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LAYA,Alexandre (1809-1883?).- Parisfashionable en miniature (1833).
Saisie du texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.V.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphieconservées.
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Parisou le livre des cent-et-un, Tomedouzième, publié à Paris : Chez Ladvocaten 1833.
 
Parisfashionable en miniature
par
Alexandre. Laya

~ * ~

HISTOIRE DE POVERO.

Sous quelle forme nouvelle animer ce que vous allez lire ? On a toutfait. Le nouveau n’est autre chose que du vieux remis à neuf ; et quandje demande à mes souvenirs ou à mes rêves ce qui a été ou ce quiarrivera, l’avenir ne me semble devoir être qu’une reproduction dupassé. L’humanité tourne dans le même cercle, c’est une ronde quifrappe toujours le même sol, sous le même rhythme, sous la même cadence.

Que ce soit poëme, roman, histoire, conte, nouvelle ; antique, moyenâge ou moderne ; didactique, épique, dramatique, ou philosophique !hélas ! c’est une oeuvre de l’esprit humain ; et, à ce titre, quellepensée peut avoir la prétention de se classer dans un genre, encoremoins dans une espèce ; de s’affubler d’un costume spécial, de prendrele masque d’Aristophane, le cothurne de Sénèque, le manteau de Racine,la marotte de Désaugiers, le poignard du drame moderne ; et tout ceci,d’une manière exclusive, en s’imposant l’esclavage d’une règle ou d’unprincipe philosophique ou littéraire ? Enfin, quelle est la pensée quipuisse avoir la prétention d’être la conséquence d’un système ? Je necrois pas que notre siècle s’asservisse à cette unité, à cettemonotonie, à cette méthode.

Quant à moi, si jamais j’étais appelé à devenir le chef d’une école, leprophète d’une doctrine, je prendrais pour âme de mes théories, pourprincipe fondamental, leCaprice : si toutefois on peut appeler principe ce qui estl’absence de tout dogme. Caprice ! à ce motviennent aboutir tous les systèmes, toutes les abstractions de notrepauvre siècle. Caprice ! c’est le dieu de nos inspirations, le mobilede nos jouissances. Caprice ! c’est une philosophie tout entière, dontla partie sérieuse pourrait se formuler par le mot ÉCLECTISME,et dontla partie bouffonne, qui en forme à peu près les trois quarts, devraitse traduire par le mot VIVRE.

C’est donc à un caprice philosophique que vous devrez mon chapitre :cette phrase ne manque pas d’immodestie ; mais si je me la permets,c’est qu’en vous racontant, je vous impose pour condition de vousranger, à l’instant même, sous ma bannière ; et je veux que le prétexted’une vapeur, d’une fantaisie, que sais-je ! un rien, une mouche quivole, vous fasse aussitôt jeter sur votre causeuse ce chapitre que lecaprice vous aura fait prendre et commencer.

Je pourrais, comme dit Byron, appeler à mon aide tous les plus beauxnoms de l’histoire, pour en décorer mon héros. Aimez-vous César,Achille, Alexandre, Annibal, Frédéric, Cromwel, Napoléon ? Jepréférerais chercher dans les Klowns anglais quelque grotesqueassemblage de lettres et de syllabes qui composeraient ce qu’on appelleun nom : pauvre et passagère combinaison d’alphabet, jetée à un hommepar le flux et le reflux du calendrier. Je serais heureux que mon hérosne se nommât pas. Mais on l’oublierait trop vite, et tous les hérossont pleins d’amour-propre. Il se nommera donc Povero.

Povero est un nom timide ; mon héros ne craignit jamais rien : Poveroest un nom de détresse ; mon Povero devint millionnaire. Le nom dePovero inspire tant de pitié, qu’une âme compatissante ferait dessacrifices pour l’égayer ; or, vous verrez la mort de Povero ; vousverrez si Povero était triste, lui qui égaya jusqu’à sa mort.

Lisez Gilblas, Faublas, Lovelace. Tous ces messieurs ont une naissanceà domicile. Ils ont des parents qui partagent tous les priviléges desdroits civils ; ils ont des généalogies plus ou moins ambitieuses. Ilssont nés.

Mon Povero fut trouvé au coin d’une borne. Pour lit, il avait une bottede paille ; pour vêtement, celui de la nature ; pour signe distinctif,de quoi faire enrager le mystérieux Lawater des correspondances;pour sourire d’enfant, une grosse larme ruisselant sur une joue pâle etmaladive ; et pour regard, des yeux éteints. Un homme du peuple,arrivant de la campagne, le ramassa, et sur sa charrette de légumes, lejeta dans le pall-mall des choux, des laitues et des asperges. Unegrosse paysanne le prit ; elle devint sa nourrice, puis sa mèred’adoption.

Povero prit des yeux, des années ; Povero eut une jolie figure, ungracieux sourire, le regard d’une belle âme. Ramassé dans la campagnepar un de ces philanthropes qui font des entreprises d’hommes, commed’autres hommes font des entreprises de philanthropie, Povero fut misau collége. Là il formula, comme tant d’autres, cette existence de grecet de latin, qui ne m’a jamais paru qu’un changement de jaquette enhabit droit de lycéen, route que tous les enfants battent partradition, pour devenir des hommes. Cette observation que je fais,Povero que j’ai beaucoup connu avant sa mort, l’avait faiteprofondément. Lui, le boute-en-train classique, il regardait la sériedes études avec un orgueil de romantisme qui lui en faisait mépriser lamonotonie. Il lui fallait de la poésie à la Byron ou à la Walter Scott; et, si le hasard l’avait jeté, lui lycéen, sur la montagneSainte-Geneviève, il rêvait les excursions du petit George sur lecheval à longs crins ; les disputes des universités d’Écosse ; iljetait sur l’humanité ce regard dédaigneux du poète, qui voit leshommes comme une tourbe fangeuse au physique, et au moral comme uncliquetis d’intérêts, plus étroits, plus absurdes, plus stupides lesuns que les autres. Il prenait les productions du génie humain, commele sultan cherche au sérail la houri de son caprice du soir. Car Poveroavait déifié le caprice.

Ne croyez pas cependant que Povero voulût fournir une de ces existencesbéotiennes qui n’a ni but, ni pensée, ni philosophie. Cet homme,artiste dans le fond de l’âme, voulait retirer au balancier des années,des mois, des semaines et des jours toute cette uniformité dont biendes hommes se contentent, tourmentés qu’ils sont, à chaque heure,qu’une migraine ne vienne agiter cette digestion de minutes qu’ilsappellent la vie. Povero, homme du dix-neuvième siècle, avait dansl’esprit des inspirations du moyen âge. Vous allez croire que ce jeuneromantique prenait au treizième siècle sa figure hâve et pâle, ses yeuxcreux et sa barbe de bouc. Vous allez prêter à sa bouche la grimace dequelque djinn; à son organe, la cadence et le timbre d’une cloche dehameau le jour des funérailles ; à son éloquence, le vocabulaireadmiratif des héros à cuissards et brassards, les par la mort-Dieu !par Notre-Dame ! par saint Nicolas, saint Eustache, saintThomas ! partous les saints et saintes du paradis ! Erreur que tout cela.

Povero s’habillait de noir, était blanc de linge et sous lelinge,  comme l’amant de la Duthé ; Povero juraitle moinspossible. Cependant, il tenait au moyen âge par un point. Il avait unedevise ; sa devise était toute simple : AMOUR ET TRAVAIL.La vie luiparaissait devoir tout entière se résumer en ces deux mots.

Il voulut donc partager son existence entre ces deux occupations,aimer et travailler. Mais pour lui, ces deux mots avaient un sens réel,que l’acception mondaine ne leur donne pas. Le charlatanisme detravail, le charlatanisme d’amour, étaient pour lui choses monstrueuses; tant son âme était candide et naïve.

Le travail, ce n’était pas cet amas de sciences formulées, de phrasesrebattues, de contes refaits, que Povero aurait pu reconnaître dans unefoule de livres modernes, si Povero se fût donné la tâche de lire ceslivres modernes. Le travail, ce n’était pas ce glacis de doctrinesrhabillées à neuf, répandues sur quelques séries d’idées que lacomplaisance pour soi-même, si naturelle aux philosophes, décore du nomde système. Le travail, ce n’était pas pour lui ces connaissancesd’emprunt qui ressemblent à la poésie des bouts rimés : mais, pourPovero, le travail, c’était cette application studieuse aux chosesutiles, cette analyse de détails qui dissèque le passé, pour le faireservir de leçon à l’avenir, sans interprétation pédantesque. Letravail, c’était la poésie de l’âme, cet abandon de la pensée auxchoses grandes et nobles, qui peut ressembler à de l’ivresse, mais quivous fait croire au bonheur ; qui peut donner à cet excès de confiancele caractère de l’illusion, mais qui, du moins, n’est pas terni parcette couleur d’égoïsme qui calcule sur tout, et rend tout personnel,jusque dans l’amour.

Voilà donc Povero lancé dans cette foule qu’on appelle le monde, et quin’a rien de commun avec la nature. Le voilà donc, implorant dece pasticciosocial quelque sentiment vrai, quelque réponse naïve etfranche à ses boutades de franchise et de naïveté, qui faisaient direde lui : Povero! que tu es jeune ! S’il voyait une femme belle decorps, son âme se figurait que l’âme de cette femme était belle ; s’ilrencontrait, par hasard, les regards d’une jeune épouse de vingt ans,qui jette çà et là ses regards, et laisse au hasard le soin de lesfaire tomber sur un homme ou sur une toilette, Povero y croyait voir lereflet d’une âme, lemiroir d’une pensée ; et ce brave jeune hommedonnait à ses illusions une tournure physique si aimable, quel’attention de cette femme, si légère qu’elle fût, soit vanité, soitfascination, se suspendait un instant sur cet homme empressé… Povero nese sentait pas d’aise ; ses yeux brillaient d’espoir ; et tout celaaboutissait à une invitation de valse ou de galop, à une conversationde formules. Le mot le plus tendre qui pût sortir de la bouche d’une deces femmes du monde fut adressé à un ami intime de Povero : « Ce jeunehomme a-t-il de la fortune ? - Non, madame. » Et depuis ce temps,Povero ne reçut de cette femme du monde qu’un accueil sec et froid, quisemblait lui dire : « Sois riche, et je t’aimerai ; ma vanité a besoindes dehors de la fortune, pour que je puisse me résoudre à faire unamant. Mais il faut que mon amant puisse, à Longchamp, me servird’écuyer cavalcadour ; il faut qu’il croise ma calèche avec son tilbury: que veux-tu que je fasse d’un amant que je pourrais éclabousser de mavoiture ? » Povero n’avait pas le sou : cette femme du monde lui tournale dos.

Autre type :

Povero rêvait dans l’amour quelque chose d’idéal et d’abstrait, quiélève deux âmes au-dessus de ce remue-ménage terrestre qui donne auxsentiments toute la poésie d’un inventaire et tout le génie d’un compted’intendant… C’était peu de chose pour lui que la vie, pour êtresacrifiée à un seul mot prononcé par une femme, à voix basse, sanstémoin, sa main dans la main de son amant, ses lèvres imprimés sur lessiennes, oubliant tout, tout au monde, pour n’avoir qu’une pensée aubout de laquelle se trouve un abîme, si Dieu le veut, mais dont une âmen’est pas soucieuse, parce que la mort n’est pas pour un tel bonheurune solde assez chère. Or Povero adressa ses illusions d’amour à unefemme qui fut d’abord son écho, et qui, une fois sa maîtresse, ne luidit plus un mot d’amour. Ces idéales abstractions tombaient et sematérialisaient devant le désir d’une loge aux Bouffes, d’une course aubois, d’un bal déguisé, d’une partie aux Loges : Poveron’était plusun amant, c’était un bras ; et comme, par malheur, le patrimoine dePovero était une abstraction ainsi que son idéalisme amoureux, lapassion de Povero devint la passion d’un fashionable millionnaire ; cedont il fut enchanté, je vous jure.

Dans ce désert moral, où reposer son âme ? Vous dirai-je que Poverotrouva, lui quatrième, l’amour d’une femme sensible, nerveuse, siconstante, que son premier amant datait à peine d’une année, et quePovero s’en lassa parce que cette femme n’avait qu’une tête et un corps?

Vous dirai-je que ce qu’il aima le plus, il ne pouvait l’avouer, parceque le monde pouvait connaître ce secret de coulisses; et quepourtant, cette franchise d’amour qui rompt en visière avec lespréjugés du monde, cette indépendance d’affection qui se forme presqu’àvue d’oeil, lui semblait préférable à ces petites passions de salons oude boudoirs, faites exprès pour les petits commérages de ces dames ?

Oh ! que souvent Povero voulut se briser la tête, fatigué de nerencontrer dans ce monde que fausseté, petitesse, préjugés et calculs ;lui dont l’âme libre et fière ne voyait que franchise et grandeur. Biendes fois il avait songé à toutes les contractions musculaires d’unecervelle que brise une balle de pistolet ; et si cette mort n’eût ététrop vulgaire, il aurait envoyé son âme dans l’autre monde, où toutesles âmes sont au même niveau ; où l’or est vraiment une chimère ; oùPovero n’eût pas été humilié près d’un fat, lui passionné, sans argent,sans éclat, sans magnificence, pour des femmes qui ne peuvent parleramour que sur une causeuse de soie, dans un boudoir parfumé de musc etd’ambre, le corps enveloppé d’un peignoir de Cachemire.

Il avait toujours devant les yeux sa position d’homme sans fortune,obligé de se composer un maintien d’aisance, dont les dehors luiétaient devenus si nécessaires pour qu’il pût conserver ses hautesrelations sociales ; il fallait faire le beau, se targuer d’unerichesse imaginaire, en faire accroire aux autres, pour s’étourdir sursa médiocrité ; et, le tout, pour ne pas briser de frêles liens qui leretenaient à un monde faux et méprisable : c’était pour lui unenécessité de mentir, plutôt que de renoncer à qui lui faisait pitié ;c’était pour Povero une nécessité d’être lâche, plutôt que de renoncerà une lâcheté.

Ainsi, cet homme honorable, cet homme dont l’âme s’élevait au-dessusdes âmes vulgaires, avait aussi ses petitesses ; et Povero était pluscoupable que les autres, car, ses blessures morales, il les touchait dudoigt ; personne plus que lui ne se connaissait, et cependant, personneplus que lui ne tenait à ses chimères.

Ce qui faisait le malheur de Povero, c’était de ne pouvoir se montrerau monde riche qui le recevait, sans cette arrière-pensée : Je suispauvre. C’était de ne pouvoir s’écrier devant cette foule de femmesinutiles, dont l’occupation sérieuse est une dentelle ou une robe debal : « Me voici, mes dames, vous m’aimerez maintenant ; car, vous levoyez, mon groom est là, brillant de livrée ; mon cheval anglais est àvos ordres ; vous pouvez maintenant  vous déshonorer à votreaise ; quand vous passerez avec moi dans les Champs-Élysées, quand vousentrerez dans une loge à l’Opéra, soyez joyeuses ! tout le monde setournera de votre côté ; tout le monde vous montrera du doigt, enajoutant : C’est la maîtresse de Povero ! de Povero, le millionnaire !Quelle gloire ! »

A ce prix seul, ces femmes se seraient données à Povero : ainsi cemonde le voulait ; ainsi cette société pudibonde donnait au déshonneur un autrenom, si le déshonneur devenait la parure d’unhomme titré ; si le déshonneur se couvrait de diamants ; enfin si ledéshonneur était payé en rentes sur l’état.

N’allez pas croire cependant que Povero s’arrêtât long-temps à cesregrets : son âme était faible, mais elle n’était pas corrompue ; ellepouvait succomber, mais elle ne pouvait se flétrir.

Un beau jour Povero, se voyant abandonné de tous, allait en finir aveccette série de nuits et de jours, qui n’est pour tous qu’une voie plusou moins longue pour arriver au tombeau ; machinalement, il comptaitsur ses doigts toutes les ressources qui sont affectées à l’homme quiveut se tuer. Le coup de couteau ne lui souriait guère, et le souvenirde Caton, avec son déchirement d’entrailles, était trop classique pourlui. Néron, le type de poésie impériale, mettait à la disposition dePovero toutes les productions de son génie assassin, et ce n’était pasune mort sans charme, à ses yeux, que cet abandon de la vie qui peut secalculer par des gouttes de sang, dans une baignoire ; et il y a toutlieu de penser que Povero se fût coupé les veines, s’il se fût alorstrouvé aux bains Chinois ou aux bains Vigier. Mais ce qu’il auraitpréféré à toutes ces morts banales, que viennent augmenterl’empoisonnement avec ses coliques, l’asphyxie avec son mal de coeur,la chute du cinquième étage avec sa dislocation et ses foulures, lamort du noyé avec sa boisson intempérée du liquide le plus insipide etle plus fade ; ce qui aurait rendu la joie à Povero, c’eût été lebûcher de Sardanapale, cet étouffement d’hommes et de femmes quiconfond toutes les cendres et toutes les âmes dans le même mépris del’humanité, ce dédain raisonné et sublime du plaisir devant le stupidepouvoir qui le remplace ; Povero se serait joint volontiers à ces mortspoétiques qui fuyaient, en s’épurant, le contact du sabre brutal deBéleses, comme des roses s’effeuillent et tombent mourantes sur leurtige, à l’approche d’un souffle empoisonné.

Pendant que Povero roulait dans sa tête toutes ces pensées de mort, ilfut abordé par un homme : il leva les yeux, c’était son ami, son seulami, son ami intime. Vous parlerai-je de cet homme qui coûta tant delarmes à Povero ? Beau de corps, grand comme l’Apollon antique, Charlesavait une de ces figures nobles et fières qui préviennent l’injure enimprimant l’estime. Ses yeux, pleins d’une énergique expression,avaient ce regard qu’on aime à regarder, parce qu’on s’y enivred’honneur, et qu’on y voit briller cette pureté qui console et donnel’espoir. Avait-il donc sur ses traits cette grosse gaîté, cette imageprosaïque d’un bonheur d’embonpoint, résultat d’une nourrituresucculente, félicité parfaite dont le maître-d’hôtel est en grandepartie le mobile, et dont une cave crée toutes les inspirations ? Oh !non, n’allez pas le croire, vous lui feriez injure ; vous feriez injureà cette noble mélancolie qui jetait sur le front de Charles un refletde douceur semblable aux beaux nuages blancs qui contrastentquelquefois, et sans l’altérer, avec le beau ciel bleu de l’Italie.Vous qui l’avez connu, ce noble jeune homme, pleurez ; car maintenant,il n’est plus ; pleurez, si vous avez des larmes pour une têtehonorable qui tombe ; pleurez, si vous avez au coeur le souvenir d’unêtre chéri que Dieu vous aurait enlevé.

Povero ne lui cachait pas ses larmes ; car Charles connaissait aussi latristesse : Povero ne craignait pas de lui montrer sa misère ; car cenoble jeune homme, riche et d’une noble famille, savait élever jusqu’àlui ceux qui ne partageaient pas avec lui ces priviléges de richesse etde naissance. « Tu souffres, mon ami, lui dit-il, tu souffres !... Jele sais depuis long-temps : il faut que je te guérisse. Dans troisjours je fais un voyage ; je vais visiter l’Italie. Je connais ton âmed’artiste ; j’aurai besoin d’épancher dans ton coeur toutes lesimpressions que la terre classique va faire naître dans le mien.Rends-moi donc le service de partir avec moi. Dans trois jours nouspartirons ensemble. » Le troisième jour, ils s’éloignaient de notrecapitale et de son stérile bruissement.

Connaissez-vous le bonheur de se voir avec un ami, un ami qui comprenne; un être dont l’âme soit accessible à de grandes pensées ; et, auprèsde lui, d’analyser la tourbe des hommes : tous deux, s’élançant par lapensée au milieu de la société moderne, l’analysant, la faisant passerà l’alambic pour voir quel monstre sortira de cette chimie morale ;sans les heurter du coude, voir les hommes à distance ; sans êtreassourdi par leurs belles paroles, les prendre à part, les entendresans qu’ils se composent un langage ; en un mot, voir leur âme à nu ?C’est alors qu’on peut apprécier le bonheur de sentir un coeur battreavec le sin ; c’est alors qu’on rend à l’amitié tout le culte quemérite cette divine abstraction. Or, si vous aviez connu Charles, vousauriez béni le sort de Povero ; car il n’était pas, je vous jure, d’âmeplus noble, plus consolante du chaos social dont les ténèbres nousenvironnent ; et il suffisait à Povero, pour croire à un bonheurpossible, de se dire : J’ai trouvé l’ami que j’avais rêvé.

Les voilà donc tous deux sous le beau ciel d’Italie. Vous allez sansdoute m’arrêter : la pauvre terre classique vous fatigue, tant on l’aremuée, tant on la remue devant vous ! c’est un sol qui devient cendre,tant les colons de la littérature la tournent, la retournent et lalabourent. Aussi me hâterai-je de vous renvoyer non pas aux livres quinous décrivent l’Italie, mais à l’Italie elle-même. C’est, selon moi,comme un grand artiste : on ne peut s’en donner une idée, qu’en levoyant. Personne ne pourra deviner Talma ; personne, Makready ;personne, Kean… Quelque libre que soit l’imagination, on ne peutfigurer le Moïse de Michel-Ange, ou son Jugement dernier, ou la Cène dePaul Véronèse. Tout cela a besoin d’être touché ou d‘être vu.

L’Italie, c’est la profaner que d’en parler, que de la décrire. Je nele permettrais qu’aux peintres ; et encore, s’ils avaient tous lapalette chaude de Robert, ou le coup d’oeil étendu, immense de Gudin.

Je connais par le monde un jeune littérateur qui vous parlera del’Italie ; et vous pourrez l’entendre, lui, parce que vous y trouverezdes moeurs et non de la phrase descriptive.

Je ne rebadigeonnerai donc pas ce vieux monument, gratté et recrépitant de fois. Vous suivrez Charles et Povero dans leur respectcontemplatif des campagnes de la Lombardie et du beau ciel de Venise etde Rome, explorant en admirateurs cette terre, à qui seule il pouvaitêtre permis de faire naître Michel-Ange et Raphaël pour continuerJésus-Christ.

Mais si je ne vous parle pas de cette belle nature, il me suffira d’unmot, pour vous traduire l’impression qu’éprouvaient nos deux voyageurs,en la parcourant en tous sens. Voir Naples et mourir,dit le proverbe; voir l’Italie, et sentir que si la mort vous saisissait, elle ne vousarracherait à la vie que pour vous faire passer d’un bonheur à unautre. C’est une terre riche en souvenirs et féconde en illusions ;c’est un livre savant du passé, qui n’est du présent qu’une histoiretriste, flétrie, vivante image de la rapidité avec laquelle tout tombeet nous échappe ; les ruines qui vous entourent dans la ville Sainte,dans la ville Belle, ou dans la ville Riche, réunissent devant voustout ce que la religion, le pouvoir et la liberté ont enfanté de plusgrand, de plus large, de plus heureux, pour jeter à nos âmes la leçonde cette mort universelle, qui envahit tout, la brutale !

Or ce voyage presque achevé entre les illusions et les jouissances,devait finir par le malheur.

Sans doute vous qui avez le privilége d’avoir parcouru l’Italie, vousavez traversé cette belle nature, belle dans ses charmes comme dans seshorreurs, qui sépare Pise de Gênes. Nos deux voyageurs étaient parvenusà cette immense vallée de Borghetto, et s’étaient arrêtés au village dece nom. Pauvre village ! population de crétins, monceau de pierresnoirâtres élevées sans but, et formant des maisons qu’on prendrait pourdes tombeaux ; au milieu de ces demeures où se remuent des hommes dequatre pieds, contrefaits, grimaçant au lieu de sourire, ayant cet oeilfauve de l’imbécile, qui ravale notre nature, on entend de temps àautre une cloche d’église, dont le timbre est encore dans mon oreille,et qui, soit qu’elle sonne un baptême, une naissance, un mariage, unefête de Madone ou celle de Pâques, semble toujours sonner unenterrement. Voilà le village de Borghetto.

C’est là que nos deux voyageurs s’arrêtèrent.

Si vous croyez aux pressentiments, à cette révélation du hasard, vousne serez pas surpris que Povero sentît un froid mortel glacer tous sesmembres, à l’aspect de cette nature sauvage ; et que la tristesse quil’entourait ne fût pour lui comme un présage de mort. Le premierpersonnage qui se présenta devant lui, fut un homme en qui la naturesemblait avoir réuni tous les caprices de l’ignoble et de l’horrible.

Pas un cheveu : une tête monstrueuse de grosseur ; pour tout oeil, untrou qui semblait sortir d’un nez épaté et double comme celui d’undogue ; l’autre oeil, crevé et pleureur ; une espèce d’entonnoir sansdents, toujours ouvert, qu’il osait appeler sa bouche, l’usurpateur !menton plat et fendu ; un goître énorme au cou ; et quelle taille ! Pasde bosse ; mais sur deux pieds énormes et plats un corps débile, maigrecomme une planche ; deux fuseaux de jambes ; le tout pouvant s’élever àun mètre de hauteur, le tout couvert de boutons et de pustules, le toutenveloppé de quelques morceaux de drap déchiré, usé ou râpé ; à safigure, l’expression d’une brute, et dans cet oeil fauve, le feu d’unerage concentrée.

« Voulez-vous voir le pic ? » dit un assemblage de sons rauques etrudes comme la langue d’un fiévreux ; « je suis le cicerone deBorghetto : venez, je vous montrerai la mer, la pleine mer, au sommetdu pic. »

Et soit fascination, soit terreur, soit caprice, voici Charles etPovero, suivant machinalement cette architecture fantasque, ayant commeeux la forme et le langage d’homme. Tous les trois, ils gravissaient lepic, sans dire un mot. Les deux amis étaient absorbés dans lesréflexions que faisait naître en eux ce corps maigre et chétif, lesprécédant sur la montagne, et de temps à autre se retournant pour leurlancer un éclat de rire qui les faisait trembler.

Le voyage fut long et pénible : ils étaient d’abord au niveau de lamer, il fallait s’élever presque au niveau du ciel, et jamais, dansleurs excursions curieuses, ils ne s’étaient abandonnés à plusd’épanchement ; non de cet épanchement de langage dont les lèvressouvent menteuses sont les seules interprètes, mais de cet épanchementde l’âme qui se livre à l’expression d’un geste, d’un regard, et quin’a besoin que d’un mot pour résumer toutes ses pensées.

Or, il y avait quelque chose de triste dans cet abandon : le chemin seresserrait ; la terre peu solide, fangeuse, s’éboulait sous leurs pieds; les torrents se ruaient devant eux ; les arbres brisés étaient autantde ponts qu’il fallait traverser au-dessus de ces abîmes dont l’oeil nepeut découvrir le fond. La nature devenait terrible, comme on laconnaît en Italie, offrant de la mort une image aussi redoutablequ’elle nous offre de la vie une enivrante image ; elle avait alorspris cet aspect de terreur entraînante qui saisit l’âme, l’enlèveau-dessus de la crainte, et la fait jouir du danger avec autantd’ardeur qu’elle jouit du plaisir…. Une branche brisée, une pierreheurtée aurait suffi pour enrichir l’abîme d’une victime de plus ; ilaurait mieux valu reculer, redescendre, abandonner ce spectacle hideuxd’une nature furieuse ; mais si vous avez voyagé, si vous avez cherchéun beau site, un de ces points de vue qui vous mettent en extase, vousconnaissez l’entraînement irrésistible de cette curiosité qui prend laforce d’une passion, et ne connaît pas de fatigue, pas de danger.

Cet homme brute qui précédait nos deux amis s’arrête tout-à-coup :lui-même, pour qui la vie devait être si peu de chose, refusaitd’avancer : « - Les neiges nous font du tort, dit-il ; je ne sache pasde chat ou d’homme capable de poser le pied sur ce bout de sapin quel’avalanche a rendu brillant comme un lustre, sans rouler dans l’abîme; et je donnerais bien ma fortune à celui qui tenterait ce passage.

« - Ta fortune, vieux fou ! dit Povero ; à moins que tu ne me donnes tafigure hideuse et ta culotte trouée ; je fais peu de cas de ta fortune.

« - Je suis pourtant millionnaire ! dit le nain de Borghetto, et sivous voulez arracher à mes ennemis le pauvre paria, car c’est ainsiqu’ils m’appellent, je vous ferai voir quelque cachette où, si vousaimez l’or, vous pourrez vous en laver les mains. Mais traversez cepont, car le trésor est au-delà. »

- Qu’à cela ne tienne », dit Charles ; et, le malheureux jeune homme,donnant la main à Povero, lui promettant une fortune, en une seconde,quitte son ami, pose le pied sur la solive… la solive tremble ; le piedglisse, et après quelques minutes, après quelques cris dont l’éclatdiminuait progressivement, Povero, la bouche béante, le corps tenduau-dessus de l’abîme, entendit un bruit sourd, qui, s’élevant par degréde ce gouffre, et ayant frappé les parois de la montagne avec fracas,fut suivi d’un silence de mort, qui ne peut être rompu que par des crisde désespoir.

Tuer ce monstre était un crime inutile ; et il y eut assez d’étonnementdans la douleur de Povero pour que le nain n’eût pas à craindre unassassinat. Des sanglots, des cris, du sang aux ongles ; des jours, desnuits de silence à la même place ; une atonie, réveillée de temps entemps par des secousses nerveuses ; un signe de la main à tout ce quifait du bruit, pour se taire, à tout ce qui remue, pour ne pas bouger ;des larmes quand on est assez heureux pour pouvoir pleurer ; desinvocations à la mort qui ne vous répond qu’en doublant votre force ;de ces mots : « Oh ! mon Dieu !... mais !... c’est impossible ! »entrecoupés, ou sortant de la poitrine, en la brisant ; puis une prièreà Dieu, à Dieu dont la pensée, absente pendant la vie d’un athée, seprésente toujours à lui avec la mort : tout cela, c’est ce qu’onéprouve quand on perd un ami, un être que l’on aime ; tout cela, c’estce qu’éprouva Povero, jusqu’à ce que l’épuisement de sa douleur s’étantrépandu sur ses membres, il eût pu goûter quelque repos.

A son réveil, Povero se trouva sous une tente creusée dans le roc,ayant pour point de vue la Méditerranée, le beau ciel d’Italie, lavallée de Raspallo, et, dans le lointain, les navires du Levant quicroisaient avec ceux de Marseille. Près de Povero se trouvaitagenouillé le misérable paria de Borghetto, la tête accroupie dans sesmains, et volant à Quasimodo l’expression de son regard auprès de lapauvre Esmeralda. Près de ce monstre étaient amoncelés des sacs d’or,de l’argent répandu sur le sol ; enfin, auprès de cette créature enhaillons, qu’on aurait prise pour le type de la détresse et de lamisère, tous les mobiles de richesse et de magnificence. La nature aimeles contrastes ; le bruit des torrents auprès du silence d’un lac ; lesmontagnes du Jura, et aux pieds des sapins, le canton de Genève et lelac Léman ; cet homme hideux et pauvre, et près de lui, de l’or, cemétal qui lui donnerait les moyens de s’entourer de luxe et de passerpour beau, lui, horrible, atroce de laideur, à faire fuir, à faireavorter.

« Cela vous appartient, jeune homme, dit à Povero la voix de ce hideuxmillionnaire. Cela vous appartient, si vous voulez m’emmener avec vous.Moi aussi j’ai mes chagrins ; moi aussi j’ai fait des rêves de bonheur; quand je compare ma nature à la vôtre, je ne conçois guère qu’on medonne le titre d’homme : mais si ma mère a reculé d’horreur devantl’avorton qui sortait de ses entrailles, si sa mort a signalé manaissance, est-ce ma faute à moi ? Était-ce une raison pour que l’onvînt m’enterrer vif dans ce cloaque de Borghetto ? Être le plus laid detous les crétins qui m’entourent ; être par eux repoussé du pied, si jeparle ; n’avoir pour tout asile que cette pauvre demeure que je disputeaux oiseaux de proie, quel supplice ! Quel supplice, jeune homme,quand, en secret, dans ce corps difforme, on sent s’élancer des désirsqu’on ne peut satisfaire ! J’ai de l’or ! et je sais qu’avec de l’or onpeut tout avoir. Je n’ose me montrer. Oh ! par pitié ! cachez-moi dansvotre voiture, emportez avec vous ma richesse et ma pauvre carcasse.Vous dépenserez ma richesse ; quant à moi, je ne vous demande qu’unecachette auprès de vous, où vous pourrez me venir consulter quand vousserez chagrin. Vous viendrez me conter vos jouissances, quand vous enéprouverez : je serai là, toujours là, à vos ordres ; aussi prompt àessuyer vos larmes qu’à bondir de joie au récit de vos plaisirs ; tropheureux de ne pas me voir rebuté par des êtres qui sont eux-mêmes lesrebuts de la nature. »

Ce langage, cet or étalé devant les yeux de Povero, évoquèrenttout-à-coup à son souvenir le monde et ses chimères ; son pauvre amivenait de mourir : son pauvre ami était le seul bien qui le retînt à lavie. Avec ce monstre, à l’aide de sa fortune, Povero pouvait rentrerdans le monde par une porte brillante qui fait ouvrir toutes les autres: lui aussi, il pourra toucher du doigt toutes les plaies du corpssocial ; voir toutes ses petitesses s’incliner fièrement devant lemillionnaire à la mode ; car désormais il sera à la mode, puisqu’ilsera millionnaire. Tant que la vie nouvelle qu’il mènera sera soncaprice, il ne la brisera pas ; il s’en amusera : vivre, c’est observer; ses observations n’étaient que superficielles ; elles deviendrontsérieuses et profondes, à l’aide d’un hôtel, d’un cuisinier, d’uneécurie de chevaux anglais, de ses valets de chambre et de ses grooms.

Rien ne pourra lui échapper, maintenant que tout va venir à sarencontre.

Des chevaux de poste remplissent assez promptement les distances : enquelques jours Povero et son homme de contrebande entraient à Paris ;Povero adossé fièrement aux coussins de son brithky, et le monstre deBorghetto étendu à ses pieds. En quelques jours, Povero avait acheté unhôtel et des esclaves : car, dans notre pays de liberté, on peut seprocurer des esclaves moyennant quelques louis par an ; esclaves avectoutes les illusions d’hommes libres ; esclaves depuis le premierjusqu’au dernier échelon : vous servant à votre guise, à vos caprices ;prenant vos idées, vos paroles, vos mouvements, comme des perroquets etdes singes ; insolents avec les autres, tremblants comme chiens devantvous.

Et ne croyez pas que je vienne ici frapper de mépris la domesticité :les laquaiset les domestiquesforment deux classes bien distinctes: le besoin des laquais est le servage ; le laquais est un maître tombéou un maître qui tombera. Le domestique peut devenir un ami ; lelaquais ne peut être qu’un esclave : Povero ne prit que des laquais.

Ayez un hôtel, des chevaux, des gens ; et cela depuis la révolution dejuillet tout comme avant 89, et demain, si vous voulez, avec unorchestre, des bougies, des glaces et un souper, demain vousrecevrez toutParis : non pas les savants, les poètes, les bonnes famillesde la capitale ; non pas surtout les artistes, nobles enfants denature, faisant de leur indépendance la chose la plus chère au monde ;l’entourant de leur respect, de leur amour ; ne pouvant vivre sanselle, et, du haut de cette liberté, regardant tout Paris avec cedédain raisonné que ne peuvent inspirer que des caricatures ; mais lahaute société, les beaux fils et les dandys de la capitale : soyezriche, et vous serez assez heureux pour réunir tout cela autour de vous.

Povero donna donc des bals, tout cela vint à ses bals. Povero eut untrain de millionnaire ; les escrocs de société affluèrent dans sessalons. Il eut une loge à l’Opéra qu’il fit arranger à l’italienne ; sabouillote et ses petits soupers derrière le rideau de soie verte, auxsons de l’orchestre, trouvèrent leurs parasites et leurs faiseursde coupe.Il eut une calèche à quatre chevaux aux ordres des plus joliesfemmes de Paris : Povero eut bientôt une maîtresse, puis une seconde,puis une troisième : on s’arrachait le beau millionnaire.

Mais le pauvre diable ! ce qu’il gagnait en réputation, en gloriole, enamour-propre, en mode, il le devait aux ridicules dont il s’étaitcouvert, vêtement indispensable pour plaire dans le siècle où noussommes. S’habillait-il, il imposait à son corps le despotisme d’uncorset qui prêtât à ses formes masculine l’apparence d’une taille defemme. Parlait-il, il donnait à son organe un timbre glapissant ettraînard, dont la mélodie n’eût pas été complète sans un sifflementédenté, qui pouvait faire croire qu’il appelait ses chiens, en parlantà des hommes.

Son esprit vif, entraînant, poétique, était remplacé par une lourdeurd’imagination, une apathie de pensée qui assassinait en lui touteréflexion et toute mémoire. C’était un amour de riens qui excluait chezlui cet amour du beau dont il était avide. La science n’était plusentourée de cette poussière, dont le fumet classique enivrait jadis lespores ouverts de sa curieuse cervelle : la science était pour luirésumée dans de tout petits livres maroquinés et dorés, abrégés demorale, abrégés d’histoires, abrégés de sciences et d’arts ; en un mot,Povero était devenu BÉOTIEN. N’allez pascroire cependant que ce fûtvolontiers et de son plein gré que Povero se frottait ainsi deridicules. Non ; mais il endossait le seul habit à la grande mode, etson but était de passer pour l’homme à la mode. Son amour-propre étaitflatté de voir attelés à son char de fortune ces jeunes gens de rien,sans le sou, qui doivent leur existence à Boivin le gantier, à Blain letailleur, au café de Paris, à Tortoni, au marchand de cigares dupassage de l’Opéra, et jusqu’aux figurantes capricieuses qui sedélassent de l’amour payé d’un entreteneur dans les bras de ces fats sibrillants au-dehors, si ternes au-dedans. Ses rêves d’amour étaientréalisés dans la possession d’une de ces femmes qui ont une belle tête,sans idée ; un corps noble et majestueux enveloppé de chair humaine,sans âme.

Ou plutôt, son oeil observateur avait creusé dans tous les replis de lasociété fashionable, et il n’avait trouvé qu’égoïsme et mensonge. Ceplaisir d’étourdissement, cet éclat passager, cet enivrement defrivolités, telle était la vie que Povero menait, au milieu d’une cohued’amis et de maîtresses. On l’avait méprisé quand il était sans fortune; il était le dieu du jour depuis qu’il s’était annoncé millionnaire.Aussi le mépris était devenu son arme favorite : il était gonflé dedédain pour les autres, et cependant, il fallait vivre au milieu d’eux.

Mais cette existence fut une fièvre ; tant que son pouls fut agité, ilcrut à sa force morale : sa fièvre se calma ; et ce fut pour lui lecalme de la mort. Le dégoût de cette vie artificielle s’empara de lui.

Il avait aimé une femme ; cette femme l’avait trompé.

Il avait trouvé un ami… ; cet ami était mort.

Pauvre, il avait souffert toutes les humiliations dont on entoure lapauvreté.

Riche, il se trouvait au milieu d’un torrent de ridicules, demensonges, de vices.

Il fallait donc en finir, mais il fallait donner au monde une leçon.

Il fallait mourir, mais il fallait que sa mort servît à quelque chose ;pour les autres, comme exemple ; pour lui, comme vengeance.

Un soir donc, au sortir de l’Opéra, il ramena dans son hôtel tousses amis,toutes ses maîtresses.

Ce devait être un joyeux souper que celui qui se préparait.

Des guirlandes de fleurs comme pour un bal ; un orchestre ; tous lespréparatifs d’une brillante orgie ; une table chargée de ces metssomptueux qui ont une odeur de richesse qui enivre ; toutes lesséductions prodiguées aux convives, comme si Povero avait eu besoin deséduire pour avoir.

Toute cette bande d’amis et de maîtresses prit place ; et bientôt cefut un cliquetis de paroles joyeuses, un choc de verres, une série depensées tour à tour gaies, brutales, fines, délicates, bruyantes,turbulentes, sublimes, sublimes comme le génie de l’ivresse ;s’échappant de la cervelle, comme le bouchon des flacons de champagne ;oublieuses de tout, absolues, exclusives dans leur abandon ; au pointque Povero allait revenir sur lui-même, se consultait, écoutait sesconvives, ardent à découvrir dans leurs paroles quelque mot à doubleentente, quelque arrière-pensée d’égoïsme ; invoquant la mort, et aumilieu de cette vie bruyante, armant son pistolet caché sur sa poitrine.

« Au diable les peines, s’écriaient-ils de toutes parts. Vive Povero !Vive le Don Juan moderne ! »

Et Povero jouissait de se voir enfin le point de mire de leur gaîté ;car alors il y retrouvait du calcul ; car alors, dans le sourire de cesfemmes, il reconnaissait l’expression de cette cupidité qui ne luiapportait une pensée d’amour qu’entourée de blasphème, de profanation.

Il fallait bien mourir, car toutes ses illusions étaient passées ; etsa rage contre l’humanité augmentait encore quand il sentait lesétreintes d’une main rude et calleuse qui, posée sur ses genoux, sousla table, pressait de temps en temps la sienne.

C’était le nain de Borghetto, plus beau dans son corps hideux et sousson âme franchement laide, que toute cette société se ruant devantPovero, et se débattant avec la chimère. C’était le nain de Borghetto,le paria de l’humanité, joyeux d’avoir fait avec ses sacs d’or unmisanthrope ; attendant sa proie avec volupté, le méchant nain !heureux maintenant d’avoir rendu un être plus malheureux que lui !

« Allons, dit Povero, en se levant de table, il me prend fantaisie desavoir si vraiment vous m’aimez.

- Tu blasphèmes, s’écriaient les amis du millionnaire.

- Demandez-nous la vie, lui répondaient en choeur toutes ses maîtresses.

- Non, non, reprit Povero, je ne vous demande pas la vie, et je neblasphème pas ; car un mourant n’a que faire de l’existence des autres,et un mourant ne blasphème jamais.

- Un mourant ! s’écria toute la bande, en jetant les yeux sur lesguirlandes de fleurs de la salle, un mourant plein de santé et de joie! Par Dieu ! vive la mort, si les habitants d’en-haut ou d’en-bas teressemblent !

- Eh bien, dit Povero, si j’allais mourir, me promettez-vous d’acceptermon testament, avec toute ma fortune et toutes ses charges !

- Rien de plus facile, s’écriait la bande joyeuse ; mais tu as simauvaise grâce à nous parler de mort, que nous ne t’écouterons plus situ n’avales ce flacon de champagne.

- A votre santé ! reprit Povero.

- A ta mort ! reprirent en riant tous ces hommes et toutes ces femmes.

- Rappelez-vous donc, leur dit le moribond, rappelez-vous que lesparoles d’un homme, au lit de mort, sont sacrées : vos promesses leseront aussi….

« Je vous laisse donc un million de rente : il y a de quoi vous réunirpour vivre ensemble de cette vie joyeuse que vous aimez. Mais il manqueici un homme qui me remplace. Or j’ai, de par le monde, un mien parentque j’aime, bien qu’il soit hideux à faire peur, et méchant à toutdétruire. C’est le génie de la laideur et de la ruine. L’associer àvous serait une anomalie étrange ! mais cet être en souffrance, jel’aime. Cet homme malheureux, je veux faire son bonheur : c’est moncaprice. En voulez-vous ? Les millions que je possède paieront vosdettes. Ma fortune est à vous : je vous la lègue à ce prix.

- Est-il bien laid ? dirent les femmes.

- Horrible, répondit Povero.

- Mais tu ne mourras pas : c’est de l’ivresse, c’est de la folie.

- C’est une orgie, crièrent les hommes.

- Si je meurs ? dit Povero.

- Les paroles d’un mourant sont sacrées, reprit la foule.

- Eh bien que l’on écrive. Vous vous engagez à l’entourer de tous vossoins…. au prix de ma fortune…. Vous, femmes, à l’avoir près de vousdans les promenades publiques, aux loges des théâtres, à l’aimerpeut-être…. au prix de ma fortune…. Vous avez tous signé… ! Vos nomssont tous inscrits au bas du testament, n’est-ce pas ?....

- Oui ! tous…. Mais que veut dire cette farce ?

- Cela veut dire qu’il y a entre vous et moi un suicide et votre honte.Allons, mes légataires universels, bondissez de joie…. Vous êtes riches! Place ! place aux millionnaires ! Soyez heureux, car vous aurezbientôt auprès de vous le seul être qui vous convienne. Laideurphysique, laideur morale, reconnaissez-vous dans le nain de Borghetto. »

Le silence d’atonie qui suivit les paroles de Povero fut tout-à-coupinterrompu par un rire infernal, sortant de dessous la table.

Povero tomba mort : car le pistolet caché sous sa poitrine partit ; età la place du beau millionnaire, s’assit, en éclatant de rire,l’ignoble nain de Borghetto, tenant à sa main le testament fatal,capable de couvrir de ridicule les amis et les maîtresses de Povero.

C’était une folie que cette mort, n’est-ce pas, mon lecteur ? Eh bien,je ne la trouve pas plus folle que celle des enfants de Brutus, que lesuicide de Caton, que la mort de Socrate, ou celle de Sardanapale.

Toutes ces morts avaient leur principe : la liberté républicaine, laphilosophie de Dieu et de l’âme, et la volupté.

Ce suicide capricieux de Povero eut pour principe le dégoût calculé dela société fashionable. Povero était une pensée au milieu de corps, unsentiment dans la matière. Peut-être ce misanthrope mondain voyait-illes ridicules avec des verres grossissants. Peut-être eût-il donné le nom de crime à une de ces profanations de laissez-aller, quin’est que de l’indifférence, pour les choses nobles, sans blasphème.Mais que voulez-vous ! Povero était un original. Son excès de sagesseest sans doute un signe de folie. Mais vous lui pardonnerez cetteexaspération dédaigneuse, en faveur du mal qu’il ressentait ; car, dumoins, vous croirez à ses souffrances.

Je ne vous dirai pas ce qu’est devenue cette association de l’horribleà ce qui porte l’apparence du beau : le nain de Borghetto et la sociétémoderne se donnant la main, et s’affichant ensemble : c’est une de cespensées dont le sens peut n’échapper à personne, mais dont Povero avaitcertainement le secret.

Toujours est-il que Povero s’est tué, le pauvre misanthrope ; que voustrouverez dans le monde une foule de nains-idoles, entourés de culte,moyennant quittance ; qu’il y a du bon dans la société moderne ; maisqu’il s’y trouve aussi des êtres inutiles ou cupides, qu’on doitmontrer du doigt à ceux qui pensent que la vie, accordée aux hommespour jouir de l’amour et s’élever par le travail, ne nous est pasdonnée exclusivement pour prostituer l’honneur, voler au jeu, fumer descigares, faire des dettes, trouver des dupes, et s’afficher fripons.Voilà ce que pensait Povero.

ALEXANDRE LAYA.