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LE BON,Gustave(1841-1931): Les Illusions desthéories politiques(1910). Saisiedu texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (25.X.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur un exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de l'Opinion, journal de la semainedu samedi 26 mars 1910. LES ILLUSIONS DES THÉORIESPOLITIQUES par Gustave Le Bon ~~~~Un épais brouillard entourait le pont jeté sur le fleuve quidivise l'antique cité de Huy, en Belgique, et sur lequel je m'étaisarrêté un instant. Derrière l'épais manteau de brume l'enveloppants'entrevoyaient des masses monumentales imposantes. C'était pour moil'inconnu et j'attendis qu'il se dévoilât. Soudain, un clair rayon de soleil dissipa les nuages et, dansune vision imprévue, surgirent, séparés par le fleuve, deux mondes,deux expressions de l'humanité dressées en face l'une de l'autre etqu'au premier coup d'oeil on devinait menaçantes, inconciliables etterribles. Sur la rive gauche un agrégat d'antiquesédifices. Dominant leur ensemble, un gigantesque château fort auxlignes rigides et une majestueuse cathédrale, dont la piété ardente denombreuses générations avait pendant des siècles lentement festonné lescontours. Sur la rive droite, faisant face à cesgrandes synthèses d'un autre âge, se développaient les murs nus d'uneimmense usine de briques grisâtres, surmontée de hautes cheminées,vomissant des torrents de fumée noire sillonnée de flammes. Aintervalles réguliers une porte s'ouvrait, livrant passage à de longuesthéories d'hommes hirsutes, couverts de sueur, la mine harassée, l'oeilsombre. Fils d'ancêtres dominés par les dieux et les rois, ilsn'avaient changé de maîtres que pour devenir les serviteurs du fer. Etc'était bien deux mondes, deux civilisations en présence, obéissant àdes mobiles différents, animés d'autres espoirs. D'un côté, un passédéjà mort, mais dont nous subissons les volontés encore. De l'autre, unprésent chargé de mystères et portant dans ses flancs un avenir inconnu. Ilsexistèrent toujours et plus ou moins hostiles, ces deux mondes, maisdes sentiments semblables, une foi commune, comblait souvent l'abîmequi les séparait. Aujourd'hui, foi et sentiments ont disparu, nelaissant debout que l'atavique hostilité du pauvre contre le riche.Libérés graduellement des croyances et des liens sociaux du passé, lestravailleurs modernes se révèlent de plus en plus agressifs etoppressifs, menaçant les civilisations de tyrannies collectives quiferont peut-être regretter celle des pires despotes. Ils parlent enmaîtres à des législateurs qui les flattent servilement et obéissent àtous leurs caprices. Le poids du nombre cherche chaque jour davantage àse substituer au poids de l'intelligence. * * * Ainsi le monde ancien et le monde moderne diffèrentprofondément par leurs pensées et leurs modes d'existence. Mais leséléments nouveaux qui nous mènent ne dérivent pas de raisonnementsabstraits et n'oscillent nullement au gré de nos espérances ou de nosconceptions logiques. Ils sont le résultat de nécessités que noussubissons, et ne créons pas. L'âge actuelne diffère pas de ceux qui l'ont précédé, par les rivalités et lesluttes, car ces dernières naissent de passions qui ne varient pas. Ladifférence réelle porte principalement sur la dissemblance des facteursqui font aujourd'hui évoluer les peuples. C'est ce point essentiel queje vais essayer de marquer maintenant. Lesvéritables caractéristiques de ce siècle sont : en premier lieu, lasubstitution de la puissance des facteurs économiques qui changentsouvent à celle de dieux, de rois et de lois qui ne changeaient guère.Secondement, l'enchevêtrement des intérêts entre peuples qui vivaientjadis séparés et n'ayant rien à s'emprunter. * * * Lavie politique est une adaptation des sentiments de l'homme au milieuqui l'entoure. Ces sentiments varient peu, car la nature humaine setransforme fort lentement, tandis que l'ambiance moderne évoluerapidement, en raison des progrès scientifiques et industriels quisurgissent chaque jour. Quand le milieu se modifie trop vitel'adaptation est difficile et il en résulte le malaise général observéaujourd'hui. Faire cadrer la nature de l'homme avec les nécessités detout ordre qui l'étreignent et dont il n'est pas maître, constitue unproblème sans cesse renaissant et toujours plus ardu. Acette première difficulté s'en ajoute une seconde. Les peuples ne sontplus, comme jadis, isolés et à peu près sans relations, commerciales.Aujourd'hui ils vivent les uns des autres et ne pourraient subsisterles uns sans les autres. L'Angleterre, entourée d'un mur empêchantl'arrivée des matières alimentaires qu'elle va chercher au dehors etpaie avec d'autres marchandises, serait promptement anéantie par lafamine * ** Dans tous lesgrands mouvements industriels et commerciaux qui transforment la viedes nations, créent la richesse sur un point, la pauvreté sur d'autres,le rôle des gouvernements, si considérable jadis, devient chaque jourplus faible. Ils suivent les impulsions et ne les dirigent plus. Lesforces économiques sont les vrais maîtres et dictent les volontéspopulaires auxquelles on ne résiste guère. Il y a soixante ans unsouverain était encore assez puissant pour décréter le libre échangedans le pays qu'il gouvernait. Aucun n'oserait même le tenteraujourd'hui. Que la protection, condamnée par la plupart deséconomistes, soit bonne ou nuisible il n'importe. Elle répond auxbesoins de l'heure présente et cette heure est entourée de nécessitéstrop accablantes pour que l'on puisse songer beaucoup à l'avenir. Dansune séance du 11 mars 1910, M. Méline assurait devant le Sénat que lelibre échange avait ruiné l'agriculture anglaise, dont la production enblé a baissé de plus de moitié en un demi-siècle, alors que sous lerégime de la protection, la France, qui en 1892 avait un déficitalimentaire de 695 millions l'a vu disparaître et remplacé par unexcédent de 5 millions lui permettant d'exporter du blé au lieu d'enimporter. L'éminent économiste attribuait naturellement au régime de laprotection les 700 millions que les agriculteurs retirent maintenant dusol. Mais on peut assurer, sans crainte d'erreur, que depuis l'originedu monde aucune loi n'eut un tel pouvoir créateur. La nouvelleproduction agricole résulte uniquement des progrès scientifiquesréalisés par une agriculture qui se sentait très menacée. Etsi les Anglais n'ont pas accompli les mêmes progrès, ce n'est nullementparce que le libre échange les empêchait de lutter contre laconcurrence étrangère, mais simplement parce qu'ils ont trouvé beaucoupplus rémunérateur de fabriquer des produits industriels, de la ventedesquels ils retirent plus d'argent qu'il ne leur en faut pour achetertout le blé nécessaire. Mais que le régimeprotectionniste soit utile ou nuisible, cela n'est pas à considérerici. En politique - et c'est justement ce que je voulais montrer - ilne s'agit plus actuellement de rechercher le meilleur mais uniquementle possible. De nos jours, je le répète, aucun despote ne serait assezfort pour imposer le libre échange ou la protection à un pays qui n'envoudrait pas. Quand les peuples se trompent, tant pis pour eux.L'expérience le leur fait savoir. Ce qui précèdemontre à quel point les facteurs de l'heure présente diffèrent de ceuxdu passé et permet de pressentir le peu d'influence des théoriespolitiques. Il faut avoir ces notions à l'esprit pour saisir la genèsedes événements modernes. Avec les progrès de la science et del'industrie et les relations internationales sont nés d'invisibles maistout-puissants maîtres auxquels les peuples et leurs souverainseux-mêmes doivent obéir. * * * Ce principe que l'évolution sociale est fille de nécessitésqui ne dérivent pas de la volonté des législateurs est encoreinsuffisamment répandu. Les socialistes restent persuadés qu'il estfacile de transformer une société par de bons décrets. Née avec laRévolution et semblant justifiée par elle cette théorie est très vivaceencore. On ne pouvait jusqu'ici lui opposer que desfaits empiriques tirés de l'étude de l'histoire. Mais les progrès de lapsychologie moderne permettent maintenant de comprendre le faible rôlejoué par la raison dans l'organisation des sociétés, leurs croyances etleur conduite. Elle a montré,en effet, que contrairement aux enseignements de la philosophieclassique, il existe deux formes de logique fort distinctes : lalogique rationnelle et la logique des sentiments. Elles sont tellementséparées qu'on ne peut jamais passer de l'une à l'autre et parconséquent exprimer l'une en langage de l'autre. C'est justementpourquoi tant de choses se sentent qui ne se définissent pas. Surla logique rationnelle s'édifient toutes les formes de la connaissance,les sciences exactes notamment. Avec la logique sentimentale sebâtissent nos croyances, c'est-à-dire les facteurs de la conduite desindividus et des peuples. La logique rationnellerégit le domaine du conscient où se fabriquent les interprétations denos actes. C'est dans le domaine du subconscient, gouverné par lalogique des sentiments, que s'élaborent leurs vraies causes. L'observationmontre que les sociétés sont guidées par la logique des sentiments etque la logique rationnelle ne saurait guère les influencer et encoremoins les transformer. Mais sice n'est pas la logique rationnelle qui conduit les hommes et faitévoluer leurs croyances comment expliquer qu'au moment de la Révolutiondes théories uniquement déduites de la raison pure produisirent sirapidement de profonds bouleversements ? Avantd'expliquer les causes de cette contradiction apparente, rappelons toutd'abord que la Révolution n'eut en réalité qu'un seul théoricieninfluent, Rousseau. L'action de Montesquieu devint bientôt très faible.Ce dernier cherchait surtout à expliquer des sociétés déjà existantes ;Rousseau, proposait de refaire une société nouvelle. Ce doux hallucinéavait cru découvrir que l'homme, heureux à l'état de nature, a étédépravé et rendu misérable par les sociétés. La raison exigeait doncqu'on les refît. Il était également convaincu que le vice essentiel dessociétés c'est l'inégalité et que l'origine du mal social estl'antithèse de la richesse et de la pauvreté. Nécessité par conséquentde changer tout cela en établissant d'abord la souveraineté populaire.C'est précisément ce que ses disciples tentèrent par les moyensénergiques que l'on connaît. Robespierre, Saint-just et les jacobinscherchèrent uniquement à appliquer les théories de leur maître. L'influencede Rousseau ne disparut pas, d'ailleurs, avec la Révolution. Elle esttrès vivace encore. M. Lanson fait justement remarquer que « depuis unsiècle, tous les progrès de la démocratie, égalité, suffrage universel,l'écrasement des minorités, les revendications des partis extrêmes, laguerre à la richesse et à la propriété ont été dans le sens de sonoeuvre. » Larapidité avec laquelle se propagèrent les idées de Rousseau au momentde la Révolution est frappante. Nous savons par les cahiers généraux deI789, ce que la majorité des Français demandait : abolition desprivilèges féodaux, lois fixes, justice uniforme, etc. : c'est-à-dire àpeu près ce que Napoléon réalisa par son code. La royauté était alorsuniversellement respectée et personne ne demandait à la supprimer. Etcependant, trois ans plus tard, les idées de Rousseau énoncées plushaut régnaient souverainement et la Terreur supprimait ceux qui ne lesvénéraient pas. Il y a donc contradiction évidenteentre ce que nous avons dit du peu d'influence des théories déduites dela raison pure sur la marche des événements et l'action si rapidequ'elles exercèrent pendant la Révolution. Lacontradiction paraît s'accentuer encore, si nous considérons que leshommes de chaque âge sont gouvernés par un très petit nombre d'idéesdirectrices qui s'établissent fort lentement et ne deviennent desmobiles d'actions qu'après s'être transformées en sentiments. Lacontradiction si nette n'est qu'apparente. Cette évolution rapide dessentiments d'une époque confirme au contraire les lois psychologiquesque nous avons posées. Si, en effet, les idées des théoriciens de laRévolution s'implantèrent facilement dans l'âme des foules, ce n'estnullement parce qu'elles apportaient un principe nouveau, maissimplement parce qu'elles donnaient l'appui du pouvoir à des sentimentsn'ayant jamais cessé d'exister à l'état latent et à des aspirations queles nécessités sociales peuvent réprimer ou endormir, mais qui nes'éteignent jamais. Le peuple avait toujours acceptéla puissance royale et les inégalités de fortune, parce que, maintenuespar une antique armature sociale, elles semblaient d'indestructiblesnécessités naturelles. Dès qu'il entendit des gouvernants, auxquels lepouvoir suprême donnait un grand prestige, lui affirmer que le peupleétait le vrai souverain, que son despotisme devait remplacer celui desrois, que les inégalités de fortune étaient une injustice et qu'onallait lui distribuer les biens de ses anciens maîtres, il devaitfatalement adopter avec enthousiasme de telles idées et considérercomme des ennemis dignes du dernier supplice ceux qu'il supposaitcontraires à leur réalisation. Si, de nos jours, un gouvernements'appuyant sur l'autorité des philosophes réputés, enseignait que lemeurtre et le pillage sont des vertus recommandables, il aurait bientôtun nombre immense de sectateurs. Certes, la pratique de ces doctrinesne durerait pas longtemps car on découvrirait vite, comme il arrivaaprès quelques années de révolution, que l'anarchie ruine et n'enrichitpas. Et alors, toujours comme à cette époque, on chercherait undictateur énergique capable de soustraire la nation au désordre. * * * L'âmesimple des foules est trop inaccessible à la genèse des choses pourcomprendre que les sociétés ne se refont pas avec des lois.Malheureusement, en France du moins, cette croyance dans le pouvoirmagique de l'Etat est, depuis la Révolution, encore très répandue chezdes hommes instruits. C'est le rêve des socialistes et même celui detous les partis. Un ministre anglais disaitrécemment en plein Parlement que le grand mérite de la Constitutionanglaise était de n'être pas rationnelle. C'est là précisément, eneffet, un des motifs de sa force. La faiblesse des innombrablesconstitutions engendrées par nos révolutions, depuis un siècle, enFrance, est justement de n'avoir pour base que la raison pure. Cetteidée restant incompréhensible à des cerveaux latins, il serait inutiled'y insister ici. Bornons-nous à rappeler que lesreligions, les gouvernements, les actes politiques, en un mot tout cequi constitue la trame de l'existence d'un peuple, est fondé sur dessentiments et nullement sur des raisons. Savoirmanier ces sentiments pour influencer l'opinion, voilà le vrai rôle deshommes d'Etat. Les apparences semblent prouver qu'ils agissent souventpar la logique de leurs discours. Tout autre, en réalité, est lemécanisme de la persuasion. Les multitudes ne sont jamaisimpressionnées par la vigueur des raisonnements, mais par les imagessentimentales que certains mots et associations de mots font naître.Les propositions enchaînées par la logique rationnelle serventuniquement à les encadrer. En admettant qu'un discours simplementlogique produise une conviction, elle sera toujours très éphémère et neconstituera jamais un mobile d'action. * * * Cequi illusionne souvent sur le rôle utile des gouvernements, et leslimites de ce rôle, c'est que leur puissance, faible pour le bien, estau contraire considérable pour le mal. Il fut toujours aisé de détruireet difficile de bâtir. Aujourd'hui, nous n'avons pas à nous défendreseulement contre les rigides nécessités économiques de l'heureprésente, mais encore contre le zèle désastreux de législateurslégiférant au hasard, suivant les impulsions du moment. Lois, ditessociales, qui gênent de plus en plus l'industrie et n'enrichissentpersonne ; lois entravant l'apprentissage au point d'avoir chassé lesapprentis des usines et transformé un grand nombre d'entre eux enapaches, comme le prouvent les immenses progrès de la criminalitéinfantile ; lois engendrant des persécutions religieuses, desexpropriations dont chacun sait aujourd'hui les conséquences et dont lerésultat final a été de diviser la France en deux peuples ennemis ;lois douanières qui par les représailles qu'elles provoquent de plus enplus finiront par supprimer entièrement notre commerce avec l'étranger,etc. Toutes ces lois créées par une raison trop courte sont descalamités artificielles à ajouter aux maux naturels dont nous sommesbien obligés de supporter le poids. Desi rapides pages sont évidemment insuffisantes pour tracer les lignesgénérales d'une philosophie politique. Le lecteur devra donc excuser labrièveté de notre esquisse. Nous n'avons, certes,pas eu l'idée de faire ici le procès de la raison, mais de ceux quiprétendent l'employer à modifier des phénomènes qu'elle ne sauraitrégir. C'est exclusivement sur la raison que s'édifient la science ettoutes les formes de la connaissance. C'est surtout avec des sentimentset des croyances que se gouvernent les hommes et que se fait l'histoire. GUSTAVE LEBON. |