm (février 1906).

Une bêtise !... Un manuscrit, remis par un auteur, peut lui servir deprétexte pour prendre la décision de jouer ou de ne pas jouer.

Rien n’est dicté, ordonné, un dieu l’inspire ; quatre-vingt-dix neuffois sur cent, elle rejette le manuscrit qu’elle lit, même si elle l’acommandé à un écrivain illustre, et cela pour telle ou telle raisonqu’elle est seule à connaître, même si elle a avancé une somme assezrondelette en garantie, ayant voulu prouver qu’elle a la fermeintention de le jouer, mais… Elle ! Elle ne jouera pas ; elle acommandé les décors et elle ne jouera pas ; les costumes seront payéset elle a gardé la volonté de ne pas jouer. Elle recherchera plutôtlongtemps sans en rien dire une œuvre déjà jouée, car elle déteste lesrisques de l’essai (4).

Elle est consciente de la double, de la triple souffrance que crée sapropre cruauté calculée, et elle ne néglige pas de jeter ses intimesles uns contre les autres, soupçons… passions déchaînées… elle en abesoin et elle ne peut pas paraître en scène si elle ne l’a pas fait.

Si ceux qui l’entourent ne souffrent pas tous les réflexes de leursmisères, elle attend ; elle ne jouera pas. Elle adresse télégrammes surtélégrammes aux amis éloignés pour rien, pour faire naître l’imprévuqui la soutiendra. Un télégramme part régulièrement tous les trois,quatre jours, qui doit secouer un nouvel ami :

- Fichue existence de papier mâché que la mienne !...

Ah ! six heures du soir !... là, on recherche dare-dare Lugné-Poe,Mazzanti, le directeur du théâtre. C’est Lugné-Poe et Mazzanti quidiront dans l’anti-chambre :

- La Signora a la fièvre, elle ne peut pas jouer, elle jouera demain !

Et inutile de parler, de parlementer… elle a la fièvre ! Et c’est vrai,elle l’a !...

Elle ne recevra pas de médecin.

- Ce sont tous des ânes… dit-elle.

Et elle les domine toujours.

Alors, Mazzanti et Lugné-Poe déploient toute leur retorserie, leurargutie, pour reporter la soirée et ne devoir aucune indemnité.

Mais c’est là un métier supérieur où il doit se glisser une part defausse bonne foi, sinon de mauvaise foi. Métier lassant.

Au résumé, il est nécessaire d’attendre que – bien plus encorequ’Eléonora Duse elle-même – par contagion, ou par imbibition, lepublic soit apte et au point ; quand il y sera, elle le sera aussi, etle public qui l’aura si ardemment désirée la subira et n’y verra que dufeu. Parbleu !...

Quel supplice ce fut pour elle de travailler du Shakespeare, dud’Annunzio, suivant son procédé !

Elle me l’a dit et le poète italien a dû en souffrir, comme d’autres enont souffert, comme j’en ai souffert moi-même lorsque je la vistravailler Ibsen ou Maeterlinck.

Quels reproches amers faisait-elle quand une artiste étrangère,française, anglaise, avait joué dans une place avant elle certainesœuvres telles que la Gioconda ou Monna Vanna ! Ces jours derépétitions-là, la pauvre Nina, la tête dans ses mains, savait que nousserons tous à la torture. Thérèse, – une Thérèse qui fut longtempsauprès d’elle – interrogeait :

- Qu’est-ce qu’elle a ?... qu’est-ce qu’elle a ?...

Nina le sait, elle a que, ce soir ou demain, elle devra jouer une piècequ’elle aime, « donc qu’elle hait… », puisqu’elle n’en sort pas !...

- Comment X… a-t-elle pu jouer la Gioconda avec succès ici, avant moi?... me dit-elle un jour ; moi je ne la joue pas, j’essaie de faire del’amble comme sur un cheval !...

Sans doute, elle retrouve quelques points de repère où elle essaie deglisser ses anciennes audaces, mais elle en a honte, il s’ensuit unerelative paralysie. Ainsi certaines suggestions qui lui viennent dansles gestes, dans l’attitude, lorsqu’elle est avec Loevborg buvant dupunch (Hedda Gabler) et qu’elle reporte de la Femme de Claude ou de Fedora. Mais prenons Hedda ; elle ne voulut jamais admettrequ’Hedda était enceinte. Eléonora Duse alors coupait, elle coupait,ainsi que dans d’autres œuvres, et répétait les phrases deux ou troisfois pour masquer les coupures…

… Je l’entends me dire :

Sacramento !... tu es un assassin, arrête-toi là !...

Nous verrons tout à l’heure comme elle l’entendait !


ÉLÉONORA DUSE A PARIS.

                          Braeck Doelen. Amsterdam.

                       La speranzaprolungata fa languire,
                       fa languire ilcuore, ma il desiderio
                       adempiuto a suuno alberto di vita (5).
                                  Eléonora Duse.


Je retrouve ces lignes qu’Eléonora Duse a cursivement dessinées, de sonimpressionnante écriture sur une feuille de papier en 1905, alorsqu’elle était en route vers les pays du Nord. Elle avait été fêtée àParis, comme une souveraine de la scène. Après ses représentations àl’Œuvre, elle avait attendu quelques mois, et nous mettions le cap surla Norvège.

Telle était Eléonora Duse dans sa joie de conquête. Toujours, elleaimait à résumer ses aspirations par des formules lapidaires qu’ellepuisait dans ses lectures.

Au cours de ces quelques minutes de souvenirs, il pourra m’en survenird’autres, selon les caprices de la mémoire et avec l’anxiété d’un amiensorcelé par sa figure, souvent aussi ils ressurgiront par l’insolentecruauté des premiers souvenirs. Qu’ils font mal !... Ils tordent lecœur et l’esprit quand on veut les reprendre, les revoir, les fixer,mais des êtres tels qu’Eléonora Duse, croyez-le, ont gardé toujours etau delà d’eux des droits souverains sur tous ceux qui se sont attachésà elle.

Comment Eléonora Duse vint-elle à l’Œuvre ? D’abord, elle y est venue…elle fut de l’Œuvre totalement, elle a même tenu à signer souvent surdu papier de l’Œuvre. Elle dépensa une incroyable énergie à réclamer saplace !...

J’ai sous les yeux des feuilles de l’Œuvre où auprès de la petitevignette de Pierre Bonnard dans l’angle, en haut, à gauche, Duse asigné : Sociétaire de l’Œuvre…

Elle a monté souvent notre misérable escalier de la rue Turgot.

Enfin, un soir, elle a voulu jouer les Bas-fonds de Gorki, seuleItalienne au milieu de tous nos camarades.

Elle fut tout de même assez belle, cette spontanée et volontairefraternité de travail qu’elle s’imposa. Traçons-en les étapesglorieuses et n’oublions pas que, lorsque l’Œuvre lui fut retirée enquelque sorte de dessous ses pieds, elle se risque d’aller jusqu’à direqu’elle ne travaillerait plus, ce qu’elle fit pendant tout un temps…Mais lorsque les rigueurs de la vie l’y contraignirent, elle poursuivitle souvenir, pour une grande part, dans le sillon que nous nous étionstracés ensemble.

Avant sa campagne de Paris à la Renaissance, chez Sarah Bernhardt(1897), c’est à la Haye que je l’avais aperçue pour la première fois,au Palais des arts et des sciences, en 1896 je crois.

Tout ce que le théâtre ne m’avait pas donné, tout ce que j’avais espéréquelques années avant, je l’avais rencontré dans cette soirée.

A Oslo, quand j’avais eu la fierté d’être présenté à Henrik Ibsen, enun millième de seconde, je m’étais senti l’esprit bouleversé, humble,un éclair m’avait illuminé l’esprit pour mon travail, mais il étaitresté encore un peu aride. Lorsque je vis Duse à la Haye, dans la Dameaux camélias, instantanément mon cœur se mit à battre dès le deuxièmeacte au point qu’à l’entr’acte, par crainte d’un petit peu de ridiculesi je me trouvais mal, je n’osais pas sortir de ma place. J’avais lepalais sec comme du papier buvard, je ne me soupçonnais pas la forceintérieure que je me sentais…  ̶  Nom d’un chien ! faut-ilavoir aimé le théâtre !

Tout ce que j’en avais espéré, tout ce que j’avais cru, tout cequ’aucun comédien ne m’avait donné, dont j’avais pu quelques instantsdouter : j’éprouvais la sensation que j’avais eu raison. Ibsen, Duse,cœur et esprit, tout se liait, le théâtre pouvait bien être unsacrifice et je me repris à l’adorer… à l’adorer, ce théâtre… au pointd’adorer Celle qui me causait cette magnifique révélation.

Dix heures environ, après la soirée, sur le quai de la gare de DenHaag, là, je la revois soudain dans son wagon ; je reste hébété, nepouvant pas bouger ; son impresario est auprès d’elle, prêt à monterdans le train, l’arrêt était de quelques secondes ; elle me fitcependant l’effet d’une femme très quelconque, tout à fait semblable àcelles que j’entrevoyais dans les compartiments.

Lorsque j’eus la fierté de la connaître, mes premiers émois furentabsolument différents de ceux-là.

A la Renaissance (1897), j’assistai à tous ses spectacles (6).

A divers instants des soirées de la Renaissance, il se produisit desmouvements de salle dont j’enregistrai alors l’écho d’un plusparticulièrement pittoresque dans un article qui fut une des causes dema stupide histoire avec Mendès. Eléonora Duse en fut-elle jamaisavisée ? Connut-elle la violence de mon admiration à son sujet ?l’enthousiaste campagne que j’avais menée ? C’est possible, puisque desamis communs, dès ce moment, cherchèrent à me présenter.

Suzanne, de son côté, partageait à ce point mon emballement – Duse s’ensouvint plus tard et s’en amusait – qu’à la matinée de 1897, donnée enson honneur, à la Comédie-Française, dans l’entr’acte, elle s’efforçade toucher la manche du manteau de l’artiste, comme si ce pouvait êtreun fétiche pour sa carrière, et qu’elle y parvint au point qu’EléonoraDuse – Vénitienne, ne l’oublions pas… – le sentit et se retourna ; Dusese prit à rire, sans la connaître, et lui donna le ruban d’un bouquetqu’elle avait reçu et qu’elle détacha, mais elle ignorait alors queSuzanne Desprès était une jeune comédienne.

Que de fois, en 1902-1903, j’avais rêvé, non seulement de l’approcher,mais aussi de lui faire comprendre mieux que par Nora, que je savaisinscrite à son répertoire, tout ce qu’il pouvait y avoir pour elle dansla grande série des héroïnes d’Ibsen. Deux amis s’employèrent à nousrapprocher, l’un était le comte Primoli, l’autre une jeune comédiennedont je m’efforçais de faciliter les débuts, et qui avait eu la chancede parler à Eléonora Duse, Marie Kalff (7).

Eléonora Duse était à ce moment la grande interprète de Gabrieled’Annunzio et songeait assez peu à Ibsen ; mais, en 1904, bien deschoses s’étaient passées pour elle et aussi pour nous.

Nous-mêmes ne cherchions-nous pas à monter du d’Annunzio ?

Il n’y a donc rien de surprenant que nous nous soyons rencontrés dansle même jardin, d’autant plus qu’en moi, exaspéré de théâtre, montaitet grandissait l’ardente volonté de devenir impresario au profit del’Œuvre, et de ne le faire qu’avec des étoiles, ou plutôt auprès d’uneseule dont je puisse admirer le génie.

Dès mars 1904, Duse me fait dire par Primoli, par Marie Kalff, qu’elleveut me voir. Nous nous manquons d’ailleurs à plusieurs reprises, maisbien certainement elle connaît mes préparatifs de représentations deGabriele d’Annunzio, et, la première, elle m’écrit et me laisse croirequ’elle m’intéresserait au travail d’une tournée qu’elle désiraitentreprendre pendant l’été.

En juin, elle m’invite à l’aller voir à Turin. J’y cours. Ce sera lepremier des cinquante ou soixante voyages que j’ai dû faire par lasuite, sur son injonction, et pour des buts très peu précis.

Moi, je ne rêvais alors que de la voir venir interpréter de l’Ibsen àParis. Chacun de nous deux a sa volonté secrète. Elle, elle ne pensequ’à ne pas me laisser jouer Gabriele d’Annunzio avant elle à Paris.Elle souhaite le faire d’abord et elle compte, tout en s’intéressantquelque peu au travail de ce fou-fou de Français, l’amuser sur le tapisen préparant, en catimini, ce qui l’intéresse.

C’est à l’hôtel de l’Europe, à Turin, qu’elle me reçoit pour lapremière fois. Je suis prévenu, qu’elle désire des représentations dansles villes d’eaux françaises !

Suzanne m’a accompagné et est restée à l’hôtel Suisse, inquiète etsouffrant d’une émotion lointaine.

Duse est devant moi, je suis entré dans l’hôtel, j’ai été annoncé, j’aiété introduit sans savoir comment ça s’est passé… Elle est là, devantmoi, toute petite !... Oui, elle me fait l’effet d’être petite,effacée !... Sa servante, Nina, qui m’a ouvert la porte avec un bonsourire de vieille Italienne, aux yeux déjà ouverts sur l’extérieur deschoses, m’a parue plus grande qu’elle.

Eléonora Duse tout de suite me jette quelques mots sur les difficultésde ses tournées, puis me parle de la gentillesse dévouée de MarieKalff. Elle sait que Suzanne Desprès doit jouer Gioconda. Tout celaest dit si discrètement, si cordialement, que, lorsqu’elle me déclarequ’elle aurait voulu voir Suzanne, je cours la chercher.

Suzanne, farouche, s’y refuse, je l’excuse d’un mot. Dix minutes après,je reçois celui-ci d’Eléonora Duse :

« Au contraire, c’est moi qui demande pardon, j’aurais dû comprendreet ne pas insister, mais sa personnalité et sa force et sa fermevolonté, tout ce que je sais d’elle me donnait grande envie de luiserrer la main… etc. »

« Hélas ! je voudrais partir aussi, ce soir, tellement le ciel estlourd !... »

Aïe !... décidément, Suzanne a raison de se faire violence. Nous ycourons. Le contact est pris. Eléonora Duse joue avec Suzanne, s’amusede son malaise, l’encourage à jouer Gioconda cet hiver. Nous nousséparons, nous sommes sous le charme ; on travaillera ensemble, mais, àpartir de cette minute-là, la vie télégraphique commence (8).

Un mois plus tard, elle me demande de la faire venir à laPorte-Saint-Martin. Je venais justement d’annoncer Gioconda. J’ouvrele journal, un matin, je lis l’information qu’elle jouera la pièceavant moi au Vaudeville !... Elle ne m’en avait rien laissé prévoir (9).

Ma première grillée par celle de Duse et le mois retenu desreprésentations pour Gioconda en français, selon ma convention avecd’Annunzio, tué d’avance !

Suzanne court s’en entretenir avec elle à Vienne ; on troque ; c’estson impresario, Schurmann, qui l’a poussée dans cette aventure, maistout de même, « elle aimerait bien jouer Gioconda à Paris avant touteautre ». Elle veut cependant aider l’Œuvre de Lugné-Poe, et Lugné-Poede nouveau est invité à la voir à Cologne (10 décembre 1904).

En attendant, elle déclare qu’elle me prêtera les décors de Gioconda.

Une nuit, à Cologne, les affaires prennent tournure. J’étais arrivétard, il faisait très froid sur la place du Dôme. Tout de même, je luiavais vu interpréter Monna Vanna. Il paraît que la pièce étaitallégée.

A l’hôtel, le portier me remet ce mot :

« Cher monsieur Lugné-Poe,

« Je vous ai télégraphié et je vous répète cette prière : donnez-moi lapossibilité de retourner à Paris ; mais à ma manière, c’est-à-direpour une espérance et pas seulement pour une récompense.

« Je veux du travail et qu’un souvenir m’en reste, j’ai pleineconfiance en vous et je crois en Suzanne Desprès.

« P. S. – Je n’ai aucun engagement avec qui que ce soit. Cherchez ettrouvez ce qu’il faut. »

Encore un mot :

« Avec vous deux, je demande de marcher. Que Suzanne donne troissoirées par semaine – moi trois aussi. Le répertoire, vous le savez :ceci, hier et demain. L’époque ? L’hiver prochain, deux ou troismois. Les conditions ? Dites les vôtres. »

Elle a pris tout à fait confiance et elle me charge de liquider toutesles conventions antérieures. Déjà, nous avons pensé à un nouveaurépertoire ; nous préparons un Tristan et Yseult d’Arthur Symons etmême J.-G. Borkmann. Elle réclame mon retour à Munich pour le 19décembre, cela uniquement pour m’annoncer qu’elle viendra à Paris le 30.

Je dois désormais être Un tel qui lui trouve du bon travail troisfois la semaine, mais pas en Allemagne !

« Sauvez-moi, m’écrit-elle, de cette existence !... Pardon !... c’estencore l’Art qui appelle la vie et fait trembler le cœur. Otez-moi decette vie errante !... »

Et de Munich, deux jours après, lui ayant dit que Gioconda en languefrançaise débuterait à Bruxelles, elle m’écrivait :

« Bien !

« Ainsi soit-il.

« Je vous envie. Voilà une vérité.

« Vous et Suzanne, je vous envie.

« Vous avez du bon travail, une belle pièce !

« Une chose latine.

« Vous allez à Bruxelles…

« (Et j’adore Bruxelles.)

« Vous ne dormez pas, vous ne mangez pas pour trouver une chose…

« Qui peut-être s’appelle :

« Art.

« Peut-être vie.

« Peut-être amour.

« Peut-être la seule réalité.

« Peut-être… juste le contraire.

« Enfin !...

« Et je vous déteste tous les deux quand vous m’écrivez : continuezrester en Allemagne », vraiment ?...

« C’est comme dire : « C’est vous le nègre, continuez !... »

Cette dernière parole rappelle toute une face du tempérament d’EléonoraDuse. Cette extraordinaire créature est hilare, souvent allègre,spirituelle, joyeuse, et, aux pires instants, elle fait apparaître lemot d’ironie goguenarde et de joie. Personne ne peut le prévoir. Sonvisage est anxieux, on attend une exclamation affligée et soudain uneidée, une image joyeuses éclatent comme des pétards ou des fusées.

Un soir, dans un grand théâtre de Paris, nous étions ensemble dans unebaignoire, avec des amis intimes à elle. Une grande artiste de Paris,très connue, avait déclaré jouer pour elle. Nous suivions l’action surle visage d’Eléonora Duse, ses traits nous étreignaient. Entre deuxscènes, elle se retourne vers nous :

- Hum ! tu imites Mme Duse, misérable !...

Et elle reprend son aspect ; quelques secondes après, du même ton :

- Humm !... tu imites Mme Sarah Bernhardt… Veux-tu choisir !... veux-tuchoisir !...

Nous passons ensemble tous les premiers jours de 1905. Elle est venue àParis, à l’hôtel du Palais, et sur ses indications je prépare sacampagne de mars.

Ici, parmi nous, elle est autre, libérée, heureuse, mais terriblementabsorbante. Elle exige d’être entourée. Dès 5 ou 6 heures du matin, «pour être sûre », dit-elle, elle réclame ma visite ou celle de Suzanne,et les chasseurs de son hôtel font la navette sans arrêt, m’apportantdes convocations urgentes. Pour les moindres détails, ce sont desappels au bureau, à mon domicile ; s’il le faut, elle accourt, lepremier étage de la rue Turgot ne l’effraie pas, celui de mon domicile– qui est aussi dans une vieille maison – l’inquiète. Elle y réclame unascenseur ; il n’y en a pas, elle attend chez le concierge.

Tous ces mots expédiés sont d’ailleurs joviaux.

Voici une grande enveloppe d’elle :

« La femme qui porte perruque (et prétend regarder dans le crâne desautres) voudrait enfin être apte à vivre.

« Comment faire pour la perfectionner ?

« Apte !

« Tout est là !... »

Voulez-vous son bonjour des étrennes de 1905 ?...

« Les 3.

« Voilà une histoire !... Fichez-moi la paix.

« 1er janvier 1905 !... »

Je la découvre à chaque minute. Un torrent, un monde ! Ne jouant paspendant ces quelques jours, elle a « sa frénésie », que je l’entendraisi souvent proclamer, et elle parle. J’emporte tout chez moi de ce quej’ai pu lui emprunter, dans l’air, dans ses gestes, dans sa noblesse,dans ses paroles ; de son hôtel à chez moi, lorsque je rentre, je metscertainement sept à huit minutes à pied, en courant, car tous les sousque je possède sont destinés à ne pas paraître avoir besoin d’argent,et à maintenant la bonne forme de notre relation ; et à peine arrivé àla maison, je note… je note : c’est une fortune d’idées, d’émois qui metombe du ciel !

Elle me livre mille aperçus sur la vie de l’artiste, j’en ai les yeuxéblouis, j’en ai la tête farcie. Les gestes de la comédienne, sesabandons, son élasticité m’appartiennent ; la mer, l’océan, la maréemontante, en quelques heures, elle donne tout… Je suis subjugué parce torrent d’images qu’elle évoque.

Mais oui… mais oui !... Je m’occuperai de ses représentations, maisj’ai compris qu’il lui est impossible d’apporter sur la scène tout cequ’elle verse à ses intimes. Par cela, je pressens qu’elle estmalheureuse de ne pas pouvoir le faire en dépit de ses heures de gaieté.

« Je déteste…

« Je… dé… tes… te…

« Et maudis la vie de théâtre chaque jour de ma vie. Quand je me cogneavec la vie de théâtre, la vraie vie perd sa valeur tellementl’autre (celle de théâtre) me gêne, me navre.

« Je n’aime pas ce travail accumulé par les directeurs et arrangépendant que les nuits sont si douces à la campagne et que la terre etles fleurs parlent ensemble.

« Rester soi sur les planches pour ramasser quatre sous qu’on gagne malet qu’on dépense pire – textuel.

« L’Art ?

« L’Art n’y a rien à faire dans cette peine ; c’est du métier qu’onsouffre, le métier, le métier… »

Elle vomit ce substantif en une nausée.

Je me permets de lui montrer combien certaines pièces du répertoire deson programme peuvent nous gêner.

- Il vecchio soldato sputa nella gamella !... (Amleto) meréplique-t-elle. Basta.

Sa conversation vagabonde ; ce sont des milliers de sources fraîchesqui jaillissent de son imagination. La plupart des conversations defemmes fatiguent, elle, elle vous transporte, elle vous anime, coloranttout… ah ! non ! elle n’est pas si souvent en peine, comme tantd’autres me l’ont dépeinte ! J’ai eu maintes preuves du contraire. Ilfaut l’entendre parler avec Suzanne, et Suzanne non plus n’emporte pascette impression.

L’amour !...

Attention ! de quelle affection pourrait-elle nous parler ?... Maisd’elle-même, avec sa gaillardise assez grasse, elle m’en entretient :

« L’Amour ? Est-ce que cela importe en Italie, où ça se pratiquepresque en plein salon ?... » – et elle le souligne d’un geste originalet suggestif – « …dans un coin, là, paf !... »

Assaillie de demandes de photographies, elle plaisante sur lesdédicaces.

« Ça n’a aucun sens… » dit-elle.

Et, se retournant vers moi :

« Lugné, lorsque vous lirez « reconnaissante » sur une photographie,dites-vous que c’est pour un homme assez bien, mais « trèsreconnaissante » c’est pour un imbécile … »

Elle juge ses amis si clairement que ça m’inquiète, et elle tient à lefaire. Je suis même forcé de l’arrêter.

En repartant pour Vienne (15 janvier 1905), elle emporte une base decontrat, elle le signera à Vienne. J’ai la certitude que nous sommesentièrement d’accord. Je mettrai à son service tout ce que j’ai, toutce que je n’ai pas… Désormais, pour lui faire la route glorieuse, jesuis décidé à faire jaillir des espèces trébuchantes d’entre les pavés.Je n’avais jamais pensé à cela auparavant.

Pendant plus d’un mois, je prépare la besogne. Ses lettres sont moinsfréquentes, mais les télés se succèdent de Vienne, de Triste, de toutesses étapes.

Elle s’installe le 15 mars à Paris, au Continental. Elle débutera le27. Ce seront quatorze représentations à l’Œuvre. Je m’efface et leprogramme conservé le manifeste, elle devient « directrice de l’Œuvre »pendant ces représentations.

Selon l’expression de Fémina (10), c’est « sur l’insistance de cetteMuse aux tempes de lauriers » que j’ai cédé pour lui laisser la place àl’Œuvre. Depuis douze ans que l’Œuvre est fondée, ai-je rêvé pareilleconsécration ?...

Sur le quai de la gare, elle m’a tout mis dans les bras, ses artistesen sont suffoqués à un point qu’il va me falloir souvent avec euxprendre des précautions. Le Français imposé administrateur d’unecompagnie théâtrale italienne est toujours suspect. Son secrétairegénéral, administrateur de sa troupe, « le vieux guelfe » Mazzanti,ainsi que le surnomme Eléonora Duse, en est malade ; il le montre. Lesdeux jeunes premiers, Rosaspina et Ciro Galvani, me font des souriresde biais. Géri, le fameux Géri, son régisseur, sera le seul à me rendreles affaires possibles, et, quatre ans et demi durant, je vais voyageravec ces gaillards-là !... (11).

Il faut aussi que je veille à la presse française, voire même àl’italienne. Je dois tout concilier. Elle ne garde pour s’en occuperque quelques relations très personnelles, tels que les Mendelssohn deBerlin, quelques intimes d’Italie, Orvieto d’El Marzocco, etc. ; jesuis contraint d’examiner toutes les lettres qui lui sont adressées ;aux trois quarts je dois des réponses, et comme je ne peux pas imiterson écriture très particulière, à mon tour j’ai la liberté d’user dutélégraphe.

Quatre jours après son arrivée, Réjane lui envoie un très joli cadeau,ce sont d’anciens flacons de Venise.

- Répondez !...

J’ai rédigé le télégramme (qu’elle s’est refusée à relire), dans sonstyle. Le lendemain matin, Eléonora Duse me dit :

- Qu’avez-vous répondu à Réjane ?

- Ceci…

Et je lui lis ma réponse.

Elle m’écoute, me regarde, atterrée et heureuse à la fois.

- Assassin !... me jette-t-elle, ensuite.

- Oui, Madame X… la célèbre poétesse roumaine, le télé était de moi !...

- Oui, Mme B…, la grande Sociétaire !

Permettez-moi, aujourd’hui, de sourire à tous ces braves gens !...Beaucoup ont correspondu avec moi…

Oui !... Poétesse notoire, c’était moi qui vous ai dit d’attendrequelques jours après la première !... Oui, tous !... tous… c’est moi,seul ayant le mandat de signer – j’ai signé – et bien des télégrammesd’Eléonora Duse furent de mon encre !...

Je n’étais pas entraîné à ce travail, mais je m’imagine que cela doitêtre du théâtre. Dans l’intimité, chez elle, j’en suis à jouer les «Eléonora Duse ». Selon son expression : Elle est « mouche-morte » et secontente de faire deux ou trois visites indispensables, un essayagechez Worth et quelques répétitions dans son salon.

Les représentations font fureur. Je m’enrichis à la voir travailler, jesuis de ses intimes qu’elle associe à ses dernières heures avant letravail ; que ce soit Thérèse Brière qui fut son habilleuse, ou Désiréede W…, tous, nous subissons le joug de la préparation au spectacle.

Mon zèle dissimule mes pensées d’arrière-plan : notre Ibsen ! Là, ilreste à discuter, à lui faire faire ce qu’elle a peu lu : Peer Gynt,qui fut sa grande découverte, l’affole au point que, pendant des mois,elle me signe ses télégrammes : Peer Gynt. Elle en apprend desfragments : « les murmures des feuilles mortes… », au dernier acte…Ensemble, nous travaillons Hedda Gabler. Qui est le démon ? Qui estl’ange ? dans Hedda ?... Car il y a les deux ! Nous lisons et relisons Rosmer ; elle décide de le traduire, elle m’arrache une promesse :celle de lui faire travailler Rébecca pendant l’été…

Que lui importent les visites ? Elle se couche et elle les renvoie, ilen est cependant à recevoir… Je suis chez elle, et tous les serviteurssont éloignés, il est vers l’heure du déjeuner ; les portes del’appartement ne sont pas fermées, des pas se font entendre depuis sachambre ; on frappe. – Une carte a même été adressée quelques minutesauparavant par le portier de l’hôtel. L’intrus est là, derrière sachambre, nous sommes seuls tous deux. Elle me fait signe de me taire.Je la vois écrire un mot sur une feuille de papier :

- Mme Duse est absente…


Sa main passe le mot ; ma main sera reconnue, Fichtre !... ainsiqu’elle dit souvent.

Elle me montre la carte, celle d’un ancien ministre, homme d’uneinfluence internationale considérable… je lui dis :

- Eh bien !... mais Savour est allé chercher la Ristori à la frontière!...

Devant de tels propos, je perds pied…

Ajoutons que si elle a des amis très fortunés qu’elle ne néglige point,qu’elle soigne, cultive, néanmoins elle montre des pensées tendrementrévolutionnaires en faveur de pauvres artistes, peintres ou écrivains.Cela tient à son enfance qui fut pauvre et qu’elle aime à rappeler, sonpère si fier, sa mère morte à l’hôpital…

- Pourquoi voyageons-nous toujours en troisième classe, papa ?...a-t-elle demandé un jour à son père, étant toute petite.

- Parce qu’il n’y a pas de cinquième, mon enfant.

Ce père fut un être extraordinaire. Quelques temps après la mort de samère, un oncle, marin, vint à mourir laissant en héritage quelquespetites maisons habitées seulement par des veuves et des enfants demarins. Lorsque le père reçut la lettre l’avisant de la petite fortunequi lui arrivait bien tard, il jeta la lettre par terre, la déchira,cracha dessus, laissant les maisonnettes à leurs habitants.

Le succès de Paris fut foudroyant, succès artistique, succès matériel.Elle en apprécia clairement la joie au point de se montrer dehorsbeaucoup plus fréquemment qu’elle ne l’avait fait auparavant, d’autantque quelques amies lui offrirent des réceptions qui la flattèrent etque tout ce qui pouvait lui être une corvée lui fut épargné. Alors elleeût souhaité s’installer à Paris, elle me demanda même de lui chercherun appartement, puis y renonça… Elle redoutait l’Allemagne pour sasanté, l’Italie pour ce qu’elle y rencontrait de souvenirs quil’irritaient. D’ailleurs, dans toutes les villes où elle arrivait – etce fut même le cas à Paris, – elle manifestait une grande peur desreprésailles, des reportages, des sollicitations des correspondantsitaliens. Sur leurs lettres qu’elle me transmettait, elle écrivaittoujours :

« Contentez-les… recevez-les… arrangez-les !... »

Les 22, 23, 24 et 25 mars 1905, Eléonora Duse aperçoit la fin de sasérie parisienne, et son humeur change, ses appels se précipitent ;quatre, cinq fois par jour, elle est chez moi. Elle a encore de labonne humeur, mais elle maugrée sur son style en français, et sesboutades s’inscrivent dans le coin de ses lettres :

« Mauvais français du diable ! écrit-elle, il faudra que vous appreniezmon italien, car mon français, j’en suis au bout avec tant de dépêcheset de lettres !... »

Ou :

« Demain, on campera Ibsen et « affaires », mais en italien ?

« car mon français… pas plus loin…

« (page 62 : fais le tour) (12) ».

Et après une soirée, elle me fait déposer ce simple mot :

« Travail et…

« bêtise…

« Voilà  ma soirée…

« Quand je voulais…

« Ibsen ! »

Le 25, au matin, ce mot :

« 25…

« Elle dit « merci »

« à Lugné pour la peine

« …et pour tout le reste

« Avanti !...

« Elle… Œuvre et pas la mort… »

Une heure après,

« Lugné le Bon,

« J’ai besoin, ce matin, de vous dire « merci ».

« Merci, sans forme ni formule, un « merci » qui ne dit rien et qui ditpourtant :

« Vous m’avez tant aidée à vivre, à travailler. J’avais de la « force »le jour du Palais d’Orsay, mais je ne connaissais plus mon chemin. Jeme rappelle si bien que je regardais les bateaux devant ma fenêtreet me demandais :

« Où aller ?...

« Voilà maintenant que je travaille, et avec vous deux, la vie estainsi,

« demain, je m’en irai travailler ailleurs

« et ce sera juste aussi.

« La bonté de cette force, c’est vous qui me l’avez montrée au fondde mon cœur alors que je l’avais perdue.

« Soyez sûr que je comprends le Bien ! j’aime à vous dire merci.

« La parole est fade et banale, mais elle est seulement pour secomprendre. Eléonora. »

Sur l’enveloppe, elle a écrit :

« Celle qui joue aussi Ibsen ! Sociétaire de l’Œuvre. »

Eléonora Duse aperçoit l’heure du départ, je suis autorisé à luitraiter des représentations à Bruxelles. A la minute de quitter Paris,elle tombe malade, elle a pris un goût insensé au travail en commun,elle veut, elle exige une collaboration. En attendant, elle prétendcréer une correspondance ininterrompue, elle adore le mystère, « lescombinaziones » associées, elle me le dit. Elle apprécie, elle aime ladissimulation du langage devant les autres :

- La parole a été donnée à l’homme, dit-elle d’après Machiavel, pourdissimuler sa pensée.

Elle s’ingénie à composer, à inventer un langage hermétique, chiffrépour nous seuls. D’ailleurs, elle signe « Trois », puis « 3 » ; celaveut dire exactement qu’à l’Œuvre, nous sommes trois !... Bientôt, ellerenforcera le chiffre, il deviendra « 33 ». Je lui apparaîtrais un êtreinfiniment grossier si je ne m’employais pas à m’intéresser à un idiomecomposé de numéros et de surnoms.

Elle se compare souvent à l’Esope de Velasquez.

Si je puis vraiment m’enorgueillir de ce que j’ai entrepris jusque-là,c’est elle qui me le fait toucher du doigt.

« Vous faites autre chose, le Bon, pour la rampe, et cette seulelumière qui éclaire notre vie ; si vous compreniez combien il esttriste à un cœur de n’être considéré que comme un acteur à succès !... »

J’en suis arrivé au point que lorsqu’elle parle théâtre (tellementj’aime suivre les méandres de sa pensée), que l’écouter est pour moiune de ses « feintes » à elle, la femme demeurant bien autrementlibérée que la comédienne.

« Mais de quelles culbutes est donc composé le métier de la comédienne,dit-elle, puisque l’on ne veut point admettre que la sérénité et lapaix sont nécessaires à certains d’entre nous, tout au moins pour selibérer et s’essayer à la vie de notre art. Si l’on voulait bienadmettre une fois pour toutes que l’on doit  nous aider àconcentrer nos forces en quelques heures de rêve, d’oubli, plus beauxque la vie, combien l’on s’évertuerait à nous soutenir, au lieu de nousfatiguer et de nous meurtrir à force de misères qui n’ont rien à voiravec le bonheur précaire que peut suggérer le misérable plancher de lascène ! Voilà ce qu’on ne veut pas concevoir ! Bénie soit la vie dupeintre ou celle du sculpteur, qui peuvent s’enfermer et s’isoler pourcomposer une « œuvre »… »

Un instant elle se tait.

« … Et l’on parle de la capricieuse comédienne qui n’est pas prête ausoir fixé, et, scrupuleuse d’honnêteté, ne livre pas son travail auhasard !... L’artiste est cependant arrivée un soir au théâtre ; elles’est « outillée » – le mot doit être à peu près exact et si l’on peuts’exprimer de la sorte – de tout le fatras de costumes, de perruquesque la profession aride et exigeante réclame, et quelqu’un,brutalement, est venu lui dire avant la soirée où elle va donner lachair de sa chair à toute une foule, l’intime de sa souffrancequotidienne et de sa joie, et quelqu’un, un camarade… un inconnu… estvenu lui dire : « Il y a là des fleurs de M me Une telle. Faut-il vousles offrir après le premier ou le deuxième acte ?... »

« Ah ! au diable ! au diable les fleurs et la « madame » !... Et letravail est proche, où l’on se risque d’abord à tâtons, où les voixintérieures vous parlent et vous soulèvent sur le tremplin, vousarrachent à la matérialité des contingences, des accessoires depacotille, et où un camarade vous jette entre une scène et l’autre :

- J’ai envie de jouer le dernier acte avec ma redingote du premier !Mais quel « salto mortale » faut-il donc faire à chaque minute !Quelle gymnastique pour reprendre possession de soi !... »

« On voudrait prouver, pour se faire prendre au sérieux, pour apeurer,enfin pour laisser comprendre à ces gens qui se sont docilementdérangés, qu’on est venu là, de toute sa bonne volonté, livrer sansvergogne, sans pudeur, une misérable existence comme celle de chacun ;on voudrait ne pas marchander sa passion, sa folie même ; eh bien !non, c’est défendu ! Tu es comédienne, tu dois recevoir à l’entr’actecette dame en larmes qui te dit :

- Quelle émotion, madame ! Vous ne me reconnaissez pas ? Je vous ai étéprésentée l’année dernière par M. X… »

- Si, madame, je vous reconnais, mais le fil que je tenais est rompu,et par quel prodige en retrouverai-je un maintenant ? Et que ferai-jepour tous ceux-là qui me guetteront dans la salle tout à l’heure ?C’est à pleurer ! »

« Liberté du bon travail que l’on veut bien respecter ! Est-il donc desartistes qui peuvent agir autrement et ne pas souffrir de ces entraves? Comme il faut les admirer, celles-là, combien je les envie !... »

Je me sens très au-dessous des possibilités de transcrire les propos decette extraordinaire demi-déesse d’autant qu’il me semble bien que jebénéficie merveilleusement pendant deux ou trois ans de ses dernièresheures sur terre.

Je m’expliquerai plus tard.

D’autre part, je demeure très étonné souvent des pièges qu’elle peuttendre à la confiance et à l’amitié, alors qu’elle paraît cependanttout leur donner et tout leur offrir ; les uns et les autres quil’entourons, nous ne saisissons jamais pourquoi elle dépense presque dela ruse dans les choses les plus insignifiantes. Nous en avons euchagrin à telle enseigne que, parmi ceux qui l’entourent, il y asouvent des larmes versées. Il faut, soi-même, sans cesse se surveillerpour ne pas être en défaut, car on craint de perdre, en cinq minutes,tout ce qu’on a gagné, tout ce dont on a profité en étant son ami, sonhôte, celui qui lui est dévoué.

De sa bouche, j’ai entendu à en frémir des reproches fulgurants surcertains de ses amis qui ne les méritaient pas.

Avant de quitter Paris, un matin, Eléonora Duse emmena un de ses amisintimes dans une grande maison d’articles de bureau de la rue de laPaix, et devant lui, tout en le consultant sur le choix des bibelots,elle adressa pour cinq ou six mille francs de souvenir à diversespersonnes qui lui étaient indifférentes, mais qu’elle estimait devoirménager.

Elle fit perdre à cet ami près de deux heures, à cette besogne. Il nefallait pas la laisser seule, disait-elle, comme ce dernier s’étaitefficacement employé à son travail et que sa tâche était terminée, touten l’accompagnant, il recherchait surtout dans son esprit le moyen des’évader, n’estimant plus sa présence nécessaire. Il ne l’abandonna pasnéanmoins. A la minute de sortir du magasin, ayant été aidée au choixdes cadeaux, Duse offrit un bibelot-prime de 0. fr. 95 à l’ami l’ayantaccompagnée. Il l’accepta avec les apparences d’une joie réelle et ilmanifesta très sincèrement son plaisir. Elle le regarda, et, de cela,elle parut très heureuse et s’en alla contente.

L’après-midi même, l’ami recevait chez lui une splendide collection dephotographies de tableaux de Velasquez encadrées, il y en avaitcertainement pour cinq ou six mille francs !

La visite du matin était une épreuve : L’ami se montrerait-il contentde la misère du petit cadeau autant que d’un souvenir de valeur ?...

L’ami ?... C’était moi !...

On allait de surprise en surprise. Ainsi apparaissait chez elle souventdes éclairs d’une noblesse singulière, toujours masqués par de petitesprécautions.

Après Paris, Duse alla à Bruxelles, où je l’accompagnai ; pendant l’étéde 1905, elle s’enfuit à Londres, mais en octobre l’Œuvre reprit letrain-train de son travail avec les Bas-Fonds de Maxime Gorki.Eléonora Duse m’y avait encouragé d’ailleurs par lettre, connaissant lapièce, ayant constaté son succès en Italie ; elle accourut dès lapremière répétition, entendant me donner un coup de main. Ses conseilsfurent admirables (13).

J’avais retenu la salle du Nouveau-Théâtre pour un mois, engagé lesartistes pour le même temps, j’espérais un triomphe ; Eléonora Duse seprodigua aux répétitions, elle m’envoyait des petits billets pour lesrecommandations aux artistes. Nous étions dans l’enchantement de cequ’elle suggérait par ses connaissances, ses ressources, afin de donnerà chacun des interprètes toute leur valeur.

Hélas ! la pièce obtint un gros succès critique, mais à la quatrièmereprésentation, les recettes tombèrent à rien, à telle enseigne qu’ilme devint préférable de payer et de ne pas jouer ! Lorsqu’Eléonora Duseapprit cela, elle me fit demander à son hôtel ; vingt fois déjàauparavant, elle m’avait proposé de jouer avec elle une pièce d’Ibsende préférence ; cette fois, elle m’offrit d’intervenir en italien dansune représentation au milieu de nous autres Français. Elle tint à ceque Suzanne Desprès jouât l’autre rôle, le moins bon d’ailleurs desdeux rôles, me déclarant net, tout franchement, qu’il était nécessairequ’elle, Duse, prît le meilleur rôle, le plus en vue, à cause même desa personnalité et du risque qu’elle courait, etc.

Cela nous apparut très juste.

Elle espérait que cette représentation me vaudrait une belle recette,le snobisme aidant. Nous répétâmes, nous en français, elle en italien.Aux répétitions, Eléonora Duse dans Wassilissa (la femme méchante de lapièce) nous étonnait par ses moyens (ceux de la Femme de Claude) ;elle improvisait, elle était formidable !

La soirée fit salle comble, tant Paris est moutonnier. Mais ce qui noussurprit davantage, nous autres interprètes, dès le premier acte, ce futEléonora Duse elle-même. La comédienne abdiqua littéralement, joua,mais se réserva non point par trac, mais par distinction de son âme, etelle laissa gagner la partie à Suzanne Desprès ; qui d’ailleurs futfort émouvante.

Nous ne pûmes nous empêcher, à l’entr’acte qui suivit la dérobaded’Eléonora Duse, de lui en faire la remarque, elle nous répondit :

- Qu’est-ce que vous voulez… je n’ai plus pensé à la pièce… j’ai vuSuzanne partir, jouer, si belle, si belle dans une telle forme, que jeme suis mise à l’admirer en me disant : vas-y !... tu es belle,Suzanne, tu es belle… le public n’avait vraiment pas besoin d’autrechose !...

La recette de cette soirée paya tous les frais que nous avions risquéspour le mois ; j’avais demandé à Eléonora Duse de fixer son cachet, jel’en priai le lendemain, elle me dit :

« Qu’est-ce que vous donnez au petit qui figure si bien le fou dupremier acte ? (14)

- Dix francs… lui dis-je.

- Je veux le cachet du fou… et elle n’en voulut pas démordre. C’étaientdeux écus que l’on fixa dans un bloc de cristal et qu’elle gardatoujours sur son bureau.

Elle avait de ces spontanées, inattendues, inconcevables générosités,et cependant, dans l’aventure, elle savait très bien les risquesqu’elle avait couru puisqu’elle n’avait pas obtenu ce jour-là sontriomphe ordinaire, mais elle parut si heureuse d’être une associéequ’il me devint de plus en plus impossible de ne pas saisir la pluspetite occasion de la servir, de chercher à amener le sourire dans sesyeux…

Dès lors, de ces soirées de Paris naissent de nouvelles pensées, dansson esprit surgit tout un travail nouveau parallèle aux minutes denotre confiance réciproque et qui prend des formes parfois tragiques…Elle me déclare à tous moments qu’elle est absolument décidée à ne plustravailler, qu’elle veut abandonner la scène ; elle me fournit despreuves très nettes du caractère absolu de sa décision ; ce sont descontrats résiliés, des pièces renvoyées, etc. Cependant, je ne dois pas– je le devine – admettre une seconde cette possibilité, c’est uneépreuve ; si je l’admettais, sa fureur éclaterait et se tourneraitcontre moi.

A Lucerne… Mais non !... que j’achève ce chapitre sur un de ses gestesharmonieux, aussi harmonieux que ses fureurs, comme je lui en connusbeaucoup !...

Le 25 mai 1906, après bien des tournées, des voyages avec elle, avecSuzanne, Duse traverse Paris un matin. Le soir même, Suzanne Desprèsdoit jouer Nora de Maison de poupée au Théâtre de Paris. EléonoraDuse venait de Londres, je l’avais mise moi-même en wagon, au Quaid’Orsay, pour Biarritz.

Nous, reprenons le soir notre travail ordinaire, nous jouons Maison depoupée, notre Ibsen !... Au sortir de scène, au dernier acte, unchasseur me remet deux lettres ; l’une pour moi, à l’encre, la voici :

                          « Paris, 7 heures du soir,

« Lebon,

« Ne me grondez pas, c’est moi.

« C’est l’artiste qui a voulu être ici ce soir !

« Trop était injuste me priver, moi, la camarade digne et sûre,la priver d’une chose d’art.

« J’ai besoin de vibrer, d’admirer, de voir, et comprendre lesjeunes forces auxquelles…

« (vous me l’avez dit !)

« j’ai quelquefois donné confiance d’une Victoire, donnant moi aussi,une forme d’art.

« pas lointaine…

« pas ennemie de la vôtre…

« C’est le même idéal qui me fait battre le cœur… Ici, ce soir, à une heure de l’heure que j’irai voir les deux. Je souffrais tant,trop, dans ce train !

« qui va vite !

« L’âme se plaignait de la priver d’une chose de son droit

« Vous deux

« vous ne m’auriez jamais permis d’assister, car vous pouvez vousisoler dans le travail.

« (et vous êtes tous les deux si méchants),

« mais moi, j’ai besoin de voir !

« Plus ma vie s’éloigne de la vie ardente de l’art, plus ma vie… s’évanouit (déjà) dans l’oubli des choses.

« et puis, j’ai la soif d’admirer et aimer le même art

« dans une autre personnalité.

« J’ai horreur de l’oubli des choses de l’âme !

« personne ne me verra.

« Et ceci, je vous l’enverrai après le dernier acte.

« Vous ne pouvez pas tuer, vous ne voulez pas étioler l’artiste quiest en moi, n’est-ce pas ? Ne vous fâchez donc pas si j’ai désobéi.

« j’en ai une si bonne fièvre !

« A plus tard…

« Après

« Suis si heureuse d’être là ! »

Une autre au crayon est adressée à Suzanne, celle-là écrite après lasoirée :

« Suis dehors en voiture. Demandez ! Marius Palais d’Orsay, je veuxvous embrasser, Suzanne, cœur à cœur.

« Venez, ne grondez pas ! »

Que l’on comprenne notre enthousiasme et notre pieuse dévotion devantun tel être… Que s’était-il passé ?...

Duse était bien partie pour Biarritz, mais, rencontrant en gare desAubrais un train qui rentrait sur Paris, elle s’était précipitée de sonwagon dans ce train et avait rebroussé chemin, loué une baignoire, et,dissimulée, elle avait écouté tout le spectacle…

Le lendemain, pour de bon cette fois, elle repartit pour Biarritz. Ellene nous avait laissé que son costume (15).

Une de ses dernières joies dans la vie de Paris qui, je crois, a étéracontée déjà (et d’une façon pathétique), fut certainement sa visite àRodin. Elle hésitait beaucoup et elle avait, au moins autant que legrand statuaire, envie de le connaître.

« Il y a un guide… m’écrit-elle. Ah !... ce n’est pas un Lugné-Poe !...»

Mais, moi, j’avais l’intime conviction que cette visite lui ferait dubien. Je n’en attendais pas tant !

Dès son retour à l’hôtel, elle me raconte sa joie :

« Oui, oui, oui,

« Contente !

« J’ai dû parler italien chez lui, car j’ai vu des choses, deschoses… à la racine de notre être !

« Contente !

Vous êtes Lugné, et le Cicerone est…

« Mais oui… il a de bons yeux et j’irai avec lui mardi.

« Oui, pour voir des Monet.

« des Manet

« et des Degas

« que j’adore…

« Et ce Cicerone

« espère me convertir sur Corot,

« mais Corot est sucré

« et je ne l’aimerai jamais.

« Ah ! ce Rodin !

« Quel coquin !

« Pour ce soir, vous adore.

« Adieu !

« Rodin est un malin bien juste, et vous dites des vérités à unetelle qui sait les avaler !

« Oui Rodin !...

« On m’a même photographiée à l’atelier en plein air avec lui !...

« ah !

« Mah !... »

PRIMA-DONA EN ROUTE !...

« Avanti !... fit-elle. Prima-dona en route !... »

Eléonora Duse ne peut tenir en place, il lui faut le mouvement.Personne ne peut dire qu’elle soit atteinte de ce qu’on appellevulgairement « la bougeotte ». Non ! c’est tout à fait autre chose,pour respirer, vivre, elle veut être en route, en auto, en wagon, seprocurer ainsi l’illusion de l’action, autrement des humeurs noiress’emparent de son esprit. Ce qui vaguement semble l’attacher au travailde la scène, c’est cette lointaine volonté dont elle a hérité qui s’estmanifestée dès sa jeunesse, dans ses nerfs, ses moelles, de se déplacerconstamment, la nécessité de voir, chaque matin, de nouveaux sites, dese promener. Elle le proclame, elle est née vagabonde et subit cebesoin de mouvement constant alors même qu’il n’est pas dans un butprofessionnel. Sans raison évidente, elle traverse l’Europe du sud aunord, de l’ouest à l’est, au moindre prétexte ; elle se sent une nomade.

Celui qui n’a jamais rencontré Eléonora Duse dans une gare, qui ne l’apoint aperçue gagner sa place dans un wagon ne l’a jamais connue !... Aces moments-là, elle apparaissait différente de celle qu’onconnaissait. Jamais je n’ai vu Eléonora Duse pénétrer dans uncompartiment de train telle une femme mièvre ou fragile, bien loin delà, j’ai assisté à des extraordinaires résurrections de soninvraisemblable énergie dans ces instants-là !... J’ajoute qu’ellecontraignait ses amis, elle les violentait, afin de les voir participerà une force identique.

A Bruxelles, après son séjour à Paris, en mai 1905, elle fut souffrantedes suites d’une piqûre malheureuse – ajoutons qu’elle prenaitfacilement peur. Les représentations qu’elle devait donner au théâtrede la Monnaie furent reportées. Les grands médecins qui la soignèrent,à la demande du directeur, M. Kufferath (16), l’irritèrent, et sansplus attendre elle partit.

Elle n’était pas guérie, mais elle s’embarqua pour Londres dansl’appréhension d’un mauvais sort à Bruxelles ; Londres, sur lequel elleavait compté, conséquence d’une maladresse d’un impresario américainayant voulu trop embrasser. A deux ou trois reprises, je fus appelémoi-même pour la tirer d’ennuis…

Un matin de juin, un affreux matin de tempête – je l’avais quittée laveille au Savoy-Hôtel dans une grande détresse d’affaires –, j’allai, àtout hasard, sur une indication qui m’avait été donnée, dépisterMarquet, le fameux Marquet inaugurant son principat sur les jeux etthéâtres de la saison belge, en créant un Kursaal et un théâtre degrand luxe à Ostende.

Ayant été informé de la mégalomanie de Marquet, je cherchai à éveillerl’orgueil du célèbre tenancier de jeux et à rendre service à EléonoraDuse en la lui faisant engager un mois plus tard, à prix de luxe…

J’esbroufai Marquet, il souscrivit à tout ; il se montra élégant,l’affaire fut conclue au pas de charge. Afin d’obtenir des avantagessonnants, je célébrai l’immense talent d’Eléonora Duse, ilm’interrompit :

- Moi, je me fiche de tout ça ! Je ne la connais pas, je l’engage. Surmes affiches, je mettrai : « La Duse, la reine des tragédiennes »,comme j’affiche : « Caruso, le roi des ténors ! »

De fait, un mois plus tard, lorsque j’aperçus de pareils placards surles murs d’Ostende, je pris peur et je me demandai si la grande Duse netrouverait pas cette rédaction d’affiches de fort mauvais goût. Bien aucontraire, tout se passa fort bien ! Mieux... à ma grande surprise,Eléonora Duse voulut connaître Marquet, et je le lui présentai auPalace, où elle le reçut.

Ce singulier entretien m’est souvent revenu à l’esprit. Ils bavardèrentseuls une heure, tous deux en parfait accord. Je livre aux méditationsde ceux qui connurent l’un et l’autre ce que put être cetteconversation !... Certainement elle laissa une impression moinsprofonde à Marquet qu’à Eléonora Duse, qui me déclara souvent depuisqu’elle avait été « sous le charme » !

A ce moment-là, Edmond Picard (qui donnait au théâtre d’Ostende Ambidextre Journaliste), Firmin Gémier lui-même, l’interprète dePicard, qui la rencontrèrent dans le théâtre et la connurent,arrêtèrent beaucoup moins l’esprit d’Eléonora Duse que Marquet n’avaitsu le faire.

L’été de 1905 s’écoule, et aux représentations du Casino de Vichy, deLucerne, l’amertume foncière de Duse renaît et s’accroît.

« Le travail sans art me dégoûte, l’art sans une œuvre de beauté – doncde force – me dégoûte aussi.

« L’ivresse du virtuose me dégoûte et la vie me charme si fort, et j’aiencore tant de vie dans ma vie… Comment faire pour mourir !... »

Elle découvre Quand nous nous éveillerons d’entre les morts d’Ibsen,et l’œuvre la bouleverse. Elle veut apprendre le dialogue d’Irène et deRybeck ; elle entend jouer Irène, et c’est alors qu’elle m’informe desa volonté arrêtée d’abandonner le théâtre. Je ne m’y fie pas.Plusieurs fois, sa fureur a éclaté lorsque quelqu’un a prêté l’oreilleà cette « résolution définitive ». Cette fois, je lui démontre lanécessité d’un pèlerinage auprès d’Ibsen, et tout au moins la lâchetéd’abandonner auparavant.

Attendait-elle ce conseil ?... J’eus lieu de le croire.

A Lucerne, qu’elle aime, au bord du lac, elle m’enferme dans ladiscussion de son existence de travail.

« J’ai voulu une chose qui était la vie même avec toutes ses peines,ses joies, sa noblesse, sa misère… »

(A Lucerne, elle n‘a plus aucune de ses espiègleries de Paris qui nousfaisaient tant de bien !)

« Enfin, j’ai voulu cette chose puisqu’on avait aimé et qui avaitfait tant souffrir et qu’on avait tant souffert. Peut-être a-t-on eutort d’espérer, mais c’est aussi lâcheté de ne pas espérer… »

« L’idée de lâcheté lui revient sans cesse : « Rosmer qui est un lâche,pourquoi, comment prend-il la force de se tuer ?...

« Le fond de l’être dit chaque jour à l’être :

« Tu veux.

« Donc tu peux,

« Et le miracle eût été si beau !...

« On joue au théâtre quelquefois (!), et pas toute l’année ( !),d’accord, mais on respire quand même et on vit chaque jour de ivie.

« Or, pour avoir la force de jouer, il faut avant tout avoir la…possibilité de vivre, et cela justement me manque. Il y a vingt ans queje vis seule, il y a vingt ans que je cherche un cœur, une main. Ilfaut donc se taire et mourir tranquillement.

« Comment espérer ? Prétendre qu’un être humain (qui n’est pas unlâche) soit capable de ceci : étouffer toute sa vie intérieure et seredresser vers « une chose » apte à la rampe… basta !... et pas plus?... Manger et jouer, voilà tout. Est-il possible que « moi »… jepuisse devenir cela ?... »

L’absolue nécessité du voyage de Scandinavie – ou plutôt du pèlerinage– devient évidente ; elle m’en parle vingt fois chaque jour. D’autrepart, j’espère de toutes mes forces, du plus profond de mon cœur,qu’elle y puisera un réconfort…

Je néglige quelque peu Paris ; à son côté, je remets Hedda sur lechantier ; souvent, à certaines heures, elle s’irrite lorsque je luimontre l’impossibilité d’admettre certaines de ses mutilations qu’unepareille œuvre ne peut pas supporter, et en particulier cette allusionqu’elle n’admet pas, très claire et permanente, du cas physiologique del’héroïne d’Ibsen ; Duse se révolte à la pensée d’une maternitééventuelle – elle se révolte comme Hedda elle-même s’est révoltée –,elle n’admet même pas les indications formelles, écrites de l’auteur.Nous travaillons ensemble Rosmer, et Lucerne lui plaîtparticulièrement comme lieu de travail pour Rébecca ; elle découvre àLucerne « des passerelles », et c’est alors qu’elle prend la peine detraduire la pièce, reprenant avec un ami le texte allemand, avec uneSuédoise, Mme W…, le texte norvégien, et tirant aussi partid’incertaines traductions italiennes.

J’informe donc mes amis du Nord de ce raid éventuel et en même temps jeprends la précaution d’organiser, pendant la même époque, la premièregrande tournée de Suzanne Desprès en Europe. Ne m’est-il pas nécessairede protéger aussi mon existence et celle des miens ?...

Le même jour, l’Œuvre sera à Oslo avec Eléonora Duse, où jel’accompagnerai, et Suzanne jouera à Constantinople Maison de poupée; là-haut, ce sera Rosmer !

L’exaltation de ce voyage, l’enthousiasme réchauffent le cœurd’Eléonora Duse cinq mois durant. Une fièvre étrange s’empare d’elle,sans doute l’ultime de sa vie si ardente qui aspirait à une évolutiontotale de son art ramenant dans le domaine du théâtre intrinsèque et dela scène toutes les joies, toutes les forces, toutes les souffrances,qu’elle avait goutte à goutte rejetées vers la vie quotidienne.

La perspective de rendre visite à Ibsen, de s’entretenir quelquesinstants avec le dieu procure des éclairs de génie et de ferveur à lasplendide femme. C’est cela qui l’entraîne vers Paris en octobre et quinous vaut la soirée des Bas-Fonds de Gorki. Là fut la source de sonénergie, de son courage dans son travail d’Italie au début de l’hiver.Tout ce qu’elle entreprend en fin 1905 en est marqué ; elle metélégraphie les premiers vers du chant de Gorki :

« Le soleil se lève et se couche…! »

La bonne humeur lui revient. On devine même que des auteurs et desacteurs nouveaux se rapprochent d’elle. Lisons plutôt ce joyeuxtélégramme (Milan, le 27 octobre 1905) :

« Ai télégraphié à Mendès vaguement, mais disant avoir une lointaineespérance. Reçois réponse suivante : profondément heureux et fier devotre bonne grâce. J’ai plusieurs projets, Avez-vous à Paris un amiparlant français avec qui je pourrais m’entretenir ? Je suis plein dejoyeux orgueil à la pensée d’être interprété par vous. Catulle Mendès.– Dites-moi quoi répondre. Voulez-vous être l’ami qui parle français ?Mademoiselle, parlez français. Prix courants. Répondez. Je suis tout àfait Allioska (17). »

Un autre télégramme de la même époque :

« Je suis tout à fait furibonde, car ai cassé mes lunettes, pourraiplus lire ni télégraphier. Mazzanti m’envoie une lettre de huit pages,nom d’un chien !... comment la lire et répondre à toutes les bêtisesqu’il dira ?... Himalaya !... Eléphants !... au revoir… »

Et elle m’enjoint de la retrouver à Florence – ce que je fais – à seulefin de convaincre son administrateur de la nécessité du pèlerinage versOslo et de l’urgence de faire répéter Rosmer.

S’imagine-t-on le travail auquel je pus me risquer à Florence avec elleet ses comédiens ? Quel souvenir ! Après mon départ, elle télégraphie àSuzanne Desprès :

« Lugné nous a donné pour les répétitions de Rosmer toute sa lumière,sa folie et sa sagesse, après qui si nous ne jouons pas bien, ce seraque nous serons des crétins ! »

Chaque heure la retrouve auprès d’Ibsen ; sa joyeuse ardeur est tellequ’elle me raille de ma froideur. Elle joue Hedda à Florence, tandisque pendant ce temps, moi-même j’entreprends ma première tournée avecSuzanne en Espagne et en Portugal.

Le débat du pasteur Kroll et de Rosmer, l’arrivée d’Ulrich Brendeldemandant à Rosmer s’il possède un idéal ou deux provoquent l’hilaritéde la vieille ville toscane. Pauvre Eléonora !... Dès le premiercontact avec le public italien, son amour du grand poète norvégien futdéjà pris à partie ; ses amis eux-mêmes se rebellent.

« Hier, on a sifflé Ibsen, me télégraphie-t-elle. Ah ! ce seraitjustice de leur donner Augier… »

La presse locale l’accuse de procurer des « indigestions ibséniennes ».Elle se dispute avec les directeurs. Elle casse les assiettes, medit-elle, que Nina ramasse… » Et elle signe : Esope…

Elle fuit vers Bologne pour y trouver un public ibsénien ! A Milan, àTurin, on lui réclame Césarine. Les salles veulent Césarine ou Odette, elle persiste, épuisée. Chaque jour, elle signe sestélégrammes : Rébecca ou Brendel.

A Trieste, elle touche enfin le succès. Trieste, ville maritime,ouverte aux idées du large. De Trieste, elle me dit :

« Ah ! voilà le succès, mais je voudrais être rue Turgot ; quand seraià Paris, irai tous les jours, ma vraie valeur est rue Turgot… »

Elle entend mater sa propre troupe, qui se révolte contre sonrépertoire ! En voilà assez pour elle, c’est un nouveau calvaire. Ellese rejette vers Paris, puis en route pour Bruxelles, ou elle apparaîttrois, quatre ou cinq fois au théâtre du Parc.

Ouf !...

Amsterdam !... La paix est-elle venue dans sa pensée, dans son travail?... Non pas. Maintenant, en même temps qu’une vision aiguë desdernières lueurs, une anxiété inimaginable l’étreint. Je possède desphotographies d’elle à Amsterdam, je n’ose à peine les regarderaujourd’hui, tant son visage reflète d’épouvante sur ce qui se prépare…Je la retrouve là, anxieuse du Nord, du vrai Nord. Amsterdam n’est qu’àmi-chemin ; elle connaît la ville ; c’est à Amsterdam que son ancienimpresario hollandais la ramenait toujours aux instants des difficultés(18).

Enfin Oslo se rapproche, sa soif bientôt satisfaite anime EléonoraDuse, la dévore, l’enfièvre ; elle sait qu’elle verra le poète !... Sicette rencontre pouvait être pour elle la vie nouvelle qu’elle désire!... Déjà, je la surprends à rager après les heures qui suivront. Ellecomprend que ma collaboration devra cesser après la Scandinavie, quej’ai mon travail à diriger y compris des tournées pour Suzanne Desprès,qu’elle est mieux équipée que quiconque pour travailler dans cetteAllemagne qu’elle parcourt chaque hiver, que mes raisons sontexcellentes pour la laisser travailler seule ; elle s’en irrite, mais,visiblement, elle espère je ne sais quoi et, à mots couverts, elle mepresse de regarder vers l’Amérique du Sud pour elle, où je doisretourner l’année suivante aussi pour moi.

A Amsterdam, le soleil est rare sur les quais, mais son hôtel (BraeckeHôtel), à l’angle du Dam, a de belles fenêtres où elle passe des heuresà regarder glisser les grands et lourds chalands des canaux, à suivredes yeux le vol des mouettes glissant sous le vent ; elle mord seslèvres ; si les pigeons de Venise lui reviennent à l’esprit, ellepleure. Devant sa fenêtre, Eléonora Duse sanglote ! Je la presse derentrer dans sa chambre. Une promenade à Laren, petit béguinaged’artistes, de peintres, près d’Amsterdam, la repose. Deux femmespeintres lui ont envoyé une automobile afin de l’inviter dans leurthébaïde ; elle jouit là d’une fin de journée de quiétude heureuse.

Enfin, à Amsterdam, V… est là, et c’est bien quelque bonheur pour nous,pour elle…

V…, une des figures les plus parfaites du vieil Hollandais, espritraffiné, culture encyclopédique, Sybarite et cartésien !...

Jamais, quand je l’ai connu, je n’ai pu démêler son âge ; je croisd’ailleurs qu’il n’en eût jamais. Ses cheveux étaient rasés et devaientêtre blonds et roux, sur la tête ronde comme une boule ; érudit,fortuné, descendant d’une vieille famille française d’un très grand nomqui avait dû émigrer en Hollande lors de l’Édit de Nantes, V… avaithérité des siens du plus pur esprit français du XVIIe, tout endemeurant bien de son pays, auquel il était extraordinairement attaché.

La maison de sa famille était une vieille demeure datant de deux outrois siècles que l’on trouvait sur un des vieux quais d’Amsterdam ;maison noire aux fenêtres encadrées de blanc et qui, cependant, sousles cieux pluvieux et brumeux de la mer du Nord, emprunte tous lesreflets et tous les tons de la palette et n’est nullement triste, aupoint qu’aucun artiste n’a jamais pu comprendre ou en expliquer lamystérieuse et harmonieuse raison.

Si je multiplie les détails sur cette petite histoire, c’est qu’elleeut une suite et que le lecteur la connaîtra ultérieurement.

V… sait vivre. Il vit bien, il aime les bons livres, il possèdeplusieurs langues, plusieurs littératures, mais après la hollandaise,la française est sa délectation.

On reste aussi charmé de l’entendre disserter de Montaigne qued’Anatole France. Son humour spirituel lui vaut le respect de toute lajeunesse hollandaise ; il écrit dans la plus importante des revues. Onestime même qu’un tel critique d’art, dont les idées sont si estimées,n’aurait pas besoin de s’occuper d’autre chose que d’esthétisme ou decritique, et quelques-uns vont jusqu’à le blâmer de se mêler d’affaireset d’y maintenir une fort belle situation.

Je lui fus passé en consigne par Mlle de S… dès mon premier voyage enHollande, six ans auparavant. Ce dilettante extraordinaire, qui parledélicieusement notre langue d’une manière quelque peu archaïque, tel unLouisianais, devait tout de même avoir en 1906 les trente-cinq àquarante ans. Jusque-là, il n’avait jamais voulu franchir lesfrontières de sa Hollande. Tout au plus, peut-être, s’était-il risquéune fois jusqu’à une exposition à Anvers, – mais je crus bien alorsqu’il ne verrait jamais Paris… Pour moi, pour l’Œuvre, à Amsterdam, ilétait le modèle des amis.

Avant mon voyage avec Mme Duse, je lui avais mis souvent sur lesépaules de bien pénibles responsabilités. Plusieurs années durant, ileut la charge, et voulut s’en acquitter affectueusement, d’abonner lasociété d’Amsterdam à nos spectacles. Avec quel adroit zèle il le fit…Souvent nos spectacles en cette ville furent bien médiocres, bienlâchés ; V… n’eut pas que des compliments à recueillir après que nousavions repris le train pour Paris et qu’il nous avait réglé le montantde nos abonnements… J’en eus par ailleurs l’écho. Toutefois, ses lèvresd’enfant nous souriaient tout de même, et ses reproches restèrent douxet ironiques, alors qu’ils auraient pu avoir des raisons d’être plusamers.

Derrière ses lunettes à branches d’or, ses yeux rieurs me regardaient,malicieux et cordiaux, après les mauvais spectacles, alors qu’ilprenait garde à ne pas me rendre trop difficile la conversation auxinstants où j’aurais voulu m’excuser auprès de lui. A quoi bon ?... Ilme pressait de parler d’autre chose, de Paris, du dernier livre paru,m’invitant toujours, l’ami avisé, à venir partager avec lui un légersouper au Krasnapolsky ou ailleurs ; enfin V… fut toujours assezdélicat pour ne jamais m’adresser à Paris, comme les amis le fontd’ordinaire, l’article désagréable ou hostile rendant compte de lareprésentation.

Si, dans la journée, le hasard m’amenait un peu plus tôt à Kalvertrast,V… s’arrangeait pour me cueillir dès l’arrivée du train, et, meconduisant chez son marchand de cigares, lui-même descendait dans lacave fraîche où était soigneusement disposée, parmi les autres, sabibliothèque de cigares et où certains délicats venaient choisir dansles casiers leur havane de digestion ; il m’en offrait un, en meremerciant de ma visite.

Le voyez-vous, maintenant, petit, trottant, rond, méticuleusementsoigné, tenue sévère, correcte, et déambulant à mes côtés ?...

J’étais si sûr de lui, j’avais tellement foi en sa fidélitébienveillante, obligeante, que, sur un minuscule calepin deportefeuille qui ne me quittait jamais, son nom se trouvait inscritpremier de trois ou quatre autres, afin d’être bien sûr que, s’il metombait une tuile dans quelque coin du monde, à Paris ou ailleurs, ceserait lui, en premier, que je taperais dans ces instants où on abesoin de crier :

- Ne m’abandonne pas, mon vieux, je me noie !...

Ce fut cet homme exquis que je présentais à Duse à Amsterdam. Inutiled’insister ; tout de suite ils se comprirent !

La distinction de V…, la variété de ses connaissances, son amour de lapoésie italienne enchantèrent l’artiste… V… n’a rien du journaliste oudu reporter ; il est un amateur qui sait ; il laisse des trésors enréserve dans la causerie. Grâce à lui qui ne nous quitte guère, elleconnaît mieux la Hollande, la vraie ; les musées, elle les comprendautrement.

L’étape est exquise et en se séparant, au moment de partir, via Berlin,pour Copenhague, elle luit dit toute sa joie de bon augure de cetterencontre, réclamant de lui une adaptation éventuelle tirée d’unenouvelle suédoise de Gœsta Berling.

Nous traversons Berlin, où nous reçûmes la bénédiction des Mendelssohn,et nous allons retrouver Herman Bang qui, de son côté, avait préparéCopenhague. Depuis des semaines, et des mois, Eléonora Duse m’a ditqu’il fallait aller là-haut, « tonifier la valeur morale » de sontravail. Comment les choses vont-elles se présenter ?

Bang vint nous chercher à Korsör ; je le présentai à Eléonora Duse dansson coupé.

Ça ne colla pas ! souvenir malheureux ; la conjonction ne se fit pas,j’en avais espéré beaucoup, mais ça ne colla pas du tout ! – A trois,quatre reprises, pendant mon travail auprès d’Eléonora Duse, j’ai puremarquer que lorsque le premier contact n’y était pas, il n’y avaitrien à faire par la suite, et Dieu sait cependant si Bang se sacrifiaitpour la cause de ses amis. Très souvent, j’avais entretenu EléonoraDuse d’Herman Bang ; malheureusement, je n’avais plus pensé qu’HermanBang était brun et qu’elle l’eût voulu blond et que… rien de blondn’était en Bang ! Dans son imagination, Duse avait marché vers cetteimpression, elle ne voulut pas la rectifier. L’aspect diable dalmate àla Moissi excessif de Bang, sa figure noire aux yeux enfoncés luidéplurent. Bang voulut l’interroger, lui poser des questions sur l’art,le théâtre, sa vie ; elle prétendit dans l’instant en faire autant. –L’échec de la rencontre ne fut pas long, et les ricochets en furentnombreux, Bang avait auparavant follement travaillé au succès, beaucoupà cause de moi. Hélas ! nous arrivâmes à Copenhague sur unrefroidissement et la situation s’y envenima.

A Trieste, déjà, Eléonora Duse avait appris qu’Ibsen était tombémalade, les nouvelles parvenues en route avaient été meilleures, maisBang parla de paralysie !... Quelque chose n’allait pas dans le royaumedu Danemark !

Pis que cela ! Georges Brandès est absent. Edouard Brandès se dérobe.Peter Nansen est à Berlin.

Le théâtre Royal a été refusé à Eléonora Duse par le secrétaire duthéâtre, Esnar Kristiansen, et d’une manière peu courtoise. Seul, levieil et délicieux directeur du Folkteatret (théâtre du peuple), DorphPetersen, souhaite et a préparé la possibilité d’un gros succès, maisque faire ?

L’air n’est pas bon ! Nous le devinons à l’hôtel d’Angleterre où noussommes descendus. Le vieux roi est très malade ; déjà, on parled’ajourner les représentations… les faits vont vite ! Le roi ChristianIX meurt, la Cour est en deuil, et patati… et patata ! La fuite versOslo avant même d’avoir pu travailler. Si on le peut, une dizaine ouune quinzaine de jours plus tard, on reviendra (19).

Mauvais début scandinave, mauvais départ pour Oslo ! Dans notre métier,les mauvaises heures se rattrapent difficilement.

Oslo est sympathique. Je crois qu’Eléonora Duse est alors la premièreartiste italienne qui se soit présentée dans la capitale de la Norvège.Oslo, en février 1906, capitale du nouveau royaume, est propice àtoutes les espérances (20).

A Oslo, vite, elle oublierait aisément les heures amères de l’hôteld’Angleterre de Copenhague, où nous attendions à chaque instant lesnouvelles du roi, mais une ombre cependant au tableau, et d’avoir vu lefauteuil d’Ibsen au grand hôtel ne suffit pas à Eléonora Duse. Si elleest venue jusqu’à Oslo, si elle a haleté littéralement tout cet hiveraprès Hedda, Nora, Rébecca, c’est pour être quelques minutes dans laprésence réelle du Dieu de l’Œuvre, du Dieu de son travail ! Où est-il? Quand le rencontrera-t-elle ?

Le Théâtre-National lui plaît ; sur la scène, il règne un excellentesprit de respect, de tenue dans le travail. Mais Björnson, le fils duvieux Björnson, le directeur, n’est pas là pour lui souhaiter labienvenue. Le directeur des douanes, Jakob Woxen, dirige les comptes duthéâtre qu’administre le vieil avocat Helliesen, homme aimable,courtois et déférent. Tout la séduit, cependant, dans la vie du théâtred’Oslo ; tout lui est cordial. L’air, la lumière, la caresse en dépitdu froid, une neige clémente dans l’atmosphère, mais lui ? Où est-il ?Que fait-il ? Ne le verra-t-elle pas ? Elle interroge tout autourd’elle. Dès le premier matin, elle me montre une lettre qu’elle faitporter avec des fleurs à Mme Ibsen. Elle tient à le rencontrer, àl’approcher quelques secondes, c’est une hantise, un désir sacré !

Cette lettre qu’un petit chasseur de l’hôtel porta un matin du début defévrier 1906 à Drammensvejen ponctue l’apogée de la vie d’Eléonora Duse; c’est aussi le signal qui, à mon sens, a déterminé le déclic dumiracle dusien ; la vie d’Eléonora Duse s’arrêta là.

J’en ai conservé la copie.

« Madame,

« Mon premier salut, l’hommage de ma visite à Christiana vousappartiennent. Je suis venue offrir quelques heures de mon travail etde mon respect au génie qui peut nous laisser croire à la fécondité denos moyens et qui, à cause de cela même, me donne de la foi dansl’effort et de la lumière dans mes heures d’interprétation et de bonnevolonté.

« Croyez, je vous prie, Madame, à la piété de mes sentimentsd’admiration dont vous deviez être, dès cette minute, l’intimeconfidente.
            « EléonoraDuse. »

Hélas ! Fatalité ! Elle reçut des fleurs, mais la réponse ne vint pas,si ce n’est quelques propos qui lui furent rapportés téléphoniquementpar le portier du grand hôtel : Henrik Ibsen, lui, ne pouvait plusrecevoir ni un hôte ni des vœux. Eléonora Duse en fut affreusementaffectée. A ce moment, j’ai éprouvé vraiment une de mes rares visionsde détresse au théâtre comme je n’en ressentis jamais. Eléonora Dusen’était déjà plus ! Je me souviens très bien de ce matin-là ; ellevenait de recevoir la lamentable communication.

J’entrai chez elle, je la trouvai dans sa grande palandrane blanchequ’elle aimait à revêtir ; elle demeurait épouvantée, défaite, lestraits tirés, cireux, comme si la vie lui échappait, et elle me demanda:

« Quoi faire ?... quoi faire ?... quoi faire ? »

Seule je savais ce qu’elle avait bâti et ce qui s’écroulait. Je mesentais les épaules glacées.

Elle venait de me faire porter ce petit mot dans ma chambre sur uneenveloppe.

« Bonté

« Bonté
    La vie est aussi patience !

               « Bonté. »

J’avais instantanément compris son déchirement ; tout ce qu’elle avaitsouhaité, tout ce qu’elle avait voulu, tout ce qui l’avait fait vivrejusque-là. A quel mystère étais-je associé ? Que pouvais-je faire pourelle après cette minute ? J’avais tant espéré moi-même pour elle. Ne metrouvais-je pas devenu l’inconscient, l’imprévoyant complice d’unetrahison du sort ?

Mon Dieu ! comme j’aurais voulu disparaître ; combien j’étaisencombrant ! Je venais justement d’apprendre que la tournée de SuzanneDesprès que je dirigeais de loin par Vienne, Budapesth, Bucarest,Constantinople, avait réussi au delà de mes prévisions, et j’avaistélégraphié à mon administrateur à Constantinople, me demandant desinstructions pour le retour, ayant lu la presse de la route : «Refaites les mêmes étapes au retour et vous doublerez votre succès ! »

Là-bas, la foi et la joie du travail ! Ici, j’avais en face de moi ladésespérance d’une immense artiste qui n’avait pas trouvé la couronned’or et de résurrection qu’elle était venue cueillir ; ici, j’étaisauprès d’elle. Je ne puis rien faire de mieux, sinon de rester etd’essayer d’échafauder des soirées matériellement réconfortantes. Jecrus même voir poindre des lueurs d’une tournée Amérique du Sudorganisée avec elle.

La vie d’Oslo était ardente, et m’aida dans une certaine mesure àrendre l’étape moins triste, bien que le coup ait été rude. L’espoirvisitait les âmes norvégiennes, et même une certaine gaieté ; laséparation venait de se faire ; sous quel régime exactement étions-nous? Les braves gens de Christiania frondaient avec la liberté de leurémancipation nouvelle en face de Stockholm. D’autre part, ils nesaisissaient pas très bien l’objet de la venue d’Eléonora Duse parmieux avec un répertoire norvégien (21).

L’après-midi (cela devait arriver après l’affreuse nouvelle), EléonoraDuse m’avisa qu’elle se sentait malade.

A Oslo, je connaissais le Dr Egeberg, l’ancien médecin du roi. J’eus lalumineuse inspiration de le faire venir. Je ne sais pourquoi, je sentisque je n’avais pas d’instructions à donner à ce médecin, comme je lefaisais d’ordinaire. Egeberg était le type le plus parfait du vieuxNormand ; ceux qui l’ont connu ne me contrediront pas. Il n’avait riend’un médecin de Molière, ni de solennel. Avec ses petits favorisroux-blanc, ses yeux bleus bridés, son sourire d’enfant, il offrait àl’esprit l’image d’un joyeux pêcheur de l’ouest ; en outre, il étaitartiste et très fin ; sa plus grande passion était le violoncelle. Jele prévins seulement d’un mot sur le cas particulier d’Eléonora Duse.

Ah !... il ne s’embarrassa pas de préambules ou de précautions. J’étaisdans la chambre lorsqu’il entra ; il frappa à peine à la porte ; ilentra, joyeux, s’avançant vers elle en riant comme s’il la connaissaitfort bien et comme s’il l’avait vue tous les jours depuis longtemps.

L’expression d’Eléonora Duse changea dans la seconde, ses yeuxs’illuminèrent, son visage s’éclaira, elle eut douze ans ! Il vint àelle, lui donnant une énorme tape – une tape de marin – dans la main,il lui dit : « Ça va bien hein ? je suis bien content ! »

Duse, émerveillée, sortant de ses ténèbres, cessa d’être malade. Ellerit, comme elle riait lorsqu’elle s’abandonnait au rêve ! Tout desuite, Egeberg ajouta : « Aimez-vous le violoncelle ? » Elle rit ànouveau et il envoya chercher chez lui son violoncelle. Il resta deuxheures en consultation de violoncelle ! Je les avais laissés ensemble,je puis dire que jamais médecin ne lui fit autant de bien, – je n’aijamais lu une ordonnance du Dr Egeberg, et elle le réclama bien souventpar la suite.

J’ignore encore si Egeberg croyait à la médecine, mais sans aucundoute, il avait foi en Beethoven et en César Franck !

Le lendemain matin, nous nous acheminâmes, Duse et moi, vers midi,jusque vis-à-vis de la demeure d’Henrik Ibsen. Elle avait acheté desbottes norvégiennes, elle voulut faire le chemin à pied. Nous tournâmesdu côté du château, à gauche, et à midi nous nous trouvâmes en face dela fenêtre d’angle d’où l’on pouvait voir chaque jour, vers midi, le DrIbsen, lui-même, ayant quelquefois auprès de lui un secrétaire ou unassistant.

Malgré le froid, malgré la lumière, Eléonora Duse attendit.

Quel est celui qui ne serait pas profondément troublé, fût-ce trenteans après, se souvenant d’avoir assisté à une pareille entrevue muetteet pathétique ? Sur le trottoir, en face de la demeure, Eléonora Duseguettant la silhouette du vieux poète derrière la grande glace.

Le poète, lui, certainement n’en connut rien mais tandis que nous nousen retournions, accablés, silencieux, vers l’hôtel, Eléonora Duse nedesserra pas les lèvres, et je respectais trop sa pensée pourinterrompre sa méditation douloureuse. Le chemin n’est pas long, etcependant, en arrivant à l’hôtel, j’avais les jambes coupées ; elle,Eléonora Duse, se raidissait ; contrairement à son habitude, elle neprit même pas l’ascenseur, elle monta tout droit chez elle, et moi, jem’enfermai dans ma chambre.

Gioconda, Hedda, Rosmer furent donnés dans un rêve. En vain, quelquesjournalistes, quelques poètes, essayèrent de transformer le caractèrequ’elle avait voulu pour ces spectacles, rien n’y fit. Eléonora Duseles donna dans une sorte de frénésie qui rappelait toutes les étapes detravail de sa vie antérieure.

En quelques instant de théâtre, une sorte de fraternité artistiqueitalo-norvégienne se trouva consentie, cimentée de part et d’autre, etaussi bien la troupe italienne qu’Eléonora Duse elle-même, tous furentnaturalisés bons Normands.

Edouard Grieg et sa femme, au soir de Rosmer, ne quittèrent la sallequ’après le onzième rappel.

Ce public presque méfiant et silencieux d’Oslo qui n’applaudissait qu’àla fin des actes, avait le don de la séduire. Elle se prit à travaillercomme je la vis rarement le faire ; elle voulut acheter, se procurersur place de pesants meubles de bois pour jouer les pièces d’Ibsen, desmeubles du vieil art normand. A son matériel déjà fort lourd, elleajouta désormais des armoires des canapés pour Rosmer et pour Hedda; ne sachant jamais rien faire à demi, elle outrepassa même lacomposition décorative des pièces d’Ibsen. Son régisseur pleura, car cemobilier était d’une tare fort dispendieuse, mais rien ne l’arrêta !

La dernière matinée de Gioconda qui, en guise de réciprocité, lui futdemandée par le public lui valut une manifestation extraordinaire desfemmes de la capitale norvégienne. Elle qui résistait si souvent auxphotographes consentit à tout ce qu’on souhaita, des scènes furentprises par des opérateurs sur scène au théâtre National d’Hedda, de Rosmer ; plus encore, elle posa devant l’objectif ayant auprès d’elleJakob Woxen, Helliesen et moi-même ; avec une insistance particulière,et que je dus écarter, elle me demanda à deux reprises si elle nepourrait pas rester à Oslo et y jouer deux fois par semaine, seulementson répertoire.

Si tout le monde était conquis par ce qu’elle apportait de soleil et delumière toscane en Norvège, elle avait été gagnée, elle, par la joie dutravail artistique rencontré dans le pays.

Lorsque nous allâmes de l’hôtel à la gare – et j’eus beaucoup de peineà la décider au départ, – nous rendant à Stockholm, elle s’efforçavisiblement de manquer le train ; une foule d’étudiants, d’amis, desjeunes femmes se pressaient devant son wagon. Toutes les fleursqu’avaient pu trouver nos amis en plein hiver avaient été entasséesautour d’elle. Elle tint à paraître sur la plate-forme du train aussilongtemps que le train ne quitta pas la station, narguant l’inclémencede la température, les frimas, la glace, elle prit la parole devant lafoule, elle s’adressa aux uns et aux autres, et leur cria : « au revoir! au revoir ! » Dans aucune autre ville du monde, je ne l’ai vue secomporter de la sorte.

Comment put-elle, ce soir-là, résister à l’air glacial et neigeux ?J’eus quelques heures durant l’impression qu’elle jouissait de poumonsd’une solidité extraordinaire, tant il est vrai que chez elle le moralrégentait le physique (22).

Oslo s’enfonce dans le songe ; la nuit commence… en route pourStockholm !... Ah ! sans aucune lueur sur le travail !... Et cependantStockholm était beau dans la lumière de février 1906 !

Fatalement, elle y tomba malade en arrivant.

L’atmosphère changeait du tout au tout. Les représentations sedonnaient au théâtre de l’Opéra Royal. Nous n’avions même pas dû – etcela blessait l’esprit d’Eléonora Duse – inscrire une seule pièced’Ibsen au répertoire. D’ailleurs, le succès du répertoire à Oslo, lacapitale séparée, avait imprimé une relative méfiance à l’opinion quiprécéda notre visite. Au contraire, la Dame aux camélias, la Femmede Claude, la Visite de noces, la Locandiera, la Casa paterna(Magda) avaient été choisies par la direction.

L’ambiance était d’étiquette, de roideur et de traditions. Dèsl’arrivée, Eléonora Duse devint maussade devant les allures du serviceau grand hôtel où nous logions. Elle qui à Oslo tenait la tête hautevers le ciel, elle courba le front. Elle prit en horreur la vue de safenêtre, qui était magnifique, là, devant le vieux Palais Royal, ellerefusa de visiter Stockholm.

J’essayai en vain de réchauffer ses idées, j’avais même amorcé desreprésentations en Finlande, et comme elle aimait la mer, tous lessoirs, je lui montrais le petit bateau qui se frayait un chemin àtravers la glace et qui pouvait l’emporter à Helsingfors ; il n’y eutrien à faire ! J’ignore ce qu’elle appréhendait à Stockholm et del’aspect protocolaire des personnages qui circulaient dans l’hôtel,mais elle était toute à ses souvenirs d’Oslo.

« Curieuse ville où tout rata… », a-t-elle télégraphié un jour àSuzanne Desprès, en rappelant son séjour à Stockholm. Elle y demeura aulit quinze jours sans vouloir donner des spectacles. A tous lesarguments que je lui apportais de la part de la direction qui dépensaitbeaucoup de discrétion à la presser de jouer, elle se défilait etattendait de pied ferme les médecins que la direction pouvait luienvoyer, les médecins du roi bien entendu !

Ce fut le professeur Edgreen qui lui rendit visite ; elle lui réponditde son lit par monosyllabes, maugréant et hostile, ajoutant devant lui: « Demandez au docteur ses honoraires ! »

Le roi la reçut avec infiniment de cordialité, elle resta la même. Jem’appliquai à lier des amitiés, elle s’en divertit.

Entre deux de ses représentations, j’avais réuni à l’hôtel quelques-unsdes fonctionnaires qui s’étaient montrés les plus sympathiques, de ceuxqui lui avaient valu la présence de la Cour et des grandespersonnalités de la Société de Stockholm. Il y avait là le premiermaître de la Cour, Prindtzkiöld, le baron Carl Carlson Bonde,l’écrivain Tor Hedberg, le directeur de l’Opéra, Axel Buren, le célèbrecollectionneur Thil, etc., et j’obtins d’elle la promesse qu’après unsouper où je les avais invités, elle descendrait quelques minutes,puisqu’elle habitait l’hôtel, dans un salon leur serrer la main. Sesadmirateurs se réjouissaient de la rencontrer.

Selon les habitudes du Stockholm d’alors, j’observai les règles du jeuet apportai à cette petite soirée l’attitude cordiale et réservée qu’ilfallait et qui était de style.

A la minute où Duse était attendue, une lettre m’est apportée et remiseà sa demande par le maître d’hôtel. Les admirateurs sont là, sepressant autour de moi. Sur l’enveloppe :

« De la part de Mme Duse à Ligné-Poe.

« Lui remettre de suite. »

J’ouvris l’enveloppe, ces messieurs étaient déjà penchés sur mon épauleet je lus :

« Regrettant… quoi ?

« Zuutt !

« Regret d’un dîner perdu.

« O fantaisie !

« Joli discours…

« Débrouillez-vous, mais moi, regretter

« un dîner perdu… ?

« pas même avec Lugné (ni le roi)

« ni Scandinavie, ou avec…

« Dites que cette lettre est pour regretter

« Zzuutt

« Vous lirez ça à table… ? zzuutt… »

J’eus beaucoup de peine à expliquer et à dissimuler le texte exact dela missive, mais elle fut heureuse du tour qu’elle avait joué !

On termina tant bien que mal les représentations. Nos déboiresscandinaves n’étaient point suffisants, il fallut que j’en dissimule aumoins un, le dernier, qui lui fut sensible et que je ne lui rapportaiensuite que résumé. Le voici en deux mots :

Eléonora Duse ne comprit jamais rien à la question des droits d’auteurà percevoir sur ses représentations. D’ailleurs, bien des pièces de sonrépertoire étaient dans le domaine public. Comme nous devions terminerà Copenhague nos représentations qui n’avaient pas pu avoir lieu dufait de la mort du roi, au départ, une note m’avisa, de la part de ladirection, que les représentations seraient interdites si toutes lessommes qui n’avaient pas été payées comme droits à la famille Ibsenn’étaient pas restituées à Copenhague.

J’avoue que je fus dans une cruelle alternative, étant à la fois sonadministrateur et estimant que la famille Ibsen n’avait pascomplètement tort, mais avec Duse, ces questions étaient délicates àaborder. D’autre part, si je connaissais déjà sa situation personnelle,sa dilapidation imprévoyante, j’estimais qu’elle imposait à travers lemonde un répertoire assez difficile à diffuser.

Allions-nous être interdits à Copenhague ? Je lui en parlai peu, jemanœuvrai et je parvins à éviter, grâce à la perspicacité avisée deSigurd Ibsen lui-même, des difficultés qui auraient mis une ombre noireà ce tableau déjà très noir de notre retour sur Berlin, où nous devionsprovisoirement, Duse et moi, nous séparer.

…………………………………………………………………………………………………………………….

EGO NOMINOR…

                              Hôtel Continental.

Fat Principe
de Macchiavelli
quando un Principe « acquista »
uno stato nuovo deve
sopprimere tutti
quelli che
lo hanno
ajutato
e tutti quelli che lo hanno
                               combattuto…
     (A Lugné).
     Elle !

Nous touchons au dernier acte douloureux à poursuivre !...

Où sont les pensées d’illusions, d’espérances qui nous aidaient àavancer ?... La mémoire est-elle honnête ? Les faits, les raisons quianimèrent telle ou telle minute, sont-ils bien ceux que je repéraishier ?... seront-ils les mêmes demain ?... Je me torture l’esprit à meposer cette angoissante question. Quelle audace de prétendre intéresser(peut-être) le lecteur par des impressions, des jugements qui neprennent jamais les mêmes aspects à travers les réminiscences de lapensée. Une minute, j’accuse moi ou les autres, l’instant suivantj’excuse ! Combien il me serait doux de penser un mois durant, un seulmois, que je ne me suis pas trompé, ni que j’ai abusé de la confiancequi me fut faite. Si je vous rencontre, vous m’interrogerez,voulez-vous ?... Oui ?...

Je vous répondrai ainsi ! mais après ?... Demain ?...

La campagne de Buenos Ayres et de Rosario est pénible pour chacun.Henriette, la fille d’Eléonora Duse, est arrivée à Buenos Ayres. Lesfonds régulièrement s’en vont vers la Banque M… à Berlin. De loin commede près, l’influence de R. M… intervient dans les actes d’EléonoraDuse, qui estime qu’il a le génie des affaires et qu’il saura luiassurer une vieillesse tranquille !...

C’est près de 500 000 francs qui sont partis. Où cela la mènera-t-elleun jour ?... Je frémis d’y penser !

Pour moi, avec une mélancolique lâcheté, je saisirai la premièreoccasion d’achever. Il ne m’est pas possible de poursuivre. J’ai toutaccepté, comme enchantement, comme grâce, comme instruction d’artisteet n’ai pas pu donner grand’chose, !...

Ai-je devoir d’aller plus loin ?... et R. M… n’est-il pas le maître dusort plus que n’importe qui ?... Cette confiance en R. M… je l’aitoujours sentie inaltérable ; lorsqu’Eléonora Duse a reçu de lui uncâble l’informant que le célèbre virtuose Joachim était mort chez luid’une crise d’influenza, elle nous a dit :

- C’est la maladie que je redoute le plus mais Joachim est mort chez M…Voilà le véritable ami chez qui on peut se réfugier pour attendre lamort…

Il lui est arrivé aussi de maudire cette perspective, mais le planarrière de sa pensée n’est-il pas de soumission ?...

L’autre jour, il m’a fallu pendant plusieurs heures lutter comme unbeau diable pour lui faire jouer Fedora qu’elle avait jadis donnédans la ville avec son camarade le fameux Ando. Les choses se sontpassées ainsi :

Fedora était inscrit au répertoire ; jusque-là, elle s’était toujoursrefusée à jouer la pièce. Vendredi dernier, elle m’a dit :

- Vous ne me ferez pas jouer Fedora !...

MOI. – Ici, Fedoraest au répertoire ; Dom Faustino da Rosa y tient,pour lui c’est une recette d’abonnements, la plus sûre !... D’ailleurs,vos acteurs répètent la pièce, vous la jouerez mardi, voulez-vous unebrochure pour la relire ?...

ELLE. – Basta !... vous me la ferez jouer, vous ne me la ferez pasrelire.

Samedi, dimanche, lundi, ses acteurs, répétèrent et elle ne voulut riensavoir. Le mardi matin à huit heures, elle m’a fait demander dans sachambre.

ELLE. – Vous y êtes arrivé !... Allez donc voir quelques-unes de cesbelles dames de la Société que vous connaissez dans la ville, etdemandez-leur donc un peu ce que je faisais autrefois dans la pièce, audernier acte ; je sais bien que je m’empoisonnais, mais je ne sais plusce que je faisais !...

Et je suis allé chez diverses personnes âgées, entr’autres chez SuzanneTorrès de Castex.

MOI. – Pouvez-vous me dire, chère madame, si vous avez vu jouer Fedora par Mme Duse, il y quelque vingt ans ?...

ELLE. – Oh ! oui, come no !... qu’elle était belle, che linda ! »Au dernier acte, je me souviens derrière une table, etc.

J’ai recueilli ainsi quelques détails et je suis revenu à l’hôtel.

MOI. – Eh bien !... je sais que vous étiez agenouillée à ce moment-là,farouchement appuyée sur les genoux de Ando !...

ELLE. – Assez… assez !...

« Cet Ando, on m’en parle toujours, c’est l’acteur qui portait mespaquets…

Le soir, à l’entr’acte, le souffleur lui lisait la pièce, elle nel’avait pas relue, et ce fut sa plus belle soirée de Buenos Ayres… Untriomphe !...

Au jour suivant, le domestique de l’hôtel me dit que Mme Duse veut mevoir d’urgence. Je la trouve au lit.

- Je n’ai pas dormi, me dit-elle.

Ses traits sont fermés, l’expression est dure ; je vois tout autourd’elle des petites feuilles écrites au crayon, elle me les donne etm’enjoint de lire tout haut, je lis au hasard :

- La vie était tout entière dans la passion de chaque jour. (Gœthe.)

Tenez, et ça… lisez, c’est du Wilde :

« Souffrir est un très long moment…

« On ne nous laisse même pas le clair de lune. Nos enfants mêmes sontemmenés au loin ; nous sommes condamnés à la solitude. On nous refusel’unique chose qui pourrait nous guérir et nous garder, qui pourraitmettre du baume au cœur meurtri et du calme dans l’âme en peine…

« Je ne fus plus le capitaine de mon âme…

« Un farouche désespoir me posséda, je m’abandonnai à un chagrin qu’ilétait pitoyable même de croire, à une rage terrible et impuissante, àl’amertume, à l’angoisse qui sanglotait tout haut, à une misère qui netrouvait aucune voix pour s’exprimer, à une douleur qui était muette…

« La souffrance est permanente, obscure, mystérieuse… elle a la naturede l’infini…

« Ma nature cherche un mode nouveau de réalisation et la première choseque j’ai à faire est de me libérer de tout possible sentimentd’amertume…

« Je suis complètement sans le sou… absolument sans foyer, pourtant ily a pire que cela au monde !...

« Ceux qui ont beaucoup sont souvent arides, ceux qui ont peu partagenttoujours…

« Je ne verrais aucun mal à dormir dans l’herbe fraîche en été, et,quand l’hiver viendrait, à me nicher chaudement dans une meule ou àm’abriter sous l’appentis d’une grange pourvu que j’aie de l’amour dansle cœur…

« Les choses extérieures de la vie semblent maintenant n’avoir plusd’importance… mais… s’il en était autrement, s’il ne me restait plus unami au monde, si aucune maison ne m’était ouverte… je pourraisaffronter la vie…

« Et j’ai à sortir tout cela de moi-même.

« Ni la religion, ni la morale, ni la raison, ne peuvent m’êtred’aucun secours…

« …Maintenant, d’autres me conseillent d’oublier. Je sais que celaserait également fatal.

« Cela signifie que je serais sans cesse hantée par un intolérablesentiment de disgrâce, et que ces choses qui sont faites autant pourmoi que pour les autres : la beauté du soleil et de la lune, le cortègedes saisons, la musique de l’aurore et le silence des grandes nuits, lapluie en tombant entre les feuilles, ou la rosée argentant le gazon, tout cela serait terni pour moi ; tout cela perdrait son pouvoir deguérir et de donner de la joie…

« Regretter les expériences qu’on a connues, c’est arrêter son propredéveloppement ; les nier, c’est mettre le mensonge sur les lèvres de sapropre vie, ce n’est rien moins que le reniement de l’âme…

« Les seuls en compagnie desquels j’aimerais à me trouver à présentsont tous ceux qui ont souffert… « Personne n’est digne d’être aimé…

« Peut-être viendra-t-il, dans mon art, non moins que dans ma vie, unenote plus profonde encore, une note d’une unité de passion etd’impression plus grande, c’est par l’intensité que nous sommes lesbouffons de la douleur, nous sommes des clowns dont les cœurs sontbrisés… »

Ici, Duse, qui me surveille, touche une fibre sensible de mesinquiétudes professionnelles… Mes nerfs sont à vif… J’en pleurerais,j’estime qu’elle dit vrai, et comme cette femme a la pratique desinstruments de torture les plus douloureux, pour elle comme pour lesautres, je vois qu’elle a poursuivi sa copie et elle m’inflige de lireencore :

« …Le 13 novembre, je fus de Londres amené ici ; ce jour-là, de deuxheures à deux heures et demie, il me fallut rester sur le quai centralde la gare de Charing Cross, en uniforme de prisonnier, et les menottesaux poignets, en spectacle pour le monde. On m’avait sorti del’infirmerie sans me donner de répit…

« De tous les objets imaginables, j’étais le plus grotesque ; en mevoyant, les gens se mettaient à rire, chaque train venait grossir lecercle des curieux. Pendant une demi-heure, je restai sous la pluiegrise, entourée d’une foule qui me bafouait… »

Et ensuite, les lignes qui viennent sont deux fois soulignées :

« Pendant un an après qu’on m’eût fait cela, tous les jours, à la mêmeheure, je pleurais pendant le même espace de temps… »

Et Duse a accompagné cette phrase de points d’interjection.

Il me faut poursuivre :

« Mais il voyait que la mer était pour le nageur, et le sable pour lepied du coureur ; il aimait les arbres pour l’ombre qu’ils projetaientet la forêt pour son silence à l’heure de midi…

« Mais la nature, dont la douce pluie tombe aussi bien sur les justesque sur les injustes, aura dans les rochers des fentes où je mecacherai et des vallées secrètes dans le silence desquelles jepleurerai sans être distrait…

« Elle accrochera des étoiles aux parois de la nuit pour que je marchesans trébucher dans les ténèbres, et elle fera souffler le vent surl’empreinte de mes pas afin que personne ne me pourchasse à mort…

« Elle me rafraîchira dans ses grandes eaux et m’assainira avec sesherbes amères… »

Que ce soit le De Profundis ou de la Ballade de la geôle deReading, Eléonora Duse a copié… copié… en entremêlant sa copie de cris,d’apostrophes, d’invectives parfois.

Elle poursuit.

« Moi aussi… je me sens dans une telle prison de l’âme et du corps… »

Et Wilde reprend :

« Les gens dont le désir est uniquement d’être eux-mêmes ne saventjamais où ils vont ; ils ne peuvent le savoir, en un sens du terme, ilest nécessaire de se connaître soi-même, comme l’a dit l’oracle grec.C’est là le premier pas de la connaissance, mais reconnaître que l’âmed’un homme est inconnaissable, c’est le résultat ultime de la sagesse…

« Quand on a pesé le soleil sur la balance, mesuré les phases de lalune, dessiné la carte des sept ciels, étoile par étoile, il resteencore soi-même ! Qui peut calculer l’orbite de son âme ?...

« Peut-être sortirai-je d’ici avec quelque chose que je n’avais pas,tandis que la résolution d’être un homme meilleur est un acte empirique et hypocrite ; être devenu plus profondément homme est leprivilège de ceux qui ont souffert, et je crois l’être devenu… »

Ce matin-là, à Buenos Ayres, les minutes furent terribles… la pluiefouettait, crachait sur les vitres.

Tout ce que dit, tout ce qu’exprime Eléonora Duse est si souvent àdouble sens, et je sens si bien qu’en voulant l’aider, je ne lui faisque du mal.

« Les secondes sont tragiques, et je me sens faible, je me sens un malqui va de l’âme au corps… » me dit-elle, c’est vrai ! Dans l’atmosphèrede la bagarre théâtrale de cette ville, que ne puis-je lui fournir lessecondes d’évasion qui lui feraient tant de bien !

Alors même que je n’existerais pas, que dans mon for intérieur je neserais pas sensible, Eléonora Duse devine les mots qui invitent auxscrupules, et, sa volonté l’aidant, elle parle, à ces minutes-là, entreles dents.

- Mon bon, me dit-elle… l’esprit et l’âme ont aussi la fièvre, commenotre corps, malheureusement, ici, mon âme est à la fois si ferme et siégarée !...

« Je souffre, je lutte… m’avez-vous comprise ?... Et je ne sors pas dema prison…

« Et ne me dites pas : dormez ! vous n’êtes capable ce matin que decela !... »

Je m’enfuis, je me sauve, en couard… pauvre, misérable auprès d’elle ;je ne puis lui offrir aucune aumône de l’esprit ou du cœur.

J’ai fermé doucement la porte de sa chambre, traversé vite son petitsalon, plus doucement encore la porte de l’extérieur. Titubant dans lecorridor de l’hôtel, je ressasse toutes mes mauvaises humeurs aussibien que mes railleries de ces derniers jours…

Que faire ?... Son génie a des éclairs de sacrifice… suis-je même à lapage devant les escarmouches de son travail ?...

L’affaire de mon Hollandais me revient à l’esprit, il y a quelquesheures, avant d’entrer en scène, elle m’avait fait porter ce mot. (Jele sais par cœur.)

« Teatro Odeon. Direccion.

« Pour trouver la force de jouer ce soir, il m’a fallu donner un peu de joie à Suz… et j’ai envoyé cette dépêche.

« Elle vous reconnaîtra en cela ! Elle se rappellera les années depeine et lutte avec vous.

« A l’Œuvre, et encore un lieu d’amour sera réveillé dans son cœur, n’oubliez jamais que, malgré les apparences, je vous aime pourvous, pas pour moi.

« Et je ne sais pas vous en donner une preuve. Hélas !

                              « Elle. »

« P. S. – Ce soir, avec cette dépêche, j’espère trouver le fil demon travail. Voilà mon égoïsme. »

La dépêche contenait :

« Desprès. 34, rue Condorcet. Paris. Lugné a trouvé place pour amiHollandais. Lettre expliquera. Lugné si content. Eléonora. »

Combien je la comprends, et combien la scène, les misérables tréteauxl’ont rejetée, l’ont étreinte, ont abîmé sa vie !... Cochonnerie que lethéâtre !... Elle me l’a écrit :

« On dit que Nulla piu par mi desiderare l’arte come oblio delle vitaFalso !... »

Combien elle a raison sur ces petits papiers que je feuillette encoredans l’escalier de l’hôtel et où elle a copié les derniers murmures dulivret de Peer Gynt. »

« Les mousses murmurantes, nous sommes les pensées que tu aurais dûpenser… Pourquoi nous repousser de tes faibles pieds, et qui tremblent?... » A Peer Gynt marchant comme un homme ivre :

« Cessez votre course affolée…

« Et les feuilles sèches qui le suivent, flagellées par le vent…

« Nous sommes les paroles que, sans trêve et sans repos, tu aurais dûrépandre… et nous devons pourrir, et nous n’aurons point été tresséesen verdoyantes couronnes.

« Au printemps embaumé, nous n’irons pas protéger les fruits d’or ; lesvers nous guettent !...

« Des voix dans la tempête.

« Nous sommes les chansons que tu aurais dû chanter.

« Tu nous condamnes au silence, et pourtant nous voulions nous envolerdans l’air.

« Dans l’obscurité de ton cœur, silencieuses, nous attendions et tunous vis nous endormir, tu nous vis nous évanouir sans un remords, sansun regret ?

« Les gouttes de rosée.

« Nous sommes les larmes que tu aurais dû pleurer… »


Les feuillets s’éparpillent autour de moi ; sur l’un d’eux, elle aécrit simplement :

« On ne peut pas sauver deux existences !... »

Pensée tragique qu’elle m’a répétée souvent.

J’en étais là… avec tous ces feuillets à la main, lorsqu’un chasseur meremit un câble d’H B… J’étais privé de nouvelles et inquiet du silencede Suzanne Desprès déjà depuis quelques jours.

« Suzanne est très malade en France. »

Il n’y a pas à hésiter. Terrifié, il me faut prendre le premier bateau.C’est l’épouvante. Les représentations de Duse peuvent se terminergrâce à un secrétaire intelligent, Plichon. Duse se révèle plus grandeencore, elle partage mon anxiété.

Henriette, sa fille, est d’ailleurs là également.

Je m’embarque au plus proche jour, je rentre seul…

- Si je pouvais vous délivrer, mon pauvre le Bon… me dit-elle, etqu’elle ne soit pas malade et vous sans douleur.

Et je fuis… et une quinzaine de jours après, Duse devra partir sur le Cap Arcona, bateau allemand, rentrer en Europe cette fois.

Extraordinaire coïncidence des moindres événements, tout a un sens… Le Cap Arcona sur lequel elle reviendra est un bateau allemand…

Ainsi, un Allemand et un Français eurent, pendant plusieurs années,l’autorité la plus absolue sur les déterminations d’Eléonora Duse. Tousdeux, pour des motifs de sollicitude envers elle, auront donc été aussicruels, aussi égoïstes l’un que l’autre ; l’un prétendit sauvegarder savie matérielle, l’autre le métier, son travail ; en face de la Bonté etdu Génie, qu’au moins l’un d’eux puisse à cette heure se souvenir etcacher son visage dans ses mains…

Quel retour fut le mien !... coupé de nouvelles avec celle dont j’avaismaintenu le travail à bout de bras, et pour qui j’étais parvenu àtransmettre de sa part une petite fortune à Berlin, je rentraisdare-dare en Europe, affreusement inquiet de la maladie de Suzanne.

D’aucuns connaissent ce qu’est ce retour du Sud-Amérique, alors qu’on asouffert de l’hiver là-bas pendant notre été (ayant ainsi laperspective de deux hivers consécutifs) puisqu’on traverse, durantquelques heures, les tropiques toujours identiques, c’est-à-direrelativement calmes, et qu’enfin, on se réenfonce dans l’automned’Europe sur les côtes du Portugal et du golfe de Gascogne !

Un nouvel hiver m’attendait ; j’avais fait de mon mieux dans un idéalde travail, d’amour du théâtre, de l’être qui me restait le plus cherau monde, je le trouvais enfin convalescent après une affreuse maladie,la variole ! C’est mon vieux camarade et ami Pierre Rameil qui luiavait prodigué les premiers soins.

Quelques jours après, je fis un saut pour aller au-devant d’EléonoraDuse à Lisbonne. Plichon avait pour moi réglé toutes ses affaires.

Nous sentions, Eléonora Duse et moi, que nos existences s’étaientséparées ; encore une fois, n’avais-je pas fait tout le nécessaire,l’indispensable, pour que son œuvre soit défendue, pour que savieillesse fût à l’abri des difficultés ?

Elle arrive à Paris, elle voit Suzanne.

- Mais… tu es… vivante (23) ! lui dit-elle, et le ton est impossible àtranscrire.

Ce fut à cet instant une déchirure ; elle l’admit et me déclara toutnet qu’elle ne travaillerait plus, sinon accidentellement, dans sonpays, et que, si elle naviguait, elle le ferait sans guide nigouvernail.

R. M… restait à même de prendre les responsabilités et imposeraitdésormais son infaillible despotisme.

Ici, une question se pose et ses conséquences furent terribles ;l’amitié avait-elle un droit quelconque d’accaparer un tel être, del’isoler, comme dans une geôle, de le gouverner, le diriger, lecommander, enfin de le réduire ? Dans le raccourci des faits de cesheures-là, j’entrevois dans l’arrière-plan, un conflit d’affections, undébat qui ne s’éclaircit pas, et puis aussi une griffe saisissant lamain d’Eléonora Duse dirigeant despotiquement le sort de tous sesactes. Cette autocratique volonté avait-elle la noblesse nécessaire, enface d’une nature si surhumaine ? Cette dernière n’en fut-elle pasquelque peu victime ?

Pour moi, égoïste et veule, peut-être un peu niaisement, « du théâtre», je ne suis trop effacé, je me le reproche, m’étant satisfait pendantde trop longs mois d’embrasser les traces du souvenir ; incapable dereprendre ; mais… pour reprendre… il eût fallu une fortune, je nel’avais pas. D’ailleurs, l’amour du théâtre dans mon Paris eût-ilsollicité encore l’énergie de la grande Duse ? Il eût fallu peut-êtrelutter pour sauver ce qui pouvait être sauvé : qui sait si EléonoraDuse, très encline aux drames parmi ses amis, ne m’y a pas invité ?

L’Œuvre de Paris était menacée. Il était urgent d’y déployer unevigilance nouvelle. J’avais puisé auprès d’Eléonora Duse millesensations qui enrichissaient ma confiance artistique ; je me crus ledroit de me dérober, l’existence de l’Œuvre ne pouvant être assurée quepar le travail associé de Suzanne et de moi.

Cependant, quelque temps après, de Berlin, Duse fit appel à moninitiative pour l’emmener en Russie ; ne le voulant ni ne le pouvant,je lui offris de me séparer de Plichon, qui nous avait suivis souventde par le monde, et de le lui prêter ; elle en conçut quelque chagrin,et même du ressentiment, mais elle connaissait Plichon, elle appréciaitsa finesse avisée ; quelques jours, elle refusa, me déclarant : « UnPlichon n’est pas un Lugné ! » Enfin, elle le fit venir àSaint-Pétersbourg, où il dirigea le magnifique répertoire que je luiavais cependant laissé.

Après Saint-Pétersbourg, elle ne travailla plus guère que par sursauts; dans le fond, elle aimait encore et toujours le théâtre !

Elle l’aimait trop, puisque dès qu’elle était détendue, apaisée, ellele rejetait, le reportait avec fureur, violence, dans sa vie. Ellel’aimait sans doute plus que nous tous nous ne l’aimions ! Ellel’aimait comme une divinité pouvait l’aimer.

- L’espérance, c’est l’ennemie, me disait-elle, et l’espérance s’estaccrochée en moi parce que pour le travail, vous êtes Lugné, et Suzanneest Suzanne, et que moi je veux des sensations de profondeur de racines!

« J’aime de vous devoir… grazie per la mano forte e leale !m’écrit-elle un soir, cet apaisement de ma volonté même, car si j’avaistravaillé sans une main amie dans la mienne, j’aurais été douteuse demon sort… et je connais mon sort à la fin de ma vie de travail. »

Et longtemps, nous correspondons envers et contre tous de Rome où elleveut, non loin de la porte Ilea dans une sorte de Thébaïde, fonder unebibliothèque des actrices ; de Florence ensuite. Elle suit nosspectacles de loin, entreprend de lire Claudel et nos auteurs ; ce sontdes conseils qu’elle me demande, car elle cherche sans cesse àreprendre le travail, et elle n’en a plus la force soutenue. Ni laRussie, ni quelques villes d’Allemagne, ni même certaines reprisesd’Ibsen ne lui valent ce qu’elle souhaiterait, ce qu’elle voudraitentreprendre sans se soucier de ses intérêts personnels.

Ses lettres révèlent son désarroi. Elle, dont l’écriture était jadis silarge, si grande, elle trace ses mots du bout de son crayon comme sansforces, ou alors dans des caractères amenuisés ; l’écriture montaitjadis, elle devient terriblement descendante.

Un soir, elle me rappelle les jours de Buenos Ayres, la dernièrereprésentation (24).

- Ce soir, me dit-elle, où j’ai joué comme un démon ! –

En mars 1915, nous nous retrouvons quelques heures à Florence ; jedescendais l’escalier ne l’ayant pas rencontrée, elle se cachait dansun petit logis de la via della Robbia ; elle me rappela elle-mêmelorsque je m’en allai.

L’Italie allait entrer dans la tourmente, et ses ressources étaientrestées à Berlin.

« D’abord, elle eût voulu fuir cette chose atroce qu’on appelle laguerre », mais elle désirait la renaissance de l’Italie, elle lasentait venir, et, dût-elle en souffrir, elle se sacrifia !

Ah !... ces heures de Florence !

En août de la même année, elle m’écrit :

« Je suis en route, mais arrêtée par un vent atroce à moitié cheminentre la belle montagne où j’ai passé six semaines et un tout petitvillage.

« (Après tant de mal et de bien), après toute une vie, un instant !

« Chaque instant est maintenant pour tous un devant soi, ainsi qu’àl’heure de la mort… une illusion ! une horreur !

« L’illusion ? que la guerre délivre, renouvelle, mais il fautpoursuivre, résister et… vivre !... l’horreur !... la guerre même et ilfaut faire cette guerre ! Il faut accomplir ce crime pour l’interdireaux autres ! »

Elle compte alors rentrer à Florence ou à Rome.

Décembre 1919 la retrouve aux environs de Rome, elle veut encores’évader, elle espère.

« Égypte, Alger !... Oui… on me le conseille, mais je n’ai pas la forcede voyager si loin et je n’aime assez personne pour m’en aller là-basaccompagnée et être obligée de bavarder ! »

Ce « je n’aime assez personne » n’est-il pas tragique ?

« Alors, partir avec une nurse ?... Une diaconesse ?... Irène ?...Ibsen ?... Rubeck en parodie ? Jamais !... Alors, je reste ici. »

Ah ! le travail serait la seule raison de vivre ! Ces sursauts de volonté de travail qui l’assaillent, elle me lesrappelle, nos dernières rencontres alors que nous avions ensembleparcouru le magnifique chantier de l’œuvre d’Ibsen… alors qu’ellepersuadait Isadora Duncan de me prendre pour guide.

Isadora quelle m’avait transmise et dont j’avais dû aussi conduire labarque, Isadora qui professait pour elle un respect craintif ne pouvaitla comprendre. Duse était restée interdite souvent devant la danseusecalifornienne, comment aurait-elle pu la suivre ? Les rives de la merTyrrhénienne sont si éloignées des modernismes de Frisco !

Et nous échangeâmes des signes de temps à autre, ainsi que deux pauvresmalheureux au seuil de l’entrée des coulisses mendiant de la chimère oude l’illusion.

Avant de partir pour l’Amérique (25), elle m’écrit :

« Je me rappelle avec gratitude et amour les êtres auxquels je donne ensouvenir amour et gratitude. »

Il y a, dans la relecture du passé, des pages qu’on ne peut arracher etqui laissent dans le cœur et dans l’esprit des minutes magnifiques dedédain et de mépris devant tout travail qui n’est pas empreint denoblesse.

Que de reconnaissance à leur garder !

LUGNÉ-P.


NOTES :
(1) Ces souvenirs figureront dans le troisième volume des Souvenirs deM. Lugné-Poe et seront suivis de deux autres chapitres sur EléonoraDuse. – Copyright by Lugné-Poe, 1932. Tous droits de traduction,adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, ycompris la Russie (U. R. S. S.).
(2) Longtemps ce fut M. Spinelli.
(3) Jamais !...
(4) Elle me donna pour une pièce, le lendemain d’une commande, lesdécors de cette pièce qu’elle avait fait faire avant même la commande,me disant que je pourrais la jouer, qu’elle ne la jouerait jamais !
(5) L’espérance prolongée fait languir, fait languir le cœur, mais ledésir satisfait est un arbre de vie…
(6) A la revue illustrée de Baschet, je crois avoir été l’un des toutpremiers à donner un article à son sujet. J’en extrais ces lignes : « …Sa mime est simple, son jeu naïf, tout ce que Mme Duse fait est si prèsde nous, si proche des grandes douleurs qui nous frappent souventqu’elle paraît ignorer elle-même la grandeur qu’elle nous révèle… »L’article était accompagné de reproductions photographiques, mais laplus singulière déjà à nos yeux était certainement celle d’un billet àson directeur en Hollande : « Monsieur, je doute fort de pouvoir jouerdemain, je vous prie d’envoyer chez moi, demain matin vers dix heures,pour pouvoir en cas que non, prévenir Sa Majesté le public. EléonoraDuse. »
(7) Maurice Maeterlinck ayant connu Marie Kalff par des amis deHollande me l’avait adressée dès 1901-1902 pour que Suzanne la fîttravailler. Elle venait de Haarlem, elle avait la foi, elle étaitextraordinairement sincère, mais elle gardait un accent qui entravalongtemps ses débuts.
Je dois me souvenir qu’elle resta très dévouée à l’Œuvre et aux buts del’Œuvre, qu’elle y collabora avec dévotion toujours, elle chercha ànous aider. Inutile de rappeler ce qu’elle s’efforça de faire pourmaintenir l’Œuvre en Hollande, il suffit que je lui doive qu’elle aitfacilité mon premier entretien avec Eléonora Duse et qu’aux moments desplus grandes difficultés qui surgirent entre Maeterlinck, Mme G.Leblanc et moi, elle se soit appliquée au contraire à renouer lacordialité entre Maeterlinck et moi.
Elle débuta à l’Œuvre en tournée sous le nom de Fanstaff (Van Staff),dans la Roussalka, puis joua dans l’Oasis de Jean Julien, etc.
(8) La vie télégraphique ! Je pourrais faire un volume de quatre centspages seulement avec les télégrammes d’Eléonora Duse ! Ce fut unengrenage. Pour un oui, pour un non, Eléonora Duse télégraphiait ausujet de la moindre des choses et télégraphiait le plus souventd’urgence, c’est-à-dire triple taxe. Elle télégraphiait pour lesaffaires, pour une rencontre dans la rue, pour inviter à venir : « ….Mettez votre montre au clou et venez !... » L’éclair, la foudre,l’électricité, elle les assujettissait. Il y eut des jours où millefrancs de télégrammes furent dépensés. Etonnons-nous, après cela, queses impresari se soient toujours plaints des affaires avec elle ! Ce nefut jamais mon cas !
(9) Sous la direction de Schurmann-Porel.
(10) Mme Bulteau.
(11) La compagnie de Duse comportait un matériel formidable quinécessitait souvent plus d’un wagon. Géri en était le conservateur. Ily avait là-dedans des décors, des meubles, des malles ; on saitd’ailleurs que les compagnies italiennes voyagent avec leurs décors.Géri cumulait. Il y eut d’autres artistes qui procédèrent comme lui.Géri était antiquaire à Florence dans une des rues les plusfréquentées. Grâce à son métier de régisseur, il parcourut l’Europe et,dans ses heures de liberté, battait les places pour trouver desbibelots qu’il revendait à Florence. Je ne crois pas que, pendant lesreprésentations d’Eléonora Duse à Paris, il y eût meilleur acquéreur,chez les antiquaires de Montmartre, de bibelots, de meubles, d’objetsqui n’ont dû paraître ensuite dans sa boutique de Florence ! Il lesramenait dans le matériel de la troupe, et ils se débitaient comme despetits pains aux Français ou aux Anglais qui visitaient Florence. Qu’onn’oublie pas que ce fut Géri qui retrouva en Italie la Joconde et larestitua au Louvre – il en était assez furieux ! Inutile de dire que,parce que j’étais très bien avec certains antiquaires de Montmartre,Géri resta toujours très cordial avec moi !
(12) Allusion à Peer Gynt.
(13)  Eléonora Duse manqua une répétition, voici lesrecommandations qu’elle m’envoya :
« Bon travail, bon travail, bon travail. Aujourd’hui, aucune peine,toutes les veines sont remplies et vivantes. Travaillez de tout votrecœur et votre tête. Supprimez… supprimez ce petit « scialle »(châle) gris à pompon de Wassilissa. Donnez-lui un châle plus foncé.Supprimez le remuement agaçant de ce Tatare qui doit dormir sansronfler si fort. Les Tatares aiment dormir »… Il faut encore couperquelques paroles au final du deuxième acte après la mort d’Anne, troplongue, aussi la tirade de l’acteur, mais il n’est pas mal, seulementc’est chemise blanche que l’acteur avait !...
« Dites à Luka qu’il est Augier !
« Le petit qui dit que l’homme est immense, il a attrapé des choses devous si bien, mais il n’est pas vivant suffisamment au premier acte etil a une bague au doigt qu’il aurait vendue pour trois kopeks. Ce Tatare est la note qui gâte tout dans la mort d’Anne. – Anne et leTatare doivent dormir au final du deuxième acte, mais de deuxsommeils différents, mais l’un doit s’accorder à l’autre tuez ce Tatarequi gâte… »
(14) C’était Grange.
(15)  Le lendemain matin, Eléonora Duse adressait desrecommandations de détails, ce qui prouve la minutie de certaines deses recherches. (On sait qu’elle donna son costume de Maison depoupée, après la représentation, à Suzanne Desprès, en déclarantqu’elle ne jouerait plus le rôle. Le costume fut offert par moi aumusée du Théâtre National d’Oslo, je garde seulement les sandales de lagrande artiste.) Voici la lettre de recommandations :
« Ma Suzanne, tiens ma main dans la tienne, j’aime une main qui aime.Rappelle-toi dans Nora, rappelle-toi, j’ai le cœur gros, laisse-moite dire donc : va lentement, ne te dépêche pas, et tu seras vite trèsferme sur le devant de la scène, regardant devant toi, les yeux, nonplus triste et tourmentée, plus rien ne cherchant que toi-même entoi-même !
« Alors, lentement, ôte, si tu approuves, tes belles bouclesd’oreilles, lentement, sans bouger ta personne, ôte le collier aussi,je te l’enverrai, et défais le nœud qui tient toute ta personne ta vie,tenant ta taille : puis, quand tu es entrée dans la coulisse, alors,assieds-toi pour donner le temps qu’on te dégrafe les rubans de tesépaulettes et les souliers. On doit te délier pendant que tu es assise ; alors, assise, on te met par les épaules ta robe de tous lesjours.
« Je t’ai dit une vérité de mon cœur qui a cherché, car je t’aimetendrement. « ELÉONORA ».
(16) Directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles et critiquemusical averti.
(17) Depuis son succès à Paris, Eléonora Duse est assaillie par lesauteurs les plus en vue, insistant par tous les moyens qu’elle prennepossession d’au moins une de leurs œuvres. Elle n’avait à sonrépertoire de nos auteurs, à ce moment, que l’Autre danger de MauriceDonnay. Insistent auprès Porto-Riche, Henry Bataille ; ce dernier usede tous les moyens de pression, indirectement.
(18) Le lecteur m’interroge : « Au fait ?... Etes-vous bien impresarioauprès d’elle ?... – Non ! je suis toujours resté administrateur à soncompte et j’y ai parfait mon éducation d’impresario, me contentantd’être celui de Suzanne. Il vous plaît peut-être de croire que j’aiédifié une fortune auprès d’elle ?... Non ? Mes frais me furentremboursés strictement comme administrateur ; au-dessus des fraisgénéraux d’Eléonora Duse, il m’était éventuellement octroyé unpourcentage sur les bénéfices ; malheureusement, les frais générauxd’Eléonora Duse furent révélés à mon amitié et ne furent jamaisatteints, la haute comptabilité de ses affaires était tenue à Berlinpar une célèbre banque.
(19) Un seul journaliste, Haagen Falkenfleth, cherche à lui rendre lesheures de Copenhague moins maussades.
(20) La séparation de la Norvège du royaume de Suède n’était vieilleque de quelques mois (7 juin 1905).
(21) Ajoutons que le deuil de Copenhague, par suite de la mort du roiChristian, atteignait directement la cour, le roi Haakon VII, et nousvalut l’abstention quasi-totale du monde officiel ou diplomatique àOslo, et même à Stockholm.
(22) Bien des écrivains norvégiens l’assaillirent pour obtenir d’ellequ’elle inscrivît une autre pièce norvégienne à son répertoire, entreautre Gerhard Graw, alors bien connu ; je me souviens qu’il lui demandade jouer la Tragédie de l’amourde Gunnar Heiberg, et qu’en recevantla lettre et en lisant le titre de la pièce – c’était peu après ledépart de chez elle du Dr Egeberg – Eléonora Duse s’écria : « Mais…l’amour n’a jamais été tragique !... il est bien plus comiqueque cela !... »
(23) La phrase était plus terrible encore.
(24) Santuzza de Cavalleria Rusticana.
(25) L’erreur initiale dont elle avait tant redouté les conséquencesavait été sa soumission d’esclave à l’autorité de Berlin.