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LAUJOL, Henry [pseud. de Henry Roujon (1853-1914)] : LaLégende du Parnasse contemporain (1875-1876).
Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.III.2011)
Relecture : A. Guézou.
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire (Bm Lx : nc) de La République deslettres - revue mensuelle - livraisons de décembre 1875,février  et avril 1876. Le pseudonyme habituel d'Henry Roujon est ici emprunté par Catulle Mendès (1841-1909), rédacteur en chef de la revue.
 
La Légende du Parnassecontemporain
par
Henry Laujol

~*~

[1ère livraison - 20 décembre 1875]

A ARTHUR O’SHAUGHNESSY

Poëte anglais

A vous d’abord, Monsieur et ami, que nous avons aujourd’hui parmi nouset qui nous donnez votre précieux concours pour les premiers travaux decette Revue, – à Horne, à John Payne qui, avant lui, est venu enFrance un beau jour et nous a tendu sa main cordiale, – à votreillustre Swinburne qui dédie ses vers à notre grand Victor Hugo, – àBrowning, à Morris, à Rossetti, enfin à tous ces nouveaux poètes devotre pays, que nous pouvons considérer comme des frères d’armes,puisque nous avons tous, anglais et français, mêmes tendances, mêmeconception du beau poètique, même attitude, – je veux offrir cetravail, tantôt léger, tantôt plus grave, où les jeunes folies et lesaventures, puis les efforts sérieux, les succès, les déboires dequelques poètes étroitement unis dans un opiniâtre amour des vers,seront racontés par quelqu’un qui vit à leurs côtés et qui se vanted’être un des leurs sans être pourtant l’un d’entre eux.

H. L.


PREMIÈRE LETTRE

Comment le poëte Albert Glatigny s’en vint à la conquête de la ville de Paris.

Par une belle matinée de juin, – car cette fantasque histoire peutcommencer comme un roman, – un être extraordinaire projetaitd’interminables jambes sur l’un des grands chemins qui aboutissent àParis. Si longue que fut la route, ces jambes, certes, en atteindraientle bout ! Maigre, plus maigre qu’en aucun temps il n’a été donné àaucun, homme de l’être, transparent même, si son étroite redingote,quoique amincie par l’usage, n’eut offert encore quelque apparenced’opacité, il allait, ses courts cheveux dressés par le vent quirebroussait sa course, sa narine de faune relevée comme si elle eutflairé quelque nymphe prochaine. Parfois, sans s’arrêter, il paraissaitécouter le bruit que fait sur les cailloux le clair ruisseau qui court,et souriait avec un air d’attendrissement délicieux. Aux petiteshirondelles qui volent, il faisait des signes de menace amicale, etcueillait, toujours courant, des touffes d’herbes fleuries. Aucunbagage, d’ailleurs. Quoi de plus gênant qu’un bagage ? Une poche de saredingotte, pourtant, – celle sous laquelle le coeur bat, – étaitrenflée comme par quelque paquet. Il marchait toujours, avec lesallures rectangulaires du Matamore dessiné par Théophile Gautier. «Qu’avez-vous à déclarer ? » lui demanda un employé de l’octroi ; levoyageur, fièrement, répondit : « Rien ! »

Rien, en effet, voilà ce qu’avait Albert Glatigny.

D’où venait-il ? Son père, un honnête gendarme, – de qui plus tard ilparlait souvent des larmes plein les yeux et la voix tremblanted’émotion, bien qu’il fît peu de vers sur les personnes de sa famille,– son père, un matin, ne le vit pas s’asseoir à la table patriarcale.Que voulez-vous ? une troupe de comédiens vagabonds était passée par labourgade, et Glatigny, qui avait quinze ans alors, s’était féru d’amourpour les cheveux roux de la soubrette. Son coeur, comme une mouche,s’était pris dans cette toile d’araignée en or. Mais il fallait gagnersa vie. « Vous serez souffleur, » dit Zerbine. Elle lui expliqua ce quec’est que d’être souffleur ; il ne comprit pas bien, et répondit : «C’est convenu ! » Il rencontra d’abord quelque difficulté dansl’exercice de la profession acceptée. Ce n’était pas qu’il ne sût passouffler, mais c’était qu’il ne savait pas lire. Huit jours plus tard,il avait appris, en soufflant. Oui, c’est à force d’épeler les mornesphrases de M. Eugène Scribe ou de M. Anicet Bourgeois, qu’il retint seslettres, cet enfant qui, plus tard, devait égaler en délicatesse et enpréciosité les plus subtils ouvriers du style ! L’apprentissage futamer. Mais, du fond de sa niche, il voyait flamboyer dans l’apothéosedu gaz les cheveux dorés de Zerbinette. D’ailleurs, un jour, chezquelque bouquiniste, dans une ville où l’on coucha, il s’avisad’acheter les Stalactites de Théodore de Banville. Dès lors, il vécutébloui ! Un poëte lui avait révélé la poésie ; il voulut lire tous lespoëtes. Il ne s’est jamais rappelé comment il avait fait pour seprocurer un Ronsard ; mais il se le procura. L’ivresse devintirrémédiable, et s’accrut de jour en jour, à mesure qu’il entrait plusintimement dans la connaissance des chefs-d’oeuvre. Afin de lireVirgile, dont André Chénier lui avait parlé, il apprit le latin. Entredeux portants de coulisses, il étudiait, gravement, la grammaire deLhomond ! et, un soir qu’il soufflait, – car il soufflait toujours,regardant du coin de l’oeil un livre chéri ouvert à côté de l’odieusebrochure, – une comédienne en représentation, au lieu de la phraseattendue : « Non, misérable, vous ne m’arracherez pas ma fille ! »l’entendit murmurer : « Nos patriam fugimus, nos dulcia linquimusarva ! »

Souffleur, comédien, toujours pauvre, jamais triste, combien de tempsdura cette vie ? quatre ou cinq années, je crois. Elle ne semblait pasprès de s’interrompre, lorsqu’un jour, à Alençon, le vagabond rencontral’éditeur Poulet-Malassis et Charles Asselineau, l’aimable et regrettébibliophile. « Il faut aller à Paris, » lui dirent-ils, quand ilseurent lu ses premiers vers ; « Fort bien, dit Glatigny, j’y vais, » etil partit, à pied.

Que venait-il faire dans la grand’ville ? Eh ! parbleu, la conquérir.

En ce temps là, – c’était vers le commencement de l’année 1861 ; – il yavait à Paris quatre poëtes : Théophile Gautier, Leconte de Lisle,Charles Baudelaire, Théodore de Banville, car Celui devant quis’inclinent religieusement tous ceux qui pensent et qui rêvent, car «le Père était là-bas, dans l’île ! »

Incontesté, paisible, heureux, Théophile Gautier régnait, regardantface à face la calme figure de Goethe, et peu détourné des visionssereines par la nécessité du feuilleton et de la vaine critique.

Dans la hauteur de ses rêves, Leconte de Lisle, plus illustre quecélèbre, s’isolait, s’interrogeant qu’Homère ou Hésiode évoqués, sur labeauté de ses Poëmes antiques.

Charles Baudelaire qui déjà ravissait de rares esprits, étonnait lamultitude des sots ; il passait pour quelque peu diabolique, enattendant qu’on le reconnût divin.

Plus imprudent et plus familier, Théodore de Banville jetait sur tous,à pleines mains, ses resplendissantes pierreries. Celui-là, il fallaitbien qu’on le vît, car il éblouissait, de tout près. Ce rôle de météoreà travers la foule obscure, l’amusait, et, parmi les auteurs devaudevilles, d’opérettes et de mélodrames, il laissait la traînéelumineuse d’un dieu qui passe dans le soir.

Autourde ces poëtes qui faisait de beaux vers alors ? AugusteVacquerie, en proie au Drame et les yeux tournés vers l’île d’où devaitrevenir le Maître, semblait avoir oublié les strophes et les rhythmes ;il s’en est souvenu depuis ! Louis Bouilhet, s’éloignait trop rarementdu théâtre. Léon Dierx ne s’était pas révélé encore. Sully Prud’hommeétait un nom que l’on ne connaissait pas. Ignoré, François Coppées’ignorait lui-même. Seul, Alphonse Daudet avait publié ses délicatesAmoureuses, mais le roman bientôt devait le prendre en nous laissantun long regret. Hélas ! la fade romance et l’élégie aux rimes pauvres,triomphaient ! Faisant voguer des nacelles de papier dans des cuvettesqui croyaient ressembler au lac céleste d’Elvire, repleurant avec desyeux de veaux des larmes divines d’Alfred de Musset, quelques hommes, –oh ! qu’ils soient oubliés ! – se croyaient des poëtes. De l’art, nulsoupçon ; de la langue, du rhythme, nul souci. Du moins, la tendressevraie, l’émotion sincère, la passion en un mot, l’exprimaient-ilsparfois ? Jamais, et pas un seul d’entre eux ne posséda une seule desqualités auxquelles ils se vantaient de sacrifier toutes les autres.

Alors Glatigny vint, et le premier parmi les nouveaux, à travers ceconcert de sanglots enroués, fit sonner les belles rimes avec un bruitjoyeux de sequins entrechoqués.

Mais les sequins de ses rimes, Albert Glatigny ne les avait pas dans sapoche, même en menue monnaie. Le Poëte parisien fut aussi pauvre que lecomédien de province. Vainement quelques amis, – parmi lesquels, aupremier rang, Théodore de Banville qui a toujours ranimé ceux quidéfaillaient, – l’encourageaient, et tentaient de le secourir. Ilsouffrait. Mais il ne le disait pas ! Pour un dîner de moins dans sonsobre estomac, pour une déchirure de plus au coude de son habit, il sefût plaint, lui qui, en plein hiver, sous les froides étoiles, aprèsavoir soupé d’une carotte arrachée dans un champ voisin, n’avait eu unsoir d’autre vêtement qu’un étrange costume de théâtre fait avec devieux journaux peints de couleurs brillantes ! allons donc ! il enavait vu bien d’autres, et il espérait certes en voir d’autres encore !Sans soucis apparents, il arpentait le grand Paris avec ses jambes desept lieues. Pluie ou beau temps, n’importe, il allait, et toujours,quelle que fût peut-être l’anxiété intime de son âme, c’était le mêmeAlbert Glatigny, joyeux, familier, conteur de bouffonnes histoires,faisant sauter à force de rire les boutons de son gilet, – quand ilrestait à son gilet des boutons, – fou de passion pour son art etd’enthousiasme pour ses maîtres, amoureux de toutes les femmes, mêmedes plus cruelles, content de tous les hommes, même des plus mauvais,empruntant quelquefois cent sous mais espérant rendre des trésors,probe d’ailleurs, hautain parfois, et n’entendant pas raillerie surcertaines choses, et brave au point que, le jour de son premier duel,se souvenant de ses mésaventures de comédien quand il créait enprovince quelque rôle nouveau, il s’écria, comme la balle de sonadversaire lui passait près de l’oreille avec un petit bruit vif : « Jeserai donc sifflé à toutes mes premières ! »

Une joie, d’ailleurs, le soutint dans ces pénibles jours ; grâce à lagénérosité d’un ami, – je remercie ici M. Ernest Rasetti au nom de tousceux qui ont aimé Albert Glatigny, – il put enfin voir imprimé lemanuscrit qui lui gonflait la poche, – celle sous laquelle le coeur bat,– le jour de son arrivée à Paris ; il publia LES VIGNES FOLLES.

Certainement ce premier recueil, fantasque, violent, en désordre, et oùse montre trop visiblement l’influence directe de Théodore de Banvilleet parfois de Charles Baudelaire, ne saurait être comparé aux versachevés plus tard par Glatigny, lorsque, viril, et devenu grave, moinspeut-être à cause de ses longues souffrances qu’à cause du bonheur des’en voir consolé par une aimante et dévouée épouse, il put recueillirson coeur et son esprit dans des poëmes plus proches de la sorte deperfection à laquelle il lui était permis d’aspirer. Mais à l’époque oùil fut publié, ce livre, dépourvu de la niaise sensiblerie quidéshonorait alors la poésie, et révélant un artiste soucieux des noblesformes, dut paraître remarquable et l’était en effet. Il conservel’honneur de marquer une date heureuse dans l’histoire poétique de cesdernières années.

Or, vers le même temps, – c’est du plus loin qu’on se souvienne, – unautre jeune homme, M. Catulle Mendès, tout frais arrivé de sa province,et que n’avaient pas fait connaître quelques vers publiés çà et là,venait de fonder une revue littéraire : La revue fantaisiste. AlbertGlatigny s’avisa de l’aller voir et de lui apporter Les vignesfolles. Une dédicace au crayon disait :

               Voici les vers que dans mes courses
               J’ai faits au hasard du chemin,
               Ainsi que l’on boit l’eau des sources
               Dans le creux brûlant de sa main.

Le jeune homme de province lut le livre, et fut émerveillé.

- Vous êtes un poëte ! dit-il le lendemain, quand il revit Glatigny.Celui-ci répliqua :

- Vous en êtes un autre !

Ces injures échangées, les deux jeunes gens se serrèrent la main, et cefut le commencement du groupe qui devait se former.

Henry Laujol


[3e livraison - 20 février1876]

LETTRE DEUXIÈME

Vous vous imaginez facilement, cher monsieur et ami, que le groupe néun beau jour de la poignée de main échangée entre un comédien deprovince et l’ancien feuilletoniste du Courrier des artistes deToulouse, ne fut pas tout d’abord un groupe d’hommes graves et neressembla qu’imparfaitement à une académie. Plus d’un parmi lesnouveaux venus, dans l’impertinente exubérance de sa vingtième année,taquina trop vivement les pontifes des antiques préjugés littéraires.Vous sourirez avec moi de ces folies d’adolescents. Mais cettejeunesse, en dépit de son apparente inconscience, savait bien cequ’elle voulait, et je vais vous parler aujourd’hui de l’importantservice qu’elle a rendu à la poésie contemporaine.

Oui, ce groupe fut utile.

Les maîtres d’alors travaillaient solitaires, je l’ai dit, et pourquoine pas l’avouer ? méconnus. Un jour ou l’autre, je ferai, en passant,une courte descente dans les bas-fonds de la critique de ce temps.Peut-être n’est-il pas inutile de rééditer certaines sottises. En toutcas, forcer de temps en temps les juges inamovibles des choses de l’Artà mettre le nez dans leurs anciennes sentences, est un amusementlégitime. On verra comment les initiateurs de toute poésie ont étéencouragés dans leur saint labeur par ces gens heureux, qui prennentles poètes pour des joueurs de luths à leurs gages, chargés d’égayer lafête banale de leur tranquille existence. Quant au public, docile aumot d’ordre de ses chefs de file, il fermait l’oreille à la voix desmaîtres et buvait complaisamment les paroles des autres.

Et de quels autres ! De ceux qui, négligemment, et avec un fraissourire sur les lèvres, tuaient la poésie de leur siècle.

Qu’ils soient sans crainte, je ne les nommerai pas, n’ayant pas detemps à perdre à les tirer de l’oubli poussiéreux où ils reposent. Quele poids de leurs accordéons crevés leur soit léger ! Qu’ils dorment enpaix dans les mémoires profondes des philanthropes et des huissiersélégiaques dont ils ont charmé les pères ! Mais quelle singulière idéese faisaient de la poésie ces malencontreux rimeurs !

En ce temps là, « un barde » était tenu, avant toutes choses, depleurer sans fatigue pendant au moins deux cents vers, et dispensélargement du reste d’expliquer pourquoi il pleurait. Ce qu’a mouillé demouchoirs cette génération est incalculable ! Pauvres gens, quelletristesse était la leur ! mais en retour, que de dames se sontévanouies délicieusement à la lecture des « poète malade » ou des « jeunes filles mourantes » qu’on entendait le soir dans ces salonslittéraires d’aspect sépulcral où l’eau sucrée coulait comme les larmes! Devant un auditoire choisi, composé de colonels en retraite,traducteurs d’Horace, de diplomates ensevelis dans d’opulentesredingotes pareilles à des linceuls, de professeurs tournant le petitvers, de philosophes éclectiques intimement liés avec Dieu, et debas-bleus quinquagénaires rêvant tout bas, soit l’oeillet de ClémenceIsaure, soit l’opprobre d’un prix de vertu, un jeune homme pâle,amaigri et se boutonnant avec désespoir comme s’il eût collectionnédans sa poitrine tous les renards de Lacédémone, s’avançait hagard,s’adossait à la cheminée, et commençait d’une voix caverneuse lalecture d’un long poème, où il était prouvé que le ciel est une patrieet la terre un lieu d’exil, le tout en vers de douze ou quinze pieds ;ou bien encore, quelque vieillard chargé de crimes, usurier peut-être àses heures, ayant en tout cas pignon sur rue, femme et maîtresse enville, chantait les joies de la mansarde, les vingt ans, la misèreheureuse, l’amour pur, le bouquet de violettes, le travail, Babet,Lisette, Frétillon, et finalement tutoyait « le bon Dieu » et luitapait sur le ventre dans des couplets genre Béranger.

Et alors triomphaient à la fois la tristesse et la gaité françaises !

Nul ne s’était occupé d’examiner si ce qu’on venait d’entendre étaitécrit dans une langue seulement décente. Qu’importait cela, pourvuqu’on fût ému et qu’on sentit battre les viscères sous la flanelle ?L’essentiel en poésie n’est-il pas de ressentir une émotion vraie, etquel plus bel éloge pourrait-on faire d’un poète, que celui-là : « Ilfit pleurer les dames de son temps. »

Le plus triste est que ces malheureux avaient souillé la Nature en larendant complice de leurs sanglots ; ils invoquaient la lune ; lesastres étaient de moitié dans leurs pleurnicheries ; ils déshonoraientles petits oiseaux.

Ce n’est pas tout ! Il y avait encore l’école utitilaire, pratique, quiméprisait la vaine harmonie des mots et ne s’attachait qu’au « fonds »,la forme étant une question secondaire. Ah certes ! respect aux espritsqui, dans la langue des prophètes, enseignent à l’humanité ses grandsdevoirs ! mais pour ceux dont nous parlons, la poésie était d’instruireles masses en développant des vérités usuelles, quotidiennes, banales.Résultat : les poèmes sur la direction des ballons, la télégraphiesous-marine, et le percement de nouveaux canaux, avec dédicacemenaçante au souverain : « Cesse de vaincre ou je cesse d’écrire ! »– et les morceaux de haut goût où il suffit de s’écrier : « L’âme estimmortelle » ou « Le chien est l’ami de l’homme » pour être considérécomme un penseur.

Parlerai-jeaussi de ceux qui jugeaient bon d’informer leurscontemporains de l’amour qu’ils portaient à leurs mères ? Les poètesbons fils ont été innombrables. Nous en avons encore quelques-uns decette sorte. Aujourd’hui même, un poète est mal vu dans le monde quandil n’a pas au moins une vieille tante à pleurer.

Mais, de tous ces mauvais poètes, les plus exécrables assurémentétaient les derniers débraillés restés fidèles aux traditions ducénacle d’Henry Mürger. Ceux-là étaient les apôtres du désordre.Désireux, avant tout, de passer pour originaux, ils se distinguaient,d’abord par la malpropreté voulue de leurs vêtements et ensuite, parleur absence de talent poétique. Sur leurs crânes vides croissaient devéritables forêts vierges, inexplorées du peigne ; dans leurs vastespoches, jaunissaient des manuscrits mort-nés. Ces jolis messieursétaient persuadés qu’une chemise crasseuse et un gilet rouge à boutonsde métal remplaçaient avantageusement le génie. Mais laissons-les : iln’est resté d’eux qu’un mauvais souvenir.

J’entends déjà les gens de bon sens et de bonne foi s’écrier : « Ah oui! La théorie parnassienne ? La poésie sans passion et sans pensée ? Lemépris des sentiments humains ? Le culte des vers bien faits qui neveulent rien dire ? » Non.

Nul plus que nous, sachez-le, n’admire ces purs et mélancoliques poëmessemblables à de beaux lys au fond desquels tremble une goutte de roséequi est une larme humaine ; dans cette goutte un poëte fait tenirtout un océan de douleurs, et c’est son triomphe d’éveiller dans l’âmede ceux qui le lisent une émotion fraternelle, mais pudique, voilée,mystérieuse, et s’exhalant simplement dans un soupir. La passion ! elleest une source éternelle de poésie. La pensée ! elle a ridé le front detous les artistes dignes de ce nom. Lequel de nous a dit que l’artpoétique pouvait se passer de ses éléments principaux de force et degrandeur, et dans quel monde inconnu trouver un poëte qui ne soit pétrid’humanité ? Mais encore une fois, s’il est nécessaire d’être homme et mieux homme qu’un autre pour être un créateur, cela ne suffit pas.L’art existe-t-il, oui ou non ? S’il ne faut qu’avoir beaucoup dechagrin pour mériter le nom sacré de poète, le digne homme qui vientd’accompagner au cimetière une jeune et adorée fille unique, n’a plus,pour dépasser les artistes célibataires, qu’à faire mention, sur unefeuille de papier trempée de ses larmes, de la douleur qu’il éprouve !Misérable confusion entre les choses du coeur qui appartiennent à tous,et la rare faculté de les exprimer idéalisées par l’imagination ! Êtrecapable de ressentir et plus profondément que quiconque, mais avoir ensurcroît, le don inné, puis développé par le travail, de communiquerdans une forme parfaite ce qu’on a ressenti, voilà ce qui estindispensable pour être poëte et voilà aussi pourquoi les vrais poëtessont si rares ! En un mot, puisque vous êtes homme, aimez, espérez,souffrez, (cela est fatal, d’ailleurs !) mais pensez et rêvez et sachezmettre en usage, du plus noble au plus humble, du rhythme à laponctuation, tous les moyens de votre art.

Il n’est peut-être pas inutile de répéter ces vérités presque banales,tant est grand encore le nombre de ceux qui ne demandent aux poëtes quela constatation simple et directe des faits élémentaires de la penséeou de la passion, sans exiger d’eux le souci de l’idée, de l’image, durhythme, de la rime, en un mot de la conception et de la formepoétique.  La forme ! Voilà le grand mot lâché. Aujourd’hui encore ilexiste des gens qui la considèrent comme secondaire en poésie. D’aucunsmême ont prétendu qu’elle nuisait au libre développement de la penséeet s’opposait au libre essor des facultés lyriques. Charles Baudelairea longuement traité la question dans des pages immortelles où il s’estmontré le plus sage des docteurs en esthétique. « La forme et la penséene font qu’un » dit-il quelque part. Et cela est si vrai que le méprisde la forme, loin d’aider la pensée, la condamne fatalement à croupirdans une banalité désolante : les poëtes, qui n’ont pas joint à leursfacultés lyriques le perpétuel souci de faire beau, ont toujourshonteusement péché contre le goût, et les vers qui doivent rester d’euxsont les seuls où ils ont joint à l’idée qu’ils voulaient émettrel’harmonie qu’il lui fallait pour exister poétiquement. Je n’en veuxpour preuve que les aberrations dont est rempli Rolla, ce poèmedangereux pour ceux qui admirent dans Musset plutôt sa paresse que sonincontestable génie. Si Rolla est un ouvrage plein de faiblesses etd’un lyrisme si court d’haleine, c’est que le poëte l’a écritparesseusement, d’un seul jet, sans s’inquiéter de le composer et avec« cette mollesse naturelle aux inspirés. » N’en déplaise auxadmirateurs béats d’Alfred de Musset, je n’hésite pas à déclarer queles invocations à Voltaire, à Jésus-Christ, aux nègres deSaint-Domingue, etc., etc., me font penser aux soupirs d’un hommepoussif qui prend son élan plutôt qu’aux mouvements lyriques d’un vraipoëte. Et la demoiselle de maison publique qui, son travail fini, faitsa prière, et dort aux côtés de son acquéreur, avec la croix de sa mèredans la main, m’a toujours paru une des idées les plus malpropres etles plus ridicules de ce siècle fécond en sottises. Il est incroyablequ’une intelligence, aussi hautement poétique que celle d’Alfred deMusset ait pu concevoir une pareille vilenie ! Voilà pourtant où lanégligence et l’indolence mènent ceux qui « lancent des mots en l’airet attendent ensuite qu’ils retombent en poèmes sur le tapis. »Lorsqu’on n’a pas le respect des mots et qu’on écrit au courant de laplume les premières choses venues, on ne peut rencontrer que despauvretés, tant l’idée et le mot sont incapables d’exister l’un sansl’autre.

Quand les poètes dont je veux raconter les efforts ont écrit leurspremiers vers, la théorie de l’inspiration triomphait. Riend’étonnant à cela : c’est une théorie commode pour les paresseux et quiles dispense de tout travail. Se mettre à sa table, comme unePythonisse sur son trépied, et attendre nonchalamment que l’Ange viennevous saisir aux cheveux pour vous porter sur sa montagne, c’est là unexercice dont le premier imbécile venu est capable. Généralement l’Angene bouge pas, ayant affaire ailleurs, et l’oeuvre vient ridicule etchétive comme l’homunculus dont s’enorgueillit ce vieux fou de Wagneret dont Faust mourrait de honte. Pendant ce temps-là, ceux qui soignentleur oeuvre, et entreprennent patiemment avec l’idée et le verbe lalutte dont sort presque toujours la victoire, donnent naissance à denobles poèmes qui voleront sur la bouche des hommes, quand la postéritéfera justice.

Comme le métier poétique est facile quand on fait si bon marché desdifficultés, les mauvais poètes abondaient et se montraient toutdisposés à voir d’un mauvais oeil les nouveaux venus qui leur offraientla lutte. Le public leur prêtait l’appui de son incompétence etbeaucoup de critiques celui de leur mauvaise foi. Mais les obstaclesn’étaient faits que pour irriter davantage toute cette jeunesse éprisedu beau véritable. De sincères études et le commerce quotidien desdevanciers avaient assis fermement les convictions : un combat allaits’engager entre les défenseurs de l’inspiration quand même et ceuxqui considéraient l’effort qui la développe et la dirige commeindispensable et salutaire.

Mais les maîtres ne suffisaient-ils pas pour ce combat ? Les maîtres,fatigués de souffler pour des sourds dans leurs clairons d’or semontraient peu désireux d’entreprendre une lutte qu’ils dédaignaient,et poursuivaient en silence leur oeuvre incomprise. Il leur manquait desdisciples ; il fallait qu’une phalange de jeunes soldats vînt releverde leur faction ces imposantes sentinelles du beau. Un élément jeune,ardent, militant, exagéré même, était nécessaire.

Et voilà pourquoi le groupe parnassien fut utile.

Lorsqu’Albert Glatigny et Catulle Mendès se furent rencontrés, cegroupe ne tarda pas à se former et la Revue Fantaisiste dont jeparlerai la prochaine fois eut bientôt une longue liste decollaborateurs ; groupés autour de leurs maîtres, comme du Bellay, RemiBelleau, Baïf, Dorat, Pontus du Thyard et Jodelle autour de Ronsard,ces jeunes artistes venaient dans leur époque comme l’avaient faitleurs devanciers de la pléïade, sauver la poésie française d’un longnaufrage.

S’ils ne firent pas comme du Bellay, dans son Illustration de lalangue française, un manifeste en faveur de leurs idées, c’est qu’ilsle jugèrent inutile en un temps où l’attention publique était détournéedes questions d’Art ; mais ils auraient pu dire, et mieux que je ne lefais, ces simples paroles : « Victor Hugo, Leconte de Lisle, CharlesBaudelaire, Théophile Gautier, Lamartine, Alfred de Musset, Théodore deBanville, Alfred de Vigny ont donné à notre poésie française un éclatque nul de nous n’a l’outrecuidance de vouloir éclipser. De cesmaîtres, les uns ont été applaudis, les autres à peine écoutés. Ceuxqui aujourd’hui élèvent la voix après eux semblent n’avoir pour but qued’imiter leurs défauts et rabâchent, dans une langue honteuse, desvieilleries capables de déshonorer l’art des vers. Nous croyons avoirune conception plus haute de la poésie. Si nous admettons sansdifficultés que pour être un poëte il faut naître tel, nous croyonsaussi qu’on ne devient un bon poëte que par le travail et l’effort versle mieux. Le désordre, le verbiage, l’incorrection nous paraissentincompatibles avec la beauté que tout artiste doit chercher à réaliserdans la mesure de ses forces. Gaspiller ses facultés poétiques est uncrime que nous ne voulons pas commettre. Respect aux mots ! Ce sont dessymboles ! Et maintenant nous nous mettons à l’oeuvre bien décidés àsuivre la route qui nous paraît sûre, sans nous préoccuper desobstacles du chemin, quand même ces obstacles s’appelleraientIndifférence, Haine et Mépris ! Laboremus ! »

Et la devise qu’ils auraient pu écrire sur leur drapeau, un des leursl’a plus tard formulée en quatre beaux vers :

                   « La cuirasse à nos reins bouclée,
                   Dans une lutte sans merci,
                   Nous nous sommes jetés ainsi
                   Que des Bretons dans la mêlée ! »

Henry Laujol.



[5e livraison - 20 Avril 1876]

LETTRE TROISIÈME

La Revue Fantaisiste

En l’an de grâce 1861, le passage des Princes s’appelait passage Mirès: l’opinion publique rendait cet hommage à un riche spéculateur qu’elledevait un jour traîner dans la boue. C’est là, sous les auspices d’undes dieux de la finance, que se fonda la Revue Fantaisiste, escalier C.au deuxième étage.

A cette époque, M. Catulle Mendès avait dix-huit ans, une somme énormed’illusions et d’espérances, et derrière lui cinq ou six cents versdont la majorité parlait du printemps et des étoiles, ainsi qu’ilconvient à tous les premiers vers d’un poète lyrique qui se respecte.Frais débarqué de sa province, assez ignorant encore de lui-même et desautres, il possédait pour tout bagage un ardent amour de son art etquelque culture des maîtres.

Que faire à dix-huit ans quand on est poète et aimé des dieux ?

Une seule chose, fonder un journal. Fonder un journal est un des grandsbesoins de la nature humaine : tout bon élève de seconde a eu plusieursjournaux tués sous lui, c’est-à-dire confisqués. Tout le monde a doncété journaliste dans sa vie ; il y a des avoués et des notaires qui ontrédigé des premiers-Paris entre deux dictionnaires. Je pourrais lesfaire rougir en les nommant. M. Catulle Mendès avait déjà goûté cettejoie dans sa bonne ville de Toulouse : mais, en vrai Parisien qu’ilétait, il comprit vite que la situation exigeait impérieusement qu’ilcréât en plein Paris une feuille quelconque pour y livrer ses vers à lalégitime impatience d’un public que son jeune âge lui permettait desupposer avide de ces sortes de joie. Il fut décidé dès lors dans sonesprit qu’une Revue naîtrait, qu’elle s’intitulerait Fantaisiste, etqu’elle aurait une couverture saumon en papier glacé, pour qu’elle fûtséduisante à l’oeil et se distinguât de la Revue des deux Mondes qui al’air triste et terne comme un rayon de lune.

Il ne manquait plus désormais à l’aventureux jeune homme qu’une listede collaborateurs, j’allais presque dire, de complices.Malheureusement, à cette époque, les relations littéraires de M.Catulle Mendès se composaient exclusivement d’un jeune chansonnier queje ne nommerai point par un excès de pudeur, mais dont l’oeuvreprincipale a volé longtemps dans la bouche des hommes ; j’en appelle àtoutes les mémoires, fidèles trésorières des grands morceaux lyriques,qui ont dû retenir pieusement ces vers de haute saveur où le poèteinsinue qu’un de ses pieds lui fait le chagrin de s’agiterconvulsivement tandis que l’autre ne bat plus que d’une aile. Or,quelles que fussent les voluptés intimes que goûtat Catulle Mendès dansle commerce et la collaboration de ce jeune maître, il n’en comprenaitpas moins qu’il devait choisir une esthétique différente et marcherdans une autre voie. Et il se sépara de ce camarade compromettant. Sesont-il revus depuis ? Je ferai des recherches sur ce point. Toujoursest-il que l’opinion a prononcé entre eux : c’est le chansonnier quiest « arrivé ! »

Connaître des hommes de lettres, des vrais, voilà ce que désiraitardemment le futur rédacteur en chef de la Revue fantaisiste. Lasimple vue d’un écrivain le remplissait de trouble et de joie : ilraconte même aujourd’hui s’être évanoui délicieusement quand on luimontra Alphonse Duchesne à la Brasserie des Martyrs. Le hasard leservit heureusement ; en peu de temps, il put élargir ce cercle deconnaissances, hier encore si restreint. Le procédé qu’il avait employéétait simple, mais infaillible : il consistait à prévenir le plus demonde possible de la prochaine apparition d’une feuille nouvelledirigée par lui.

Et les poètes arrivèrent en foule.

Les poètes arrivent toujours en foule quand ils ont l’espoir de publierleurs vers. En 1861 les grands journaux étaient peut-être moinsinhospitaliers que maintenant ; ils publiaient volontiers des piècesde poésie, mais ils n’en publiaient que de mauvaises ; et bien desjeunes gens qui avaient le malheur d’avoir trop de talent virent leurnom imprimé pour la première fois grâce à M. Catulle Mendès et à satentative.

Le bureau de rédaction du Passage Mirès, coquettement meublé avec unluxe de bon aloi, devint bientôt un lieu de rendez-vous pour tous ceuxqui s’obstinaient encore en cet âge de prose à parler une langueoubliée.

Quels furent les premiers qui vinrent ? Parmi eux se distingue toutd’abord un jeune homme couvert d’opulentes fourrures et semant l’ord’une façon princière, qui rêvait de rendre illustre le nom fameuxqu’il portait. Je suis d’autant plus à l’aise pour dire d’AugusteVilliers de l’Isle Adam tout le bien que je pense de lui, que, depuispeu, nous avons acquis le droit d’admirer ses oeuvres sans nous fairerire au nez par tout ce qu’il y a dans Paris de reporters etd’imbéciles. Son drame Le Nouveau Monde, couronné par un juryinternational, verra bientôt le feu de la rampe. Mais des bureaux de laRevue Fantaisiste où Villiers apparaissait toujours par surprise etcomme par hasard, au salon de Victor Hugo où des juges illustres ontrécemment donné à l’oeuvre et à son auteur, un témoignage de hauteestime, quelle longue et douloureuse étape a fournie l’artiste, etquels titres il a acquis à faire valoir aujourd’hui ses droits à cetardif salaire ! Je raconterai ici cette pénible lutte ; pouraujourd’hui je me contente de serrer en passant la main d’un ami ; riende plus.

Villiers de L’Isle Adam se livrait alors avec rage à la poésie lyrique: il avait même déjà publié chez un éditeur lyonnais un premier volumede vers dont je compte bientôt parler. Il fréquentait les salonslittéraires, et Catulle Mendès le vit pour la première fois dans unesoirée, comme il disait des vers devant des dames. Tous deux comprirentde suite qu’ils devaient se lier et devenir combattants du même combat.Depuis lors ils ne se sont pas quittés.

J’ai déjà parlé de Glatigny qui vint aussi, des vers plein les poches,grossir le groupe qui se formait ; d’Alphonse Daudet qui avait déjàchanté ses délicates Amoureuses, etc.... Mais ce qui doit avant toutfixer notre attention, c’est la présence de deux maîtres qui vinrent encamarades et apportèrent tout simplement leurs chefs-d’oeuvre à cedébutant dont la veille encore ils ignoraient l’existence : CharlesBaudelaire et Théodore de Banville.

Le poète des Fleurs du Mal se présenta un jour, tel qu’on l’a connudans ses années heureuses, affable, discret, plein de dandysme et demalice, avec son grand front qu’encadrait une chevelure élégante, lecol très-blanc et un peu lâche de sa chemise, son sourire calme ettroublant, aux lèvres minces, et sa figure rasée comme celle d’un abbéde cour. Tel il apparut, dans le négligé savant de sa tenue, alorsqu’il était en pleine gloire, et qu’il jouissait, non sans une pointede satanisme, de l’étonnement qu’il causait partout. Les Fleurs duMalvenaient de paraître. Qu’on n’attende pas de moi une définitionquelconque de ce livre indéfinissable ! Il faudrait pour juger le grandpoète qu’a été Baudelaire être le grand critique qu’il fut aussi. Maisje me fais facilement une idée de ce que dut éprouver Catulle Mendès,quand il vit venir à lui ce monsieur bien mis et de manières exquises,qui était un homme de génie. Baudelaire devint l’hôte quotidien de laRevue Fantaisiste. Pourtant, en général, la société des jeunes genslui plaisait peu : son esprit merveilleusement équilibré souffrait ducahos des jeunes intelligences et sa sérénité s’offusquait du désordredes âmes neuves. Mais il comprit vite le cas qu’un homme comme luidevait faire des jeunes gens qui se trouvaient là. Je tiens de M. LéonCladel des détails sur l’intimité intellectuelle dans laquelle il avécu avec le grand poète : ils démontrent que Baudelaire en affirmantdans la préface des Martyrs Ridicules qu’il n’aimait pas les jeunes,voulait dire seulement qu’il prétendait choisir parmi eux.

Son influence fut prépondérante et salutaire. Ce serait une erreur decroire que les premiers fondateurs de l’école parnassienne possédassentdéjà une notion bien nette de leurs aspirations et de leurs aptitudes :exercer le métier d’homme de lettres suivant un bel idéal entrevu, telétait leur vague et impérieux désir ; mais il appartenait aux maîtresde leur enseigner par le précepte et l’exemple de quelle façon cemétier s’exerce. Nul homme ne fut plus suggestif et meilleur conseillerque Charles Baudelaire : « Il faut rester chez soi, méditer, etbarbouiller beaucoup de papier » ; voilà ce qu’il disait tous les joursà ses dociles auditeurs, et cela tout simplement, avec un peu d’ironiepaternelle, quand ils s’avisaient de lui demander étourdiment de leurindiquer son secret.

Quant à Théodore de Banville il était là pour éblouir, étonner etgriser de son étincelante parole la génération nouvelle. Causeurinfatigable et compagnon toujours souriant, sachant être aussi l’amiconsolateur des jours mauvais, il trônait là un peu comme un roi, oucomme un florentin du seizième siècle, parmi sa cour de disciples, etconduisait l’insoucieuse théorie des poëtes à toutes les fêtes du rêveet du rire. L’artiste convaincu, le grand lyrique, l’écrivainmerveilleux qu’il était, ne l’est-il pas encore ? Je le revois, dansles récits qui m’ont été faits, se levant de table tout à coup pourécrire sur le mur une de ces improvisations bouffonnes ou sublimesqu’on sait encore par coeur aujourd’hui. Il était celui qu’on aimait,qu’on eût suivi partout en disciples aveugles, même sur les hauteursvertigineuses où se perdait parfois son paradoxe. Le jour où il vintpour la première fois il remit à Catulle Mendès, un de ses plus radieuxchefs-d’oeuvre, L’âme de Célio. Il devait encore embellir la futurecollection de la revue de contes parfaits et poignants commel’Armoire et de l’incomparable Salon de 1861, où purent se satisfaireen toute liberté sa fantaisie de parisien incorrigible et son délire dejeune grec inspiré.

Le milieu était créé, la ligne trouvée : le premier numéro pouvaitparaître. Il parut le 15 février 1861, et voici quel était son sommaire.

Tout d’abord, en vedette, je lis, avec un étonnement sur lequel jen’insisterai pas plus qu’il ne convient, une lettre de Jules Noriac.Mais voici les Lunettes d’Edgar Allan Poë, traduites par William L.Hughues, Le Dernier Londrès du jeune maître de la maison, CatulleMendès, un conte d’un parisianisme échevelé, écrit d’une seule verve etavec un dandysme railleur ; puis les débuts littéraires de JulesClaretie alors inconnu et préludant aux six cents volumes qu’illaissera à nos fils, par les poétiques Amours d’une Cétoine ; après, jevois un nom de maître, Auguste Vacquerie, au bas de vers touchants ettristes ; un sonnet gaiment troussé de Charles Monselet et de pures etmélancoliques strophes de Villiers de l’Isle-Adam qui chantait comme onchanta jadis en 1830, dans la langue des fiers lyriques. Je m’arrêtesur une pièce intitulée : Le Gibet de John Brown, inspirée par lecélèbre dessin de Victor Hugo ; elle n’est pas certes une des pages lesmeilleures qu’ait écrites M. Catulle Mendès, et nous en avons riensemble, maintenant que quinze années ont passé là-dessus, et que lepoëte a mis dans son vin cette eau du Gange dont parle ThéophileGautier ; il y est dit, entre autres choses, que le cadavre du grandmartyr est une porte, et je crois n’avoir pas besoin d’insister surl’inouisme de cette métaphore. Ce que j’en dis, c’est pour montrer quelfut le point de départ : ceux qui ont assez de loisirs pour s’occuperdes choses de l’art, peuvent s’amuser aujourd’hui à se rendre compte duchemin parcouru par l’artiste. Je crois avoir eu raison d’écrire dansmon dernier article qu’il ne suffisait pas de naître poëte.

Ce premier numéro donnait aussi les noms des principaux collaborateurs: Philoxène Boyer qui mourut trop vite pour l’art et pour l’amitié ;Alphonse Daudet qu’aujourd’hui l’Académie couronne pour donner tort àceux qui l’accusent de se tromper toujours dans ses choix ; Léon Cladelque j’ai nommé tout à l’heure, dont il me faudra parler longuement,pour mon plaisir d’abord, et pour que cette histoire des premièresannées soit complète ; Théophile Gautier qui, sans venir assidûmentcomme Baudelaire et Banville, eut sa grande part d’influence et donnaroyalement Carmen, une merveille. Mais un nom surtout m’arrête, celuide Richard Wagner, et tout un coup je songe à cette grande bataille de Tannhæuser sur laquelle j’ai le droit de revenir et un peu aussi ledevoir, aujourd’hui qu’un autre lutteur, d’un ordre différent, vient detomber sur l’arène musicale entraînant Jeanne d’Arc dans sa chute. Ily a là un rapprochement qui s’impose. Quelle que soit la tendancegénérale de l’opinion au sujet de l’oeuvre et du génie de RichardWagner, dont le crime principal est, pour la majorité de sesdétracteurs, d’être né de l’autre côté du Rhin (comme Meyerbeer qu’onreprésente et qu’on applaudit trois fois par semaine), quoique leverdict brutal des auditeurs affolés de Tannhæuser n’ait pas étéinfirmé en France, je suis plus à l’aise pour en parler, au lendemaind’une autre soirée où l’ancienne formule lyrique est bêtement morte devieillesse sans exhaler son chant du cygne, mais avec le cri d’une oiequ’on égorge. A la Revue fantaisiste, les wagneristes avaient à leurtête MM. Chamfleury et Gasperini qui sortirent un soir enthousiastes duconcert que donna Richard Wagner à son arrivée, Baudelaire qui plustard devait défendre Tannhæuser de la façon qu’on se rappelle etCatulle Mendès plus ardent encore que les autres, comme il seyait à unjeune provincial qui avait vu trois cents fois les Diamants de laCouronne au Grand Théâtre de Toulouse. La Revue fut donc un des raresjournaux qui osèrent dire, au lendemain de cette mémorable soirée oùfut brisé l’éventail désormais immortel de Mme de Metternich, queTannhæuser était un chef-d’oeuvre que venait de vaincre pour un jourl’éternelle et toute-puissante Bêtise.

Mon intention n’est pas de réviser ce grand procès. Mais je crois bonde rappeler ceci : La Revue Fantaisiste rédigée en grande partie parde très-jeunes gens s’est trouvée seule dans la presse à soutenir quele triomphe de l’art musical n’est point de reprendre La Favorite aperpétuité, comme elle a été seule ou à peu près à défendre avec plusde ferveur encore Les Funérailles de l’Honneur contre Le Pied demouton, Auguste Vacquerie contre M. Marc Fournier, c’est-à-dire leDrame contre les pièces à femmes.

Henry Laujol