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LE MARQUAND, Henry (1862-1943): L’Espion Rivoire et ses juges(1936). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (10.V.2017) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de lamédiathèque (Bm Lx : 6671-176) du numéro 176 (février 1936) dela Revue littéraire mensuelle LesŒuvres librespubliée par Arthème Fayard à Paris . L’Espion Rivoire et ses juges (1) Variété inédite PAR HENRY LE MARQUAND _____ CHAPITRE PREMIER Un Conspirateur crée sa légende. I. – LES PAPIERS DU MORT. On avait vu rôder dans le pays des cavaliers inconnus paraissant bienarmés, évitant les grandes routes, contournant les villages, empruntantles chemins creux et les sentes, chevauchant la nuit, disparaissant lejour dans les bois, s’arrêtant parfois à quelque ferme isolée, dont lestenanciers juraient aux passants curieux que ces étrangers n’étaientjamais entrés chez eux. Cela se chuchotait à Loudéac, et peu à peul’itinéraire des mystérieux voyageurs se précisait. Ils étaient venus du sud du Morbihan proche, étaient montés au nordjusqu’à la côte vers Port-Brieuc. On supposait qu’ils étaient allésjusqu’à l’embouchure du Trieux, avec l’intention de s’embarquer pourl’Angleterre, mais l’occasion leur avait dû manquer, car ils étaientrevenus dans l’intérieur des terres. Combien étaient-ils ? On n’enpouvait juger. Personne n’avait eu la hardiesse de s’approcher d’euxassez près pour les compter au juste. Ces bruits parvinrent le 30 nivôse de l’an IX (20 janvier 1801) auxoreilles des gendarmes. Le maréchal des logis Lebrun, qui commandait àLoudéac la brigade montée du Corps d’élite, alerta ses hommes. Au soir,l’un d’eux vint rapporter qu’un paysan, rendu loquace par d’abondanteslibations et qu’il venait d’admonester, disait avoir rencontré lessuspects, des brigands bien sûr, des suppôts de Georges sans aucundoute, se dirigeant vers le bourg de La Mothe. Le maréchal des logisrésolut de se mettre aussitôt à leur poursuite. Ses ordres étaient d’agir avec plus de vigueur que jamais contre lesconspirateurs, depuis que la machine infernale, éclatant à Paris rueNicaise au troisième jour de la première décade de ce mois, avaitfailli ôter la vie au Premier Consul. Bonaparte s’en prenait auxJacobins. Fouché, son ministre de la Police, accusait avec plus deraison les royalistes, mais ses limiers n’avaient pas encore découvertles coupables à Paris. La Police Générale les faisait aussi chercherdans toutes les provinces. Incertain de la force de ses adversaires, le gendarme alla requérir lecitoyen lieutenant commandant la petite garnison de douze fusiliersdans la ville. Par nuit noire, la troupe se mit en route : Lebrun etses quatre gendarmes à cheval, six gendarmes nationaux à pied suivantIsidore Lacroix leur brigadier, le lieutenant et ses soldats. Vers lesonze heures du soir, ils arrivèrent sans bruit au village deLaunay-Bergot. Trois douzaines de maisons s’y agglomèrent autour de l’église. Face auporche, le cabaret a clos ses volets. La troupe heurte à l’huis.L’aubergiste se présente effaré. Il ignore tout, n’a rien vu. Desfenêtres s’éclairent. Les villageois viennent aux nouvelles, protestentde leur amour de la nation et de leur dévouement aux Consuls. Ilsn’osent trop parler. Peut-être les citoyens gendarmes feraient-ils biend’aller dans la direction du grand bois. Lebrun mâchonne sa moustache, grommelle, s’avance vers la forêtjusqu’au hameau de la Fontaine-aux-Anges, qu’il fait occupermilitairement. On fouille les maisons et, bientôt, tout le hameau estsur pied. D’une cour entourée de murailles protégeant une petite ferme,une décharge de pistolets et de carabines s’abat sur les gendarmes. Lesgens qui sont cachés là offrent la bataille. Pendant que les paysans se sauvaient, les arrivants reculèrent, sanscesser de guetter ceux qui les accueillaient si bien. Gendarmes àcheval et à pied cherchèrent dans les habitations et les grangesvoisines quelque ouverture leur permettant de tirer. La fusillades’engagea. Les soldats cernaient la ferme. Au bout d’une heure, le feu des assiégés se ralentit. Lebrun les crut àcourt de munitions. Il rallia ses hommes pour l’attaque, mais le tempsqu’il y dût mettre permit aux étrangers de sauter les murs et des’enfuir vers la forêt, en essuyant le feu mal dirigé des fantassins.Les gendarmes coururent après eux, tiraillant de leur mieux sur desombres à peine distinctes. Ils virent tomber trois hommes et nerelevèrent qu’un cadavre percé de deux balles. Le bois sauva les autresfuyards. Le maréchal des logis Lebrun n’avait qu’une pièce à son tableau dechasse, mais elle était de choix. Le mort était le fameux Mercier,surnommé La Vendée, un des plus redoutables adversaires de larépublique dans cette région, l’ami et le confident de Georges Cadoudalet son lieutenant d’armée. Dans la maison désertée par le ménage depaysans qui avait donné asile aux chouans, les gendarmes ramassèrentune carabine, des pistolets, des sabres à la hussarde. Cinq chevauxtout sellés hennissaient à l’étable. Le porte-manteau de Mercier, abandonné dans un coin, contenait descartes des départements de la Bretagne et des ouvrages de sciencemilitaire, car le révolté s’adonnait, ainsi que Georges son chef, àl’étude de la tactique. Le maréchal des logis serra précieusement deslettres et des notes, trouvées dans les poches du cadavre, et qu’iljugea d’importance. Une charrette réquisitionnée mena le corps de Mercier et le butin àLoudéac. Le juge de paix, nanti des papiers saisis qu’il scella, lesfit passer dès le matin au préfet Boullé, à Port-Brieuc, par ladiligence, que protégeait un peloton en armes dans la crainte d’uneagression des chouans. Quelques jours plus tard, le 7 pluviôse, le conseiller d’ÉtatCaffarelli, nommé depuis peu préfet maritime à Brest par Bonaparte,s’émut à la lecture de la lettre urgente que lui dépêchait Boullé, soncollègue des Côtes-du-Nord, pour l’avertir de nouvelles menéesroyalistes imminentes dirigées contre son port. L’extrait d’un mémoireque Georges Cadoudal avait confié le 26 nivôse à Mercier-la-Vendée,pour le remettre à Londres au comte de La Chaussée et au comted’Artois, était significatif à cet égard. Sur le rapport de ses commissaires, Georges se disait presque sûr dusuccès, affirmait que la plus grande partie de la garnison était déjàcomposée d’hommes à lui et qu’il recrutait encore. Il demandaitégalement, avec de l’argent, le concours des Voltigeurs, qu’iln’était pas difficile d’identifier avec les croiseurs anglais enpermanence sur la côte. Brest était désigné dans le rapport de Cadoudalpar l’initiale B. Fouché ne s’était pas arrêté à sa première idéequ’il pouvait s’agir de Belle-Ile. Cela s’accordait trop bien avec les avis secrets reçus de Londres etcommuniqués au préfet de Brest par le Gouvernement consulaire, dèsl’année précédente, sur les tentatives préparées par la Courd’Angleterre. Vaisseaux, frégates et bâtiments légers des Anglaisbloquaient la Bretagne, de Quiberon à Saint-Malo, interceptant lesconvois attendus à Brest. Ces Anglais trafiquaient à Concarneau et àl’île de Sein comme chez eux, communiquaient avec les pêcheurs côtierset apprenaient d’eux tout ce qu’ils désiraient savoir. La désertionsévissait à Brest parmi les troupes et les matelots que l’on ne payaitplus faute d’argent. Cependant les abords de la rade avaient été mis enétat de défense. On cherchait, sans les pouvoir découvrir à Brest, les complices desprinces. Le commissaire général de police Lassalle, envoyé au port parFouché, son impénétrable et terrible ministre, avait à son tour échouédans cette tâche, entravé d’ailleurs par le mauvais vouloir desofficiers municipaux et l’hostilité de Caffarelli envers unfonctionnaire échappant à leur autorité. Serait-on plus heureux cette fois ? Dans les papiers deMercier-la-Vendée, une note en clair nominait plusieurs de sescorrespondants à Brest : Rivoire, officier de marine, chez la citoyenne Viel, rueNeuve-des-Sept-Saints ; Sornin, Morel et Julien, Grande-Rue, 82, au second ; Rosamel, officier d’artillerie, chez Mme de Souville, rue de la Rampe. Les indications étaient précises et méritaient crédit, venant d’unetelle source. L’affaire était d’autant plus grave que beaucoup de genstenaient Georges Cadoudal pour l’instigateur de l’attentat duCarrousel. Caffarelli ne perdit pas de temps pour rechercher lesconspirateurs dont le hasard venait de lui livrer les noms. Aucun d’eux n’était présent, mais on savait où trouver le lieutenantd’artillerie Rosamel, en service aux Batteries de la côte Sud. Mandéaussitôt, il affirma sa parfaite innocence. Le juge de paix Dandinopéra chez lui une minutieuse perquisition qui ne révéla aucun indiceaccusateur. Rosamel avait la réputation d’un bon officier occupéexclusivement de son métier. Quand la Police Générale donna ordre del’emprisonner, le préfet se contenta de le mettre aux arrêts, afin dele garder à sa disposition, le jugeant mêlé à son insu à cetteténébreuse histoire (2). Sornin, Morel et Julien étaient inconnus dans la Grand’Rue, mais onremarqua la coïncidence de leur adresse indiquée avec le logementvéritable de Rivoire et l’on conclut à l’emprunt par celui-ci de nomssupposés. Les scellés furent apposés par le juge de paix sur l’appartement deRivoire, qui devait rentrer le lendemain d’une permission accordée pourune décade. Mais, le 8 pluviôse, l’enseigne Jean-Pierre Rivoire ne seprésenta pas au port. Il y était peu connu, envoyé au début de 1800 par le ministre Forfaitpour servir comme enseigne non entretenu, et vivant obscurément.Rivoire passait pour un protégé de l’amiral Latouche-Tréville, dont ilavait été adjudant de division pendant un mois sur le vaisseau LeMont-Blanc. Après ce poste, Rivoire avait obtenu un congé pour Pariset l’on se demandait comment il y pouvait séjourner si longtemps. Sesmodiques appointements, saisis par ses créanciers, ne suffisaient pas àpayer la citoyenne Cristofini, sa logeuse de Toulon, ses tailleursbrestois Le Gall et Salembier, son prêteur et ami le lieutenant devaisseau Bassière, d’autres encore. Caffarelli ne se souvenait de luiqu’à propos de la demande étrange et restée sans suite du prêt d’unmagasin au fond du port, afin d’expérimenter un procédé particulier deboucanage des viandes. Rivoire faisait précéder sa signature d’un signe maçonnique : deuxtraits parallèles enfermant trois points horizontaux, signe apposé avecostentation. Il n’avait guère entretenu de relations qu’avec ses Frèresde la Loge l’Heureuse-Rencontre. Bien que le Vénérable fût connu pourêtre le commissaire-auditeur Bergevin, le préfet maritime n’aurait pascommis l’indiscrétion de lui demander ce qu’il pensait du mystérieuxenseigne de vaisseau. Une existence sortant un peu du commun n’était pas, à tout prendre,crime d’État. Mais les jours passèrent sans que Rivoire, en absenceillégale, donnât de ses nouvelles. La patience de Caffarellis’épuisait. Il faisait inutilement rechercher Rivoire à Saint-Brieuc,séjour indiqué pour le congé, puis à Guingamp et à Rennes, sur lesdires du préfet des Côtes-du-Nord. Quelqu’un vint lui apprendre queRivoire, avant son départ de Brest, avait changé cent ducats. Cetargent étranger ne lui était pas tombé du ciel. Pour le coup,Caffarelli envoya le juge de paix briser les scellés de l’appartementde Rivoire, afin d’y procéder à la perquisition la plus exacte. Le juge Dandin ne trouva ni hardes, ni habits, ce qui donna à penserque Rivoire était parti sans esprit de retour ; mais il découvritquelques pièces inquiétantes. Des lettres provenant de divers correspondants à Moncontour prêtent àdouble sens. Dans l’une d’elles Mlle Leloutre, fille du médecin du pays, abonde en détails. Ce n’est pasd’amour qu’elle parle ; elle relate les efforts accomplis là-bas pourrendre aux Bretons leurs prêtres et leur roi. Cette lettre compromet lafille du médecin autant que son destinataire. Rivoire l’expliqueraitpeut-être, s’il était là pour se défendre. Il serait même très capable de donner un sens favorable à deux cahierscouverts de signes variés, de lettres de différents modèles, de motsisolés, correspondant d’une colonne à l’autre à d’autres lettres, àd’autres mots ou bien à de courtes phrases. Ce sont des chiffres prêtspour l’emploi, ou tout au moins deux projets de chiffre secret. Il yest question des nations actuellement en guerre et de leurs vaisseaux.Les noms de plusieurs amiraux et celui de Bonaparte y figurent. MaisRivoire n’a-t-il pas déjà annoncé ses recherches sur un nouveau systèmede signaux de correspondance, qu’il appelle ses télégraphes, de navireà navire et avec la terre ? Si l’enseigne absent est justement en butteaux plus graves soupçons, rien n’est prouvé contre lui. Et peut-être crierait-il à la persécution en rappelant la peine immensequ’il eut, au cours de l’an VIII, à obtenir sa radiation de la listedes émigrés et son rappel au service de la marine, car l’enseigneRivoire a déjà un passé très agité. C’était un petit gône lyonnais, venu au monde le 13 mars 1774, dans unefamille de modestes marchands, qu’il transforma plus tard enmanufacturiers en attendant que lui-même s’anoblît et devînt de sapropre autorité le chevalier de Rivoire. De taille médiocre, maisd’esprit vif, doué d’une merveilleuse mémoire, il donna de grandesespérances à son père, qui le fit instruire de son mieux. Versatile,l’enfant apprit un peu d’une infinité de choses, sans en approfondiraucune. On lui reprochait souvent une imagination si vive qu’elleparait la vérité de plus d’ornements qu’il n’en fallait pour laconfondre avec le mensonge. L’Assemblée nationale ayant établi pour la Marine de nouvelles formesdémocratiques de recrutement, Jean-Pierre Rivoire, cédant à l’espritd’aventure, passa l’examen d’aspirant. Il fut nommé le 20 février 1792,et peut-être sa carrière, malgré son ambition, aurait-elle suivi lecours le plus normal du monde s’il ne s’était trouvé à Toulon l’annéesuivante au moment de la traîtresse livraison de la ville et du portaux Anglais. Le désordre règne dans la Méditerranée à bord des bâtiments françaisqui ont échappé à la capture ou à l’incendie par l’ennemi. La Perledébarque Rivoire à Livourne, où la Junon le recueille, alors qu’ilvient, dit-il, d’épouser une femme qui a divorcé pour se lier à lui.Volontaire pour conduire un bâtiment marchand à Constantinople, ilpasse comme officier sur un autre navire, qui le mène à Saint-Domingueavec sa femme. L’agent du Directoire lui donne à commander un cuttergarde-côte et le nomme enseigne non entretenu. Il ne revient en Francequ’en l’an VI. Le commissaire du bureau des Classes à Bordeauxcertifiait, le 5 juillet 1798, avoir vu débarquer du bâtiment américain Le Franklin le citoyen Rivoire et son épouse. L’enseigne Rivoire, si longtemps absent de France, était un revenantsuspect. Retourné à Toulon, qui était son port, embarqué aussitôt surle vaisseau Le Frontin, il y fut arrêté par la police, puis jeté dansun cachot au Fort Lamalgue comme noble émigré. Il avait eu certainementle tort, oublié par lui, de se vanter à Livourne d’élégantes relationsqu’il ne possédait pas, de s’y faire appeler M. de Rivoire et de s’êtredit ancien élève de l’École royale de marine d’Alais, où l’admissionn’était accordée que sur preuve de quatre quartiers de noblessepaternelle. Autant d’imprudences, mais Rivoire en avait aussi commis d’autres.L’enseigne chercheur d’aventure eut peine à sortir de ce guêpier.Fouché était tout-puissant en matière de radiation des listes d’émigréset n’accordait cette faveur qu’à bon escient ou s’il y avait intérêt.Rivoire protestait en vain de son républicanisme : « Je ne suis ni ex-noble, ni ex-prêtre, ni bourgeois. Depuis que jesuis officier, ma conduite est irréprochable. J’ai battu l’Anglais avecle canon, je battrai mes ennemis avec la loi et par mon patriotisme. » A cette grandiloquence, la police opposait ses dénégations. Il fallut du temps à l’officier de marine pour réunir des attestationsincomplètes encore sur la continuité de ses services lointains. Quandl’Administration Centrale du Var voulut bien reconnaître qu’il n’avaitpas émigré, on le garda sous l’accusation de désertion. A ce moment, le ministre de la Marine Bruix le défend ; l’amiralGanteaume, auquel il a su plaire, l’appuie. Rivoire obtient enfin duGouvernement Consulaire sa mise en liberté, en frimaire an VIII. Ilvenait de la prendre lui-même, par une évasion hardie du Fort Lamalgue,ce qui lui cause de nouveaux ennuis et un retard dans le rappeld’appointements, à 206 francs par mois, dont il avait un pressantbesoin. Le préfet Caffarelli ignorait les déjà nombreuses vicissitudes del’existence de son jeune subordonné. Il avait lu distraitement l’ordredu ministre Forfait, accordant à Rivoire sa réintégration dans le graded’enseigne non entretenu, après s’être pleinement justifié d’uneaccusation d’émigration. On était en ce temps-là si facilement accuséd’un tas de choses que cela ne comptait plus. Caffarelli aurait donc abandonné sans regrets tous ses soupçons surRivoire, nommé enseigne entretenu le 20 novembre 1800, quand il reçutde Forfait une dépêche lui apprenant l’arrestation de cet officier àCalais. A l’aide d’un faux passeport, Rivoire se préparait à passer enAngleterre. II. – LE ROMAN DU PRISONNIER. Le policier Mengaud, créature de Fouché qui l’appelait son gros dogue,avait été nommé commissaire du Gouvernement à Calais. Le dogue et soncollègue, le commissaire Rodrigue, faisaient bonne garde. Le 9 pluviôse an IX, au matin, un petit homme brun, jeune, aux yeuxvifs et mobiles, accompagné d’un courtier de navire, se présente àMengaud et, d’un air dégagé, lui demande de viser son passeport pourAltona. Le passeport en anglais, délivré à Bensalem par RichardWilkinson, Esq., est établi au nom de Nicolaër, marchand américain. Ilserait tout naturel que ce marchand se rendît à Altona, port de l’Elbedont le commerce avec l’Amérique s’est développé depuis la guerre del’Indépendance des États-Unis, mais Mengaud n’ignore pas qu’Altona,dans le langage des royalistes, signifie Douvres. - Ton brick ne part que demain matin, citoyen Nicolaër, revienschercher ton passeport ce soir. D’ici là, tu feras bien de rester à tonauberge. Toute discussion serait inutile. Le courtier et son compagnon s’envont. Deux hommes les suivent avec ordre de ne pas les perdre devue, car Mengaud vient de remarquer que la pièce, au repli, a étécertifiée à Brest par le général Doraison et le contre-amiralTerrasson, puis à Port-Brieuc par le chef de bataillon Germain,commandant de la place. A quel propos ces militaires sont-ilsintervenus dans les affaires de Nicolaër ? Mengaud demande l’avis de son collègue Rodrigue. Celui-ci montre lapièce suspecte au lieutenant de vaisseau Gréban, qui commande à Calaisune division de la flottille côtière. Que valent les signatures desgénéraux de Brest ? Gréban croit les reconnaître, mais il ajoute que lebagne de Brest possède assez d’habiles faussaires pour reproduiretoutes les signatures à s’y méprendre. Rodrigue trouve aussi bienextraordinaire que deux officiers généraux donnent à un négociantéchappant à leur police la permission d’aller à Altona. La résolution de Mengaud est bientôt prise et exécutée : s’assurer dece gaillard qui arrive de Bretagne, un complice de Georges peut-être.Une lettre de Fouché vient d’apprendre à Mengaud que le royalisteFrançois Carbon, surnommé le Petit François, a été arrêté à Pariset lui a révélé les noms des conjurés de la machine infernale. Lesignalement de Nicolaër au passeport correspond à peu près à celui deLahaye-Saint-Hilaire, un des principaux complices. Quel honneur pour lapolice calaisienne, si elle a pu mettre la main au collet d’un de cesredoutables brigands ! Vite deux agents sont dépêchés à l’auberge du Lion d’argent, enfoncentla porte du prétendu Nicolaër, le ceinturent et lui passent lesmenottes avant qu’il ait eu le temps de se mettre en défense. D’un coupde pied, l’un d’eux éparpille le maigre feu qui se consume sur l’âtre.Il est visible que des papiers viennent d’y être brûlés, mais lescendres ne révèlent aucun objet intéressant. Aussitôt conduit devant Mengaud, l’Américain ricane, quand il s’entendappeler Raoul ; c’est le surnom de Lahaye-Saint-Hilaire. Mengauds’emporte, insiste pour l’aveu. - Je n’ai rien à te dire, citoyen Commissaire. - N’oublie pas que tu es en mon pouvoir. - Tu seras trop fier de montrer à Fouché un des chefs royalistes, maispas celui que tu crois. - Tu vas être servi. Mengaud s’entête dans sa conviction, fait monter le suspect, enchaîné,dans une chaise de poste entre deux gendarmes. En route pour Paris ! A l’hôtel de Juigné, sur le quai Voltaire, où Fouché avait aménagé sesappartements et les bureaux de la Police générale, une chambre secrèteétait toujours prête à accueillir les gens que le ministre voulaitinterroger lui-même. Le faux Américain y fut enfermé. Celui qui prétendait être Nicolaër avait eu le temps de réfléchir, dese composer un rôle, dans lequel il serait un personnage d’assez grandeimportance pour être grassement payé, s’il voulait se vendre. Mis enprésence de Fouché, le suspect se nomma de suite : Jean-Pierre Rivoire,enseigne de vaisseau du port de Brest. S’il ne tenait pas le Raoul Saint-Hilaire annoncé par Mengaud, leministre de la Police Générale était au moins bien aise que son grosdogue lui eût envoyé ce Rivoire, qui connaissait si intimementMercier-la-Vendée et sans doute le plus haï par Bonaparte des brigandsroyalistes, Georges Cadoudal. Mais cet homme allait-il parler ? Oh ! le plus volontiers du monde et d’abondance, donnant libre cours àson imagination, mêlant à des bribes de vérité des inventionsétrangement romanesques, des contes en l’air, comme il l’écrira plustard dans ses Mémoires, en rendant à Fouché cette justice que leministre n’en dut pas croire un seul mot. En effet, quelque habitué que fût Fouché aux aveux dissimulés etsaugrenus, Rivoire l’abasourdit par l’évocation de noms et de faitsinnombrables. A l’attentat de la machine infernale, dans lequel ilinnocentait Cadoudal, mais impliquait le général Moreau, ilenchevêtrait les conspirations de Paris, les brigandages du Morbihan,les projets des Anglais, les complots tramés à Brest par le Fermier,l’agent des princes. Dans toutes ces menées ténébreuses éclatait ledésir d’atteindre Bonaparte, de supprimer ce Premier Consul quiapparaissait désormais comme le seul obstacle au retour des Bourbons. Quand Fouché lui demanda pourquoi, malgré sa situation d’officier de lamarine nationale, il s’était fait le complice des conspirateurs,Jean-Pierre Rivoire tenait sa réponse toute prête : - Pour vous révéler leurs projets, citoyen ministre. Le ministre ne fut pas convaincu, mais n’en laissa rien paraître. Ildonna ordre qu’un dîner convenable fût servi à son prisonnier et luienvoya successivement ses deux fidèles collaborateurs, Réal etDesmarets, pour continuer l’interrogatoire. Ni Réal, ni Desmarets, le premier sec et grave, le second paterne etfamilier, ne surent arracher mieux que leur maître de plus grandesprécisions au Lyonnais bavard. Tous les trois restèrent persuadéscependant qu’ils étaient en présence d’un homme considérable dans leparti royaliste, au courant de beaucoup de choses. Ils le prirentd’ailleurs au mot, et puisque Rivoire se revêtait du masque d’agentd’information, on l’invita à présenter ses révélations par écrit. Rivoire maniait la plume avec autant d’aisance qu’il tenait la parole.Il écrivit longuement, asservi par l’ensemble des mensonges qu’il avaitdébités, assez habile pour ne pas trop s’avancer et même pourintroduire à son récit quelques-unes des opinions qui avaient échappé,dans la discussion, à ses interlocuteurs. Il raconta ce qu’il avait vu,entendu et fait à Brest et depuis son départ de ce port. A Paris, dans les premiers jours de brumaire an IX, il avait reçu lavisite d’un neveu du capitaine de vaisseau Ferrand, ex-commandant deRivoire sur le Puissant, bâtiment livré aux Anglais à Toulon. Cethomme se disait agent des princes et envoyé par l’amiralLatouche-Tréville. Rivoire en donne un signalement vague, laisse entendre que lacorrespondance anglaise le désigne sous le nom du Fermier, leconspirateur chargé de remettre aux mains des royalistes leur fermede Brest. L’envoyé des princes revient, fait à Rivoire cadeau d’unrouleau de 50 louis d’or et l’invite à se rendre à Saint-Brieuc chezMontagne, à l’auberge de la Grande Maison. Une femme viendra l’ydemander sous le nom de M. Sornin. Il descend à cette auberge, le 18 brumaire. Une femme, vêtue comme uneservante, l’entraîne dans la campagne par des chemins de traverse. Elles’arrête à une demi-lieue environ de la ville, frappe deux pierresl’une contre l’autre et attend. A son signal apparaissent troiscavaliers armés, tenant en laisse un quatrième cheval. On se met enroute sous un terrible ouragan, chevauchant non loin de la mer dont onentend déferler les vagues. Des hameaux sont traversés. La garnison dechouans y exige le mot de passe. Au bout de quatre ou cinq heures, lapetite troupe fait halte à l’entrée d’une grange occupée par des gardesde Georges Cadoudal costumés en hussards. Georges reçoit Rivoire dansune salle particulière et le présente à son lieutenant Mercier. Un abbéqui dit revenir de Londres, apprend à l’enseigne de vaisseau que lesprinces l’ont choisi pour être leur principal agent à Brest, et qu’aulieu des déboires dont le gouvernement révolutionnaire l’a accablé, ilpourra compter sur leurs bontés. Ce qu’il aurait à faire, ajouta Georges, serait peu de chose au début :se renseigner, avoir des relations et les étendre, recevoir des amisdans un beau logement. A sa demande, la citoyenne Mallard àSaint-Brieuc, la veuve Champeaux à Vannes lui enverraient des fonds.L’entrevue n’eut pas d’autres suites. Peu après, la Marine envoyait Rivoire à Nantes aux ordres du capitainede vaisseau Saint-Haouen pour armer un chasse-marée. Bientôt, dans ce nouveau poste, un paysan lui apporte un panier debeurre, dans lequel une lettre cachée de Georges réclame sa présence àVannes, à l’hôtel du Lion d’Or. Il y va, y retourne même au bout dequelques jours, mené chaque fois, avec des précautions infinies, prèsde Georges, dans la forêt de Grandchamp. C’est là qu’il apprit, le 6 nivôse, l’attentat consommé le 3 à l’aidede la machine infernale (3) et encore inconnu à Nantes. Georgess’exprima devant lui sans retenue sur le compte du général Bonaparte : - Ce fils de p… l’a encore échappé, mais aussi l’entreprise a été tropmaladroitement exécutée. Moins de finasserie, morbleu, et plus decourage !... Nous serons plus heureux une autre fois. On revient aux affaires. Cadoudal est désormais autorisé à expliquer àRivoire ce qu’on attend de lui. Aider à introduire dans Brest unesoixantaine de soldats d’élite, les cacher, les nourrir jusqu’au jouroù il se mettrait à leur tête pour entraîner six cents hommes surlesquels on pouvait compter, puis les hésitants, qui se déclareraientalors. Et la ville serait enlevée par surprise. Les chefs, dont onaurait besoin à ce moment, étaient d’avance désignés. Rivoire, afin de parvenir à son but de connaître à fond les moyens desconspirateurs avant de les révéler, demande à Cadoudal des pouvoirsécrits, les noms des officiers avec lesquels il devra correspondre, desprécisions sur les forces et les cantonnements des chouans, sur leslieux de refuge préparés dans l’intérieur. Georges et Mercier luirépondent qu’il recevra tout cela quand il aura vu le comte d’Artois àLondres. On lui remettra d’abord un certificat de médecin, afin qu’ilobtienne une permission de maladie et se hâte de profiter d’un bâtimentpartant pour l’Angleterre à la nouvelle lune prochaine. « Le coup, quia manqué plusieurs fois, va être recommencé et doit réussir. » On pourrait douter que Georges ait mis Rivoire au courant d’un nouvelattentat préparé contre Bonaparte. L’enseigne le répète cependant commeune affaire certaine, dont on devait lui révéler les moyens à Londres,avec les noms des personnes marquantes dans la Révolution, qui yparticiperaient. Et ses entretiens avec Georges sont confirmés par lerécit véridique de la fusillade, tout près de lui, dans le bois deGrandchamp, de trois espions, émigrés rentrés ou chouans amnistiés, quicherchaient à gagner la prime de 25.000 francs promise par Fouché pourla tête de Cadoudal. La longue note écrite par Rivoire irrita Fouché. Ce petit officier demarine se moquait de lui. Il prétendait connaître le mystérieux Fermier de Brest, sur lequel Bonaparte prescrivait d’enquêtersecrètement afin de ne pas donner l’éveil en Angleterre. Mais lesignalement décrit était inconsistant. Le ministre de la Marine sedérobait bientôt à la tâche ingrate de rechercher et d’arrêter lesanciens officiers de ses troupes, de taille moyenne, ni blonds nibruns, plutôt jeunes que vieux, d’assez jolie figure, et de convaincrel’un d’eux de trahison. Vraiment, ce Rivoire savait bien des choses,mais n’en disait pas assez pour que la police pût l’utiliser. Ilcessait d’être intéressant, devenait un criminel ordinaire. Fouché envoya son prisonnier au Temple. Le juge de paix Fardel, de ladivision de la Halle au Bled, fut chargé d’instruire le procès de cedangereux conspirateur. Devant maître Pierre Fardel, Rivoire, observant encore la mêmetactique, ajouta peu de détails à ses déclarations antérieures. Ils’étendit seulement sur la nouvelle machination qu’il attribuait àCadoudal. Georges, disait-il, reprochait à Saint-Régent de ne pas avoir profitédu désordre causé par l’explosion de sa machine pour tomber les armes àla main sur le Premier Consul. La dernière décision prise étaitde revenir au « coup essentiel » jadis proposé par Joubert, et quiconsistait à attaquer et enlever Bonaparte sur la route de laMalmaison. Un lieutenant de Georges aurait aussi parlé de faireassassiner le Consul au Palais des Tuileries, un jour d’audience, pardes gens décidés, habillés en militaires de différents grades. Ce fut tout. Invité à fournir des preuves écrites, Rivoire se déroba,disant avoir brûlé les lettres reçues de Georges et des agents desprinces en Angleterre. Dans sa prison du Temple, se sachant entouré de moutons, leconspirateur s’inquiétait de l’attitude de Fouché. Ses moyens dedéfense ne lui inspiraient plus confiance. A force de se croire habile,il s’était en effet montré maladroit. L’envoi par le préfet Caffarellides chiffres secrets, dont Rivoire semblait avoir caché l’existence,indisposait le juge. L’enseigne vit la nécessité d’explications plusamples sur sa conduite. Le 16 février 1801, dans une lettre au ministrede la Police Générale, il protestait de sa sincérité, offrait desrévélations complètes, si on lui envoyait une personne sûre pour lesrecueillir. Fouché les dédaigna. Il renonça à impliquer Rivoire dans la poursuite des auteurs del’attentat de la machine infernale. Sans apporter de preuves, cetofficier brouillon pouvait mêler publiquement à l’affaire despersonnalités de la République que Bonaparte, ni Fouché ne voulaientpas y voir figurer. L’enseigne royaliste et espion s’était mis dans lecas d’attendre ; il était bien au Temple. On le fit passer pour laforme devant le jury d’accusation du tribunal de la Seine et son procèsfut renvoyé à plus tard. Pendant ce temps, le dossier Rivoire engraissait à la Police Généralede la République, sous le numéro 5588 du Bureau particulier, de tousles rapports que les préfets de la Marine et des départements bretons,correspondant entre eux, adressaient à Fouché. Chacun d’eux relatait cequ’il avait découvert et reproduisait ce qu’avait trouvé son voisin.Les gendarmes multipliaient leurs informations. L’enseigne au fauxpasseport serait bientôt convaincu d’être le plus effrayant des ennemisde l’État. A les en croire, il se rendait souvent dans le Morbihan, yconférait avec les chefs des rebelles ; il avait suivi à la piste lepréfet Boullé, pendant une de ses tournées dans les Côtes-du-Nord avecle conseiller d’État Barbé-Marbois. Toujours en mouvement, il levaitles plans des environs de Brest, il engageait et payait des matelots etdes soldats afin de livrer le port aux Anglais ; il était chargé deconduire en France le duc d’Enghien ; il allait souvent aussi enAngleterre, où se trouvait sa femme. Rivoire eût pu objecter que, s’il avait pu passer tant de fois etfacilement en Angleterre, il n’avait pas eu de chance, le 9 pluviôse àCalais, dans son essai de franchir le détroit. Il se morfondait dans saprison du Temple, mais il n’était pas homme à endurer un silenceméprisant, qu’il ne tarda pas à rompre. Il écrit. Sa vanité l’y pousse, son intérêt l’y conduit. Il a projetéde prendre rang parmi les policiers, et même les meilleurs. ADesmarets, qui lui a paru bienveillant, il offre ses services etdemande sur un ton badin protection : « Pensez à moi en caressant votre amie, songez qu’il est dur àvingt-cinq ans et plein de santé de vivre en cénobite. » Desmarets ne répond pas. Rivoire insiste ; Qu’on le renvoie à la Marine! Si l’on veut même, il partira pour l’Amérique, où des affaires defamille (!!) le réclament. Il ne remettra pas les pieds sur leterritoire de la République, mais qu’il soit libre ! Sans plus obtenir, son vieux père, le marchand lyonnais, implorait laclémence des Consuls pour un fils coupable de légèretés etd’imprudences, et qui n’avait jamais eu la tête bien saine. Cette appréciation du père sur le bon équilibre mental du fils pouvaitbien être exacte. CHAPITRE II L’étrange justice de Bonaparte. I. – LES JURÉS RÉCALCITRANTS. Rivoire était depuis huit mois sous les verrous du Temple lorsqueFouché, dépité de n’avoir pas tiré de cet entêté les révélations qu’ilattendait, décida de l’abandonner aux tribunaux. Un rapport auxConsuls, le 16 fructidor an IX (3 septembre 1801), résuma les griefsaccumulés contre lui, tous ceux qui ressortaient de ses aveux, sincèresou imaginaires. Aucune preuve n’était produite, nul témoignage n’étaitinvoqué. Les juges apprécieraient l’unique moyen de défense de Rivoire: entrer dans la conspiration royaliste pour la connaître à fond et larévéler au Gouvernement. La Police Générale pensait qu’une Commission militaire expédierait ceprocès à Paris et que le peloton d’exécution, au petit jour dans laplaine de Grenelle, la débarrasserait sans retour de son énigmatiqueprisonnier. Mais le ministre de la Marine réclama l’officier luiappartenant et obtint des Consuls que l’enseigne Rivoire fût envoyé àBrest pour y être traduit devant la Cour martiale établie dans ce port. Le crime de Rivoire était ainsi précisé : avoir trahi ses devoirs endevenant l’agent direct d’un complot formé pour ranimer la guerrecivile dans les départements de l’Ouest et pour livrer aux Anglais leport de Brest et les flottes combinées (4). Je ne crois pas que Rivoire, si prétentieux fût-il, eût pensé pouvoiraccomplir ces grandes et terribles choses. Se voyant en mauvaiseposture pour l’avancement dans son état d’enseigne non entretenu, ilavait cherché dans les intrigues politiques une carrière plusfructueuse et offert ses services au comte d’Artois en Angleterre. Leprince, les acceptant sous réserve, avait envoyé l’officier de marine àGeorges Cadoudal, chargé de l’éprouver. Une imagination trop vive avaitaggravé le cas de l’apprenti conspirateur, devenu un objet de craintepour la Police Générale et pour Bonaparte. Rivoire s’était pris à sespropres pièges. Désormais la justice était saisie. Rivoire était exposé à ses rigueurs,mais aussi placé sous sa protection ; la règle succéderait au caprice.Le changement se fit toutefois attendre. La Police peut-être gardait encore espoir de découvrir un fait nouveau,ou bien oubliait Rivoire. Le préfet maritime Caffarelli, ne voyant pasvenir son accusé, le demanda. On le fit partir. Rivoire a écrit unrécit dramatique du voyage qu’il endura, dit-il, garrotté sur unecharrette découverte, exposé au froid, à la pluie, à la neige. Sonescorte de vingt gendarmes à cheval était renforcée par des gardesnationaux, puis par des soldats, jusqu’à deux compagnies entières. Enréalité, ce fut plus simple et les gendarmes qui menèrent Rivoire deParis à Brest, le 29 octobre 1801, réclamèrent modestement 100 francspour remboursement de leurs frais de route et pour la nourriture d’unprisonnier dénué de tout. Le pauvre Rivoire était voué, dans ses prisons, aux longues attentes.Caffarelli, responsable d’un accusé de cette importance, ne voulaitconfier l’instruction du procès qu’à « un jurisconsulte intègre,éclairé et réunissant à ces qualités le courage et la connaissance desformes ». Le commissaire auditeur Bergevin, le Frère de Rivoire à laLoge l’Heureuse Rencontre, réalisait toutes ces conditions, mais iln’était pas là. On l’avait envoyé procéder à quelque enquête délicate àBoulogne. Rivoire le prit de haut, insista pour qu’un jugement rapide fît éclaterson innocence. Maître Bergevin fut pressé de revenir et commença soninstruction en mars 1802. Le commissaire auditeur interrogea Rivoire assez mollement. Il ne futquestion que des faits déjà reconnus et avoués par l’accusé. Aucundétail nouveau n’apparut, aucun fait obscur ne fut éclairci. On auraittout aussi bien pu juger sur pièces. L’accusé s’en tint à son systèmede défense : il avait attendu de tout connaître avant de tout révéler. Est-il vrai, selon ce que Rivoire a plus tard prétendu dans sesMémoires, que le greffier Siviniant tenait sa plume en l’air etregardait obstinément l’accusé, lorsque celui-ci commençait às’enferrer dans une réponse ? Le dossier judiciaire ne garde pas tracede cette mimique favorable, mais dénote au moins que toute malveillancefut bannie de l’instruction. Les questions posées semblent appeler desréponses prévues, émaillées seulement de quelques racontars puérils. Le contre-amiral Terrasson, le général Doraison, le commandant Germain,dont le passeport de Rivoire s’ornait des fausses signatures, étaientfurieux d’être dérangés pour témoigner et certifier des choses qui leurétaient étrangères, vieilles d’un siècle puisqu’elles remontaient àplus d’une année. Et l’on avait depuis signé les préliminaires de paixavec les Anglais. Il s’agissait bien de leur livrer Brest ! Lesmilitaires n’aimaient pas à intervenir dans les affaires menées par lapolice de Fouché. L’instruction est close et le préfet se prépare à réunir le Tribunal,lorsqu’il reçoit du ministre de la Police générale une lettre dont lalecture le stupéfait. Fouché s’est souvenu de Rivoire, demande ce qu’il devient et ajoute, le25 ventôse : « Je vous charge, dans le cas où le citoyen Rivoire serait acquitté parjugement de la Cour martiale maritime, de prendre les mesuresnécessaires pour qu’il demeure à ma disposition et en détention, et defaire veiller à ce que toutes les mesures de sûreté soient prises pourqu’il ne s’échappe point. » Dans quel but secret la Police veut-elle garder Rivoire sous sa griffe? Le conseiller d’État Caffarelli n’en a cure, mais il n’est pashabitué à ces procédés, qui vont se renouveler sous le Consulat etl’Empire (5). Il regimbe et réplique vertement à Fouché. « Les lois pénales ordonnent de relâcher l’accusé, s’il n’est pasreconnu coupable, à l’instant même où le Tribunal prononce. Ce seraitaller contre leur teneur d’arrêter de nouveau ce citoyen. Président dece Tribunal comme préfet, je suis forcé à l’observance de ces lois,indépendamment de toute autre raison. Mieux vaudrait ne pas prononcerle jugement. » Caffarelli demande des instructions au ministre de la Marine, lecontre-amiral Decrès, une créature de Bonaparte. Decrès donne au nom duPremier Consul, dont il signale le courroux, l’ordre d’obéirentièrement à Fouché. Le préfet maritime laissa tomber ce qu’il put du fardeau et s’empressad’user du droit qu’il avait de se faire remplacer à la présidence de laCour martiale. Il en confia la charge au contre-amiral Bedout, « sûr del’impartialité qu’il apporterait dans l’exercice d’une telle fonction ». L’audience fut fixée au 22 germinal. La veille, l’amiral président etl’adjudant de la Marine désignèrent les membres du jury de jugement,huit lieutenants de vaisseau et six enseignes, dont l’accusé devaitrécuser moitié dans chaque grade. Des plantons indifférents portèrent les convocations à domicile et cefut, dans chaque maison, jaillie de chaque bouche, la mêmerécrimination, exprimée sous des formes variées : - La corvée ! Pourvu que je sois récusé ! La journée du lendemain éclaira la plus terne des audiencescriminelles. Sept officiers jurés furent récusés, sans que l’on devinâtpourquoi, et s’en retournèrent bien contents à leurs affaires. MaîtreBergevin requit très paisiblement la peine de mort. Le défenseurofficieux de Rivoire, maître Duval-Legris, fit habilement remarquer quel’accusation, basée sur les aveux de son client, n’avait pas le droitde rejeter les intentions qui l’excusaient, ni de retenir l’usage d’unfaux passeport qui n’était qu’un moyen. Rivoire n’aurait pu rienrévéler plus vite au Gouvernement sans risquer d’être brûlé par quelqueespion de Georges, et bientôt poignardé. C’était une excuse de même ordre qu’alléguait le préfet desCôtes-du-Nord pour justifier l’absence des témoins ou des écritsréclamés par Caffarelli, à l’appui des assertions produites contreRivoire par le capitaine de gendarmerie Thomas. Ses renseignements luiétaient fournis sous le sceau du secret ; la moindre révélation de leurauteur exposerait la vie d’un homme utile et rendrait la policeimpossible. L’argument valait des deux côtés. Les jurés tombèrent d’accord sur les intentions de Rivoire. Il avaitemployé certes un moyen singulier de se pousser et mettre en faveur, etcela lui avait fort mal réussi, mais sa conduite s’expliquait ainsi,puisque aucune preuve matérielle ou testimoniale du crime n’étaitapportée par une accusation ne relevant que les aveux de l’accusé.Rivoire n’avait donc jamais eu d’intentions criminelles, surtout celleridicule de livrer le port et les flottes françaises et espagnole auxAnglais. Ces braves gens de jurés expliquent leur conviction de leur mieux,discutent entre eux leur texte. Pour un mot retranché ils en ajoutenttrois et finissent par se dire satisfaits. Leur rédaction est claire,on les comprendra bien. Le jury rentre dans la salle d’audience, d’où le commissaire auditeuret l’accusé se sont retirés. Le lieutenant de vaisseau Segoing, le plusancien d’âge et de grade des jurés, commence à lire l’énoncé un peulong dans lequel lui et ses camarades ont enfermé leur opinion unanime. L’amiral Bedout l’arrête. Le président n’en est pas à sa première courmartiale et maintenant connaît la subtilité des formes. Le jury n’a pasle droit de détailler les raisons probantes de sa conviction. Sadéclaration, n’étant pas concise, n’est pas légale. Elle ferait casserle jugement ; le Tribunal ne peut l’accueillir. Militairement parlant : - Au temps pour la délibération du jury ! Les jurés se sauvent dans leur salle et recommencent, allant cette foisdroit au but. Mais leur accord a cessé. La déclaration que va lireSégoing, en prêtant serment au nom de la conscience et de l’honneur detous, ne reflète que l’opinion de cinq d’entre eux. - Rivoire, accusé de trahison et de faux, est convaincu de ces faits,mais non criminel. C’est net et concis, bien que d’explication difficile pour qui n’estpas au courant (6). Bedout et ses assesseurs n’ont plus d’objections àformuler. Les juges se demandent pour la forme s’ils vont s’appuyer,dans ce cas assez nouveau, sur la loi criminelle de 1790 ou sur cellede 1791. Ils optent pour la première et déchargent Jean-Pierre Rivoired’accusation. « Ordonné que les portes des prisons de Pontaniou lui soient ouvertessur-le-champ, si pour autre cause il n’y est détenu. » Malheureusement pour Rivoire, cette autre cause existait puissante,c’était le bon plaisir du Premier Consul et de son ministre Fouché.Caffarelli était bien obligé de s’y soumettre et de garder l’acquittédans la prison de Pontaniou, mais non sans protester sur le rôle qu’onlui faisait jouer. A quoi servait-il donc d’avoir commencé laRévolution par le prise de la Bastille ? Il éprouvait maintenantquelque sympathie pour le pauvre Rivoire, qui demandait à être au moinstraité en officier et mis aux arrêts sur le vaisseau amiral. « N’est-ce pas éluder formellement la loi que de retenir prisonnierpour trahison un individu que le Tribunal absout ? Quel motif dedétention alléguer à cet individu autre qu’un ordre absolu ? Cependantil doit en connaître les causes, afin de travailler à sa justification.Cette protection des lois lui est due comme à tout autre. » La déclaration du jury avait fort étonné le préfet maritime, moins parla contradiction qu’elle contenait que par l’affirmation de laconviction des jurés sur la réalité des faits reprochés à Rivoire. Onleur avait montré si peu de preuves, que le commissaire auditeurlui-même s’attendait à une négation pure et simple de la culpabilité.L’institution du jury n’inspirait d’ailleurs à Caffarelli aucuneconfiance. « Épargner un innocent en sauvant des coupables est presqueune maxime de cette institution. » Dès que le jugement fut connu à Paris, les jurés de Brest passèrent unmauvais quart d’heure. Bonaparte entra dans une de ces colères que, detout son entourage, le sombre Fouché était seul capable d’affronter.Ces officiers qui faisaient acquitter un séïde de Georges, le brigand,l’assassin, étaient ses complices ! Leur déclaration monstrueuseétait un acte de révolte contre la Constitution et une provocation à larebellion. La décision des Consuls ne traîne pas. Le 3 floréal, dix jours après le prononcé du jugement, les lieutenantsde vaisseau Segoing, Lacarrière, Le Gonidec, Olivier, les enseignesGestin, Hulin et Garabis étaient destitués. Ordre était donné de saisirleurs papiers, de les arrêter et envoyer à Paris sous bonne escorte, etde commencer une information extraordinaire sur les propos et discourstenus et les démarches faites à l’occasion du procès. L’affaire Rivoire, aussi bien à Brest qu’aux Tuileries et à l’hôtel deJuigné, augmentait d’ampleur. L’enseigne, un peu relégué dans l’ombre,en sortait avec l’éclat du plus dangereux des ennemis du Gouvernement.On profita de l’occasion pour le destituer aussi, ce à quoi l’onn’avait pas pensé jusqu’alors. II. – UN TRIBUNAL DANS L’EMBARRAS. Les jurés de Brest n’étaient plus que des complices avérés de l’accusé,des individus déshonorés ayant excité, après la colère de Bonaparte,l’indignation verbeuse de Decrès, son premier commis à la Marine.Decrès avait pensé à épargner les deux d’entre eux dont l’avis séparélui paraissait le plus sévère. Il demandait à les connaître, maisn’insista pas quand il sut que les deux jurés dissidents s’étaientmontrés encore plus favorables à Rivoire que les cinq autres. La destitution s’appliqua donc à tous, gardée secrète jusqu’à leurarrestation, pour éviter l’évasion ou la destruction des papiers de cesgrands coupables. Il fallait nettoyer Brest de tous ceux qui avaienttrempé dans cette odieuse affaire, et Decrès s’étonnait naïvement quetoute la Marine n’eût point, « par une publique conspuation, faitjustice des officiers assez deshontés pour porter un tel jugement ». Les sept destitués s’étaient couverts d’opprobre à la face de toutesles nations, qui tenaient les yeux ouverts sur Rivoire et sa bande,mais « la fermeté du Gouvernement suppléerait heureusement àl’insuffisance de la législation ». Les nations étrangères, contrairement à ce que croyait Decrès, semontrèrent indifférentes, mais la ville de Brest réagit violemmentquand elle vit arrêter et enfermer au Château d’abord le lieutenant devaisseau Segoing, puis les six autres jurés, qui, le 13 floréal, furentenvoyés à Paris sous l’escorte des gendarmes. Menés devant Fouché, puisau cabinet de Decrès, ils réclamèrent des juges. On les emprisonna auTemple et le juge de paix Fardel les inculpa d’avoir rendu un jugementpar corruption. Le ministre de la Marine prenait de singuliers moyens pour faire aimerà Brest la dictature de Bonaparte. Une brochure, sortie des presses desFrères Egasse (7) et répandue à profusion, porta les doléances desjurés captifs à leurs concitoyens. Ils se justifiaient aisément,exposaient leurs sentiments et leurs vies, expliquaient qu’ils avaientobéi à la loi en traduisant par le mot non criminel leur convictionque Rivoire s’était mêlé au complot royaliste sans intention de nuire àl’État, mais plutôt avec celle de le servir. La Marine prenait fait etcause pour eux. Ils faisaient figure de martyrs, alors qu’ils avaientseulement voulu se conduire en honnêtes gens. On le vit bien lorsque Bergevin, rappelé d’urgence, car il venaitencore de partir pour Boulogne, commença son information judiciaire.Des dizaines de témoins furent appelés, officiers de tous grades,hommes de loi, commissaires de police, lieutenant de gendarmerie,simples bourgeois, qui, sans discordance firent l’éloge des juréspersécutés, certifièrent leur attitude correcte et attentive pendantles débats. Désignés au soir, la veille du jour du jugement, ilsn’avaient pu se concerter entre eux ni subir d’influences étrangères.Plusieurs n’avaient jamais vu l’accusé. Le jury de leur informationrendit en leur faveur un verdict de non-criminalité absolue. « Brest eût été entendu tout entier, écrivit Caffarelli au ministre,que je doute que l’on eût eu une seule déposition d’où résultât unsoupçon de culpabilité contre les jurés… Déjà la main sévère duGouvernement les a frappés, eux dont tout prouve l’innocence. Veuillezadoucir le sort de ces infortunés et les rendre à la société, àlaquelle des talents, des qualités, des vertus les rendent dignesd’intérêt. » Il fallait un certain courage à Caffarelli pour prendre la défense desofficiers qui avaient déplu en si haut lieu. Decrès renonça à braverplus longtemps l’opinion publique. Au bout d’un mois encore dedétention au Temple, les sept jurés reçurent leurs passeports avecinjonction de quitter Paris dans les vingt-quatre heures. En leslibérant, le ministre cherchait à se donner quelque mérite vis-à-vis dela Marine. « Moi qui lisais dans leurs cœurs, j’y voyais pusillanimité deconscience, insouciance sur les résultats, abus de raisonnerie, maisnullement intention d’attentat. A force de le dire, je suis parvenu àpersuader qu’il n’y avait que cela et les jurés ont été mis en liberté.» Il protestait même de l’intérêt que ces pauvres jurés lui inspiraient,à l’exception d’un seul, Lacarrière, dont le frère ingénieur étaitd’ailleurs un chouan irréductible : « Celui-là s’est obstiné à me fairedes raisonnements et à me prouver qu’il avait bien fait. Il a mis enavant sa conscience. » Était-ce donc interdit ? Mais la vraie manière de penser de Decrès s’était exprimée plus hautdans la même lettre, sur « les ergoteries mises à la place du sentiment de ce qui est utile ou nuisible au service de l’Etat ». Etsa compassion s’arrêta là. L’arrêté de destitution des jurés ne fut pasrapporté. Ces officiers, dépouillés de leur situation (8), durentchercher pour la plupart un emploi dans la marine marchande. Quand l’affaire personnelle des jurés fut réglée, Caffarelli, qu’elleavait beaucoup inquiété, s’occupa de Rivoire. Cet enseigne destituén’appartenait plus à la Marine. Le préfet n’avait aucune raison de legarder dans sa prison de Pontaniou et n’y tenait guère. Il pria qu’onle voulût bien débarrasser d’un individu relevant désormais de lapolice générale de la République. Fouché n’était pas resté inactif pendant cette période. Il n’en étaitpas à un prisonnier près parmi les centaines de gens enfermés dans sescachots pour raison d’État, mais l’acquittement de Rivoire le gênait,étant d’un mauvais exemple en Bretagne. Pouvait-on détruire sonjugement par quelque voie légale ? La difficulté résidait dans lecaractère définitif et sans appel des décisions des cours martiales,que seuls les citoyens non justiciables de ces tribunaux pouvaientdéférer au Tribunal de cassation, pour incompétence ou excès depouvoir. Mais ce droit des citoyens non militaires n’appartenait-il pasd’abord au Gouvernement, qui les a tous ? Le jugement de la Courmartiale de Brest fut envoyé au ministre de la Justice, pour êtresoumis au Tribunal de cassation. Plus soucieux, je le crains, de plaire aux ministres et à Bonaparte qued’observer rigoureusement la loi, dans un jugement moins fortement quelonguement motivé, torturant les textes, en extrayant une abondanced’arguties à défaut d’arguments, le Tribunal de cassation, à l’audiencepublique du mardi 19 prairial an X, cassa le jugement du 22 germinalacquittant Rivoire et renvoya ce dernier devant la Cour martiale deRochefort. La déclaration des jurés de Brest devait être annulée par unautre jury, parce que ses deux parties se détruisaient l’une l’autre.Le jugement, étayé par une déclaration inexistante, était donc entachéd’excès de pouvoir. Cela était difficilement démontré, mais il n’yavait plus de juridiction au-dessus du Tribunal de cassation pourdiscuter sa décision. Rivoire partit le 28 messidor pour Rochefort. Le capitaine degendarmerie de Quimper, auquel il fut remis, fut avisé qu’il aurait àsurveiller un homme très dangereux, qui chercherait à s’évader ou àse détruire. Le vice-amiral Martin, préfet de Rochefort, avait déjà reçu de Decrèsl’ordre de ne pas perdre un moment pour convoquer la Cour martiale etle jury. Il n’était pas flatté du choix de son arrondissement pourgarder et juger un prisonnier précédé d’une telle réputation. L’arrivéede Rivoire assombrissait encore les fronts du contre-amiral Guillotin,chef militaire du port, auquel le préfet avait vissé la corvée deprésider le tribunal, et du commissaire auditeur Faurès, qui se voyaitchargé d’une procédure embarrassante. Avec Rivoire vinrent les paperasses, qui le suivaient depuis sonarrestation à Boulogne et dont le tas impressionnant s’était accru àchacune de ses stations. Il y avait surtout des copies, parce que laPolice générale ne voulait pas se dessaisir des originaux, que Faurèsréclama. Le citoyen greffier Belenfant rangea toutes ces liasses parordre de date, classement qui en valait bien un autre, et mit à partdes pièces à conviction qu’avait saisies Mengaud à Calais dix-huit moisauparavant : un troisième chiffre, en lettres, syllabes et signes, maisdifférent de ceux de Brest, tracé sur deux bandes de papier azur liéesde fil bleu, un dessin d’écusson ou plutôt de timbre à trois fleurs delis, une ode monarchiste, un couteau à gaine et un paquet d’opium brutpesant 2 gros 24 grains (9gr, 25). A quelle poitrine était destiné le poignard ? Qui devait éprouverl’action du poison ? Personne n’avait songé à le demander à Rivoire.Faurès jugea bon de ne pas se montrer plus curieux que les autresenquêteurs, dans une affaire déjà trop compliquée. Le président de la Cour martiale demande à être éclairé sur sesdevoirs. Le commissaire auditeur, après avoir étudié le dossier, n’yrencontre que des embûches. La Cour martiale a-t-elle le droit de jugersur la déclaration du jury de Brest, que le Tribunal de cassation acritiquée sans l’annuler ? Peut-être annuler elle-même cettedéclaration contradictoire ? La procédure doit-elle être recommencéesur pièces originales et en appelant des témoins ? Le préfet transmetces questions à son ministre. Decrès les passe au ministre de laJustice. La Marine, à Rochefort et à Paris, ne veut pas se compromettre. Abrial, ministre de la Justice, suit la voie tracée. Que la Courmartiale annule la déclaration de Brest et réunisse un jury pourstatuer sur le fond. La Cour s’y résout à Rochefort le 1er frimaire anXI, décide qu’il sera procédé à de nouveaux débats et s’ajourne à troismois au besoin. Elle a obéi et gagné du temps. Qu’importe que Rivoire, jugé etacquitté, traîne de cachot en cachot depuis le 9 pluviôse an IX ? De lalugubre prison de Saint-Maurice, dans le plat et triste paysage de laPorte Martrou, qu’il va quitter pour un séjour à l’hôpital, Rivoireécrit au Grand Juge, réclame sa liberté, s’humilie, s’en remet à lagénérosité du Premier Consul. Les membres de la Cour martiale, Guillottin contre-amiral, Polonycapitaine de vaisseau, Baudouin commissaire de la Marine, ont encoreréfléchi et conçu de nouveaux scrupules. Ils les exposent au Grand JugeRégnier qui vient, après une disgrâce de Fouché, de réunir dans sesmains le ministère de la Justice et celui de la Police générale. Leurrequête est prudente : En destituant les jurés de Brest, le Gouvernement a appliqué desprincipes respectables sans doute, mais nouveaux en la matière. La Courlaisse percer ses craintes de prononcer, sur les seuls faits avoués parl’accusé et qu’il explique, une condamnation qui sera attribuée à lapeur. Le vœu du Tribunal serait que le Premier Consul lui permîtd’appliquer à Rivoire le bienfait de l’amnistie, ou de commuer endéportation la peine capitale si l’accusé était reconnu coupable. Avant d’apprendre par cette lettre le sentiment de la Cour, le GrandJuge en avait été instruit par une note de police, qui insistait sur lecaractère de Rivoire : « Homme très dangereux, possédant de trèsgrands moyens, audacieux, dont la haute police devait s’assurer. Safemme répandait toutes les nouvelles de Rochefort en Angleterre, oùelle servait la duchesse de Cumberland. Rivoire, s’il était traduitdevant une troisième Cour martiale, y compromettrait les premierspersonnages de la République, en présence de témoins dont il citait lesnoms… » Quelles hâbleries avait donc pu raconter cet accusé vaniteux et bavard,incapable de se taire ? Régnier, Grand Juge, estima qu’il était temps de couper court auxhésitations des membres timorés de la Cour martiale rochefortaise. Sousune forme juridiquement polie et avec l’emphase de l’époque, il lesinvita à comprendre et leur définit la conduite à tenir. L’amnistiedont ils parlaient ne s’appliquait pas ; il fallait juger.L’indépendance des jurés était entière, mais « ils devaient surtoutavoir le courage de s’élever au-dessus des clameurs et des intriguesdes factions ». Quant aux officiers composant le tribunal, on sauraitque penser de leurs opinions politiques s’ils ne se montraient pasfermes. « Ce n’est donc qu’avec une affliction profonde qu’on reconnaît dansdes moyens si frivoles les efforts multipliés d’un parti qui, aprèsavoir incendié vingt-cinq vaisseaux de ligne ainsi que l’arsenal deToulon, voulait faire subir le même sort au port de Brest pour porterle dernier coup à la marine nationale et à la liberté des mers. » « Si tous ces faits, trop bien prouvés, ne frappent pas des cœursfrançais et des marins, ne faudrait-il pas reconnaître dans cetaveuglement cette absence d’esprit public, cette fatalité qui, pendantquinze ans, ont produit tant de malheurs et causé la supériorité de nosennemis dans la marine. » A la fin de sa lettre, Régnier épargnait au Tribunal la responsabilitéde la mort de Rivoire. L’exécution du jugement serait suspendue.L’accusé absous resterait en prison ; condamné à mort, il attendraitla décision du Premier Consul. Quand Rivoire, dans ses Mémoires, affirme qu’après un premieracquittement il a encore été jugé et condamné par ordre, il ne setrompe pas entièrement. Il fut jugé et condamné à Rochefort le 2 ventôse (21 février 1803),ayant présenté lui-même sa défense. On atténua ses crimes en admettantque, malgré sa trahison, il n’avait pas voulu livrer à l’ennemi le portde Brest et l’escadre franco-espagnole. Un des juges opina pour lamort, les deux autres pour la déportation, qui fut prononcée. Le sortde Rivoire n’était pas réglé pour cela, puisque le jugement ne devaitêtre exécuté que sur les ordres définitifs du Gouvernement. Au-dessusde la justice planait toujours le pouvoir des consuls de la Républiquesur le prisonnier d’État. CHAPITRE III La Rancune des policiers de Fouché. I – RIVOIRE AU SERVICE DE L’EMPIRE. A vingt-huit ans on peut espérer encore. Etre déporté, c’est vivre,hors de France il est vrai, mais à l’air libre, avec un peu d’espaceautour de soi, sans l’oppression constante des murs d’un cachot. C’estrenaître en guettant l’occasion de tromper la surveillance des gardes,de fuir en quelque coin du monde, d’y éprouver sa force, exercer sestalents, devenir l’homme que l’on a rêvé d’être. Après sa condamnation, Rivoire s’était montré joyeux, trop expansifpeut-être, sans se douter qu’à défaut d’écrits ses gestes étaientépiés, ses paroles recueillies, que sa légende d’ennemi irréconciliablede Bonaparte se renforçait du soupçon que de nouvelles intriguesavaient pu lui éviter la mort. Un mois s’écoula, n’apportant aucune nouvelle à la prison deSaint-Maurice. Rivoire anxieux demanda au commissaire auditeur ce qu’onallait faire de lui. Le Gouvernement trop occupé n’oubliait-il pas defixer le lieu de sa déportation ? Pendant ce temps sa santé s’altérait; c’était une aggravation de peine que personne n’avait le droit de luiinfliger. La demande était trop légitime pour n’être pas transmise par le citoyenFaurès. Elle eut même une suite, et Desmarets, à la Police générale,l’annota : à Cayenne, et prendre toutes les précautions. Ce ne fut qu’une velléité bientôt réprimée. La guerre recommençait. Lesagents de Bonaparte à Londres signalaient une grande agitation dans leclan royaliste. On se dit que Rivoire se ferait enlever par les Anglaissur le bâtiment qui le porterait à la Guyane, et sa demande parut unpiège méritant d’immédiates rigueurs. Ordres et menaces pleuvent alors sur le port de Rochefort. Le ministreDecrès les résume : Rivoire cherche à fuir. « Il n’est pas douteux que cet individu n’aitdes intelligences, soit dans l’intérieur, soit même à l’extérieur.Prenez toutes les mesures possibles pour qu’il ne puisse s’évader,qu’il n’entretienne aucune correspondance soit écrite, soit verbale,avec qui que ce soit… Vous concevez de quelle importance il est de nepoint laisser échapper un tel criminel d’Etat. » Le commissaire auditeur se fâche. Tant de responsabilité ne lui incombepas. Après tout, ce prisonnier a cessé d’appartenir à la justice ; iln’est plus de son ressort. Que le concierge de Saint-Maurice le garde !Mais le concierge Chagniolleau lui aussi s’épouvante. Il réclame auchef militaire du port une garnison de soldats. Les ingénieurs sontrequis de construire autour de Rivoire « un local séparé », de pierresmaçonnées. Il faut bientôt traiter à l’hôpital le condamné, dont les accidentssyphilitiques sont graves. Complication de plus. Decrès ne tolère pasqu’il s’y attarde. On le ramène en prison. Un peu plus tard, le ministre de la Marine, effrayé à son tour, necroit plus les prisons de Rochefort assez sûres pour garder Rivoire. Ildemande à son collègue de la Guerre d’enfermer ce redoutable personnagedans un château fort. Malade, déprimé, Rivoire écrit sa capitulation. L’écart est trop grand entre ce qu’il est et ce qu’on le croit être. LePremier Consul et le ministre Decrès sont trop avisés pour ne pascomprendre que, sans avoir applaudi au 18 brumaire, il est partisan dugouvernement actuel et qu’il regrette sa folie de sacrifice pour lesroyalistes, dont il n’a rien obtenu. Il n’est pas dangereux. Qu’onutilise ses services, mais dans un emploi qui ne soit pas subalterne,ou qu’on lui rende sa liberté (18 août 1803) ! La signature de cette supplique est modeste. Plus de particule. Pasmême l’ornement des trois points maçonniques. Rivoire, tout simplement. On rend compte au premier Consul, en même temps qu’on lui apprend ledébarquement à Biville, près de Dieppe, du brigand Cadoudal. Lacoïncidence est fâcheuse pour Rivoire. Sa pétition est renvoyée auGrand Juge. Des ordres sont donnés pour redoubler d’attention et desévérité envers ce prisonnier d’État, qui certainement médite d’allerrejoindre Georges, son complice. Le port de Rochefort fut alors débarrassé de Rivoire. Le lieutenant degendarmerie de La Rochelle le mena, pour y être enfermé jusqu’à lapaix, dans un vieux château fort à la frontière d’Espagne, protectiond’une ville alors presque ignorée, mais qui a conquis depuis sacélébrité, Lourdes. Si vous en croyez Rivoire, on le jeta « dans un cachot humide, voûté,inhabité depuis quinze à vingt ans, et qui n’était visité que par leshiboux et les chauves-souris. La tradition voulait qu’une reine deNavarre eût fait construire la tour pour y détenir son fils, le roilégitime, et l’y étrangler afin de régner à sa place ». Un prisonnier ne peut aimer sa geôle. Que Rivoire ait cherché às’évader est chose très vraisemblable, sans besoin d’ajouter foi à seshistoires de draps déchirés pour faire des cordes, de soldat complices’enivrant mal à propos, de voûte percée s’écroulant sur sa tête etalarmant la garnison. L’échec de ses premières tentatives abattitsûrement son courage et lui inspira le désir d’arracher à tout prix,aux maîtres de sa destinée, la liberté qu’il n’avait pas encore suconquérir. Ses plaintes sur le martyre douloureux qu’il endurait dans sa prison deLourdes ne s’accordent guère avec le relâchement certain du secret danslequel il était condamné à vivre. Il avait pu lier un commerce degalanterie avec une dame Gasselin, vivant dans le château ou non loinde ses murs. Les bruits du monde parvenaient jusqu’à lui, et il futvite au courant des faits qui se déroulèrent quand l’arrestation dePichegru, du général Moreau, de Cadoudal et de leurs complices mit augrand jour une conspiration autrement redoutable que celle danslaquelle il avait été impliqué. Deux sentiments se partagèrent son âme: vanité blessée d’être un oublié, de n’avoir pas de rôle à jouer surcette scène qui occupait l’Europe, espoir de se servir des événementspour hâter sa libération, obtenir au moins d’être rappelé à Paris. Dans les complots découverts apparaît encore le premier moyen, lefameux coup essentiel, l’assassinat (on dit par euphémismel’enlèvement) du Premier Consul. C’est toujours la vie du généralBonaparte qui est en cause. Rivoire en a parlé jadis à Fouché.L’occasion est belle de le rappeler, mais personnellement cette fois àBonaparte. C’est donc au Premier Consul qu’il écrit directement, le 3germinal an XII. La conduite du prisonnier d’État est, ce jour-là, logique. Il veuts’expliquer avec le Gouvernement consulaire, qui l’a persécuté sansjamais le comprendre. Mais il était déjà rallié au Consulat quand il fut arrêté. Au cours deses relations avec les royalistes, il avait conçu une horreur profondedes projets d’attentat criminel formés contre Bonaparte. Il avaitpréconisé l’attaque en plein soleil, les armes à la main, du PremierConsul, et s’était retiré de la conspiration quand il avait vuprévaloir les plans d’un lâche assassinat. Surpris à Calais, il sepréparait à passer en Amérique, bien décidé à rompre avec la viepublique. « J’ai servi un parti ingrat, ajoute Rivoire. Mûri par l’âge et par decruelles expériences, je crois que ceux qui n’ont pas eu le courage deressaisir le timon de l’État sont incapables de le diriger… Bienpersuadé de la faiblesse du prince (le comte d’Artois), et bien dégoûtéde tant de démarches infructueuses, j’avais pris la ferme résolutiond’abandonner à jamais toute intrigue politique. » Mis pour la première fois en présence de Fouché, Rivoire lui avait déjàparlé des relations qu’il aurait surprises entre le général Moreau etle chouan Georges. Pourquoi ses révélations avaient-elles été gardéessecrètes ? Les jugeait-on dangereuses ? L’ex-complice de Cadoudal lesdéveloppait dans sa lettre. Moreau, entièrement dévoué au partiroyaliste, se serait mis à la tête du gouvernement, si le coup de lamachine infernale avait réussi le 24 décembre 1801. On cherchaitmaintenant des preuves contre ce Moreau, publiquement inculpé deconspiration royaliste ; Rivoire laissait entendre qu’il pouvait lesfournir. Le zèle qu’il mit à servir le parti, que depuis longtemps il renie, estun sûr garant de celui qu’il déploiera dans l’intérêt de sa patrie.Pourrait-il séparer celle-ci « de la personne de celui qui y a rétablil’ordre et le bonheur » ? Il peut être utile. Qu’on l’emploie ! Ouqu’on lui permette de passer aux États-Unis ! Il y « trouvera orgueilet consolation dans le bruit de la prospérité du général Bonaparte ». La manœuvre de Rivoire manquait de caractère. Elle n’eut pas le succèsqu’espérait son auteur, mais le Gouvernement sut en tirer profit. Le général Moreau était un prisonnier embarrassant. Il avait denombreux partisans aux armées, des amis à Paris et en Bretagne. Desmanifestations publiques éclataient en faveur de ce glorieux accusé. ABrest, à Morlaix sa ville natale, des placards affichés réclamaient sonacquittement. Pichegru, avant son mystérieux suicide dans la prison du Temple, avaitnié la participation de Moreau au complot. Cadoudal le déchargeaitaussi de toute complicité. Les affirmations contraires de Rivoire neparurent pas suffisamment étayées et ce dernier fut écarté du procès,ainsi qu’il l’avait été à l’instruction de l’affaire de la machineinfernale. Mais le désaveu qu’il affichait des Bourbons, les critiquesdont il les accablait parurent devoir servir à peser sur l’opinionpublique. Sa lettre fut truquée, Rivoire avait écrit au général Bonaparte ; onmodifia la suscription et le texte, dont on fit une supplique au GrandJuge. Le Premier Consul n’apparut dans la lettre qu’impersonnellement,comme une victime des royalistes. Tout ce qui concernait Moreau futbiffé. Le mémoire de Rivoire fut publié comme le cri d’une conscienceindignée, le regret d’un coupable repentant, reconnaissant son crime detrahison et sa complicité dans l’attentat du 3 nivôse, comme agent deces princes qu’il méprisait maintenant. Ce caractère d’aveux fut précisé dans un préambule à la lettre altéréeet tronquée, que publia la Gazette nationale, le 16 germinal an XIIde la République. Rivoire s’aperçut bientôt du piège dans lequel il était tombé. Cen’était pas au Grand Juge qu’il avait voulu écrire, mais au Héros del’Univers, pour mettre à ses pieds son dévouement. Avant qu’il eût eule temps de se plaindre, un messager de la Police générale arrivait auchâteau de Lourdes et lui rendait l’espoir. Le conseiller d’État, qui dirigeait pour quelques semaines encore laPolice générale, avait dépêché, afin de confesser Rivoire, un agent deson choix. L’origine lyonnaise de ce policier lui permettait desrapprochements heureux. Frottier dit à Rivoire l’avoir rencontré àParis en 1792 (peut-être inventait-il). Il connaissait même sa famille(était-ce bien vrai) ? La branche aînée des Frottier, celle desFrottier de la Messelière, avait émigré en Allemagne, où Rivoireprétendit les avoir fréquentés (à menteur menteur et demi). Quoi qu’il en soit, Rivoire parut en confiance et ne se fit pas prierpour parler pendant quatre jours de conférences. Le condamné égrène des souvenirs qu’il pare de vives couleurs, enimagine de plus beaux, se travestit en personnage de marque, en hommepolitique de premier plan. Sur le fond, il ne révèle rien de nouveau. Il avait tout préparé, deconcert avec Cadoudal, pour s’emparer de Brest. La bienveillance desEspagnols, du commandant Gorgocia, de l’amiral Gravina, lui étaitacquise. Il était allé à Mittau demander au prétendant Louis XVIII uneinvestiture formelle, puis à Londres, où les lâches hésitationsdu comte d’Artois avaient fait échouer tous ses plans. Au moinspouvait-il être fier d’avoir refusé l’argent des princes. Il cite les noms de ses principaux agents à Brest : le général Vergès,commandant de la garnison, et deux fonctionnaires, les frères Drouhart.Tous les trois sont morts et ne le démentiront pas. Mis en goût,Rivoire bavarde de plus en plus. Sa merveilleuse mémoire lui rappelleles lieux qu’il a parcourus, les gens qu’il a rencontrés ou dont il aseulement entendu parler. Son énumération s’allonge. Le policer écouteet note, rend compte. Dans la liste que dresse Frottier pour ses chefs, on trouve hommes etfemmes, pas d’officiers, des employés et même un commis de la Policegénérale, les aubergistes chez lesquels Rivoire a couché quand il a étéen relations avec les chouans, le vieux médecin de Moncontour dont lafille est royaliste déclarée, des curés, un directeur des postes.L’impression à Paris est médiocre ; on s’attendait à mieux. Le GrandJuge fait cependant ouvrir par les préfets, en leur affirmant que sasource de renseignements est au-dessus du doute, des enquêtes sur lecompte des gens dénoncés. Cela ne rapporte rien. Certains sont morts,comme Vergès et les Drouhart. Les suspects qui restent sur leterritoire sont connus et surveillés. Les autres sont d’ancienschouans, amnistiés et maintenant inoffensifs. Le prisonnier de Lourdes a parlé des frères Dubouchage, sans préciser.Il ne savait sans doute rien d’eux, ou peu de chose. Le plus jeunea-t-il été ce Fermier, tant cherché par Fouché et Bonaparte ? Je nesaurais le dire. Un dossier a bien existé à la Police générale sur lesDubouchage. Il a été vidé de son contenu, en 1814, à la rentrée desBourbons. Les Archives Nationales n’en possèdent que la chemise (9). Le pétard préparé par Rivoire avait fait long feu. Une nouvelle amorcene réussit pas mieux trois mois plus tard. De nouveaux noms ajoutés auxpremiers par une lettre de juillet ne retinrent même pas l’attention.Rivoire retomba dans l’oubli, dont le retour de Fouché au ministère dela Police générale ne le fit pas sortir. Dépité, il revint à ses projets de fuite. Mais la police du Départementveillait. Le 11 août, le préfet avisait Fouché qu’il était au courantd’un complot tramé pour enlever le fameux Rivoire. L’amie de celui-ciavait demandé des chevaux au maître de poste d’Estelle de Betharam. Lemaître de poste Chigué en avait parlé assez sottement, sans savoir àqui il s’adressait, au capitaine de gendarmerie Maginot, qui passait enconduisant deux détenus à Lourdes. Le bavard fut enfermé à Pau. Aux jours de désespérance, Rivoire écrivait quelque pétition supplianteà Desmarets ou à Fouché. Il avouait ses torts. N’avait-il pas assezsouffert ? Il demandait humblement à passer au service d’une despuissances alliées de la France. Il n’était guère de prison d’où l’on ne pût s’évader, si l’on étaitmuni d’argent. Jusque là, Rivoire en avait manqué. Comment s’enprocura-t-il ? Admettons, selon ses Mémoires, que deux royalistes, sesanciens camarades de la Marine, le baron d’Imbert et le chevalier deLaa, lui en firent parvenir. Par l’intermédiaire d’une femme il eut del’opium, produit familier pour lui, avec lequel il endormit les jeunessoldats qui le surveillaient. Puis à minuit, heure sacrée pour lesprisonniers, des amis vinrent le délivrer à l’aide de fausses clés. Ilspartirent, laissant derrière eux les portes ouvertes. Le château deLourdes était bien mal gardé. Dans la nuit du 18 octobre 1806, Rivoire était libre, sans être horsd’affaire, car la frontière d’Espagne était occupée par assez degendarmes, de douaniers, de soldats, pour qu’il ne fût pas besoin d’yappeler toutes les troupes que ce hâbleur prétend avoir été mobiliséespour lui seul. Il trouva des caches où se terrer. Le 1er janvier1807 il passait en Espagne, avec des contrebandiers. La police avait fait arrêter comme complices de l’évasion la femmeGasselin, chez laquelle on avait trouvé un billet à moitié brûlé signéAlfred Saint-Hippolyte, le maître de poste d’Estelle, Jacques Menou,conscrit réfractaire, et les bourgeois Blaise et Marthe, qui avaientcaché Rivoire après sa sortie du château. On apprit à Paris que Rivoire était à Saragosse. La Police fit réclamerson extradition par le ministère des Relations extérieures, mais lesformalités à remplir donnèrent à l’évadé le temps de disparaître. Il s’est prétendu si avantageusement connu à Madrid que l’ambassadeurrusse le reçut aussitôt malgré son piètre équipage. A l’ambassade, ilest hébergé ; on le nomme courrier de cabinet ; on lui confie lesdépêches du commissaire britannique. Il part pour Lisbonne dans unebonne berline, tirée par sept mules. Cela le changeait un peu de ses déplacements habituels, sous l’escortede la gendarmerie. Arrivé en Portugal, deux ambassadeurs encore, un russe et un anglais,le couvrent de leur protection. Pouvaient-ils faire moins pour le plusinébranlable des Français fidèles au descendant de leurs rois ? En Angleterre reparaît la trace de Rivoire. Sa voie le portaitnaturellement chez les ennemis irréductibles de Bonaparte devenul’empereur Napoléon. Dédaigné et repoussé par le Gouvernementconsulaire, puis impérial, l’homme aux convictions changeantes revenaits’offrir aux princes, qui ne le vengeraient sans doute guère, mais dontil espérait tirer au moins de l’argent. Il fallait vivre, et Rivoire n’avait aucune ressource. Après sa longuedétention il était possédé d’une fringale de plaisirs de toutes lescouleurs, sans éprouver d’attrait pour un travail assidu. Or, lesprinces payaient mal, et Rivoire pensa qu’en dépit des SaintesÉcritures il pourrait servir deux maîtres à la fois. D’autres royalistes étaient dans ce cas. Au parti opposé, Fouchédonnait un peu l’exemple. Un soir du printemps de 1808 débarque au Portel, seul dans une médiocreembarcation, un navigateur poussé là par le vent et le courant, malgrélui peut-être. Il est conduit devant Mengaud, dont la surveillancemaritime a été transférée de Calais à Boulogne. Le flair du policierest en défaut. Il ne reconnaît pas Rivoire dans ce soi-disant Italien,appelé Panoni, qui donne des renseignements sur l’entourage des princesà Londres et offre d’en fournir bien davantage, si l’on accepte sesservices. Panoni peut bien être une unité de plus dans les rangs serrés desespions. Il est embauché, au rabais il est vrai, car il n’inspire pasgrande confiance ; il sera payé aux pièces. Fouché fait assurer sonrenvoi en Angleterre par la route de Flessingue. On le munit d’un peud’argent. Mais on ne tarde pas à savoir, à la police politique, que Panoni etRivoire ne font qu’un. Rivoire est précisément mêlé à la défection en Poméranie des troupesespagnoles du marquis Caro La Romana et à leur rapatriement sur uneescadre anglaise, pour combattre Joseph, le roi imposé à Madrid parNapoléon. Le conspirateur remuant, cherchant son gain dans les deuxpartis, apparut agent actif, tantôt du prétendant, tantôt del’empereur. Son jeu trouble fut deviné par Bellemare, commissaire depolice à Anvers, qui lui voua une haine farouche. Rivoire s’est montrédiscret sur cette période obscure de sa vie. Il se vante seulementd’avoir reçu de Monsieur, à Londres, « un accueil bien digne de luifaire oublier les maux qu’il venait de souffrir ». Le plus clair de ses revenus provenait de sa participation au commerceinterlope des marchandises prohibées en France, introduites par lesnavires anglais que les princes employaient à leur correspondancepolitique. L’ex-officier de marine s’était fait contrebandier.Bellemare ne l’ignorait pas. II. – LA FIN MISÉRABLE D’UN ROYALISTE REPENTI. Le 5 novembre 1810, sur la plage de Nordwyck, en Hollande, par temps debrume, s’échouait un cotre venant d’Angleterre. Les douaniers, ayanttrouvé le chargement suspect, remirent l’équipage et le commandant auxgendarmes, qui les menèrent à la police d’Anvers. Dans ce commandant,qui semblait peu disposé à parler, le commissaire Bellemare eut leplaisir de reconnaître Panoni-Rivoire et l’expédia sans tarder à Parissous bonne escorte. Fouché, duc d’Otrante, disgracié par l’Empereur, avait été remplacé àla police politique par le général Savary, duc de Rovigo, maisDesmarets était toujours là. Il s’excusa presque d’envoyer Rivoire à laForce, l’assurant que cette affaire allait s’arranger. Rivoireconnaissait trop bien les prisons de Napoléon pour croire qu’on en pûtsi aisément sortir. Il se laissait cependant prendre encore à la fausse bonhomie deDesmarets, lui écrivait comme autrefois sur un ton de camaraderie,demandait à être traité en ami, à quitter un hôtel dont le séjour luiétait déplaisant. Il lui narrait l’aventure de l’abbé Vinson, quidonnait la nuit à Londres des leçons d’astronomie aux jeunesdemoiselles et qui, ayant fait un enfant à la fille de l’ancien valetde chambre du roi, l’avait mariée au frère du chouan Frotté. Desmaretsprenait note, car le scandale est toujours une arme contre l’ennemi,mais il envoyait Rivoire au donjon de Vincennes. Le prisonnier s’y démena comme un beau diable. Les rapports deBellemare contre lui étaient accablants. En vain, Rivoire accusait cecommissaire d’être lui-même un traître et d’avoir mis à son propre nomles renseignements de premier ordre que, sous son couvert, ilexpédiait d’Angleterre. Au duc de Rovigo, l’ex-officier affirmait sonadmiration et son amour pour Napoléon, énumérait les talents variésqu’il pouvait mettre au service de l’Empire, offrait de remplir desmissions en Italie, en Russie, en Amérique, dans toutes les parties dumonde que l’on voudrait bien lui désigner. Polyglotte, il pouvait allerpartout. De Lourdes il avait jadis exposé un grand projet pour réduire les noirsrévoltés à Saint-Domingue : recruter et armer 20 000 Indiens auMexique, les faire commander par des officiers français, au milieudesquels il aurait pris place. On ne lui avait pas répondu. Cela ne ledécourageait pas. Ses lettres se multiplient, remplies de mensonges sur sa vie, passée àse dévouer pour l’État. Il s’est dépouillé dans l’intérêt dugouvernement actuel, qui le laisse dans les fers, sans même une culottede rechange. Qu’on lui donne les moyens de confondre son ennemi Bellemare et cetautre agent, Cattermole, qui se livre à la fraude à Amsterdam ! Il a besoin d’argent, mais peut en gagner si l’on met à sa dispositionun laboratoire de chimie. En témoignage de ce talent, qu’on ne luiconnait pas, il adresse un mémoire sur un sujet proposé par la Sociétéd’encouragement : moyen le plus avantageux d’employer en grand l’acidemuriatique et le muriate de chaux provenant de la fabrication de lasoude. Ce Rivoire savait de tout, un peu. Ses écrits savants étaient signésPanoni. La chimie n’ayant pas l’air de tenter l’Empereur, le prisonnier selance dans les études politiques et sociales. Il aborde et traite laquestion juive. Il a fréquenté, dit-il, des juifs et prétend les bien connaître. Ilpasse lui-même pour sémite dans une famille riche, à laquelle il avoulu se lier par un mariage avec une jeune israélite. Ces relations nedoivent pas être négligées. A l’aide des juifs barbaresques, Rivoire,si on le laisse agir, s’engage à ravitailler l’armée française dansBarcelone. Les juifs méritent la protection de Napoléon. En Espagne eten Portugal, ils seront de précieux auxiliaires contre la superstitionromaine, qui est hostile à la France. Des corps de troupes israélitespourraient renforcer les armées continentales de l’Empire. Rivoire encommanderait un bien volontiers. Mais cela n’est rien auprès de la mission que Rivoire réserve au peupleélu. Napoléon, tenant à conserver l’Égypte, doit la garantir par lapossession de la Syrie, qui en est le boulevard. Mais il faudraitentretenir en Syrie de très fortes garnisons, parce que « la jalouseAngleterre ne manquera pas d’exciter et d’aider contre nous les nationsenvironnantes ». Sans être juif, Rivoire est un peu prophète. Il atrouvé un remède à la situation. Que l’Empereur rétablisse la nationjuive en Palestine et en Syrie, qu’il devienne son protecteur ! Jean-Pierre de Rivoire est l’inventeur méconnu du Sionisme. Malheureusement, ses conceptions hardies sont gâtées par d’inquiétantstravers. Depuis que l’Empire monarchisé a rétabli et mis en grand honneur lestitres nobiliaires, Rivoire a repris ceux qu’il s’était gratuitementattribués. Il en concède aussi de posthumes à sa famille. Sagrand’-mère maternelle devient juive et marquise d’Hauterive, son pères’est remarié avec la fille d’un duc d’Uzès. Rivoire se dira bientôtchevalier, en vertu d’une croix de Saint-Louis que lui aurait octroyéele prétendant. Un peu plus tard, il ajoutera à son nom celui deSaint-Hippolyte, qui lui servit de pseudonyme pour sa correspondance,alors qu’il été détenu au château de Lourdes. On aurait pu relâcher cet extravagant, trop connu pour être désormais àcraindre. Mais il avait dupé la police, accusé plusieurs de ses membres; cela ne se pouvait oublier. Dans les dossiers secrets du QuaiVoltaire, Rivoire resta marqué de la tare ineffaçable : individu trèsdangereux. On l’enferma au mois d’août 1811 dans le château du Ham,sur les bords de la Somme. Aucune inculpation ne pesait sur sa tête. Iln’attendait aucun jugement. Il était à vie prisonnier d’État. Périodiquement il écrit une requête pour se plaindre de son sort etréclamer sa liberté. La plus longue de ses suppliques est rédigée enitalien et adressée à Napoléon. Pour se consacrer à le servir, Rivoire,revenu à sa marotte de chimie, aurait refusé la brillante situation quelui offrait l’Anglais Mackensie, d’être son directeur des Vitriolworks à Dublin. En retour de ce sacrifice, le prisonnier demande qu’onlui donne un emploi. Quand il voulut démontrer à Savary, en 1812, combien la France avait eutort de ne pas lui trouver de l’occupation dans un de ses talentsvariés, l’ex-enseigne les énuméra ainsi : « J.-P. de Rivoire, ancien officier de marine, chimiste, manufacturier,médecin, officier de cavalerie, d’artillerie et d’infanterie,interprète d’anglais, d’italien, d’espagnol et de latin, auteur dedivers ouvrages, âgé de trente-six ans, dispos et bien portant, etfugitif du château de Ham, où il était injustement détenu. » Car une autre évasion avait réussi, moins dramatique assurément queRivoire ne l’a contée, et n’exigeant pas la fabrication d’échelles debois de trente pieds, ni d’échelles de corde trois fois plus longues.Elle fut d’ailleurs de courte durée. Repris le lendemain, Rivoire étaitmis au cachot. Il pouvait se dire auteur, ayant publié deux œuvres romanesques, dontil n’a retiré aucune gloire, et certainement peu de profit. Je citeleurs titres, pour les curieux : Les Israélites modernes, ou les Aventures des deux frères Daroca(sous le pseudonyme de Hakoben) ; Adar et Melek, ou les Pirates Barbaresques. Traduit de l’arabe deJosiah Hakoben par le Chevalier de R… Les loisirs du château de Ham permettaient cette distraction, àlaquelle Rivoire eût préféré une vie plus active. Il dut attendre, poursortir de sa prison, deux années encore et la chute de l’Empereur. L’invasion de la France par les troupes des alliés en 1814 entraînal’évacuation du château de Ham et le transfert de Rivoire aux prisonsde Rouen. Il n’y resta pas longtemps. Le 6 avril, le Sénat décernait àLouis XVIII la couronne à laquelle il prétendait depuis la mort dupetit dauphin, fils de Louis XVI. Deux jours après, Rouen arborait ledrapeau blanc aux fleurs de lis et ouvrait les portes de leurs cachotsaux prisonniers d’État de l’Empire. Jean-Pierre Rivoire était enfinlibre. Une femme est là, qui l’accueille et le soigne, car il est retombémalade en prison. Est-ce celle qu’il a épousée, ou peut-être oubliéd’épouser, à Livourne ? Est-ce celle de Lourdes ? Rivoire ne l’a pasdit. Il se vanta jadis de ses deux femmes, dans une lettre à Desmarets.Une femme est à Rouen, qui l’emmène, dénué de tout, à Paris, où elle vase montrer pour lui une admirable compagne. L’Empire semble bien mort, et Rivoire s’empresse de redevenir lefervent royaliste qu’il a quelquefois paru être. Royalistes convertisou émergeant au grand jour, émigrés rentrés, intriguent, quémandent,tendent la main, et même leur chapeau. Rivoire fait comme les autres etcherche des protecteurs pour l’appuyer près des princes. Il en trouve, parmi les meilleurs de leur entourage, des gentilshommesauthentiques, qui l’ont peu et mal connu, mais n’ont pas oublié larencontre à Londres, aux lieux de plaisir le plus souvent, d’un Rivoireaimable, élégant et disert, arborant fièrement la croix de Saint-Louis,citant les noms de ses amis célèbres, allant même faire au comted’Artois une cour flatteuse, poliment accueillie. Le comte d’Artois se souvient vaguement de Rivoire et répond à sapremière pétition par l’envoi d’un secours de deux cents francs. C’estune mince aubaine. L’ex-officier de marine demande sa réintégration. Afin de l’obtenir, et pensant être cru sur parole, il rédige pour lebaron Malouet, qui s’est vengé des mépris de Napoléon en devenantministre de la Marine de Louis XVIII, une histoire de sa vie. C’est une merveille d’arrangement que ce véritable roman, écrit enprenant le contre-pied des mêmes événements exposés deux ans plus tôt àl’usage de l’empereur. Depuis son entrée à l’école d’Alais (cela débutepar un mensonge), Rivoire n’a cessé de risquer sa vie pour ses rois. Ila combattu au camp de Jalès en Languedoc, puis dans les hussards francsde l’armée austro-sarde. Il a échappé seul à l’incendie du vaisseau LeScipion en rade de Livourne, fut blessé au siège de Bastia. Le ducd’Harcourt le chargea de missions périlleuses à Paris et en Vendée. Ilse rendait en Corse, près de Sir George Eliot, vice-roi, quand il futarrêté à Marseille et faillit être fusillé par une Commission militaire. A Lyon il fausse compagnie à Bonaparte, qui veut l’emmener à Paris etl’attacher à sa fortune. A Londres, S. A. R. Monsieur le désigne pourexécuter le plan qu’il a conçu et proposé pour s’emparer de Brest. Onlui promet le grade de chef d’escadre. Vient la période des douloureuses épreuves, courageusement supportées,son acquittement par la justice, sa condamnation, qu’une cour martialefut contrainte de prononcer. Que Rivoire décrit donc noblement sonmartyre, pendant onze années, dans les prisons d’État, « avec plus dechaînes et de fers sur le corps qu’un cheval n’en pourrait traîner ».Malgré tant de souffrances, son but n’est certes pas intéressé. Si lebon serviteur du roi prie qu’on lui donne un grade, c’est qu’il croitencore à l’utilité de son dévouement. Sa Majesté doit bien un acte dejustice au chevalier de Rivoire, jugé par Elle digne de commander auxmarins royalistes de l’Ouest. Justice il réclame. N’est-ce pas sondroit ? Tant de précision paraît répandue sur ce factum dans les actes bienrattachés aux événements historiques, dans les noms, cités enabondance, d’hommes politiques, de commandants, de généraux,d’ambassadeurs, qu’un profane ne pourrait manquer d’y ajouter foi.C’est le cas du baron Terrier de Monuil, qui transmet le mémoire àMalouët. Ce sera l’obliger que de faire droit aux réclamations d’unhomme méritant les plus grandes attentions. Rivoire s’est lui-même presque convaincu par ses récits. Il lesreprend, les développe sous une forme littéraire et les dédie à S. A.R. Monsieur. Il livre au public l’Histoire de la Marine française etde la loyauté des marins sous Buonaparte, par le Chevalier de RivoireSaint-Hippolyte. Il n’oublie pas cette fois d’y rattacher sa cause àcelle « des dignes officiers de son jury de Brest, qu’il prend laliberté de recommander respectueusement à la justice et à labienveillance de Sa Majesté ». Le suppliant a effacé de sa mémoire les protestations d’amour qu’ilprodiguait à Napoléon Bonaparte. Il ne se souvient plus que d’avoirpréféré des chaînes pour son roi aux broderies de l’usurpateur. Peut-être aurait-il obtenu quelques secours, s’il n’avait demandé qu’unpeu d’argent, mais sa requête d’être repris au service de la Marineexigeait l’intervention des bureaux. Les régimes passent, les bureauxrestent, maintenant entre les gouvernements qui se succèdent uneinaltérable solidarité. Formalistes, les bureaux de la rue Royaleréclamèrent des pièces écrites, et Rivoire n’en avait pas. Lesconserver, répondit-il, l’aurait exposé à perdre la vie. Devant lescours martiales, il avait déjà, visant d’autres ennemis, allégué lamême excuse. Alors on enquêta et la Police générale fut interrogée. Les recherchesdans ses cartons furent longues sans doute parce que les collaborateursde Fouché, conservés par le comte Beugnot, et dont l’évocation deRivoire avait réveillé les passions, ne voulurent laisser dans l’ombrerien de ce qui le concernait. Les dossiers ouverts mirent au jour leurssecrets, restés accablants pour le malheureux. Rivoire s’indigna contre le chef de division Le Carpentier, cet agentde Bonaparte maintenu à la Marine. Il se défendrait contre lesreptiles brodés de l’Empire, qui le voulaient écraser ! Vainesclameurs. L’administration se justifie toujours aisément en invoquantun règlement. Le certificat de services qui donnerait à Rivoire droitau rappel de solde que l’ex-enseigne réclamait, devait être complet etprobant. Et, malignement, le bureau compétent ajouta aux services deRivoire ceux du mouchard Panoni, que la Police politique prenaitplaisir à lui révéler. Le roi aurait excusé Rivoire ; il ne pardonna pas à Panoni. Dans la pauvre chambre meublée de la rue Saint-Benoît, où il traîne salamentable existence, le malheureux Rivoire, abattu par d’incessantessouffrances, rassemble ses dernières forces pour tenter un suprêmeeffort. Il a réussi à se procurer une pièce officielle relatant sesservices comme enseigne entretenu. Ce relevé vient de Brest, où Panoniest inconnu. Il est incontestable et donne à Rivoire l’émotion d’unultime espoir. « Ses lâches ennemis n’ont pas détruit toutes sespreuves ! » Mais ses prétentions sont devenues plus modestes. Lamaladie, les humbles besoins domestiques, chaque jour plus pressants etauxquels il ne peut faire face, ont abaissé son audace. L’ancienofficier ne réclame plus que sa solde d’enseigne. Le nouveau ministrede la Marine, le comte Ferrand, pourrait-il refuser de rendre à cettevictime ce qui lui est légitimement dû, après la perte de sa fortune etde sa santé ? Rivoire peut continuer à souffrir, à manquer des médicaments qui luiseraient nécessaires et même de pain. Peu importe aux Bourbons. Saprétention à la croix de Saint-Louis est démentie par la Maison du Roi.Il est « indigne des grâces de Sa Majesté, qui ne veut accueilliraucune de ses demandes ». L’hiver est venu, ajoutant aux douleurs du misérable couple, réfugiédans un taudis à la rue des Moulins, après avoir été expulsé de sachambre de la rue Saint-Benoît. Pas de feu dans l’âtre, pas de paindans la huche. Rivoire est au lit. Près de lui, une femme s’exténue àdes travaux grossiers de couture. Une aumône de l’État serait labienvenue, si minime fût-elle. Rivoire écrit encore, réclame seulementla demi-solde. Son dévouement reste indéfectible. Il voudrait servirjusqu’à la dernière goutte de son sang. La situation de Rivoire devient sans issue quand Napoléon, s’échappantde l’île d’Elbe, traverse en triomphateur la France et chasse lesBourbons de Paris. Est-ce à Decrès, pour la seconde fois ministre de laMarine, que le royaliste repenti pourrait s’adresser ? Mais l’alertedes Cent Jours a été chaude pour les partisans de la royauté. Elle aopéré ce miracle de les rapprocher les uns des autres, de procurer àRivoire un peu de compassion. Le malheureux est à bout de souffle et ne quitte plus son grabat. Sacompagne épuisée a dû appeler une garde-malade au chevet du moribond.Un ancien officier de marine, un camarade d’antan, est aussi venu prèsde lui, et sa pitié l’y retient. M. de Montillet n’est pas riche. Ils’adresse au comte d’Escars, qui arrache un petit subside au frère duroi, dont il est un des familiers. Cet argent fond aussitôt, versé aupharmacien, au boulanger, qui ont fait crédit et montrent les dents. Sil’État consentait à payer à son tour ce qu’il doit à l’officieriniquement dépouillé de son grade ? L’idée ancrée depuis longtemps dansle cerveau du malade y demeure obsédante. Il réclame, le 4 octobre1815, et ce sera la dernière fois, son arriéré, sa demi-paye seulement,au moins un acompte. La détresse a vaincu l’orgueil. Il n’y a pas unsou chez lui. Ne sait-on pas qu’il va mourir ? Il n’a plus la forced’écrire sa lettre, mais il se redresse pour la signer : Chevalier deRivoire Saint-Hippolyte. C’est le nom du masque sous lequel il veutfinir sa vie. Le lendemain, avec l’aide d’une compagne abattue, M. de Montilletrendit les derniers devoirs à Jean-Pierre Rivoire, qui trouvait enfindans la mort le repos et la paix. M. de Montillet mit ses propresmeubles en gage, emprunta pour donner à son énigmatique ami desfunérailles décentes. Rivoire évita par lui d’être enterré à lacharité. M. de Montillet paya les 226 francs du convoi et aussi lesloyers arriérés et la garde-malade. La femme de Rivoire, ayant depuisbien des mois vendu « tous ses effets et hardes, ne put se mettre endeuil ». Gratet, vicomte du Bouchage, était ministre de la Marine de LouisXVIII. Sur la prière du comte d’Escars, il fit payer à M. de Montilletles sommes que cet ami compatissant avait avancées. Il consentit même àfaire supprimer, par charité pour la veuve, toute mention rappelantPanoni sur le certificat des services de l’enseigne, mais les bureauxrésistèrent au paiement de la solde arriérée. Ils ne voulaient rienoublier, impassibles et confiants dans la force et la durée de leursdossiers. Les documents accusant Rivoire existent encore, sans qu’aucund’eux livre le véridique secret de cette âme obscure. Un certain charme, doublé du pouvoir d’illusion, émanait de cetaventurier turbulent, ondoyant, insaisissable, toujours en quête denouveauté, créateur de sa propre légende, aux temps troublés de laRévolution et du Consulat. Fouché, l’Oratorien psychologue, n’avaitpoint su démêler complètement les fils de cet esprit mythomane,vagabondant entre les limites du génie et celles de la folie,n’atteignant pas aux unes, restant en deçà des autres. Bonaparte, deloin, avait cru trouver en ce petit officier un ennemi à sa taille.Rivoire a séduit et trompé, à plusieurs reprises, les Bourbons. Parmide multiples intrigues galantes, il a inspiré à une femme le dévouementle plus absolu, obtenu d’elle le plus entier sacrifice : amour ou pitié. Les historiens qui se sont occupés de ce personnage singulier secontredisent. L’ai-je fait comprendre ? Existe-t-il encore un mystère Rivoire ? H. LE MARQUAND. NOTES : (1) Copyright by H. Le Marquand, 1936. Tous droits de traduction,adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, ycompris la Russie (U. R. S. S.). (2) Mis en liberté peu après, le lieutenant Rosamel fut heureux d’êtreenvoyé aux troupes d’artillerie de Saint-Domingue. Il s’y conduisit enbon soldat et fut grièvement blessé à l’attaque de Port-de-Paix.Rosamel ne sut jamais pourquoi son nom avait figuré sur les papiers deMercier-la-Vendée. (3) Une longue complainte, qui se chanta dans toute la France,décrivait curieusement cet engin : Cette machineinfernale (4) Réunion des flottes espagnole et française alliées contrel’Angleterre.Etaitfaite d’un tonneau Etrenfermait au lieu d’eau Beaucoupde poudre et de balles. Cetteinvention d’enfer Avaitdes cercles de fer ! (5) Parmi les exemples remarquables est celui de l’acquittement, par leTribunal criminel du Loir-et-Cher, de dix-sept accusés que lecommissaire du Gouvernement fit réintégrer dans la maison d’arrêt. «Demander l’opinion du président et faire venir la procédure. Enattendant, les condamnés (acquittés) seront retenus en prison comme yayant contre eux de nouvelles charges. On avisera ensuite aux moyens deporter l’affaire devant un autre tribunal. » (Saint-Cloud, le 12vendémiaire an XII. Signé : BONAPARTE.) (6) Les jurys criminels répondent maintenant par oui ou par non, cequi exigerait une parfaite précision et la plus lumineuse clarté dansl’énoncé des questions posées par la Cour. (7) Bibliothèque municipale de Brest et Archives Nationales F 7, 6277. (8) Le 7 mars 1803, François Segoing, invoquant ses trente-six annéesde services, ses campagnes, ses blessures, accusait Fouché d’avoir «violé l’inviolabilité des jurés », demandait que ce ministre fût punipour forfaiture et réclamait la restitution de son grade de lieutenantde vaisseau. Quel espoir pouvait-il avoir d’obtenir satisfaction ? (9) Archives Nationales, F 7, 6460. |