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LABÉDOLLIÈRE, Émile Gigault de (1812-1883) : LePharmacien(1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.IV.2010) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 3 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1841 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le pharmacien par Émile de la Bédollierre ~ * ~Riched’onguents de mille sortes et de potions merveilleuses, je suis lepharmacopole aux innombrables boites. Il n’est rien de ce qui apuissance d’arrêter la vie prête à s’échapper ou de chasser ducorps les maladies qu’on ne soit sûr de trouver dans ma boutique.Ma main sait mêler tous les sucs bienfaisants, et en composerhabilement les remèdes les meilleurs. Malades et bien portantscourent vers mes fourneaux, et le riche aussi bien que le pauvre abesoin de mon art. (HARTMAN SCHOPPER, le Livre des métiers.) LE pharmacien est un enfant de la révolution. Elle a,dans ses transformations régénératrices, substitué au procureurl’avoué, au traitant le banquier, au perruquier le coiffeur, au roi deFrance le roi des Français, à l’apothicaire le pharmacien. Beaucoup de fonctions sociales ont changé de nom sans êtreintrinséquement altérées : le préfet rappelle l’intendant ; le commisdes contributions n’est pas moins inquisiteur que le préposé auxgabelles ; les volumineux dossiers de l’avoué ont beaucoup d’analogieavec les sacs du procureur. Mais entre l’apothicaire et le pharmacienil y a un abîme, un bouleversement social et médical. Le second estfils du premier ; mais c’est un enfant ingrat qui dédaigne et renie sonpère, un novateur perverti par Broussais et la médecine physiologique.Le pharmacien n’a plus d’extérieur professionnel, plus d’alluresoriginales, et de l’ancien costume il n’a conservé que la cravateblanche, qui contraste avec les noires couleurs du reste de sonéquipement. La cravate blanche semble encore aujourd’hui un ornementindispensable, un sine quâ non du métier ; quand la cravate blancheserait bannie de la terre, elle devrait se retrouve au cou d’unpharmacien. O maître apothicaire de l’ancien régime, membre du sixième corps desmarchands, qui comprenait aussi les épiciers, vendeur de galbanum, de lignum vitæ, de trochisque de cyphéos, d’emplâtre diacalcitéos, defeuilles d’alkékenge, et de mille remèdes non moins inertes et nonmoins ridicules, s’il tétait octroyé une autorisation provisoire derevenir sur la terre, quels seraient ton désappointement et tonembarras ! Tu ne reconnaîtrais plus ton humble boutique métamorphoséeen somptueuse officine ; tu chercherais en vain tes vieux médicamentsofficinaux et magistraux, juleps, émulsions, apozèmes, embrocations,épithèmes et magdaléons ; tu considérerais comme autant de sacrilégesles perfectionnements qu’ont subis tes bassines, tes alambics, tespots-à-canon et tes piluliers ! Dérouté par les dénominationsgallo-grecques de la chimie moderne, tu te demanderais avec anxiété ceque c’est que le sulfate de cuivre, le carbonate de potasse, leproto-iodure de mercure ; et en entendant mentionner l’entérite, lapéritonite, la péricardite, la bronchite, la gastrite, persuadé que desmaladies ignorées de nos ancêtres augmentent la somme des misèreshumaines, tu t’empresserais de retourner en l’autre monde avec leregret de l’avoir quitté. Néanmoins, sous le rapport pharmaceutique comme sous le rapportpolitique, le bon vieux temps n’est pas à regretter. L’anciennepharmacie, complice de l’ancienne médecine, semble avoir été uneconspiration contre la salubrité publique, un système organisé pourl’empoisonnement du genre humain. S’imaginerait-on qu’on a préconisécomme sudorifique le bézoard oriental, composé de serres de homard, demusc, d’ambre gris et de coquilles d’huîtres ? Entrerait-il dans latête d’un individu quelconque qu’on a prescrit des cloportes contre lajaunisse, du fiel de taureau contre les maux d’estomac, de l’or potablecontre l’apoplexie séreuse, des vers de terre en poudre et de l’huilede petits chiens contre la sciatique, des mâchoires de brochet contrela pierre, des perles, de l’ivoire calciné, de la corne de cerf préparée philosophiquement à l’eau contre les aigreurs, et descataplasmes de nids d’hirondelles contre les maux de gorge ? Y a-t-ilun malade, fût-il à un millimètre du trépas, qui consentit aujourd’huià prendre de l’eau de frai de grenouilles pour se rafraîchir, du siropde vipères pour se purifier le sang, des scarabées de fumier infusésdans l’huile de laurier pour dissiper les foulures, des aiguillesd’acier dissoutes dans l’acide nitreux pour calmer les douleursarticulaires ? Comment a-t-on pu croire à l’efficacité de remèdes telsque l’essence carminative de Wedelius, l’élixir de vie de Mathiole, lebaume tranquille, l’emplâtre de grenouilles, le mithridate, l’orviétan,la thériaque, l’eau générale, dans lesquels il entrait treize,vingt-trois, vingt-quatre, trente-deux, quarante-six, cinquante-trois,soixante-cinq, et jusqu’à soixante-dix-neuf substances d’un effet nulou contradictoire ? Grâce au ciel, la pharmacologie a été complétement bouleversée. C’est àpeine si quelques retardataires osent inscrire le titre d’apothicaireau-dessus de la porte bâtarde de leur laboratoire ; et soyez sûrs queceux-là portent une perruque, ou sont dignes d’en porter. Lespharmaciens ont cessé de réserver un cabinet sombre à l’administrationdu remède si redouté de M. de Pourceaugnac ; et c’est à tort qu’unvaudevilliste disait de l’un d’eux, à propos d’une émeutehydrauliquement réprimée : AIR de la Colonne. Il a jadis protégé le royaume Par des moyens adoucissants ; Monsieur Canule, à la place Vendôme, Joua des rôles importants. En ce grand jour, payant de sa personne, Monsieur Canule aspergea l’ennemi ; Et je suis fier d’un ami tel que lui Quand je regarde la colonne. Notre camarade Népomucène Bonnisson, qui nous fournit ces curieuxrenseignements, eût dédaigné d’être apothicaire, mais il embrassa deplein gré, à l’âge de dix-sept ans, la profession de pharmacien. Ilhabitait une petite ville d’un département du centre, qu’il eûtvolontiers quittée pour aller étudier à Paris. Plus d’une fois, à sesdébuts, il rêva de Paris et les bals publics, Paris et les grisettesavides de jujube, et la camaraderie des carabins, et les promenades dumatin dans le jardin de l’École de pharmacie, et les punchs du soir oùflamboie l’alcool dérobé au patron !... Mais la pauvreté lui fermait lechemin de la capitale. Car il y a, sachez-le bien, deux ordres de pharmaciens : les unssuivent les cours d’une école, sont astreints à quatre années de stage,subissent devant leurs professeurs un examen qui leur coûte 1400francs, et sont autorisés par diplôme à exercer dans toute la France.Les autres, condamnés à huit années de travaux préliminaires, payent300 francs le droit d’être admis par un jury médical, et on leurassigne une résidence comme à des forçats libérés. Ces catégories sontétablies par la loi du 21 germinal an XI, qui régit les professionsmédicales, loi transitoire, validée par la prescription, loidéfectueuse comme tant d’autres, et conservée, comme tant d’autres, endépit de mille réclamations. Il n’est pas de ministre de l’instructionpublique qui n’ait rêvé la réorganisation de la médecine et de lapharmacie, la suppression des jurys, la création d’écoles nouvelles, laproscription des remèdes secrets. M. de Corbière s’en est activementoccupé en 1825 et 1828 ; M. Guizot s’en est activement occupé en 1838 ;M. de Salvandy s’en est activement occupé en 1839. Des pétitions ontété signées, des mémoires rédigés ; des rapports ont été lus, desdiscours débités, des commissions créées, de graves questionsapprofondies, à la chambre des pairs, à la chambre des députés, àl’Académie de médecine, à la Société de pharmacie, à la Société deprévoyance des pharmaciens de la Seine. On a reconnu la nécessité d’uneréforme, et la réforme n’a pas eu lieu, et l’on n’est pas encoreparvenu à rendre l’enseignement pharmaceutique uniforme, à le mettre àla portée de tous, et à imposer à tous les mêmes obligations en leuraccordant les mêmes priviléges. Mon estimable ami Népomucène sait gré aux législateurs de n’avoir pasabrogé la loi de l’an XI. C’est à cette loi-là qu’il doit la vie ;c’est grâce à ses dispositions (celles de la loi) qu’il a pu tenirofficine. Si l’on eût exigé des études plus sérieuses, desconnaissances plus étendues, des épreuves plus difficiles, Bonnisson,rebuté par les obstacles, eût été agriculteur, notaire, négociant,membre de l’Institut, mais il ne serait pas entré en apprentissage chezle pharmacien qui s’engagea, moyennant 800 francs par an, à le gardertrois ans, et à le prendre au pair au bout de ce temps d’épreuve. Quel métier que celui d’élève en pharmacie ! porter le tablier de sergede l’ouvrier, piler des drogues, récurer des bassines, nettoyer desbouteilles, polir des balances, se livrer à un exercice gymnastiquecontinuel pour ranger et déranger une multitude de bocaux placés lelong des murs ! Heureusement Bonnisson se plia à ce genre de vie. A lafin d’une journée de fatigues, il veillait penché sur la Chimie deDumas. Il ne sortait que tous les quinze jours, évitait le café, nefumait jamais, et avait renoncé à l’amour après avoir tenté vainementde séduire une servante, sa compagne de captivité, qu’un âgerespectable et des cheveux roux auraient dû mettre à l’abri d’unepareille audace. Jamais il ne respirait l’air de la campagne, à moinsque son patron ne l’envoyât récolter des plantes médicinales. Il neconnaissait les fleurs que par les rapports qu’elles avaient avec sonétat ; il aimait les roses, non pas dans un parterre, mais en bocal,sous la forme d’une décoction astringente ; il admirait dans l’iris nonpas ses pétales veloutées, mais ses racines divisées en boules pourl’entretien des plaies artificielles. En peu de temps Bonnisson acquit un certain degré de science théorique,et surtout une grande dextérité manuelle à tourmenter un pilon, àcoiffer une topette d’un morceau de papier artistement découpé, àimprimer sur la cire brûlante le cachet de la pharmacie, à coller uneétiquette, à fabriquer de la pâte de lichen et du sirop de guimauve. Ici il est bon, en passant, de détruire un préjugé vulgaire. On croitgénéralement que le sirop de gomme n’est pas composé uniquement desucre, que le sirop de chicorée a pour base de l’extrait de chicorée,et la pâte de guimauve, une décoction de guimauve ; que la pâte dejujube s’extrait des fruits du jujubier, et la pâte de lichen, dulichen d’Islande... Quelle erreur ! De la gomme, du sucre, des blancsd’oeufs, un peu de fleur d’orange, tels sont les ingrédients de cesinnocentes préparations, nommées, en vertu de la règle, lucus a nonlucendo. Le rédacteur du nouveau Codex a même supprimé dans leursformules la guimauve, le lichen et le jujube. Non-seulement cessubstances sont inutiles, mais encore si un pharmacien tropconsciencieux s’avisait de les employer, il s’exposerait à perdre saclientèle ; car leur effet principal serait de communiquer un goûtdésagréable aux médicaments qu’elles revêtent de leur nom. A vingt-cinq ans révolus, âge requis par les règlements, Bonnissonétait apte à se présenter devant les quatre pharmaciens et les deuxmédecins du jury médical, séant au chef-lieu du département, sous laprésidence d’un délégué de la Faculté de Paris. Bonnisson était tenu desoumettre à ses juges neuf préparations pharmaceutiques manipulées deses propres mains ; mais, peu confiant dans son habileté, il achetachez son patron neuf médicaments composés, au nombre desquels, pouramadouer le jury dégustateur, il eut soin de comprendre d’excellentespastilles de gomme arabique. Il copia les neuf formules dans le Codex,les fit imprimer, et mit en tête une dédicace : A mon Père, à ma Mère, à mon Grand-Père, Respect et amour filial. A M. Chipolard,, mon patron. Comme faible témoignage de la reconnaissance la plus sincère et la plusvive. Il se procura aussi ce qu’on appelle une thèse de pharmacie. La thèseet les pastilles furent également du goût des examinateurs, etBonnisson, jugé dignus intrare, prêta serment, entre les mains dupréfet, d’exercer fidèlement et avec probité. En mettant son diplôme dans sa poche, Bonnisson constata qu’elle necontenait que 3 francs 50 centimes ; et son patron, sur le point de seretirer, ne voulait pas céder la pharmacie à moins de 20,000 francs.Comment combler ce déficit ? Pour parvenir au paradis de l’officine, ilfallait inévitablement passer par le purgatoire du mariage. «Trouvez-moi une femme, » dit Bonnisson à son prédécesseur. Celui-ci semit en campagne, négocia avec une famille bourgeoise d’une villevoisine, stipula les clauses du contrat, et au bout d’un mois Bonnissonconduisit à la mairie une jeune personne qu’il avait vue deux fois, etqui arriva par la diligence pour lui jurer une éternelle fidélité. Ladot avait payé la pharmacie. Le voici enfin maître à son tour, ayant à son tour un élève, dispensédes travaux pénibles du métier et de la lecture fastidieuse des traitésde pharmaceutique. Un roman de Paul de Kock remplace entre ses mains leCodex ; l’esclave émancipé dévore pour la première fois les pageschaleureuses de George Sand, et s’initie à la littérature. Il conservetoujours au premier rang de sa bibliothèque la Pharmacopée raisonnéede Guibourt, le Manuel de pharmacie de Soubeiran, le Formulaire deCadet, les Principes élémentaires de pharmaceutique de Cap, le Manuel du pharmacien de Chevalier ; mais ces utiles ouvrages sont làpour la montre, et ils y restent. Il est abonné au Journal depharmacie, mais il médite de préférence le Constitutionnel et la Gazette des tribunaux. Il se forme une opinion politique, et adoptela nuance franchement constitutionnelle, id est une espèced’équipondérance entre toutes les doctrines ayant cours. Le soir,Bonnisson jouit des plaisirs de la demi-tasse et des dominos ; le jour,paré de l’habit noir doctoral, il se prélasse au comptoir, examinantd’un oeil de connaisseur les ordonnances qu’on lui apporte, et encritiquant les doses et la teneur. Il avait eu le bonheur de rencontrer une femme digne de lui. MadameBonnisson, à laquelle une existence sédentaire ne tarda pas àcommuniquer un remarquable embonpoint, avait deux physionomiesdistinctes : celle de l’arrière-boutique et celle de l’officine. Dansson intérieur, c’était une bonne ménagère, dont les instants étaienttour à tour consacrés au raccommodage du linge et à la lecture desfeuilletons du Siècle. Au comptoir, c’était la succédanée, leduplicata de son époux. Elle le représentait en son absence, elle étaitdocte et tranchante comme lui ; elle recevait les clients avec la mêmedignité ; seulement, lorsqu’elle voyait un malade hésiter à demandercertains médicaments dont le nom ne se prononce qu’à voix basse, elles’empressait d’appeler l’élève, et lui laissait le soin d’entamer unentretien confidentiel. Que notre ami était beau les jours de marché, environné de paysans enchapeaux ronds et en blouses, auxquels il distribuait des conseils etdes remèdes ! Son importance s’accroissait en raison de l’ignorance deses clients, qui, trop pauvres pour solder les visites réitérées d’undocteur, aimaient mieux se faire expédier par le pharmacien. « Eh ! mounsieu, nout’ femme, alle est ben malade ; alle a de grandsmaux d’estomac ; j’ly ons fait prendre une boune routie au vin blanc ;mais ça n’y a fait ni chaud ni froid. - Ce ne sera rien, disait Bonnisson d’un ton pédantesque ; donnez-luitous les jours, après ses repas, quatre des pastilles que voici. Cesont des pastilles de carbonate de soude, propres à faciliter lesfonctions digestives et intestinales. Quand la boîte sera vide, revenezme voir. Et vous, que désirez-vous, maître Pierre ? » Ces paroles s’adressaient à un fermier des environs, qui venait dedescendre de cheval, et d’attacher son bidet poussif au pommeau decuivre de la porte. « Mounsieu, j’vais vous dire ça en deux mots. Ma mère, depuis laSaint-Jean dernière... sauf vot’ respect... elle a des coliques,qu’elle se tord comme une anguille, et ma fille a un mal de doigt,qu’ça enfle, qu’ça enfle, que j’n’y pouvons rien en tout. - J’ai votre affaire, répondait Bonnisson avec un air de familiaritéaristocratique ; voici pour votre femme une demi-once de thériaque(theriaca diatessaron), que vous lui donnerez le matin, à jeun. Vousappliquerez sur la main de votre fille un emplâtre de cet onguentsuppuratif (unguentum matris Theclæ), et revenez me voir. » Le paysan se retirait, faisait avaler l’onguent à sa mère, pansait ledoigt de sa fille avec la thériaque, et toutes deux guérissaientparfaitement. Ce que c’est que la Providence ! Et Bonnisson débitait de l’eau de Goulard pour les maux d’yeux, de lamousse de Corse pour les vers, du sulfate de cuivre pour le chaulagedes grains, avec une dissertation ad hoc sur les bienfaits de lachimie agricole, et du sirop de sucre pour toutes les indispositions engénéral. Le consultait-on pour une maladie à laquelle plusieurs remèdes étaientapplicables : « Si vous m’écoutez, disait-il, vous prendrez celui-ci,et vous en trouverez bien. » Souvent ce n’était pas le plus efficace, mais c’était toujours le pluscoûteux. Pourtant, rendons-lui justice, il abusa rarement de la bonne foi de sespratiques : rarement, dans l’exécution des ordonnances, il substitua del’eau simple aux eaux de tilleul, de laitue, de pariétaire, que ledocteur prescrivait, contrairement à ce vieux pharmacien qui, ayantsouvent vendu de l’eau pure sous la dénomination pompeuse de protoxyded’hydrogène, disait à ses enfants : « Mes amis, ne passez jamais devantla fontaine de l’arrière-boutique sans ôter votre chapeau. » Les malades affluaient chez notre ami ; mais, malheureusement pour lui,ils ne choisissaient pas toujours des heures convenables. Quelquefois,au milieu de la nuit, quand il dormait à faire envie aux morts, lestintements prolongés de la sonnette le réveillaient en sursaut. « Unesangsue pour le fils de la voisine atteint de convulsions. – Un loochpour la nouvelle accouchée. – M. le maire a une indigestion ; deuxgrains d’émétique, s’il vous plaît... combien ? – 20 centimes. » Bonnisson avait deux défauts, l’inconstance et l’ambition. La vieprovinciale lui semblait monotone, et il se disait que Paris étaitdigne de lui, et qu’il était digne de Paris ; mais un obstacles’opposait à ses voeux : aux termes de son admission, la frontière dudépartement était pour lui une barrière infranchissable. Il n’hésitapoint, malgré ses trente-deux ans, à courir les chances d’un nouvelexamen à l’École de pharmacie de Paris. Reçu une seconde fois, il vendit son fonds, quitta son pays natal,acheta une pharmacie dans un des quartiers les plus populeux de Paris,et quelle pharmacie ! Que de luxe dans cette boutique, dont l’image estencore daguerréotypée dans mon cerveau ! Sur les murs extérieurs, surles panneaux, sur les vitres de la devanture, à côté de peinturesreprésentant des fleurs médicinales dans des vases étrusques,brillaient en lettres d’or des inscriptions diverses : POUDRE DENTIFRICE. EAUX MINÉRALES. GRAINS DE SANTÉ. PAPIER ÉPISPASTIQUE. CHOCOLAT AU LACTATE DE FER, ETC., ETC., ETC. Esculape et Hippocrate en grisaille montraient leurs têtes chauvesau-dessus de la porte de l’arrière-boutique. On apercevait à traversles carreaux des piles de tablettes de gélatine et de chocolatferrugineux, des guirlandes de pois à cautère, des festons de colliersdentifrices, un boa constrictor dans l’esprit de vin, et un foetusbicéphale. L’air était imprégné d’odeurs sui generis, des parfumscombinés de l’éther, de l’assa foetida, de l’ammoniaque liquide, ducamphre, et de diverses plantes aromatiques. De nombreuses affichesindiquaient qu’on trouvait à la pharmacie des dépôts de pâte deRegnauld, de sirop de colimaçon, de mixture brésilienne, et d’autrescréations éminemment utiles à leurs inventeurs. Le soir, des bocauxd’eaux colorées avec le sulfate de cuivre, l’acide sulfurique et lateinture de coquelicot, dardaient sur le pavé leurs reflets rouges etbleus, et menaçaient les passants d’une amaurose immédiate. Il y avaittant de bon goût dans l’arrangement de ces richesses thérapeutiques,tant de magnificence dans ces ornements professionnels, que l’aviditédes consommateurs était stimulée, et qu’on se sentait presque tentéd’être malade pour avoir le droit d’entrer dans ce sanctuairepharmaceutique. La contemplation des bocaux de cette splendide officine nous a souventprocuré le même plaisir que la lecture des logogriphes du Corsaire etdes charades du Charivari. Nous nous demandions avec anxiété ce quesignifiaient les inscriptions latines tracées en abrégé sur laporcelaine. Nous sommes fier à juste titre d’en avoir déchiffréquelques-unes. Ne faut-il pas une certaine capacité pour deviner lesénigmes suivantes : ALCO : CROC : alcool croci (teinture de safran) ; POM : CAR : PLU : pommas carbonatis plumbi (pommade de carbonate deplomb) ; OLÉUM CONC : SEM : C : oleum concretum seminum cacao (huile concrètede graine de cacao) ; UNG : AD SCAB : EQ : unguentum ad scabiem equorum (onguent contre larage des chevaux). On est obligé non-seulement de se rendre compte de l’abréviation, maisencore de traduire en français un latin des plus macaroniques : Aqua stillatitia, eau distillée ; Sulfas aluminico-potassicus, alun ; Acetas cuporicus, acétate de cuivre ; Sapo cum oleo therebintinæ, savon de térébenthine ; Sulfuretum sodicum cum aquâ, sulfure de sodium cristallisé. Devines si tu peux, et choisis si tu l’oses. Ces barbarismes ont plus d’un inconvénient. Malgré l’ordre qui règnedans une pharmacie, il arrive aux élèves de prendre un purgatif pour unfébrifuge, un vomitif pour un antispasmodique, et vice versa. Jugezde l’effet ! Bonnisson vit prospérer son établissement ; il se fit bien venir desmédecins du quartier, et les docteurs et le pharmacopole s’adressèrentréciproquement des clients. Cette assurance mutuelle n’a riend’illégitime, et parfois l’homme de l’art prélève une prime légère surle prix des remèdes livrés aux malades qu’il envoie. Avec l’aide d’unofficier de santé, Bonnisson annexa à sa pharmacie un cabinet deconsultations gratuites, destiné surtout à l’usage des gens tropcruellement punis d’avoir négligé ce précepte d’un auteur latin duseizième siècle : Quid facies,facies Veneris cum veneris ante Ne sedeas, sedeas, ne pereas per eas. Croyez-vous que le prudent pharmacien songeât à guérir brusquement cesinfortunés ? Rien n’eût été plus nuisible à leursanté... et à sa bourse : « Voyez-vous, répétait-il à chacun d’eux, ily a des empiriques qui prétendent enlever une maladie comme avec lamain, mais ils laissent en vous un germe de désorganisation, qui,comprimé par d’insuffisants palliatifs, réagit avec fureur, et causeintérieurement les plus affreux ravages. Vous croyez vous bien porter ;pas du tout, vous êtes à moitié mort sans vous en douter. Agissons doncavec lenteur et sans secousses ; temporisons, je vous le conseille.Vous sentez que je ne tiens pas à vous vendre quelques pilules de plusou de moins ; mais, ce que j’en dis, c’est pour votre bien. » Cette paraphrase du proverbe italien chi va piano va sano, chi vapresto muore lesto (1) produisait une impression profonde, et commeles médicaments n’étaient pas aussi gratuits que les consultations,Bonnisson réalisait d’amples bénéfices. En général, les bénéfices du pharmacien sont considérables, etsembleraient parfaitement usuraires, si on le considérait comme simplemarchand, sans songer aux longues études dont son lucre doitl’indemniser. Les loochs qu’il fait payer 1 franc et plus lui coûtent àpeine 10 centimes ; une bouteille de sirop antiscorbutique qu’il achète2 francs 75 centimes, rue des Lombards, lui rapporte au détail 12francs 80 centimes ; il vend 10 centimes chaque grain d’émétique, cequi met la livre à 915 francs 15 centimes : or, elle lui coûte 2 francs!... Bonnisson avait calculé cela, et comptait parvenir rapidement à lafortune ; mais la concurrence l’accablait : concurrence de sesconfrères, concurrence des herboristes et des droguistes, concurrencemême des épiciers. Il eut toutefois de bonnes années, c’est-à-dire desannées détestables pour la généralité des hommes. S’il désirait leretour du printemps, ce n’était point par un bucolique amour de laverdure, mais parce qu’il espérait que les variations de l’atmosphèreamèneraient une foule d’indispositions. L’automne lui plaisait, non parses joyeuses vendanges, mais par ses fièvres intermittentes, et ilsaluait avec joie l’hiver escorté de rhumes, de catarrhes et defluxions. L’apparition du choléra fut pour lui une bonne aubaine : pendant queles tapissières roulaient à la fosse commune les victimes de l’épidémieet de l’empirisme médical, Bonnisson, dûment imprégné de chlorure et decamphre, amoncelait dans son escarcelle les tributs de la peur et de lasouffrance. Il y a des gens intéressés par métier à tenir ouverte laboîte de Pandore, et si la peste noire, la lèpre, le mal des ardents,ou tout autre fléau du bon vieux temps, revenaient désoler la France,ils auraient, certes, des adorateurs parmi les médecins, lespharmaciens et les croque-morts. N’allez pas croire cependant que Bonnisson fût un être exclusivementavide et égoïste, cherchant toujours son bien dans le mal d’autrui. Non; il était bon et secourable à l’occasion. Plus d’une fois (suivez sonexemple, ô pharmaciens !) il accorda aux malades indigents un créditillimité. Une femme tombait-elle en défaillance ? Bonnisson accouraitarmé d’un flacon d’éther. Un passant était-il renversé par une voiture? Bonnisson le recevait sanglant entre ses bras. Un buveur demeurait-ilsur le trottoir ? Bonnisson lui prodiguait l’ammoniaque liquide.S’élevait-il une de ces rixes trop fréquentes entre ouvriers ?l’officine de Bonnisson était l’asile des blessés. Heureux dans leurmisère ceux qui recevaient une tuile sur la tête, ou se cassaient unmembre, ou étaient frappés d’apoplexie, car ils jouissaient de lasatisfaction d’apprendre qu’il est encore en ce siècle mercantile desvertus libéralement exercées ! Au gré de Bonnisson, le ciel ne récompensait pas assez promptement sonmérite. Sa clientèle était circonscrite à son quartier, et il eût vouluvoir défiler devant son comptoir des députés de toutes les parties dela France. Il eut un moment envie de se faire pharmacien homoeopathe, etde remplacer ses drogues par des dix-millionnièmes de substancesinfinitésimales, ce qui permet d’emporter son fonds sous son bras,comme le père Anchise ses pénates. Il fut aussi passagèrement tentéd’aller s’installer rue de la Paix, et d’y fonder une pharmacieanglaise. « Quelle spécialité lucrative ! se disait-il en contemplant un jour unedes apothaceries halls de Paris. A ce que je vois, on ne vend guèrelà dedans que des sels et des poudres, Cheltenham salts, purifiedEpsom salts, Preston salts, Rochelle salts, salts of Lemons. Que desels !... et que de poudres !... On dirait que les Anglais ont inventétoutes les poudres imaginables, sans compter celles dont on attribue ladécouverte à leur compatriote Roger Bacon, genuine india curriepowder, effervercing lemonade powder, soda powder, plate powder,gingerbeer powder, tooth powder, improved sodaic powder, butler’staseless seidlitz powder. Avec ces compositions, des sauces au piment,du savon de Windsor, du macaroni, du thé, du vermicelle, des pilulesapéritives et des pilules digestives, j’aurais un superbe fonds depharmacie anglaise. Quel est le premier besoin des Anglais ? celui demanger. Quelles sont chez eux les maladies dominantes ? desindigestions. » Bonnisson résista toutefois à ces velléités britanniques. Un soir, il avait invité à dîner plusieurs amis (j’étais du nombre).Échauffé par des doses réitérées d’élixir de Garus, l’amphitryon selança au dessert dans des dissertations médicales. Il avait, disait-il,empiété avec le plus heureux succès sur les priviléges des membres dela Faculté : il avait guéri en moins de trois semaines une femmeattaquée d’un opiniâtre coryza ; une potion anti-helmintique, qu’ilavait préparée lui-même, avait débarrassé un enfant d’un nombreincalculable d’entozoaires. Peu content de délivrer une multitude demalades d’une multitude d’affections aiguës et chroniques, notremédecin-marron avait expérimenté son talent sur les animaux, et séchéles larmes de plusieurs douairières sur le point de perdre leurs chiensfavoris ! Enfin, croyant qu’il était de son devoir de soumettre lefruit de ses observations au public savant et éclairé, il composait unouvrage intitulé : Nouveau système de médication végétale, applicableen hiver comme en été, et remplaçant avec avantage des remèdesillusoires et des palliatifs dangereux. Ces confidences eurent pour effet de faire fuir successivement tous lesconvives, et je les aurais suivis dans leur évasion, si je n’avais eule malheur de céder à une invincible somnolence. Je fus réveillé par lavoix de mon ami, qui me disait d’un ton de reproche : « Il me semble que vous dormez. - Mais, oui, répondis-je, c’est l’effet d’une digestion pénible. - Tant pis ; voyons votre pouls. » Il me serra délicatement le poignet entre l’index et le pouce, etcompta gravement les pulsations. « Un peu d’irrégularité, dit-il, un peu d’irritation fébrile. Vousferez bien de vous mettre à la diète pendant quelques jours, et même deprendre quelques bouteilles d’eau naturelle de Sedlitz. J’en fabriqued’excellente. - Vraiment, mon cher, répliquai-je en souriant, vous avez manqué votrevocation. Vous auriez dû être docteur en médecine. - Ah ! que ne le suis-je ! s’écria-t-il avec un soupir. Je rougis detraiter clandestinement ceux qui s’adressent à moi parce que leurmédecin habituel refuse de les purger. - Quoi ! il ne vous suffit pas de débiter des remèdes, et vous voulezencore en prescrire ! - Ce serait double profit, et puisque je suis, par mes connaissances,en état de faire honneur à la Faculté, je ne vois pas pourquoi j’enserais exclu. - Faites-vous donc recevoir docteur, et n’en parlez plus. - J’en ai eu souvent le désir, et je mourrai avec le regret de nel’avoir pas satisfait. - Qui vous en empêche ? - D’abord, la difficulté de passer mon examen de bachelier ès lettres.Je serais obligé, pour y parvenir, de rapprendre le grec que j’aioublié, ou plutôt que je n’ai jamais su, puis d’étudier l’histoire, larhétorique, la philosophie, les mathématiques, que je ne possèdequ’imparfaitement. » Il résultait de cette énumération que mon savant ami ne savait presquerien. « Mais, du moins, reprit-il, si je n’ai pas le droit d’ordonner desremèdes connus, je m’arrogerai le droit d’en composer de nouveaux. Jeveux créer un spécifique admirable, infaillible, prophylactique etcuratif. Qu’en dites-vous ? - Je dis qu’il y a déjà cent fois plus de remèdes que de maladies.Malheureusement les remèdes passent, et les maladies aussi. - Il ne s’agit pas de guérir, mais de vendre. Si j’essayais d’un élixirodontalgique ? - N’avons-nous pas le Paraguay-Roux, la créosote, l’essence depyrèthre, la poudre péruvienne, et le dentifrice philodontique quiarrête la carie, enlève l’odeur du cigare, et blanchit en peu de tempsles dents les moins heureuses ? - C’est vrai : si je fabriquais n’importe quoi d’Orient ? - Et l’allataïm du Harem, et le racahout des Arabes, et le Palamoud, etle kaïffa, auquel les odalisques doivent leur embonpoint proverbial,et le haremsou, en si grande réputation à la cour du sultan ? - Si je délayais quelques grammes d’un remède nauséabond dans unecentaine de pilules, cela s’appelle faciliter l’administration de lamédecine. - D’accord ; mais nous possédons des myriades de capsules toutes plusgélatineuses les unes que les autres. - Que diriez-vous d’un remède infaillible contre les cors aux pieds ? - Il y en a cinquante qui tous sont les seuls efficaces, et notammentle spécifique phénix, autorisé par le ministre de l’intérieur, commele seul reconnu pour faire fondre les cors entièrement et sans nulledouleur. Deux jours de son application suffisent pour se chausser justesans être incommodé, et on le débite indifféremment chez les bottierset chez les pharmaciens. - Approuveriez-vous un liniment contre la goutte et les rhumatismes ? - Le sirop anti-goutteux enlève toute acuité à ces terribles maladies. - Une pâte pectorale sans opium ni autres ingrédients narcotiques ? - J’en connais deux cent cinquante, toutes également supérieures auxpectoraux connus jusqu’à ce jour, et dont l’efficacité a été démontrée par des expériences faites publiquement à la clinique de M. Lisfranc,chirurgien en chef de l’hôpital de la Pitié. - Si je transformais la fécule de pomme de terre en nouvelle substanceanaleptique ? - Aliment sain et de facile digestion, convenable dans l’épuisement,l’accroissement trop rapide, les asthmes, les rhumes invétérés,indispensable aux adolescents, aux ouvriers, aux vieillards, auxconvalescents, aux femmes débiles, aux personnes nerveuses... c’estusé, mon cher, c’est usé. - Alors je suis au bout de mon rouleau, à moins que je me rabatte surune liqueur insecto-mortifère pour la destruction des punaises, unepommade du lion, du chameau, du rhinocéros, ou autre pachyderme, ouencore sur une eau phénomène propre à nourrir et à fortifier la racinedes cheveux, à les faire croître, à les empêcher de blanchir et detomber, même dans l’âge le plus avancé. - Vous voulez donc empiéter sur la spécialité des coiffeurs, et nuireau débit de la pommade mélainocome ? Vous savez pourtant que leséloges qu’elle a mérités dispensent de s’appesantir sur sesinnombrables qualités. - Ah ! qu’il est difficile, en pharmacie comme en littérature,d’imaginer quelque chose de neuf !... N’importe, j’y réfléchirai. » Quelques semaines après, Bonnisson avait pris un brevet et recevait unemédaille d’or de la Société d’encouragement pour un sirop dépuratif etrégénérateur à l’essence de sassafras. Il faisait distribuer à vingtmille exemplaires un prospectus-modèle, en tête duquel on voyait, entredeux écussons aux armes de France : ![]() On lisait dans tous les journaux : « La presse entière de la France, de l’Angleterre, de la Russie, etgénéralement du monde entier, y compris les Etats-Unis d’Amérique et laterre de Van-Diemen, retentit depuis longtemps des bienfaits produitspar l’excellent sirop dépuratif et régénérateur à l’essence desassafras, de l’habile et savant chimiste Bonnisson. On sait de combiende pompeux éloges l’Académie royale de médecine et les plus illustrespraticiens ont entouré leur approbation à l’emploi et la propagation decet admirable remède. Nous le recommandons à tous les amis de lascience et de l’humanité. » Cette réclame figurait sur la quatrième page, entre un éloge de la colle-forte liquide et incorruptible et l’annonce de la troisièmeédition d’un roman dont il s’était vendu quatre exemplaires. La curiosité publique fut éveillée, et le sirop Bonnisson eut un grandsuccès. Une seconde réclame vint encore activer la vente. « On offre de parier cinquante mille francs, déposés dès aujourd’huichez un notaire, qu’aucun remède ne produira les effets miraculeux dusirop dépuratif et régénérateur à l’essence de sassafras du sieurBonnisson. Entre mille témoignages qu’a reçus l’auteur de cette panacéeuniverselle, nous nous plaisons à citer la lettre suivante : « Monsieur, J’étais depuis longtemps affecté d’un certain nombre de maladiesincurables. J’avais une gastrite chronique, une hépatite, une phthisielaryngée, des rhumatismes articulaires et de fréquentes palpitations decoeur. J’avais vainement dépensé plus de cinquante mille francs de bainsde vapeur, eaux minérales, baume opodeldoch et pâte de Regnauld.Abandonné de tous les médecins, j’attendais la mort, trop lente au gréde mes souffrances. J’ai pris pendant quinze jours seulement de votresirop dépuratif et régénérateur à l’essence de sassafras, et je suismaintenant parfaitement rétabli. Puisse l’attestation que je vous donnecontribuer à répandre votre précieuse découverte ! Signé PANOUFLET,électeur, officier de la garde nationale àPassage-de-Marouillet (Charente-Inférieure.) » Ce n’était pas assez ; Bonnisson était de la tempe de César : Nil actum reputans, si quidsuperesset agendum... il endossa son plus magnifique habit noir, courut chez les principauxmédecins de Paris, n’épargna ni flatteries ni sollicitations, et obtintun grand nombre de certificats. Exemple : « Je soussigné, docteur en médecine de la Faculté de Paris, membre dela Légion d’honneur, membre adjoint correspondant de l’Académie royalede médecine de Paris, membre de la Société de pharmacie et de chimiemédicale, médecin du bureau de charité du... arrondissement, médecin enchef de la... légion de la garde nationale parisienne, certifie quej’ai employé souvent, avec beaucoup de succès, le sirop dépuratif etrégénérateur à l’essence de sassafras du sieur Bonnisson. Il calmepromptement les fièvres hectiques, les douleurs rhumatismales, lesphlegmasies pulmonaires, les vapeurs, etc. ; aucun, jusqu’à présent, nem’a paru réunir autant d’avantages. Paris, ce... Signé A***, D. M. P. » C’était le cinquantième spécifique qui avait paru au complaisantdocteur réunir plus d’avantages que tous les autres. Protégé par un brevet, qui le rendait propriétaire exclusif de sa précieuse découverte, favorablement accueilli par le public,Bonnisson croyait pouvoir braver la contrefaçon, et ses flacons étaientsoigneusement revêtus du cachet de sa pharmacie. A sa grande détresse,il vit successivement paraître la pâte régénératrice et dépurative àl’huile essentielle de sassafras, les pastilles dépuratives etrégénératrices à la teinture de sassafras, les capsules dépuratives àl’extrait de sassafras, et la mixture régénératrice à la résine desassafras, etc. Pour comble d’infortune, à propos de toutes cesimitations, on lisait dans les journaux, avec de légères variantes : « La presse entière de la France, de l’Angleterre, de la Russie, etc. » Il eut beau joindre à ses annonces cette phrase consacrée : « Se défierdes contrefaçons, et exiger la notice qui se délivre gratis » ; sesconcurrents tinrent bon, et poursuivirent fructueusement leursspéculations. C’est que la pharmacie, hélas ! est souvent exploitée par descharlatans dignes collègues de ceux de la place publique. On amalgamede la mélasse et du jus de réglisse, de la gomme et de la cassonnade,on donne à ce mélange une dénomination sonore, et on le livre avecconfiance à la publicité. « Achetez-le, disent les prospectus ; c’estun remède ami de nos tissus, qui offre en même temps commodité,simplicité, goût agréable, vertus héroïques, et jouit d’une réputationuniverselle... » même avant d’avoir paru. L’inventeur déprécie lestravaux de ses confrères, cite vingt cas de surprenantes guérisons, endonnant les noms et les adresses des personnes échappées, grâce à sonintervention, à une mort inévitable. Il s’étaye des suffrages unanimesdes premiers chimistes de la capitale, et met en avant le roi, quiest censé avoir donné un brevet dont il n’a jamais eu connaissance. Ildépêche en tous lieux des commis voyageurs, se fait au besoin commisvoyageur de sa propre maison, allèche les dépositaires par l’appâtd’une remise de 60 pour 100, et les journaux, complices de sonempirisme, ne dédaignent pas d’emboucher la trompette et de tambourinerpour ameuter les badauds. C’est par ce procédé qu’on amasse des millions aux dépens des faiblesqui frémissent à l’idée de la douleur ou de la mort, aux dépens deshommes vicieux que hantent les suites funestes de leurs débauches. Aquoi sert donc que la science ait progressé, s’il y a décadence d’autrepart ? A quoi sert d’être au-dessus des anciens apothicaires parl’instruction (peut-être), si on leur est inférieur par les qualitésmorales ? Ces réflexions ne s’adressent point à la généralité des pharmaciens, etsurtout à ces honnêtes et infatigables manipulateurs, qui, prisonniersvolontaires dans leur laboratoire, rédacteurs de traités ex professo,joignent à la science de Vauquelin le zèle investigateur de Labarraqueet de Robiquet. Je suis fâché qu’elles soient en partie applicables àmon camarade Bonnisson ; mais reconnaissons, pour le laver del’accusation de fourberie, que son sirop dépuratif produisaitréellement de bons effets, grâce au régime dont il recommandait d’enaccompagner l’emploi. « Avez-vous mal à la tête, disait-il, prenez deuxcuillerées de mon sirop et un bain de pieds à la moutarde. Avez-vous lacolique, prenez trois cuillerées de mon sirop, et appliquez-vous descataplasmes sur la région abdominale. Avez-vous la fièvre, prenezquatre cuillerées de mon sirop et une dose de sulfate de quinine. Règlegénérale, toutes les fois que vous prendrez de mon sirop, observez ladiète, couchez-vous de bonne heure, levez-vous matin, et votre guérisonest certaine. » Ainsi le sirop dépuratif et régénérateur rendait miraculeusement lesmalades à la santé. Au bout de quelques années, des affiches placardées sur les murs del’École de pharmacie, et dans le vestibule de la Pharmacie centrale deshôpitaux, annoncèrent que la pharmacie Bonnisson était à vendre. Aujourd’hui Bonnisson vit avec sa famille dans une petite maison decampagne, auprès de son pays natal. Il est membre de plusieurs sociétéssavantes, du conseil de salubrité, de l’administration des prisons etdu bureau de bienfaisance. Il se livre paisiblement à l’entomologie età l’empaillement des moineaux. Il cultive les fleurs, et surtout lesplantes médicinales, possède une collection de cactus et d’aloès, etquand il se promène avec sa femme, il la régale chemin faisant d’uneleçon de botanique. « Tiens, voici de la guimauve (althea officinalis), malvacée des plusémollientes. - Ceci est de la consoude (symphytum officinale), vulnéraire etantidysentérique. - Vois donc cette gratiole (gratiola officinalis), hydragogue etémétique. - Et cette mélisse (melissa officinalis), cordiale et céphalique ! » E sempre cosi. (1) Qui va doucement va sagement, qui va rondement meurt lestement. ÉMILE DE LA BÉDOLLIERRE. |