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LACROIX, Auguste de(1805-1891) : Le flâneur (1841).
Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (06.IV.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1841 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le flâneur
par
Auguste de Lacroix

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CONNAISSEZ-VOUS un signe plus approprié à son idée, unmot plus exclusivement français pour exprimer une personnificationtoute française ? Le flâneur ! type gracieux, mot charmant éclos, unbeau jour de printemps, d’un joyeux rayon de soleil et d’une fraîchebrise, sur les lèvres d’un artiste, d’un écolier ou d’un gamin, – cestrois grandes puissances néologiques !

Le flâneur est, sans contredit, originaire et habitant d’une vastecité, de Paris assurément. Il n’y a qu’une grande ville, en effet, quipuisse servir de théâtre à ses explorations incessantes, et il n’y aque le peuple le plus léger et le plus spirituel de la terre qui ait puproduire cette espèce de philosophes sans le savoir, qui semblentexercer d’instinct la faculté de tout saisir d’un coup d’oeil etd’analyser en passant. Le flâneur est essentiellement national,différent, en cela, des grands hommes, en général, qui sont de tous lespays, et du touriste, en particulier, qui observe à la course. Sansdoute le flâneur aime aussi le mouvement, la variété et la foule ; maisil n’est pas travaillé par un irrésistible besoin de locomotion ; ilcirconscrit volontiers son domaine, pourvu qu’il y trouve l’alimentjournalier de son esprit, et, grâce à une merveilleuse perspicacité, ilsait moissonner encore d’incroyables richesses dans ce vaste champ del’observation où le vulgaire ne fauche qu’à la surface.

Comme on le voit déjà, nous ne prostituons pas le titre de flâneur àces sortes de contrefaçons plus ou moins ridicules d’un type estimablequi promènent, tout le long du jour, leur oisiveté ennuyée etennuyeuse. – Usurpation inouïe, même dans un siècle où les distinctionsaristocratiques sont à la portée de l’ambition la plus roturière : –Nous ne reconnaissons pour flâneurs que ce petit nombre privilégiéd’hommes de loisirs et d’esprit qui étudient le coeur humain sur lanature même, et la société dans ce grand livre du monde toujours ouvertsous leurs yeux. L’observateur au repos n’est observateur qu’à demi ;le véritable observateur, c’est le flâneur, c’est-à-dire l’hommed’intelligence subtile, qui va sans cesse explorant toute chose,l’espèce humaine principalement, partout, dans tous les âges et toutesles conditions, – philosophe narquois qui étudie, comme discutaient lespéripatéticiens.

Nous n’admettons pas même l’existence du flâneur autre part qu’à Paris.Qu’est-ce, en effet, qu’un flâneur en province, sinon un pitoyablerêveur dont les yeux fatigués et l’esprit émoussé par la contemplationdes mêmes objets finissent par ne plus s’arrêter sur aucun.

Pour le vulgaire, le flâneur n’offre rien, au premier coup d’oeil, quile distingue de cette espèce particulière de bipèdes humainsgénéralement désignés sous le nom de badauds. Pourtant la différenceest immense et doit être signalée. Le flâneur est au badaud ce qu’estle gourmet au glouton, ce que serait mademoiselle Mars à une actrice detréteaux, Chateaubriand à un rédacteur en échoppe, ou, plutôt, LaBruyère ou Balzac à un paysan de l’Auvergne ou du Limousin arrivéd’hier à Paris. Le badaud marche pour marcher, s’amuse de tout, seprend à tout indistinctement, rit sans motif et regarde sans voir. Ilva dans la vie, comme le scarabée dans les airs, battant de l’ailecontre chaque objet qu’il rencontre ; heurté, brisé à tout instant,jouet du vent qui souffle ou du gamin qui passe. C’est pour lui que lasuprême sagesse a dit : « Il a des yeux, et il n’apercevra pas, desoreilles, et il n’entendra pas. » L’expression bayer aux corneillessemble avoir été inventée à son intention. Il passera, en effet, desheures entières à suivre de l’oeil l’hirondelle qui vole ou la mouchequi va bourdonnant, et cela, sans la plus simple réflexion, sans lamoindre arrière-pensée. – Le badaud ne pense pas ; il ne perçoit lesobjets qu’extérieurement. Il n’y a pas de communication entre soncerveau et ses sens. Pour lui les choses n’existent que simplement etsuperficiellement, sans caractère particulier et sans nuances ; le coeurhumain est un monolythe dont les hiéroglyphes ne l’intéressentnullement. La déduction philosophique lui est inconnue. Les sociétés nesont à ses yeux que des réunions d’hommes, et les monuments des amas depierres. Une scène populaire se résume pour lui en une certaine sommed’injures et de coups de poings. Il était sur le filon d’une mine deprécieuses découvertes, et le voilà qui se détourne pour suivre unchien qui aboie ou un tambour qui bat. Il est l’inventeur de la pêche àla ligne, de l’ingénieux passe-temps des ricochets et des rondsconcentriques.

Il y a, entre ces deux espèces d’êtres organisés, tous les degrés de lacréation, toute la distance qui sépare l’homme du polype.

L’enveloppe corporelle du flâneur est telle, à peu près, que celle desautres animaux dénommés, sans doute par antiphrase, pensants etraisonnables. Il a, comme ces derniers, une figure assez insignifianteet habituellement inoffensive, excepté quand on dérange le cours de sespromenades sans but, ou qu’on s’interpose directement entre son rayonvisuel et le bateleur qu’il admire ou la commère qu’il écoute, auquelcas son oeil lance des éclairs et son naturel bénin tourne à laférocité. Il s’habille, du reste, comme tout le monde et marche commevous et moi, si ce n’est qu’il trébuche beaucoup plus souvent, bienqu’il chemine plus lentement et passe pour y voir beaucoup mieux.D’aucuns, des hypocrites, des flâneurs déguisés prétendent que lesindividus que nous essayons de décrire doivent nécessairement avoir,aux yeux de l’observateur, des traits caractéristiques qui échappent auvulgaire. Ils vous diront qu’en les examinant attentivement, vousdécouvrirez une finesse moqueuse dans leur sourire imperceptible et uneprodigieuse perspicacité dans leurs regards. Ils vous diront.... Quesais-je ? il y a dans tel air de tête, dans tel pli du visage, larévélation d’une supériorité intellectuelle quelconque ; ici laprofondeur de la pensée, la puissance de la logique, la perception desrapports éloignés ; là, l’esprit d’analyse rapide et subtile. –Hallucinations de la science, alchimie poétique à l’usage desimaginations romanesques. – Défiez-vous de cette manie importée duroman dans la vie réelle. Ils ont beau dire, ces songe-creux de laphysiologie, l’esprit ne déteint pas sur le facies humain ; jeconnais des hommes doués d’éminentes facultés, qui sourient d’une façonstupide, et j’ai vu des gens atteints et convaincus de crétinismemoral, dont  le regard étincelait d’intelligence.

Le flâneur est un être essentiellement complexe, il n’a pas de goûtparticulier, il a tous les goûts ; il comprend tout, il est susceptibled’éprouver toutes les passions, explique tous les travers et a toujoursune excuse prête pour toutes les faiblesses. C’est une naturenécessairement malléable, une organisation d’artiste. Aussi aime-t-illes arts, comme un roi constitutionnel. Il est dilettante, peintre,poëte, antiquaire, bibliophile ; il déguste en connaisseur un opéra deMayerber, un tableau d’Ingres, une ode de Hugo ; il flaire l’Elzévir,hante les baladins et court sus à la grisette. Il a des admirationspour mademoiselle Rachel et des tendresses pour Odry. Vous lerencontrez partout, dans les promenades, aux Bouffes, aux concerts, ausermon, aux Funambules, dans les salons, à la guinguette, au boulevardde Gand et dans la rue de la Grande-Truanderie. Il pose devant lescarreaux de Susse, stationne tour à tour au pied de Notre-Dame et prèsde l’étalage d’un bouquiniste. Il est curieux, presque indiscret. C’estun homme que l’amour de la science peut pousser jusqu’à la cruauté, etqui prendra quelquefois, pour sujet de ses expériences, le coeur même deson ami le plus intime.

Le flâneur est comme toutes les belles choses, comme les jolies femmes,il n’a pas d’âge... Il existe depuis vingt-cinq ans jusqu’à soixante,aussi longtemps que l’homme jouit pleinement de ses facultésintellectuelles et locomotives. Le flâneur, ayant besoin de ses jambesautant que de son esprit, quand les premières lui font défaut, passe àl’état d’observateur : c’est alors une autre existence, une autrecondition ; sa nature se dédouble et s’affaiblit ; c’est lecommencement de la fin.

Paris appartient au flâneur par droit de conquête et par droit denaissance. Chaque jour il le parcourt dans tous les sens, en scrute lesprofondeurs et marque, dans sa mémoire, les recoins les plus obscurs.Il voit tout par lui-même, et promène incessamment dans Paris sesoreilles de lièvre et ses yeux de lynx. Il n’ignore rien de ce qui s’ypasse, il connaît, dans ses moindres détails, la nouvelle du jour,l’événement de la veille ; il sait ce qu’il faut croire et ce qu’ilfaut rejeter des débats en police correctionnelle racontés par la Gazette ; il sait mieux que le procureur du roi, mieux que le préfetde police, où et de quelle manière a commencé ce drame sanglant (stylede réquisitoire) qui a épouvanté la société, et réclame de la justiceun grand et salutaire exemple. – Il sait bien d’autres choses, ma foi.– Il sait comment s’élaborent les lois et comment elles s’exécutent ;il possède le tarif des votes, le secret des improvisations de telorateur, et le prix du dernier discours de tel autre. Il vous dira oùse trouvent la plus belle galerie de tableaux et la plus richecollection d’antiques et d’autographes ; à quel amateur appartient leseul portrait existant  de Raphaël peint par lui-même, et quellebibliothèque renferme les plus rares éditions des Alde et desElzévir.  Il sait encore quel heureux sportsman parisien possèdele premier pur-sang et le meilleur trotteur, quel sultan de théâtre, leplus joli minois de soubrette, et quel corps de ballet, la jambe lamieux arrondie. Que dis-je ? c’est à lui que nous devons les plusprécieuses découvertes et les inventions les plus merveilleuses. Quinous révèle chaque jour les talents nouveau-nés ! Qui a découvertdernièrement mademoiselle Rachel perdue au milieu des utilités duGymnase ! – Un directeur-flâneur. – Qui a trouvé le galvanisme ? – Unphysicien flânant sur son balcon en compagnie d’une grenouille. – A quidevons-nous la connaissance des lois de l’électricité, de l’attraction,de la pesanteur spécifique ? – A des savants, des naturalistes, desmathématiciens faisant l’école buissonnière. – Qui a inventé laboussole ? – Un marin jouant, pendant son heure de quart, avec unmorceau de métal. – Qui a inventé la poudre ? – Un moine flânant lelong des murs salpêtreux d’un vieux couvent. – Les arts, les sciences,la littérature doivent plus ou moins leurs progrès journaliers auflâneur. Ils procèdent de lui et convergent vers lui. Il est le centreet le pivot social ; il a plus fait pour la philosophie et l’étude ducoeur humain que les plus beaux livres et les plus savantes théories.

On a remarqué que les paresseux sont presque tous des gens d’esprit. Onconçoit, en effet, qu’il faut posséder en soi-même beaucoup deressources contre l’ennui pour vivre ainsi habituellement de son proprefonds, comme la marmotte de sa propre substance. Cette observation estparticulièrement vraie à l’égard du flâneur. Mais il faut au préalables’entendre sur les mots. Pour ceux qui font consister la paresse dansl’absence de toute occupation suivie, de tout travail régulier et d’uneutilité immédiate, assurément le flâneur est éminemment paresseux. Ilfaut remarquer néanmoins que l’homme le plus occupé n’est pas l’hommele plus affairé, et que le travail n’est pas toujours une choseappréciable à l’oeil. Le flâneur, il est vrai, produit peu, mais ilamasse beaucoup. Laissez venir pour lui l’âge des souvenirs et de laméditation, cette période de la vie qui est comme le moment de ladigestion des idées acquises, où tout se classe et s’ordonne dans lecerveau de l’homme à la faveur du calme profond de l’imagination et dessens ; laissez sonner pour lui l’heure de la retraite, c’est-à-dire desrhumatismes, de l’ophtalmie et de la surdité, et vous verrez se résumeralors, sous la forme de romans de moeurs ou d’oeuvres philosophiques, lesétudes profondes de cette vie en apparence si inoccupée et si futile.Vous vous étonnez quelquefois, à l’apparition d’un livre tout rempli dehaute philosophie et d’ingénieux aperçus, d’apprendre qu’il est l’oeuvred’un homme du monde, et peut-être d’un jeune homme que vous rangiezdédaigneusement parmi ces désoeuvrés dont la figure est partout etl’esprit nulle part. Croyez-vous donc que le monde s’apprenne dans lasolitude, et que le coeur humain soit un livre qu’on étudie au coin dufeu ! Je voudrais bien qu’il me fût permis de demander sansindiscrétion à l’ingénieux auteur de la Physiologie du Mariage àquelles sources il a puisé cette profonde connaissance des plusinexplicables mystères de la nature féminine. Il y a tel flâneur quevous méprisez qui vous en dirait plus sur ce sujet que tous lespenseurs et les moralistes ensemble. – Passe encore pour les sciencespositives qui s’apprennent par le secours de la tradition écrite : àcelles-là il faut des sectateurs casaniers et des intelligences deplomb ; mais hors de là, dans les arts, dans les lettres, le flâneurest sur ses terres. Combien d’hommes distingués ont commencé par êtred’obscurs flâneurs ! Qui ne connaît les habitudes de flânerie du pluspuissant des orateurs de la chambre, et le caractère et les goûtsd’artiste de ce petit journaliste dont la révolution de juillet a faittout à la fois un grand ministre, le plus habile jongleur de paroles,le plus fécond et le plus spirituel causeur de tribune. Demandez à cesdeux hommes quel traité, la Rhétorique d’Aristote ou l’Orateur deCicéron, leur a livré les fils électriques qui se lient mystérieusementà chacune des fibres du coeur humain.

Mais c’est surtout la littérature qui possède l’élite de la flânerie.Les noms ici se pressent sous ma plume. La flânerie est le caractèredistinctif du véritable homme de lettres. Le talent n’existe, dansl’espèce, que comme conséquence ; l’instinct de la flânerie est lacause première. C’est le cas de dire, avec une légère variante :littérateurs parce que flâneurs. Le quoique serait une absurditédémontrée par l’expérience. Comprendriez-vous un littérateur,c’est-à-dire un homme faisant métier de peindre principalement lesmoeurs et les passions, qui ne serait pas vivement sollicité par unsecret penchant à observer, à comparer, à analyser, à voir par sesyeux, à surprendre, comme on dit, la nature sur le fait ? Aussi voyezcomme les exemples abondent ! Le prétendu ermite de la Chaussée d’Antinest un flâneur émérite qui n’a pu renoncer encore à ses habitudes dejeunesse. L’auteur du Tableau de Paris a dû flâner énormément. Quelplus grand flâneur que La Fontaine ? Rousseau a flâné pendant les deuxtiers de sa vie, et employé le reste à raconter les flâneries très-peuédifiantes de sa jeunesse. Racine étudiait, comme on sait, le coeurhumain dans les coulisses de la Comédie-Française, ce qui fait sansdoute (soit dit en passant) que ses héroïnes grecques et romaines ontune tournure toute française. Que dire de Bernardin de Saint-Pierrequi, après avoir flâné dans les deux hémisphères, passait des journéesentières à s’extasier éloquemment devant un fraisier chargé d’insectesmicroscopiques, et qui ne trouvait d’admiration, en face des tours dela cathédrale de Rouen, que pour les hirondelles voltigeant au-dessusde sa tête ? Si le touriste n’est autre qu’un flâneur en voyage, dansquelle classe rangerons-nous, je vous prie, le chantre d’Atala et de Réné ? Et qu’était-ce autre chose qu’une éternelle flânerie, que cespoétiques pérégrinations sur les grèves de l’Océan, sur les bords del’Ohio ou du Meschascebé, à travers les vertes savanes de la Louisianeou sous les forêts murmurantes du Kentuky ? Où en serions-nousaujourd’hui si un vague instinct de flânerie n’eût conduit le bardechrétien près des ruines de Jérusalem, ou parmi les tribus guerrièresdes Natchez auprès d’un vieux sauvage, poète et conteur comme lui ? Quin’a pas surpris, plus d’une fois, en flagrant délit de flâneries sur lequai des Augustins ou sur le boulevard du Temple, le savant linguiste,l’élégant écrivain dont la bonhomie si pleine de finesse a pu seulehériter légitimement de l’épithète caractéristique accolée au nom de LaFontaine ? Qui ne connaît sa passion pour Polichinelle, son admirationpour Débureau et ses assiduités aux stalles des Funambules ? Voici, àce propos, une anecdote qui m’a été racontée par l’auteur même de Trilby, et qui prouve que le goût de la flânerie n’est pas plusincompatible avec l’élévation de l’esprit qu’avec la gravité obligéedes fonctions éminentes.

Lorsque M. Français de Nantes fut appelé à la direction de lalibrairie, il ouvrait les portes de son administration à un grandnombre d’hommes de lettres, qui trouvèrent ainsi, dans les loisirsd’une position aisée, les moyens de se livrer avec succès à leurstravaux de prédilection. Parmi les écrivains privilégiés et les plusdignes de cette faveur accordée au talent, se trouvait le poëte sigracieux et si pur qui fit, plus tard Fragoletta et la Vallée auxloups. M. Français de Nantes avait pour ce dernier une estime et uneaffection particulières. Il l’avait nommé tout exprès à un emploi quin’exigeait que peu de travail. L’heureux sinécuriste pouvait seprélasser et rêver à son aise dans le fauteuil bureaucratique, enattendant mieux. L’assiduité était pour lui la seule conditionobligatoire. Pendant trois mois tout alla pour le mieux dans lameilleure et la plus douce des administrations. A cette époque, leponctuel bureaucrate parut perdre peu à peu le sentiment du devoir,cette religion des femmes vertueuses et des employés irréprochables.Plus d’une fois ses confrères étonnés échangèrent entre eux un sourireéquivoque et des propos qui ne l’étaient pas du tout, en voyantl’humble patère déshéritée du feutre accoutumé et l’infortuné fauteuild’acajou tendre incessamment ses bras dans le vide. Le scandale allaitcroissant, la gent gratte-papier s’en émut ; le vent, ou tout autreindiscret de même genre, en glissa la nouvelle jusque sous la porte ducabinet particulier du directeur. Un jour, l’employé retardataire étaitdebout, la tête basse et l’air contrit devant son protecteur. Celui-ci,avait, contre sa coutume, le front plissé et le regard sévère.

« J’apprends, monsieur, disait-il, que vous manquez à la seulecondition que j’avais cru pouvoir vous imposer. Vos fonctionsseraient-elles trop pénibles et puis-je retrancher quelque chose àvotre travail journalier pour l’administration ! Vous ai-je fait uneposition trop difficile ? » Cela fut dit d’un ton de reproche amicalqui toucha vivement le coupable. – « Croyez, monsieur, que mareconnaissance... – Pourquoi ne pas m’en donner un témoignage qui voussoit utile à vous-même, en vous rendant exactement, sinon à vosfonctions, du moins à votre bureau, ainsi que nous en sommes convenus ?– Allons, reprit l’employé visiblement embarrassé, après un instantd’hésitation et comme faisant un effort sur lui-même, je vois bienqu’il faudra déloger. – Comment, monsieur, répliqua vivement M. deNantes se trompant sur l’intention exprimée par ces paroles, est-ce làle témoignage de votre reconnaissance ? – Pardon, monsieur ledirecteur, je voulais dire seulement que je serai forcé de quitter lelogement que j’occupe depuis quelques jours. – Je comprends, voushabitez la campagne, et c’est ce qui cause vos inexactitudes et vosabsences fréquentes. – Je dois vous avouer, monsieur le directeur, quej’habite Paris. – Mais alors, faites-moi l’honneur de m’expliquer cetteénigme. – Ah ! voilà justement la difficulté..., je n’oserai jamais...– Je vois ce que c’est, dit M. de Nantes souriant avec malice, vousêtes sous le coup de quelque grande passion, monsieur le poëte, enpuissance d’une maîtresse jalouse, exigeante peut-être, qui voustyrannise et vous tient en charte privée. – Hélas ! monsieur, je n’aiguère pour le moment d’autre maîtresse que la poésie et d’autre passionque celle de la gloire. Mais j’ai une faiblesse... dont je rougis... –Hé quoi ! aimeriez-vous le vin, le jeu ?... – Tenez, monsieur ledirecteur, vous ne devineriez jamais, dit tout à coup le jeune hommed’un air de résolution, j’aime mieux vous le dire tout de suite. Sachezdonc que j’habite le Marais et que, pour venir ici, je suis obligé deparcourir dans toute sa longueur le boulevard du Temple toujours sianimé, si bruyant, si encombré d’individus et de choses curieuses,arracheurs de dents, escamoteurs, jongleurs, montreurs d’ours, desyrènes, d’enfants à deux têtes, de géantes et de crocodiles, qu’on esttenté à chaque pas... – Ah ! monsieur, interrompit le directeur générald’un ton dédaigneux, je n’aurais jamais pensé qu’un homme tel que vouspût s’intéresser à de pareilles choses. Et ce n’est pas pour celaassurément, je suis fâché de vous le dire, que j’ai pris sur moi devous créér une sinécure aux frais de l’état. En agissant ainsi,monsieur, croyez-le bien, j’avais pensé que les loisirs d’un homme dontj’honore le talent ne seraient pas perdus pour l’art, et j’ose ajouterpour la gloire du pays. Il y a plus que de l’enfantillage à s’arrêter àde semblables bagatelles. – Je confesse, monsieur le directeur, que lesbagatelles en général, et les bagatelles de la porte en particulier,ont souvent pour moi un charme irrésistible. Polichinelle lui-même... –Quoi ! vous aimeriez Polichinelle ? – Avec passion. – Et vous allezvous amuser de ses pasquinades et de ses tours d’adresse ? – Tous lesjours, pendant une heure au moins.

- C’est singulier, repartit gravement M. de Nantes, je ne vous y aijamais rencontré. »

Nous aurions encore bien des exemples à citer, si nous ne craignionsd’abuser de ce moyen d’argumentation. Les hommes de lettres et lesartistes nous fourniraient à profusion ces sortes de preuves parinduction. Contentons-nous de rappeler ici que M. de Chateaubriand, quidoit se connaître en hommes de génie, a défini les poëtes : desenfants sublimes.

Et en effet, cette simplicité de caractère, cette apparente bonhomiequi fait qu’on s’intéresse aux moindres choses et qu’on ne craint pasde se commettre avec les vulgarités de la vie, est presque toujoursl’indice d’un mérite éminent. La véritable supériorité ne s’abaisse pasen se laissant voir et toucher. Elle se constate et se popularise parle libre accès et le laisser-aller. Il n’y a que les nains et les gensdifformes qui éprouvent le besoin de se draper et de monter sur deséchasses. Les esprits affectés de myopie prennent en pitié les sages etles forts qui jouent avec les petits enfants et s’évertuent à l’examendes choses futiles. Cette divergence d’opinion et de conduite entre cesdeux classes d’hommes s’explique tout naturellement par l’infirmité despremiers. Les uns s’arrêtent à la surface, les autres plongent jusqu’aufond : voilà tout le secret de cette différence. – Il y a sous lapremière enveloppe de chaque chose des rapports inconnus, des aperçusignorés, tout un nouveau monde d’idées, de réflexions et de sentimentsqui s’éveillent et jaillissent tout à coup sous le regard exercé del’observateur, comme la source cachée sous la sonde du géologue. Pourle vulgaire l’enfant qui babille, qui pleure ou qui joue, n’est qu’unêtre incomplet, le plus faible et le moins raisonnable de tous. – Pourle physiologiste, c’est le roi de la création qui s’essaie, c’estl’homme avec ses instincts, ses passions ses facultés natives qui serévèlent et trahissent peut-être ses destinées futures. L’homme dupeuple, nature abrupte dont les caractères primitifs n’ont pu êtreeffacés par le frottement social ; l’homme policé, énigme vivante, dontchaque action, chaque parole est un mensonge et, souvent, un piége ; lafemme, chimère insaisissable qui s’ignore elle-même, qui s’évanouit dèsqu’on la devine et fait mourir ceux qui ne peuvent l’expliquer ; lasociété, inextricable labyrinthe ; le monde enfin, cette grande énigme,plus grande que toutes les autres, dont le mot est resté dans le seinde Dieu : tout existe, vit, se meut et pose pour l’observateur. Or,comme nous l’avons dit, qu’est-ce que le flâneur, sinon l’observateuren action, l’observateur dans son expression la plus élevée et la pluséminemment utile ?

Une dame nous demande si le flâneur est amoureux. – Un profondsentiment de tout ce qui est beau est la première condition de sanature. – Constance ? – Hélas ! demandez au philosophe quel abîme il ya dans le coeur de l’homme ; au poëte, s’il est de constantes amours ;au voyageur, quel irrésistible instinct le pousse à chercher sans cessede nouveaux sites, des climats plus doux et des ombrages plusverdoyants ; demandez au marin si son coeur n’est pas vaste commel’Océan et changeant comme ses flots, à combien de rivages il a amarréson navire et jeté ses affections, s’il a trouvé quelque part descontrées aussi belles à ses yeux que celles qu’il n’avait pas encorevisitées, et des liens capables de résister aux caprices des élémentset aux bourrasques des passions. Ne demandons pas compte à la suprêmesagesse des facultés réparties à chacune de ses créatures, ni auflâneur des imperfections inhérentes à son organisation exceptionnelle; ne demandons pas à l’hirondelle pourquoi elle voltige, au ruisseaupourquoi il serpente en fuyant, au flâneur pourquoi il flâne. Assezd’autres se plaisent aujourd’hui à dénigrer ce type aimable et léger denotre caractère national qui va s’effaçant chaque jour. Laissons auxaveugles le triste privilége de médire de la lumière, aux sourds denier l’harmonie, aux sots ce qu’ils ne comprennent pas. Qui de nous nesentira pas dans son coeur quelque secrète sympathie pour cet être sibon, si facile, si inoffensif et si gai qu’on appelle le flâneur ? Quide nous, en interrogeant sa conscience, osera se proclamer assez pur dupéché de flânerie pour jeter au flâneur la première pierre ? Quiêtes-vous enfin, vous qui lisez ces lignes ? Et qui suis-je moi qui lesécris ?

Un flâneur.                        

AUGUSTE DE LACROIX.