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LABÉDOLLIÈRE, Émile Gigault de (1812-1883) : Le Modèle(1840). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.III.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. LeModèle par Émile de LaBédollière ~ * ~ VOULEZ-VOUSun Spartacus, un César, un Cicéron, un saintÉtienne, un Clovis, un Molière, etc. ?Souhaitez-vous faire revivre sur la toile une notabilitéquelconque de l’antiquité ou des temps modernes ?Vous faut-il un baron féodal ou un serf, unEuropéen ou un sauvage, un martyr ou un Jupiter-Olympien, undiscobole ou un soldat de la république française? Allez-vous-en dans une de ces rues sales et tortueuses dont fourmillenotre belle capitale ; montez un escalier qui tient le milieu entre uneéchelle et un mât de cocagne, et là, aufond de quelque grenier, vous trouverez la notabilitédemandée, le saint, l’empereur, le roi, lepoëte, le guerrier, ad libitum, dans la personne dumodèle. « Vil métier ! » disent les misanthropes; non pas, messieurs, s’il vous plaît.N’exige-t-il pas un concours de qualités physiquesque la nature accorde rarement à un seul et mêmeindividu ? celui qui l’exerce n’a-t-il pas plus dedroits matériels à notre admiration sous lablouse qui cache ses formes herculéennes, que cesélégants rabougris dont les charmes sont dusprincipalement à l’habiletéd’un tailleur ? Le modèle ne fait-il point partieintégrante de la matière première miseen oeuvre par le peintre ou le sculpteur ? necoopère-t-il pas essentiellement à lacréation des tableaux qui tapissent les murs de nosmusées, des statues qui se mirent dans les bassins de nosjardins publics ? Vil métier ! allons donc ! si jen’étais homme de lettres, je voudraisêtre modèle. A vrai dire, si l’on estimait une professiond’après ce qu’elle rapporte, celle demodèle serait des plus secondaires. C’estmoyennant trois francs par séance qu’il endosse ouquitte toute espèce de costume, tient la têtehaute ou les yeux baissés, prend l’air doux outerrible, avec une infatigable docilité. Autrefois on accordait au modèle le déjeuner, ensus du prix convenu. Attablé sur le poêleà côté de l’artiste, ilabsorbait du vin et des vivres à discrétion, ouplutôt sans discrétion, et c’estpourquoi l’on a fini par lui supprimer totalement le repas dumatin, comme abusif et frustratoire. L’artiste était en tenue de travail ; il avait sablouse multicolore, son bonnet rouge, sa palette à la mainet sa pipe à la bouche. Le modèle,après avoir déjeuné le pluscopieusement possible, se déshabillait lentement, etcommençait ses exercices. « Allons, disait l’artiste, donnez-moil’expression : le cou renversé, les mainsétendues, les yeux au plafond ; n’oubliez pas quevous tombez mortellement blessé. » Le modèle obéissait ; mais, au boutd’un instant, sa tête retombait sur sa poitrine,son corps s’affaissait, et ses yeux se fermaientinvolontairement. « Posez donc ! posez donc ! » criaitl’artiste. Le modèle se réveillait en sursaut, et balbutiaitquelques mots d’excuse sur la difficulté de sadigestion, dont il ne tardait pas à donner une nouvellepreuve en se rendormant. « Posez donc ! sacristie ! posez donc !... Bien,c’est cela, nous y sommes. » Le modèle n’y étaitdéjà plus ; et le peintre jurait,tempêtait, jetait de fureur sa palette et ses pinceaux. « Dame ! lui disait le coupable, croyez-vous que ce soitdivertissant de tomber mortellement blessé pendant troisheures de suite ? » C’est donc pour éviter une somnolence inopportunequ’on n’octroie plus au modèle que sestrois francs, nourriture non comprise. La modicité de cetterétribution ne lui permet pas de n’avoirqu’une seule corde à son arc. Il estobligé de faire comme les abbés de larégence, qui dînaient de l’autel etsoupaient du théâtre, ou comme lesnégociants cumulards des petites villes, qui sontà la fois, perruquiers, aubergistes, épiciers,marchands de vin, de son, d’avoine et de sabots. Il pourraitjouer dans chaque atelier la scène de maîtreJacques et de l’Avare. « Pardon, monsieur, est-ce au colporteur ou aumodèle que vous vous adressez ? - Au colporteur. - En ce cas, voici de la parfumerie de premier choix, du savon deWindsor, des foulards de l’Inde, des cuirs àrasoir, des gravures de Rembrandt, des moulagesd’après Clodion ; puis, ajoute-t-ilmystérieusement, des cigares de la Havanne, mais des vrais,ma parole d’honneur, et du tabac de Maryland, quim’arrive de Belgique à l’instantmême. Voyons, achetez-moi quelque chose ; je suisaccommodant, et, si vous n’avez pas d’argent, vousme donnerez vos vieilles bottes. » Quand vous ne faites pas d’affaires commerciales avec lui, lemodèle se débarrasse de son éventaire,rengaîne le mélange de sciure de bois et decopeaux qu’il débite en guise de tabac decontrebande, et vous demande à poser pour la têteou pour l’ensemble, suivant saspécialité. Quelques modèles sont cordonniers dans leurs moments deloisir ; d’autres coupent les cheveux ; d’autresencore quittent Paris le dimanche, et vont dans les fêtes devillage jongler en qualité d’Alcides du Nord, oudévorer des volailles crues à titre deNouveaux-Zélandais. On en voit encore, couvertsd’un maillot couleur de chair et dûmentempanachés, faire gémir la peau de vingt tambourset les oreilles de leur auditoire, sous le prétextespécieux qu’ils sont sauvages. Que la civilisationnous en délivre ! Les jeunes modèles chantent, jouent la comédiebourgeoise, se disent entretenus par des femmes dedéputés, et sont toujours sur le pointd’être reçus àl’Opéra-Comique. Les modèlesà barbe font des commissions et cirent les bottes ; ce sontsouvent d’anciens militaires, qui racontent la bataille deChampaubert, et crient : « Vive l’empereur !» quand ils ont bu. Il y a des modèles de toutes les nations, desFrançais, des Italiens, des Savoyards, des Nègreset surtout des Juifs. Les Juifs pullulent depuis quelquesannées dans les ateliers. Ils ne voulaient jadis poser quepour la tête, mais cette pruderie n’a pastardé à s’apprivoiser. Ce peuple, quipossède, non moins que les Gascons, la faculté depousser partout, menace de monopoliser un métierqu’il avait dédaigné longtemps. Tantpis pour les beaux-arts ! Car la race hébraïque est naturellement mercantile,et, pour être bon modèle, il ne suffirait pas den’avoir en vue qu’un faible salaire et de mettreson corps en location, il faudrait donner preuved’intelligence et de sentiment, comprendre lapensée de l’artiste, s’inspirer du butqu’il veut atteindre, se faire acteur mimique dans le dramequ’il va retracer avec les pinceaux oul’ébauchoir, évoquer devant lui par legeste, par le jeu de la physionomie, par l’attitude, lepersonnage qu’il a rêvé, et contribuerà la perfection de l’oeuvre en enfacilitant l’exécution. Voilà ce quedevrait faire le modèle ; mais une pareille tâcheest généralement au-dessus de ses forces. Il secontente de prêter à celui qui l’emploieune forme extérieure, et semble se croiredispensé de qualités intellectuelles. Il chercheautant que possible à s’identifier avec unmannequin ou une statue ; il est ennuyeux et ennuyé. Il faitson métier comme un écolier fait ses pensums :celui-ci a des plumes à six becs, celui-là sesert de ficelles, c’est-à-dire, en languevulgaire, de divers procédés imaginéspour escamoter une partie de la séance, pour tromperl’ennui de l’immobilité, pour en varierla monotonie. Ainsi le modèle en arrivant tire sa montre quand ellen’est point remplacée par une reconnaissance duMont-de-Piété, et vous fait voir pendant dixminutes qu’il est onze heures précises. Ficelle ! Il admire longuement votre esquisse, prétend que votretableau produira le plus grand effet au salon, et vousprophétise un avenir magnifique. Ficelle ! Il se déshabille avec autant de peine et d’effortsqu’il en faudrait si son pantalon possédait lenombre de boutons nécessaire pour le fixer solidement.Ficelle ! S’il pose assis, il se trouve mal àl’aise sur son fauteuil, et fait de son coussin le sujetd’une enquête de commodo et incommodo ; si sonbras est soutenu en l’air par une corde qu’unanneau retient au plancher, il se plaint qu’elle lui meurtritoutrageusement le poignet ; si l’on a placé sousson pied une bûche appelée talonnièrepour lui tenir la jambe en raccourci, il gémit du contact del’écorce raboteuse avec son orteil. Ficelles ! Il dérange les draperies dont on l’affuble, afind’avoir le plaisir de les replacer ; il a trop chaud ou tropfroid ; il est enrhumé du cerveau, et se mouchecontinuellement. Ficelles ! Un certain Bréchon, mort depuis quelques années,avait inventé une ficelle, pour laquelle il eûtcertainement mérité un brevet. Il savaitéviter la gêne qu’aurait pu lui causerla présence de l’artiste, et quand celui-ci ne setrouve pas à son atelier au jour et àl’heure indiqués, Bréchon ne voulantpas perdre sa séance, se déshabillait sur laporte et posait sur l’escalier ! « Que vois-je ! s’écriait uneélégante qui montait paisiblement sans songer auspectacle inconvenant qui l’attendait au passage. - Ne faites pas attention, madame ; c’est Ajaxfoudroyé. - Quelle horreur ! disait la vieille fille du quatrième enrentrant chez elle. - Eh bien ! qu’est-ce que vous me voulez ? Quand je vous disque ceci vous représente Ajax foudroyé. - C’est affreux ! répliquait la vieille fille :est-ce que vous prenez notre escalier pour l’écolede natation ? Nous allons voir !... » Il fallait la puissante intervention du portier pour contraindreBréchon à quitter la place ; mais le lendemain,il ne manquait jamais de réclamer le prix de saséance extra portas. Cette anecdote paraîtinvraisemblable ; mais pour la faire comprendre, il importe de dire queBréchon était un peu fou. Plus le modèle est vieux, plus il a de ficellesà son service, elles se multiplient en même tempsque ses rhumatismes ; l’âge le rend encore bavardet prodigue de conseils. Tableaux et sculptures, il examine toutd’un oeil connaisseur, décide dumérite d’une ébauche, ets’étaie de l’autorité desgrands maîtres pour lesquels il a travaillé. « Ah ! monsieur, dit-il, l’art a biendégénéré ! Il fallait levoir du temps de Napoléon ! je posais pour M. David, pour M.Guérin, pour M. Girodet Trioson ;c’étaient là de fameux peintres ! commeils soignaient la ligne et les contours ! comme ils calculaient lesproportions ! Ils ne faisaient rien de chique oud’après le mannequin ; ils prenaient toujours lemodèle, ils le copiaient, ilsl’étudiaient du matin au soir ; aussi leurpeinture était-elle fameusement blaireautée,unie comme une glace. Dans ce temps-là, nous ne pouvionssuffire aux demandes des artistes ; mais aujourd’hui, lemétier ne va plus ; tout est perdu ! » C’est surtout avec les élèves en loges,qui concourent pour le grand prix de Rome, que le modèletranche du professeur. Telle est sa pénétration,qu’il signale dans un dessin non-seulement les imperfectionsqu’on peut y trouver, mais encore celles qui n’ysont pas. Il prévient l’erreur par un avisofficieux : la tête est mal emmanchée ; les brassont trop longs ; le torse est écrasé ; lesmuscles ne s’attachent pas bien. Il est plus classiquequ’un vieillard de l’Institut, plus rigoureuxqu’un membre du jury d’admission, plus exigeantqu’un bourgeois qui, faisant faire son portrait, trouve lesombres trop fortes, et affirme qu’il n’a jamais euautant de noir sur la figure. « Monsieur, vous m’avez mis sous le nez une grossetache ; je vous observerai que je ne prends jamais de tabac.» Dans les académies, le modèle seprésente sous un aspect tout différent. Uneacadémie de dessin est un lieu où lesaspirants-Raphaëls, les candidats à la successiondu Puget, viennent, moyennant une rétributionlégère, dessiner, peindre, ou modelerd’après nature. Leur salle de réunionest une vaste pièce carrée garnie de gradins enamphithéâtre ; au centres’élève un piédestal en boisblanc, au-dessus duquel une lampe est suspendue : c’est surce tréteau que s’installe le modèle,exposant ses muscles aux regards, àl’étude et à l’admiration desrapins. Tous les lundis se débat une question importante : ils’agit de décider quelle sera la pose dumodèle durant le cours de la semaine. Le torse sera-t-il ensaillie, ou masqué ; courbera-t-on les jambes ou lesdéveloppera-t-on ? l’attitude sera-t-elle simpleou maniérée ? La discussions’échauffe, les essais se succèdent ;les plus criards, et quelquefois les plus habiles finissent parl’emporter. Dès que la pose estarrêtée, le tumulte cesse, ons’installe, on taille les crayons, on prépare lespalettes, on masse l’argile ou la cire. Chacun jouissantà tour de rôle du droit de choisir sa place, ceuxqui ont les derniers numéros se résignentà copier le dos ou le profil du poseur. Le silence serétablit, pour être interrompu bientôtpar des chansons répétées enchoeur, par des plaisanteries plus ou moins spirituelles, plusou moins grossières. Le modèle y prend part ; ilrisque un calembour, il débite des gaudrioles dignesd’un vaudevilliste du Palais-Royal, il emprunte desfacéties au catéchisme poissard ; si les cris de Posez donc ! ne viennent pas l’interrompre, il provoque uneimmense hilarité. Aussi, durant le quart d’heurepar heure qui lui est accordé pour se reposer,reçoit-il de la reconnaissance publique un tributde cidre, de bière et d’eau-de-vie. Onépuise la buvette pour assouvir sa soif inextinguible, carle modèle partage avec les musiciens, les pompiers et lescochers de fiacre, le privilége d’avoir le gosiertoujours sec et l’estomac élastique. La plus célèbre académie est celle deSuisse, située sur le quai des Orfèvres, au boutdu pont Saint-Michel. Ex-modèle retiré duservice, Suisse est aujourd’hui peintre en miniature etprofesseur de dessin. Son humeur joviale égaie sesélèves ; quand il remarque parmi eux un grandnombre de nouveaux, il affuble son menton imberbe d’une barbeblanche postiche, frappe humblement à sa porte ; et enentrant dit d’une voix cassée : «Pardon, messieurs, auriez-vous besoin d’un modèleà barbe ? » Cette charge obtient toujours le plus grand succès. C’est dans les académies qu’on peutpasser en revue les modèles qui,s’élevant au-dessus de la foule de leurscollègues, se sont acquis une réputationfructueuse : célébrités que personnene connaît, illustrations qui naissent et meurent dansl’obscurité, dont les noms, fameux dans lesateliers, sont complétement ignorés du public.Là, vous voyez en première lignel’Italien Cadamuro, dont la carte de visite porte : CADAMOUR, roi desmodèles. et auquel personne ne dispute cette honorable souveraineté.C’est le vétéran du métier ;et, bien qu’il ait eu quarante-cinq ans jusqu’en1856, les ravages du temps l’obligent à sedéclarer sexagénaire. Remarquez qu’ilressemble à Henri IV, et que, pour compléterl’illusion en joignant l’analogie de la coiffureà celle du visage, il relève le bordantérieur de son chapeau. Cadamour pose pour latête d’expression, les muscles, les veines et les altères. Quand M. Gerdy, ou tout autre professeurd’anatomie, a besoin d’un écorché vivant, c’est Cadamour quiremplit cette fonction, et il vous dira qu’il s’enacquitte de manière à laisser de profondssouvenirs dans l’esprit des étudiants enmédecine. Cadamour posera jusqu’à sadernière heure : un même instant interrompra pourlui le cours d’une séance et celui de la vie ; ilmourra à son poste, et passera brusquement de la table del’académie sur celle del’amphithéâtre, ce PèreLa-Chaise des pauvres, afin de rendre service à la scienceaprès sa mort comme de son vivant. Il ne restera pourperpétuer son souvenir qu’une interminable chansonqui commence ainsi : AIR : Opescator dell’ onda. Le plus beau des modèles, Cadamour, Qui pose avec ficelles, Cadamour, etc.,etc., etc. Malgré son grand âge, Cadamour estrecherché par tous les artistes. Invitez-le à serendre chez vous, il vous répondra par une lettre semblableà la suivante : Monsieur, Je suist bien fachez de vous re fuser mais tout le moitdedés senbre est prie et la motiez du moi dejénviez jeus quau 21 sisa peut vous con venire daprestcetent la vous pouvez chisire car dieut mersi je ne suis pas sent ouvrage lon masomme de porde-lettre et je ne peut pas contentez tout monmonde jait loneur de vous salue CADAMOUR frende por sil vous plait Après Cadamour, le doyen des modèles estBrzozomvsky, qu’on appelle vulgairement Polonais, parcequ’aucun gosier français n’a jamais puparvenir à prononcer son nom. Il est perruquier, rueCoquillière, n° 21, vend des pommades, etpossède d’inappréciables recettescontre les maux d’yeux et les durillons, ce qui nel’empêche pas d’avoir les piedsdéformés par de nombreux tubercules. Heureuxhomme ! Sa boutique est son Hôtel-des-Invalides : il seconsole en rasant les artistes de ne plus poser quetrès-rarement devant eux ! L’embonpoint agâté ses contours, mais il lui reste une mainpreste et légère qui manie le rasoir et le peigneavec une égale dextérité. Cen’est plus Hercule, mais c’est Figaro. Quant à Dubosc, qui pose depuis l’âge decinq ans, il n’a rien perdu de ses facultésphysiques. Modèle de formes irréprochables, il aété complice de presque tous lesreplâtrages mythologiques de l’ancienneécole, et de presque toutes les productions bitumineuses dela nouvelle. Vertueux fils, sous l’empire il figural’Amour pour soutenir ses parents, et son carquoisétait pour eux la corne d’abondance. Hommerangé, il est parvenu à s’amasserdix-huit cents francs de rente : on assure qu’ilplaçait à la caissed’épargne bien avant l’invention decette institution philanthropique, qu’il n’a jamaispassé le pont des Arts, qu’il met decôté les pièces de cinq francs dont onle gratifie, sans jamais en changer une seule, qu’il nedîne point à défaut de monnaie, et payeson tailleur en gros sous. L’économie est une qualité si rare chezles modèles, que ces assertions nous semblent difficilesà croire. La plupart n’ont pour banquiers que lesmarchands de vin des barrières, et déposent dansles guinguettes les fonds qu’ils ont gagnés durantla semaine. On cite toutefois un autre exemple d’ordre et devie régulière : c’estCéveau, surnommé le beau dentelé,maître scieur de long, homme fort et carré, quienlève des poids de cinquante, tient des tabourets enéquilibre sur un petit doigt, et parie qu’ilterrasserait un ours, pour peu qu’on mît des gantset une muselière à l’animal.Céveau était le favori de M. Ingres, avant que lechef de l’école du dessin se fûtvolontairement exilé à Rome. A ce propos nous dirons que tous les peintres ont leurmodèle de prédilection, qu’ilsreproduisent incessamment dans leurs tableaux. Qu’un artisterencontre dans la rue un homme aux traits mâles et fortementaccentués, à la physionomie expressive,à la tournure athlétique, fût-ce sousles haillons d’un chiffonnier, l’artistel’endoctrinera et l’aura bientôt faitpasser de l’échope àl’atelier. C’est ainsi que Géricaultrecruta parmi les acteurs de madame Saqui le nègre Joseph,qui, venu de Saint-Domingue à Marseille, et de Marseilleà Paris, avait été engagédans la troupe acrobate pour jouer les Africains. Le Naufrage de laMéduse amena une nombreuse clientèleà Joseph, et ses épaules larges et son torseeffilé la lui ont conservée, malgréses impardonnables distractions. Car pensez-vous quel’Haïtien, brûlé par le soleildes tropiques, va demeurer tranquille dans sa pose commeNapoléon sur la Colonne ? Non : vous voyez tout àcoup sa figure s’épanouir, ses grosseslèvres s’ouvrir, ses dents blanchesétinceler ; il se parle à lui-même, ilse conte des histoires, il rit à gorgedéployée ; il songe à son pays natal ;réchauffé par la chaleur du poêle, ilrêve le climat des Antilles ; au milieu desémanations de la tôle rougie et de lacouleur à l’huile, il respire le parfum desorangers. O illusions ! Parlerons-nous de la femme modèle ? Jules Janin vous apoétiquement retracé l’histoireauthentique d’une poseuse devenue grande dame,d’une poseuse chaste et pure, dont la vie, pareilleà un conte de fée, prouve, comme un conte defée, que la vertu trouve tôt ou tard sarécompense. Faut-il opposer la règlegénérale à cette charmante exception ?Faut-il chercher la femme-modèle dans son galetasorné d’un lit de sangle, d’une commodede sapin, d’une cuvette félée etd’une paire de bottes ? La suivrons-nous dans sestransformations somptuaires, tantôtdéguenillée, tantôt portant manchon etcachemire français, et se promenant aux Tuileriesoù les fashionables la prennent pour unecomtesse ? Ce sujet serait plus abordable, si lafemme-modèle l’était moins.D’ailleurs, comment la reconnaître ? Elle neconvient jamais de sa profession, elle l’exerce avechypocrisie, elle est lingère, brodeuse, demoiselle deboutique, jamais modèle. Allez frapper à saporte, elle vous crie par le trou de la serrure : « Pour quime prenez-vous, monsieur ? je ne pose pas. » Et pourtant vousla voyez accourir le lendemain, elle vient chez vouss’installer, bâiller, babiller, croquer despastilles de menthe et vous expliquer les raisons cachées desa réponse de la veille ; elle vous étale destrésors qu’eussent enviés toutes lesdéesses de l’antiquité… Ojeune artiste, regardez-les froidement ; ne voyez dans votremodèle qu’une gracieuse statue ;n’essayez pas de devenir le Pygmalion de cette blancheGalathée, et méditez ce vers proverbial : « Quidquid id est, timeo Danaos et donaferentes….. » Gens du monde, ne méprisez pas les modèles, ceserait mépriser la force et la beauté physiques.Hélas ! ces deux qualités, si estiméesjadis, ne mènent plus aujourd’hui celui qui lespossède qu’à épouser uneveuve un peu mûre (elle ne tient pas à lafortune), à être tambour-major, clown auCirque-Olympique, ou modèle. Nos gouvernants ne sont plusdes guerriers de six pieds, portant de lourdesépées ; des hommes grêles etchétifs régissent l’univers du fond deleur cabinet. La pensée a remplacél’action, l’intelligence a tué lamatière, ce n’est plus Goliath quirègne, c’est David. E. DELA BÉDOLLIERRE. |