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LOÈVE-VEIMARS,François-Adolphe (1799-1854) : L’HôtelCarnavalet(1832).
Saisie du texte : S. Pestelpour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (19.VI.2018)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.
Courriel : mediatheque-lisieux@agglo-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@agglo-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) de Paris ou le livre des cent-et-un,Tome VIII, publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
L’HOTELCARNAVALET.

PAR

A. LOÈVE-VEIMARS


~*~
                      

Le sixième personnage, quin’avait encore
rien dit, se leva et se mit aussi à raconter
son histoire.

Candide
.


Au fond du Marais, à deux pas de la place Royale, est encore la maisonqui fut habitée si long-temps par madame de Sévigné. On l’aperçoit àl’angle de la rue Culture-Sainte-Catherine, ou de laCouture-de-Sainte-Catherine, comme on disait autrefois. Cette cultureou terrain cultivé appartenait aux religieux de Sainte-Catherine ; cequi n’empêchait pas les courtisanes d’y demeurer ; car à ce même coinde rue logeait, du temps de Charles VI, la belle Juive, dont son frère,le duc d’Orléans, était si épris, et à la porte de laquelle futassassiné le connétable de Clisson, meurtre fameux, si curieusementconté par nos historiens, qu’il semble qu’on y assiste. On le voitpasser, par une nuit sombre, ce grand connétable, armé seulement d’unpetit coutelas, et fongeant au trot de son bon cheval cette étroite ruedéserte. On est caché avec les assassins sous l’auvent du boulanger, oùils l’attendirent ; on entend le bruit de la lourde chute du chevalpercé de trois grands coups d’estramaçon, le bruit de la chute duconnétable, dont la tête va frapper contre une porte qu’elle faitouvrir ; ses plaintes, ses gémissements, les pas des assassins quis’enfuient, puis le silence. Puis les cris des bourgeois accourant avecdes flambeaux, pieds nus, sans chaperon, et le roi qu’on a réveillécomme il allait se mettre en sa couche, à qui on a annoncé la mort deson bon connétable, et qui, au lieu de refermer le rideau et de serendormir comme fit l’évêque de Châlons en apprenant la mort de M. deTurenne, se couvre d’une houppelande, sefait bouter ses souliers èspieds, et accourt à l’endroit où on disait que son bonconnétablevenait d’être occis. Lisez l’histoire du connétable de Clisson, elleest bien belle.

A deux portes de là, deux siècles plus tard, une autre maison decourtisane s’ouvrit au petit jour, et un homme en sortit le manteau surle nez, et tirant le long des murailles. La maison était bien connue :c’était celle de la belle Romaine, la fille de joie la plus renommée dutemps de Henri II ; l’homme, bien connu aussi ; il se nommait Charlesde Lorraine, duc de Guise, cardinal, archevêque ; l’homme le plushardi, le plus éloquent et le plus vicieux de son temps. Sa compagniedes gardes qui ne le quittait jamais, même à l’autel, où elle mêlaitl’odeur de la poudre à canon et de la mèche au parfum de l’encens,n’était dispensée de le suivre qu’en de semblables lieux. Il s’entrouva mal ; car il faillit subir le sort du connétable et laisser sadépouille sacrée dans cette rue dangereuse, où il eut toutes les peinesdu monde à échapper aux rufiens qui l’attendaient, et à gagner son belhôtel de Cluny gardé par trois cents hallebardes.

En ce même temps, peut-être la veille de ce jour, dans cette même rue,un nommé Jean Goujon, debout sur un échafaudage, était occupé à orner àsa manière, de quelques gentilles figures, le devant d’une maison qu’onvenait de bâtir. C’était à l’hôtel Carnavalet que travaillait le bonsculpteur. Jean Goujon mourut comme mourait presque tout le monde dansson temps et avant lui, comme mouraient les connétables, les cardinaux,les hommes illustres et ceux qui passaient tard à travers la Culture deSainte-Catherine. Il eut son coup d’arquebuse à la Saint-Barthélemy,ainsi que bien d’autres hérétiques. Le lendemain de la grande nuit,Jean Goujon s’en alla comme de coutume, à son échafaudage du vieuxLouvre, où il venait de terminer sa belle salle des cariatides :l’artiste prit son ciseau et se mit à travailler paisiblement aufronton extérieur, à deux pas de la fenêtre du bon roi Charles IX, àdeux pas de la rivière toute teinte du sang des protestants. Ilachevait de sculpter sur les murs rougis, et encore humides de laveille, ses riantes et légères nymphes, ses gracieuses figuresd’enfants et de sylphes, sans se laisser troubler par le bruit descoups de pistolet et d’arquebuse, par les cris et les hurlements quiretentissaient partout sur les pas des assassins ; car il disait quel’art doit préserver la croyance, et que lui, protestant, qui n’avaitpas hésité, par amour pour ce bel art chéri, à tracer le triomphe dusaint-sacrement sur la croix des Innocents, ne devait rien avoir àcraindre de l’épée des catholiques. Le pauvre sculpteur ignorait quel’éloquence n’avait pas préservé Ramus dans son collége de Presles,dont le fanatisme avait brisé les portes, et que la science n’avaitsauvé Ambroise Paré que grâce à la honteuse maladie de Charles IX.Comme tous les grands artistes, Jean Goujon n’entendait rien auxaffaires de son siècle ; une balle d’arquebuse qui lui fracassa lesreins vint lui apprendre qu’il l’avait méconnu. Le Phidias françaistomba au pied de son échafaud : peut-être expira-t-il victime dequelque détestable jalousie ; peut-être un sculpteur obscur et envieuxguida-t-il le bras du meurtrier, comme Jacques Charpentier avait guidéles assassins du pays latin jusqu’au grenier et au lit de paille deRamus. N’importe ! il périt devant son ouvrage et sa gloire, et lareine, suivie de ses femmes, put venir aussi parcourir son corps avecune impudique curiosité, et s’assurer si Jean Goujon, qui avait toutesles qualités du génie, possédait aussi toutes les puissances de l’homme! Puis, tout fut dit : ses amis chéris, ses élèves, Germain Pilon,Pierre Lescot, Bullant, passant par là, versèrent quelques larmes surle cadavre de leur maître ; mais le courage leur manqua pour luicreuser un marbre. Le restaurateur de la sculpture en France ne trouvapas un ciseau ami pour graver son grand nom sur une pierre, et sonépitaphe ne fut tracée que sur le registre des dépenses de la ville,avec celle des douze cents victimes qu’on tira de la rivière, et pourlesquelles on inscrivit dans ce livre une quittance de vingt écuscomptés aux fossoyeurs qui les ensevelirent. – Heureusement, JeanGoujon avait achevé les frises de l’hôtel Carnavalet, immortalisé Dianede Poitiers par ses merveilleuses sculptures du château d’Anet, couvertde bas-reliefs la tribune de la salle des Suisses, la porteSaint-Antoine, et orné la fontaine des Innocents de ses cinq naïves etdélicieuses naïades. Ne demandez pas ce que devint l’hôtel Carnavaletaprès la mort de Jean Goujon ! L’hôtel Carnavalet ne réveille en moique deux idées : le souvenir de Jean Goujon et celui de madame deSévigné ; le réveil des arts sous le règne de Henri II, et le goûtspirituel et fin de la cour de Louis XIV.

Un jour que vous n’aurez rien à faire, dirigez vos pas vers les grandsboulevarts déserts du quartier Saint-Antoine, vous suivrez la rue desMinimes, vous passerez devant le cloître de ces capucins quis’intitulaient Minimi, les plus petits de tous. Ce cloître, jadis sifameux par sa messe, rendez-vous de toute la noblesse d’épée et derobe, de toute la livrée, de tout le luxe, de tout l’orgueil du temps,est devenu une caserne. Un garde municipal couche et fume sur la placeoù madame de Sévigné venait s’agenouiller, chaque jour, et prierdélicieusement pour sa fille, à haute voix, afin qu’on pût l’entendre.Tout est flétri en ce lieu, passez ; vous n’irez pas plus loin quel’angle de la rue voisine ; là, vous serez arrêté involontairement parles figures de Jean Goujon.

La porte est largement cintrée et surmontée d’une femme légère, à larobe flottante et diaphane comme les naïades de Jean Goujon, élégante,riante et svelte comme toutes ses figures, debout sur un seul pied, etce pied appuyé sur un joli masque. Au-dessous du masque, qui faisaitpartie, je le suppose, des armes parlantes des Carnavalet, est unécusson mutilé par le marteau, où se trouvaient sans doute lesarmoiries noires et blanches des Sévigné, et les quatre croix desRabutin dont le comte de Bussy était si jaloux et si fier. Des lions,des victoires, des boucliers romains et des renommées s’étendent enlongs bas-reliefs de chaque côté de la porte, qu’un artiste de mauvaisgoût, du temps de Louis XIV, a travaillée en rocailles, en bossagesvermiculés, ainsi que disent les architectes en termes non moinsbarbares que la chose. C’est un bel ornement que le bossage ! Ilproduit un effet admirable sur la porte Saint-Martin, où Desjardins aétalé ses vermicelles de pierre tout autour de Louis XIV, armé de lamassue d’Hercule et couvert de la perruque de Cassandre ; le bossageest bien à sa place sur cet arc de triomphe, qui semble avoir été élevépar les Sicambres au grand Attila, au retour du sac de quelque noblecité romaine ; mais jeté près des sculptures de Jean Goujon, lebossage, tout ingénieux qu’il soit, est un odieux sacrilége.

Il y a quelque chose de si doux, de si terne, de si placide dans lestraits des habitants de cette partie du Marais, qu’ils ne semblent pasappartenir à la génération de ce siècle. En franchissant une des deuxpetites portes de l’hôtel Carnavalet, je me trouvai en présence d’unede ces figures, celle du portier nommément. Tout ajoutait à l’illusion; la maison, qui est aujourd’hui une pension autorisée parl’Université, comme dit l’affiche, était déserte. C’était le temps desvacances ; le maître, les écoliers, les valets, tout s’était échappé ;le calme régnait dans cette vaste demeure, et de longs rideaux blancs,flottant au soleil, annonçaient seuls qu’elle n’était pas inhabitée. Uninstant je fus tenté de demander à cette bonne figure du vieux temps,qui m’avait accueilli à la porte, si madame la marquise de Sévignéétait chez elle, ou à Grignan, à sa terre des Rochers, ou à Bourbilly ?Quelque chose me troubla bientôt dans ces illusions, c’était la voixd’un pauvre cuistre qui expliquait Quinte-Curce à deux ou trois enfantsencore plus infortunés que lui. Je me souviens que jadis, dans moncollége, j’allais rarement en vacances, et c’était justement ce fatalQuinte-Curce qu’on me faisait traduire pendant ces jours de repos et deréjouissance. L’émotion que j’allais chercher en parcourant cettemaison, fut remplacée par une autre émotion plus vive, mais je ne diraipas plus agréable. Je ne m’attendais pas à trouver mon ennemipersonnel, Quinte-Curce, établi sous l’alcôve de madame de Sévigné !

La cour est belle, la maison grande, tout ornée au dehors de ces bellesfigures de Jean Goujon, gâtées partout par les artistes du grandsiècle. Un gracieux fronton s’élève dans la cour derrière la porte, ilest surmonté d’une galerie que couronnait jadis une terrasse ; mais surcette terrasse on a bâti un toit et des greniers, comme sur les frisesdu grand sculpteur de Henri II, on a jeté de lourdes figures des mois,surmontées des signes du zodiaque. Au dedans, tout a disparu. Lesdorures, les panneaux, les boiseries, rien n’est resté. Hélas ! telleque se trouve maintenant cette maison, Boileau y serait bien à l’aise.Pas le plus petit feston, pas la moindre astragale ! On monte un grandescalier qui n’a même plus sa rampe gothique, et l’on parcourt à pertede vue des dortoirs blancs, peints à la chaux, qui a mangé jusqu’aumoindre souvenir. Enfin, après avoir traversé ces longues distributionsmonacales, qui ne vous permettent de reconnaître ni un appartement, niun salon ; au moment de sortir et de m’en aller, très-fâché de mavisite, le bon pédagogue, qui avait bien voulu quitter son Quinte-Curceet ses marmots pour me conduire, me dit négligemment sur le seuil del’antichambre : « Il y a encore un petit cabinet de ce côté. Vousplaît-il le voir ? » – J’allai au cabinet. Jugez de ma joie ! dans lecabinet, je trouvai madame de Sévigné tout entière.

D’abord, le cabinet est petit et carré ; il a deux doubles croiséesencaissées, bien conservées, avec de lourds balcons en fer, dignementtravaillés et chargés de ces bons ornements qui disent toute uneépoque. Les peintures, les sculptures en bois, les corniches manquentcomme partout ; mais une petite vieille cheminée de marbre s’estconservée intacte, et dès qu’on se met aux fenêtres, il semble qu’onvoie tout le mouvement et qu’on entende tous les bavardages du temps.De l’une de ces fenêtres, votre regard plonge dans le grand jardin del’hôtel de Lamoignon, avec ses débris de statues, de vases et sesrestes de cascades. De la fenêtre d’une maison construite sous HenriII, vous examinez à loisir un hôtel bâti sous François Ier, et qu’onessaya, comme la maison où vous êtes, mais vainement, de terminer sousLouis XIV. C’est qu’il faut vous dire que l’hôtel Carnavalet estinachevé, outre que par ses deux styles il est informe. On voit bienqu’on a tenté de temps en temps de pousser plus loin ce grand édifice.Un œil attentif y marquerait les dates. – Voilà une aile qui a étébâtie par madame de Sévigné avec la succession du bon abbé de Coulanges; une autre commencée avec celle de l’évêque de Châlons : mais bientôtil a fallu s’arrêter ; le lansquenet et la dot de madame de Grignan ontempêché d’élever davantage cette façade : puis sont venues lesdissipations et les campagnes du jeune baron ; la Champmêlé a mangétout ce qui manque à ce premier étage, et le second a été employé àfaire les équipages du beau guidon, lorsqu’il s’en alla montrer savaleur en Candie. Véritable et bon gentilhomme que ce baron de Sévigné,qui n’avait que de nobles passions, la gloire, le jeu et les filles !

Ce n’est pas certainement un de ces goûts de grande famille qui a misobstacle à l’achèvement de l’hôtel Lamoignon. Fléchier a comparé lafamille des Lamoignon à ces larges fleuves qui, se séparant ennombreuses branches, se creusent de nouveaux lits, et s’étendent surtoutes les campagnes sans rien perdre de leur abondance et de la puretéde leurs ondes ; comparaison aussi vraie qu’elle est noble et belle.Dans ces antiques maisons de magistrats, nul trouble, nul désordre, nulembarras, ne venaient déranger la sérénité des jours et le sommeil desnuits. On se léguait, de père en fils, une vie honorée, laborieuse ettranquille. Le président de Lamoignon succédait au président deLamoignon, comme le roi au roi ; ce grand nom, ce personnage docte etgrave, siégeait toujours sur les lis de la grand’chambre, sous Henri IIcomme sous Henri IV, comme sous Louis XIV. A toute heure vous pouviezpénétrer dans son antique demeure ; rien n’y changeait, pas même lemaître. En tout temps le plaideur n’avait qu’à frapper à cette grandeporte aux anneaux majestueux ; dès l’aube du jour elle était ouverte àceux qui demandaient justice ; et, comme un grand orateur l’a dit surla tombe du président Guillaume, on n’y essuyait jamais de mauvaisesheures. Des laquais fiers et bien vêtus, mais sans insolence et sansluxe, étaient déjà debout, veillant à la porte du vaste cabinet où, àla lueur d’une lampe dont la clarté mourante combattait les premiersfeux du matin, le maître lisait assidûment des recueils dejurisprudence et des mémoires, pénétrait dans les ennuyeux détails desprocès, et se préparait de toute la force de ses lumières, de saconscience et de sa raison, à rendre bonne et fidèle justice. Puis, lejour venu, selon le temps, selon les mœurs, l’austère chef de cettefamille mettait le pied sur l’étrier de sa mule, ou montait dans soncarrosse suivi de sa livrée grise, pour se rendre au tribunal, et yconsacrer tout son temps au repos des citoyens, à la conservation deleur honneur et de leur fortune. Aux seuls jours des grandes fêtes, autemps des vacations, l’hôtel de Lamoignon, l’hôtel Daguesseau étaientfermés et déserts ; les grands présidents s’en allaient dans leursbelles retraites, à Bâville, à Fresnes, se décharger du poids de leurdignité, sourire librement au milieu des leurs, s’adonner sanscontrainte aux plaisirs des champs, et terminer, pour se distraire, lesdifférents des villageois, après avoir apaisé les querelles desprinces, des seigneurs et des grandes familles. Aussi quelle successionde grandeur et de richesses ; quelle transmission de bien-être et deprospérité ! Si grande, qu’elle éclate encore au milieu des ruines deleurs habitations, et que de toutes ces pierres écroulées sortent lestémoignages d’une fortune inouïe, et d’un éclat qui, pendant dessiècles, ne s’est pas affaibli un moment !

De la fenêtre du cabinet de madame de Sévigné, vous apercevez cesgrands arbres qu’une main industrieuse a cessé de contenir etd’émonder, et qui périssent par un excès de vie et de sève ; quimeurent comme notre génération, faute de règles et d’appui dans leurliberté ; des larges pans de murailles, des hautes croisées, d’immensespavillons, une horloge muette et brisée, un écusson vide et rompu ; et,comme par une dérision amère du temps que semblait défier cette longueet heureuse lignée, il ne reste plus, çà et là, sur la façade, que desornements modernes inventés par quelque sculpteur facétieux. Un artistedu temps de Louis XIV, comme son style l’indique, employé par lesLamoignon à embellir cette maison, l’a décorée de mascarons bizarresformés par de maussades figures de robins dont le rabat et le manteaus’étendent en ailes de chauve-souris au-dessus de leurs têtes, et quedes cornets d’épices, ingénieusement disposés, surmontent de deuxlongues cornes. Les artistes ont souvent exercé de la sorte leur vervesatirique contre ceux qui les employaient, et l’on voit ainsi, dans lesvitraux de la chapelle des princes de Corbie, en Westphalie, lesinjures les plus obscènes et les moins équivoques contre ces grandsdignitaires de l’église.

Je vous ai dit que ce cabinet a deux fenêtres. La seconde fenêtre ouvresur le jardin de l’hôtel Carnavalet. Le jardin est maintenant une couroù les écoliers jouent à la toupie et à la corde, où jure, où se bat,où s’injurie cette florissante jeunesse. Il ne reste que deux grandssycomores qui ont été plantés par madame de Sévigné, m’a-t-on dit.Leurs larges feuilles, luisantes, sombres et découpées, s’échappent audehors et ombragent la rue voisine, en formant un parasol de verdureau-dessus de la petite porte du jardin. Cette porte est fermée ; lesverroux, les gonds sont rouillés ; jamais elle ne s’ouvre, cette porteinutile ; la clef est peut-être restée dans le dernier justaucorps dubaron de Sévigné ; et, depuis, personne n’a songé à la réclamer ni à enfaire usage. Que de fois le baron de Sévigné, quittant la rue desTournelles, et s’esquivant de la maison de Ninon pour regagnerfurtivement la sienne, a dû rencontrer le président de Lamoignon, prèsde cette petite porte ! Le joyeux et fringant gendarme-dauphin, pâlealors, débraillé et défait, ruiné par l’amour et par le jeu, saperruque renversée, ses rubans chiffonnés et en désordre ; tandis quele grave président portait sur ses traits toute la sérénité d’une nuittranquille, et s’en allait, l’œil vif et frais, l’habit de velours bienboutonné, à la matinale audience de sept heures. En vérité,l’immobilité de l’hôtel Lamoignon n’était rien près de cet enchantementde la rue des Tournelles, où rien ne finissait non plus, où lesgénérations passaient sans emporter une grâce à mademoiselle deLenclos, sans lui laisser une ride ! Vingt-cinq ans avant, la jeuneMarie de Rabutin, fière de sa beauté et de sa fraîcheur, accourant dufond de sa province pour se jeter au milieu des plaisirs et desinquiétudes de la Fronde, avait vu son mari prendre le chemin de cettemaison fatale, et dissiper sa vie et son avenir aux pieds de Ninon. –Qu’elle est dangereuse, cette Ninon ! s’écrie, vingt-cinq ans plustard, la jolie fille, changée en une femme spirituelle, la jeune femmejalouse de son mari, devenue une mère inquiète de son fils. Son fils atrouvé aussi le chemin de la rue des Tournelles ; il y passe ses nuitset ses jours ; sur le coussin où s’agenouillait son père, à son tour ilest à genoux aux pieds de Ninon ; ses lèvres s’attachent aussi sur sesmains encore douces, blanches et polies ; et il a pris possession dulit de la belle Lenclos comme on entre dans son héritage. – Qu’elle estdangereuse, cette Ninon ! aurait encore pu s’écrier madame de Sévignévingt-cinq ans plus tard ; car, cette fois, le petit-fils avait pris laplace de l’aïeul et du père ; la maison, le boudoir, le lit de la ruedes Tournelles s’ouvraient encore pour un Sévigné ; et l’éternelleNinon, toujours voluptueuse, toujours attrayante et adorée, semblaitdéfier cette race qui finissait, et se plaindre qu’elle n’eût pas unequatrième génération à jeter dans sa ruelle.

Si la pauvre madame de Sévigné avait pu, du moins, échapper auxconfidences ! Mais, quand elle avait passé la nuit à se désoler, àcalculer combien il faudrait couper de ses beaux chênes et de sesgrands marronniers de Bretagne, pour payer les pertes que faisait en cemoment son fils à la bassette, le baron venait gaîment la relancer dansce cabinet, et lui contait sans pitié ses amours burlesques et sesjoyeuses histoires nocturnes. – « Il me conte toutes ses folies, »écrivait la mère ; « je le gronde, et je fais scrupule de les écouter,et pourtant je les écoute. » – Elle entendait en effet des motsétranges pour l’oreille d’une mère ! Aussi n’y peut-elle tenir ; elleécrit tout à sa fille. Les lettres sont curieuses : « Votre frère estdans un grand embarras, » lui mande-t-elle ; « la maladie de son âmeest tombée sur son corps, et ses maîtresses sont d’une manière à ne passupporter cette incommodité avec patience : Dieu fait tout pour lemieux. » – L’intention pieuse de ce retour à Dieu, n’est-elle pasadmirable de la part de la bonne mère ? Elle continue toujoursd’écouter son fils : « Le baron est plaisant ; il dit qu’il est commele bonhomme Éson ; il veut se faire bouillir dans une chaudière avecdes herbes fines, pour se ravigoter un peu. Il a de plus une petitecomédienne, et tous les Despréaux et les Racine, et paie les soupers ;enfin, c’est une vraie diablerie. » – Le baron de Sévigné voyaitassurément bien mauvaise compagnie ; la Champmêlé, Ninon, Molière,Boileau, et Racine ; des femmes galantes et des hommes de génie, deuxespèces auxquelles n’a jamais pu pardonner le grand monde, et qu’ilconfond toujours dans son mépris. Encore les femmes de plaisiront-elles un peu de contact avec les goûts et les idées de la société ;aussi, quant à la comédienne et à Ninon, madame de Sévigné ne s’enplaint jamais que gaîment ; elle se sent involontairement un fondd’indulgence pour ces vices et ces entraînements dont la nature l’afaite exempte. Ouvrez encore une de ses lettres à sa fille : « Le baronn’est pas guéri de ce mal qui fait douter ses précieuses maîtresses desa passion. Il me disait hier soir que, pendant la semaine sainte, ilavait été si épouvantablement dévergondé, qu’il lui avait pris undégoût de tout cela, qui lui faisait bondir le cœur. Il n’osait ypenser, il avait envie de vomir ; il lui semblait toujours voir autourde lui des panerées de baisers, des panerées de toutes sortes dechoses en telle abondance, qu’il en avait l’imagination frappée, et nepouvait pas regarder une femme… Il me montra des lettres qu’il aretirées de cette comédienne ; je n’en ai jamais vu de si chaudes ni desi passionnées ; il pleurait, il mourait ; il croit tout cela quand ilécrit, et s’en moque un moment après ; je vous dis qu’il vaut sonpesant d’or. » – Mais, qu’il s’agisse de Racine, de Boileau, des petitssoupers littéraires, des innocentes débauches d’Auteuil, il n’y a pasde termes assez forts, de lamentations assez hautes pour déplorer cesgrands désordres. La chose est bien simple et facile à concevoir : prèsde Ninon et de la comédienne, le baron ne risquait que sa personne, soncorps, et sa santé ; dans cette affaire, il n’aventurait que lui-même ;au lieu que, vivant avec Racine et Boileau, disputant sur une règled’Aristote et sur un vers d’Horace, il hasardait sa qualité et sanoblesse, et descendait de son rang de gentilhomme. Tout ceci n’avaitpas besoin d’explication du temps de madame de Sévigné.

Tout le siècle de Louis XIV se trouve dans l’esprit, dans le caractère,jusque dans les traits de cette femme ; le grand siècle qui commence,comme elle, dans les troubles de la Fronde, dans cette guerre de boueet de pots de chambre, avec la famine, les épigrammes, les intrigues deboudoir au milieu des camps, et une fin encore plus ridicule et plusfutile que le commencement. Louis XIV qui plus tard devait fouler deses bottes de chasse les tapis de velours du parlement et les déchirerde son éperon, fuyait alors sur un cheval maigre devant la puissance deces robes noires, et courait jusqu’à Saint-Germain, poursuivi par lescavaliers de Bussy et par les sarcasmes de sa belle cousine, quiriaient de son pourpoint troué et de sa misère, sans prévoir qu’un jourles Indes n’auraient pas assez de diamants pour orner la casaque de ceprince sans titre, sans château et sans refuge ; qu’il le feraitlanguir, lui, dans un misérable exil ; et que pour la jeter pâméed’admiration à ses genoux, il n’aurait qu’à danser un menuet avec elle.

Le roi grandit : il devient beau, fougueux, passionné ; tout se range,tout obéit. Bussy s’en va expier ses satires dans une obscure terre, etmadame de Sévigné, que Ménage, son précepteur, avait trouvée pétrie dedédains et de glace ; dont le mari avait été forcé d’aller près deNinon se réchauffer du froid de la couche conjugale que Bussy, soncousin, avait trouvée si insensible ; que le comte de Ludre n’avait putoucher par sa courtoisie ; devant qui Turenne avait senti expirer satimide tendresse, se prend de la plus vive passion du monde pour LouisXIV ! Peu s’en faut qu’elle n’envie tout haut le sort de madame deMontespan ; au moins prend-elle tout-à-fait le ton du siècle. Lesrieurs avaient passé, mais non pas la licence. La duchesse de Mazarinqu’on voulait réunir à son mari, s’en allait crier à tue-tête àVersailles, comme du temps de la Fronde : Point de Mazarin ! point deMazarin ! Quand passait une fille d’honneur assez décriée de madameHenriette d’Angleterre, la prude madame de Lafayette ne se gênait paspour s’écrier qu’elle sentait la chair fraîche, et le reste était àl’avenant. Madame de Sévigné, si rigide autrefois, trouve tout au mieuxdans la plus belle des cours : elle fait violence à son tempéramentfroid pour ne pas paraître trop guindée dans ce monde de jouissances etd’amours, et je crois que Bussy-Rabutin eût réussi près d’elle, s’ill’eût courtisée, comme il l’avait fait gauchement dix ans plus tôt ;cette fois elle l’eût peut-être écouté pour se conformer au bon ton,elle se fût rendue, crainte de choquer les bienséances.

Versailles change. Madame Scarron s’établit, avec sa coiffe noire etson mantelet de veuve, sur le fauteuil où la radieuse Montespan étalaitces robes d’or sur or, brodées d’or, rebrochées d’or, que lui donnaitLanglée. Le roi devient lourd, scrupuleux, dévot, rigide. Madame deSévigné, sans le vouloir, toujours par cette influence qu’à son insu lacour exerçait sur elle, se fait rigide, scrupuleuse, dévote. Elle passesa vie aux Minimes et aux sermons du P. Bourdaloue. L’admirationqu’elle avait pour les yeux du roi, pour la jambe du roi, elle latransporte tout entière au P. Bourdaloue. Elle n’a jamais rien entendude plus beau, dit-elle, de plus noble, de plus étonnant que le P.Bourdaloue ! Elle prêche la dévotion à son fils et à sa fille ; elle neveut plus entendre parler ni de Ninon, ni de la Champmêlé ; et cettefemme qui fatigue chaque jour trois courriers de sa sensibilité et desa tendresse, qui a mal à la poitrine de madame de Grignan, qui pleureaux coliques de sa chienne Marphise, exalte la révocation de l’édit deNantes, montre la joie d’un inquisiteur dans un auto-da-fé, etapplaudit aux dragonnades !

C’est pourtant cette même femme qui gardait noblement fidélité à sesamis jansénistes dans le malheur, et qui posait la première pierred’une succursale de Port-Royal, le jour où madame de Maintenon faisaitsigner la destruction de Port-Royal à Louis XIV ! Déjà cette femmes’était attachée seule, avec l’innocent La Fontaine, à la mauvaisefortune de Fouquet ; elle avait passé des journées entières, le visagecouvert de son masque, sur un toit voisin de l’Arsenal, pour voirpasser le surintendant, gardé par cinquante mousquetaires ; et quandelle avait obtenu de son pauvre ami un signe de la main et un tristesourire, ses jambes tremblaient, et le cœur lui battait si vite qu’elleavait peine à lui répondre. Après cela, évertuez-vous, disputez,écrivez des volumes pour savoir si madame de Sévigné a aimé ou si ellen’a pas aimé sa fille : comme s’il était possible de savoir ce qui apassé dans le cœur d’une femme, – surtout d’une femme d’esprit !

Madame de Sévigné avait dit, en parlant de madame de Coulanges, quel’esprit est une dignité en France ; on peut en dire autant de satendresse pour sa fille. C’est une position qu’elle avait prise et quilui rapportait les honneurs et les distinctions des positions les pluséminentes. Aussi quelle publicité dans cette tendresse maternelle ! Ala cour, à la ville, on se passe les lettres de madame de Sévigné à safille, comme les nouvelles à la main. Sa fille se marie. Elle se jetteaux genoux de son gendre : – « Monsieur le comte, au nom du ciel,ménagez ma fille ! vous m’en répondez sur votre tête, monsieur le comte! » Sa fille s’en va à Lyon. Elle se jette au cou du voiturier : – «Monsieur Busch, au nom du ciel, ne versez pas ma fille ! vous merépondez de ma fille sur votre salut, monsieur Busch. » Sa fillepartie, elle la redemanda à son gendre, à sa gouvernante, aux états deProvence, à la reine, au monde entier ; et sa fille revenue, elles sequerellent, se tourmentent, se font mourir ; elles ne peuvent vivreensemble. Loin de moi la pensée de suspecter le cœur d’une mère. Oh !je n’en doute pas, madame de Sévigné avait bonne envie d’aimer madamede Grignan ; elle avait arrangé sa vie de façon à la remplir par cettelongue tendresse ; ce n’est pas sa faute, à cette aimable femme, sil’objet de ses adorations se trouva un beau matin une créature roide,égoïste, pédante, qui oubliait souvent sa mère pour s’occuper de son père Descartes, qui s’éloignait d’elle pour se rapprocher de Peslageset de saint Augustin, prenant parti pour M. de Cambrai et M. de Meauxcontre Claude et Arnaud, et subtilisant si fort sur les cinq amourscélestes qu’il ne lui restait pas de loisir pour l’amour filial aumilieu de toutes ses controverses. Madame de Sévigné fit alors ce quetout autre femme d’esprit eût fait à sa place ; elle continua d’aimersa fille avec violence pour ne pas changer ses habitudes, et satendresse maternelle alla son train dans le salon de l’hôtelCarnavalet, à l’hôtel de Sens et à Versailles. Mais les portes fermées,elle faisait, je pense, d’étranges retours sur elle-même, et le petitcabinet où je me trouvais hier, dut entendre souvent des exclamationset retentir de mouvements d’impatience qui eussent bien étonné lesbelles âmes qui lisent en toute confiance les six gros volumes delettres qu’elle y a tracées ! Quant à moi, vraiment, je montre unebonhomie tout aussi grande en agitant cette importante question quifaisait les délices et le tourment des littérateurs de l’empire. Sielle se fût présentée avant le seizième siècle, à la bonne heure ! Autemps où le P. Kirchmann écrivait son lourd traité sur les anneaux,Balduinus sur les chaussures, un savant serait monté dans son grenier,il eût vitement taillé sa plume, et après deux ans de solitude et detravail en fût descendu tenant à la main une effroyable thèse tachéed’huile, par laquelle il eût prouvé que madame de Sévigné aimaitbeaucoup sa fille et que cette fille se nommait madame de Grignan. Maisnous, hommes graves et à tête froide, que nous importe ?

Tout en me disant les choses au moins inutiles dont j’ai couvert cespages, je m’en allais le long des grands appartements de l’hôtelCarnavalet, encombrés par des lits en fer, et je traversais la chambreà coucher qu’un procureur au Châtelet, du temps de Louis XV, a peinteen gris pour n’être pas distrait dans ses rêves de procureur par lespeintures de Hyacinthe Rigaud et de Lebrun.

Tout ce qui m’avait manqué, en pénétrant dans cette demeure, seretrouvait alors dans ma pensée, avec son coloris et son éclat. Jerevoyais cette antique société tout entière sur laquelle se sontmodelées toutes les cours et toutes les sociétés de l’Europe ; jem’étonnais de n’avoir pas aperçu en entrant les lourdes dorures, lespeintures majestueuses, les tapisseries, les vastes fauteuils, lesgirandoles, et tout l’attirail de luxe et de grandeur dont ces mursétaient chargés. Il me semblait entendre, dans la chambre voisine, lescauseries spirituelles, libres et folles, de madame de Coulanges, demadame Saint-Aignan ; le bégaiement de la duchesse de Ludre, le rireéclatant de l’abbé, et la parole grave et fine du duc de LaRochefoucault. Les battants s’ouvrent. C’est le cardinal de Retz, legrand coadjuteur, bras dessus bras dessous avec le chancelier Seguier,avec Pierrot, comme on le nomme en ce lieu de bonne humeur ; leparlement et l’Église n’ont plus rien à faire, sous cette royautéabsolue, que se promener et deviser ensemble. Qui vient, en pâmant derire, à travers l’antichambre pleine de laquais ? C’est le marquis dePomenars, qui n’a plus que deux petits procès, l’un pour un rapt,l’autre pour fausse monnaie. Hier il soupa et coucha chez le juge quil’avait condamné la veille comme empoisonneur. Aujourd’hui il vientchercher le baron pour passer la nuit chez des comédiennes ; il estdoré, brodé, parfumé, couvert de dentelles et de rubans ; demain il seconfessera à Bourdaloue, ôtera sa perruque blonde, et se couvrira decendres. Quel bruit dans la cour ! quel mouvement ! que de flambeaux !que de carrosses ! Place à monsieur le Prince ! place à M. de Turenne !Place, surtout, à son éminence monsieur de Marseille, car on l’asurnommé la grêle ; il est brutal, et il se fâche. Le bon Corbinellireçoit tout monde dès la porte, et madame de Sévigné, sur son sofa,avec sa cour, entourée de Brancas, de Latrousse, de Thianges,brillante, parée, le sein découvert et garni d’une longue guirlande defleurs, comme l’a peinte Petitot, prodigue ses grâces et son esprit, etrecueille toutes les histoires, toutes les nouvelles du jour, pour lesmander à sa fille. J’allais enfin entendre, par un trou de serrure, unede ces conversations dont l’esprit a disparu avec les dernières annéesdu siècle de Louis XIV ; j’allais m’initier au secret de cette penséenoble et grave, entremêlée de licence et de trivialité, de ces égardsfamiliers, de ces personnalités innocentes, de cette ignorancegracieuse, que l’usage du monde, et la connaissance des hommes,rendaient presque semblable à du savoir ; toutes choses que madame deSévigné a emportées dans la tombe, lorsqu’on me tira doucement par lamanche. C’était mon bon pédagogue qui avait laissé ses écoliers sur lesbords du Granique avec Alexandre-le-Grand et qui avait hâte deretourner à son Quinte-Curce.

Ce fatal Quinte-Curce !

A.LOÈVE-VEIMARS.