L'ÉGLISESAINT-EUSTACHE.
I.
Au centre de Paris, dans le quartier le plus fangeux, le plus triste,s'élève, sur une large base, l'église de Saint-Eustache, admirablesouvenir, comme architecture religieuse, du règne de François 1er. —Son origine est fort ancienne ; les bénédictins, de Launoy et Dulaure,nous disent qu'à cet endroit fut un temple consacré à Cybèle, dont ontrouva une tête colossale en bronze, au coin de la rue Coquillière, encreusant les fondements d'une maison.
Cette tête est gravée dans Caylus ; l'original se trouve maintenant aucabinet des antiquités de la Bibliothèque.
En 1200, un certain Jean Alais, à qui la conscience reprochait d'avoirmis une taxe de
ung dénier seur chaque panié de poiçon, y fitconstruire, pour l'absolution de sa faute, une petite chapelle relevantdu chapitre de Saint-Germain-l'Auxerrois, et qui fut dédiée à sainteAgnès.
Plus tard, le nom de Saint-Eustache prévalut sur celui de Sainte-Agnès; on ignore le motif de cette substitution de noms. Un vieil auteur,que nous avons consulté, suppose qu'il vient d'un prêtre ambitieux etplein de vanité, qui s'appelait Eustache, au reste,
saint très-peuconnu.
« Le docteur Jean de Launoy, surnommé le
dénicheur de saints, parcequ'il avait démontré la fausseté de plusieurs de leurs légendes, étaitredouté par les curés dont les églises avaient des patrons suspects.Lorsque j'aperçois M. de «Launoy, disait le curé de Saint-Eustache, jelui ôte mon chapeau bien bas, et lui tire de grandes révérences, afinqu'il laisse tranquille le saint de ma paroisse (1). »
L'église de nos jours fut bâtie en 1532, sur les dessins de David ;Jean de la Barre, prévôt des marchands, posa la première pierre, et cen'est réellement qu'à cette époque qu'elle prit le nom deSaint-Eustache, et qu'elle
fut érigée en paroisse(2).
L'architecture de Saint-Eustache est d'un genre neutre ; la chapelle dela Vierge et le portail de la face occidentale, ridicules travaux deMansard, sont de deux ordres, le dorique et l'ionique. L'intérieur estde cette grande architecture sarrasine, toute de hardiesse et de géniepour la pensée, et admirable de grâce, de fini pour les détails etl'exécution.
La voûte de la nef est haute de près de cent pieds. Elle est soutenuepar dix piliers carrés parallèles, qui s'élèvent ornés de listels et defeuilles d'acanthe jusqu'à soixante pieds du sol. Puis, à cettehauteur, une galerie élégante, rehaussée d'une rampe à trèfles, fait letour de l'édifice. Au-dessus, les piliers s'amincissent, s'allongent,entourés de légers entrelacs gothiques, jusqu'à six toises du dôme, oùviennent se réunir les arcs-boutants sur lesquels il est appuyé.
Plus loin, c'est le chœur, commencé en 1624, et achevé en 1637, sous lerègne de Louis XIII, morceau prodigieux, admirable d'architecture,admirable de forme, admirable par ses objets d'arts !... Placé sousl'orgue, on le voit fuir dans la perspective, formant un point d'ovale,que terminent des piliers plus effilés, plus minces que ceux de la nef,et voilant à demi les seize autres gigantesques qui soutiennent lacoupole sur leurs têtes.
Immédiatement au-dessus de la galerie sont percées douze fenêtrescintrées, garnies de vitraux précieux. Ils représentent les Pères del'église; rien n'est plus beau comme dessin, comme couleur. La majeurepartie est du célèbre Nicolas Pinégrier, inventeur des émaux ; le resteest attribué à Désangives et à Jean de Nogare.
La chaire à prêcher fut exécutée sur les dessins de Le Brun, et l'œuvreest due au talent de Cartaud.
En 1740 on voyait encore à Saint-Eustache une chapelle toute sculptéepar Antoine de Hancy, le plus habile ouvrier de France pour lesouvrages en bois ; mais un accident qui y arriva la fit enlever ; commeon ne la replaça point, on n'a jamais su où elle était passée.
C'est surtout le soir, à la nuit tombante, que Saint-Eustache estremarquable par son appareil religieux. Là, ce sont des fidèles quiviennent réclamer la goutte d'eau bénite, et qui vont lentementmurmurer des prières en latin qu'ils ne comprennent pas ; plus loin,quelques curieux qui font retentir bruyamment les échos de la voûte,qui blâment, ou qui donnent de risibles éloges pour attester de leurprésence ; et parfois un poète entraîné vers de célestes régions parcet effrayant silence, et qui vient demander à Dieu de nouvellesinspirations !
Jusqu'à la révolution de juillet, Saint-Eustache n'eut point d'égliserivale pour les cérémonies religieuses, pour la musique sacrée. Chaqueannée, le jour de Sainte-Cécile, on y célébrait une messe admirable,chantée par les premiers artistes de l'Opéra ; toute la jeunesseinstruite s'y trouvait ; la haute aristocratie, les femmes de luxe, lesélégants, tout était là ; et l'abbé Le Bossu riait dans sa soutane devoir la rage impuissante de l'archevêque de Paris. Eh bien, cette messevient d'être annulée ; il n'y a plus rien que l'édifice. Artistes,écrivains, poètes, faites donc des révolutions. Les conséquences decelle de juillet ont tué l'art !
Sous Louis XIII, et au commencement du règne de Louis XIV, c'était ungrand honneur d'être enterré dans les églises ; Saint-Eustache paraîtavoir eu la vogue, car, avant la révolution, on y comptait près de centpierres tumulaires, dont nous décrirons les plus notables :
Vincent Voiture, poète, mort en 1647 ou 1648.
Isaac de Benserade, poète.
Le grand Colbert, dont le monument y a été replacé depuis larestauration. Il est représenté à genoux sur un sarcophage de marbrenoir ; devant lui, un génie supporte un livre ouvert. Aux extrémités,on remarque deux autres statues, la Religion et l'Abondance. Cettedernière et Colbert sont dus au ciseau de Coizevox ; les deux autressont de Tuby.
Vaugelas, le grammairien, mort 1650.
Bernard de Girard, historiographe de France.
François d'Aubusson de la Feuillade, maréchal de France.
Le célèbre comte de Tourville.
La Motte le Vayer, de l'académie française.
Plusieurs femmes de grands seigneurs.
De tous ces tombeaux, la révolution n'en respecta qu'un seul : je l'aivu, il y a quelques jours, en visitant l'église.
Voici l'inscription qu'on lit sur le marbre, et qui explique
laclémence de nos iconoclastes révolutionnaires.
« Ci gît François Chevert, commandeur, grand'croix de l'ordre deSaint-Louis, chevalier de l'aigle blanc de Pologne, gouverneur de Givetet Charlemont, lieutenant-général des armées. .. . du roi. »
Ces deux derniers mots ont été mutilés.
« Sans aïeux, sans fortune, sans appui, orphelin dès l'enfance, ilentra au service à l'âge de onze ans ; il s'éleva, malgré l'envie, àforce de mérite, et chaque grade fut le prix d'une actiond'éclat. Le seul titre de maréchal de France a manqué, non pas à sagloire, mais à l'exemple de ceux qui le prendront pour modèle.
« Il était né à Verdun sur Meuse, le 2 février 1699 ; il mourut àParis, le24 janvier 1769. »
Cette épitaphe est attribuée à Dalembert.
Il y avait un dernier tombeau dont je dois parler, parce qu'il sert debase à l'histoire scandaleuse que j'ai à vous raconter. C’etait, ditSauval, celui de
dame Marie de Jars (mademoiselle de Gournay, filleadoptive de
MICHEL DE MONTAIGNE, à qui nous devons la publication desfameux
ESSAIS).
Elle mourut en 1645,âgée de soixante-dix-neuf ans,neuf mois, et sept jours. Elle y est enterrée : Cy gist Alain de la rue de Grenelle
Aquy Dieu doint vie sempiternelle
En paradis, où sont harpes et luts,
Non en enfer où damnez sont bouluts.
Que dirons-nous de ce grand purgatoire?
Il en est un, ouy dà, trédame voire.
II.
LES SACRILÈGES.
....Quid faciant, agitentque die. Si Docte maritus
Aversus jacuit....
JUVENAL, sat. VI.
La noblesse devenait de plus en plus dévote et dissolue ; les guerrescontinuelles que la France avait à soutenir contre l'Allemagne,l'Espagne et la Flandre, loin de restreindre les aventures scandaleusesdes grandes dames d'alors, semblaient leur donner une nouvelleextension. Les jeunes seigneurs, lorsqu'ils avaient guerroyé quelquesmois, revenaient à la cour, et tout fiers d'un courage de parade qu'ilsétalaient aux yeux des femmes avec fatuité, ils couraient de conquêteen conquête, affichant la marquise qu'ils avaient connue hier, etdéshonorant à l'avance la comtesse qui leur accorderait tout lelendemain.
Les femmes savaient cela ; mais la corruption n'y regarde pas de siprès. La honte et l'infamie mesurent leurs pas sur ceux du plaisir ;et, comme à cette époque on entendait par plaisir le plus grand nombrede scandales incestueux ou adultères, il n'y aurait point eu de voluptési tout Paris n'en eût pas été instruit.
La régente gouvernait avec Mazarin. Louis XIV avait sept ans ; lavieille foi disparaissait entièrement de tous les cœurs. Celaprésageait les débauches du grand règne, et les orgies, et lesprostitutions du Parc-aux-Cerfs.
Parmi les dames qu'on citait encore tout bas, était la marquise deMarny, la plus superstitieuse et la plus dévote de la cour de LouisXIII. Aucune femme ne pouvait lui être comparée pour la beauté ; Mariede Rohan elle-même, la belle duchesse de Chevreuse, son amie, nevoulait pas sortir avec Régine, tant elle craignait qu'on ne remarquâtla différence qui existait entre elles.
Cette jeune femme était en effet bien belle : de longs cheveux d'unchâtain clair tombaient en désordre sur son cou et sur ses épaules,qu'une ample robe de velours noir rendait encore plus éclatants deblancheur. Elle avait le front élevé, marque d'un esprit supérieur. Sesyeux bruns, très beaux, paraissaient cependant avoir été plus brillants; le reste de sa figure était parfait ; seulement, on remarquaitau-dessous des yeux un demi-cercle noir posé légèrement sur cette têtesi blanche. On eût dit un de ces caprices du pinceau qu'on admire dansles dessins des grands maîtres.
Et pourtant, c'étaient des signes de mort que ces jolies veines ! Lespassions avaient parlé trop fort à l'âme de la jeune femme ; un mal quine s'éteint que dans la tombe commençait à lui dévorer le cœur ! et sasouffrance allait devenir plus poignante ; car, depuis deux jours, elleavait surpris son malheur dans les yeux du médecin qu'elle avaitconsulté.
Comme M. de Marny avait plus de soixante mille livres de rente, safemme l'obligeait à recevoir beaucoup de monde. On remarquait à sesbals Charles de l'Aubespine, garde des sceaux, le brillant marquis deLontjeac, Jean-Paul de Gondy, neveu de François de Gondy, archevêque deParis ; le beau chevalier du Mesnil-Guillaume, le baron d'Orgeval, etle comte d'Harcourt.
De Gondy avait adoré la marquise. Pour elle rien ne lui coûtait ;plaisirs, peines, attentes, voyages, présents, il avait mis tout enœuvre, et la marquise semblait l'oublier. Et l'on eût dit qu'elleméprisait toutes ses douleurs et tout son amour ! — Il ne lui manquait,après tant d'assiduités et de déceptions amères, qu'un affront ; ellele lui fit. — Gondy reçut l'ordre de ne plus se présenter à son hôtel.
Le marquis de Marny, colonel d'un régiment, était un homme d'environquarante ans, fort bien de sa personne, mais d'un caractère froid,flegmatique ; un de ces caractères hermaphrodites, qui tiennent detout, et qui ne sont rien ; que les femmes détestent, parce que leurnature voulant parfois la domination, et parfois les forçant à unedouce obéissance, avec ces hommes elles ne trouvent que l'uniformitémaritale, qui est la seule chose qu'une femme ne puisse supporter.
M. de Marny était profondément méprisé par sa femme ; mais l'amourqu'il avait pour elle lui fermait les yeux ; il l'aimait plus qu'unmari, autant qu'un amant.
Il avait pris pour de la calomnie les paroles vagues, parvenues jusqu'àlui, sur la conduite de la marquise.
— C'était de la médisance.
Une seule fois, il avait eu quelques soupçons sur Gondy. Les maris
trompés ont le tact si délicat !
Un soir d'hiver, sombre, pluvieux, une chaise à porteurs s'arrêtadevant Saint-Eustache : une femme en sortit avec précipitation, ets'achemina dans la silencieuse nef. Arrivée derrière le chœur, elle semit à genoux à l'angle d'un pilier, et pria. Cette femme, c'était lamarquise de Marny ; elle venait seule, parce que M. de Marny étaitprotestant, et qu'il ne l'accompagnait jamais à l'église.
Rien n'est plus solennel que le recueillement de l'âme au milieu d'unédifice immense. L'obscurité des voûtes que percent, à de raresintervalles, les reflets de la lampe qui vacille, agitée par le vent,qui sans cesse menace de l'éteindre ; ces bourdonnements lointains quiarrivent mourants, comme s'ils craignaient de vous arracher à vosméditations du ciel ; tout cela imprime au cœur des sensations neuves,des révélations inconnues, et comme si Dieu voulait nous convaincre denotre petitesse, quand nous formons d'ambitieux projets, là, inquiets,tremblants, il semble que tous nos désirs s'évanouissent pour faireplace à l'humilité et à l'épouvante !
Régine de Marny était près de la tombe de la fille de Montaigne, savieille amie ; dans un moment elle crut entendre un frôlement d'étoffeprès d'elle, une respiration étouffée, ou qu'on cherche à retenir. Ellefut effrayée ; ses idées superstitieuses vinrent en foule l'assaillir,elle tourna la tête ; mais n'ayant rien aperçu, son imagination luimontrait déjà quelque spectre menaçant qui venait lui reprocher sesamours adultères.
Avant qu'elle eût songé a se retirer, une voix grave et forte fitlentement retentir les voûtes de ces étranges paroles :
« C'est ici que le fidèle dort ! Après le crime et le désordre, vientl'expiation.
« C'est ici que la prière continuelle rachète les fautes. »
Puis, quelque chose de sombre se perdit du côté de la nef ; et lamarquise, qui avait trouvé une grande analogie entre ces mots et elle,ne voulant pas rester plus long-temps seule dans l'église, se traînaavec peine jusqu'au portail, où l'attendaient ses valets.
La chaise se dirigea par une rue tout étroite, qui longeait le muroriental de l'hôtel de Soissons, démoli depuis pour construire la halleau blé ; elle s'arrêta devant une haute muraille, la marquisedescendit, ouvrit une petite porte, et renvoya les deux hommes.
Là était le jardin de son hôtel ; elle voulait respirer un peu d'airavant de rentrer ; son cœur battait avec violence, elle semblait livréeà une agitation étrange, à un combat intérieur de l'âme avec le corps.Puis, après avoir marché rapidement pendant une demi-heure, elles'arrêta :
— Tout finit aujourd'hui !
Et elle monta les degrés qui conduisaient à son appartement.
C'était une large pièce somptueusement ornée ; Prascin, élève de JeanGoujon, avait sculpté toute la paroi occidentale de la muraille ;au-dessous des quatre volutes qui soutenaient les sommiers, appuis del'étage supérieur, on remarquait les armoiries de la familleartistement travaillées ; aux autres parois, principalement à celle quifaisait face au jardin, étaient suspendus quelques tableaux précieuxdes maîtres d'Italie. Les meubles utiles répondaient à ce luxe.C'étaient des fauteuils dorés, recouverts en tapisseries à l'aiguille,des tables sur lesquelles se drapaient de riches étoffes, des toilesd'argent, et au fond, dans une large alcôve, des tentures de soie sedéroulaient sur un lit magnifique.
Des candélabres en vermeil surchargés de bougies éclairaient cettepièce. Le marquis en pourpoint noir à crevés blancs, le cou entouréd'une fraise à trois rangs de dentelles, les jambes emprisonnées dansdes bottines de couleur fauve, attendait sa femme ; il ajustait leceinturon de son épée quand elle entra :
« Enfin, vous Voici ! s'écria le marquis ; nous sommes en retard, machère amie ; sonnez vos femmes pour vous habiller vite, car je suispersuadé que si vous ne vous hâtez, on commencera la comédie sans nous,et il serait fort désagréable qu'on jouât le premier acte, dans lequelvous devez remplir le rôle de la Madeleine. »
La marquise ne répondit pas ; elle détacha le voile noir qui luicouvrait la tête et les épaules.
« Que vous êtes pâle, madame, mais que vous êtes belle ! »
La marquise se jeta sur une chaise longue sans répondre.
« Eh bien ! dit le marquis, voyant sa femme silencieuse, faut-il sonnervos femmes ? »
Et comme il allongeait le bras pour saisir le ruban, elle l'arrêta :
— Non, monsieur, asseyez-vous !
— Mais la duchesse de Montbazon nous attendra.
— Nous n'irons pas !
La voix de cette femme était si étrange, que le marquis la regarda d'unair stupide, ne sachant ce que cela signifiait ; puis il s'assit.
Alors la marquise se frappa le front avec ses mains, elle se leva, fitentendre quelques paroles dites avec amertume ; de ces paroles sanssuite qui font tant de mal ! et marchant à grands pas dansl'appartement, elle se mit à pleurer :
— Suis-je malheureuse, ô mon Dieu ! toujours des visions, toujours cesparoles épouvantables qui me glacent le cœur !...
— Mais de grâce, mon amie, qu'avez-vous ? s'écria le marquis.
— Si vous saviez ! mais...je me fais honte à moi-même. Je suis unefemme flétrie ; une femme perdue ! Vous voyez mon visage déjà décomposé; eh bien! il est pur si on le compare à mon cœur. Il faut fuir, loind'ici, loin de tout ce monde qui me perd : entendez-vous, marquis, ilfaut fuir !...
— Fuir ! et pourquoi? Ah ! vous arrivez de l'église ; votre confesseurvous aura encore effrayée avec son enfer, avec ses supplices sansnombre... N'y retournez plus, marquise ; venez avec moi chez madame deMontbazon, cela vous calmera.
— Mais vous avez donc résolu de me pousser tout-à-fait à ma perte :c'est toujours vous ! Il faut partir, vous dis-je ; car, chez cetteduchesse ils y seront tous !...
— Elle est dans un délire affreux, pensa le marquis. Refuser une sibelle partie de plaisir, dit-il à mi-voix.
Elle l'entendit... — Toujours le plaisir !... Mais vous ne savez doncpas à quels excès il porte, que de crimes il fait commettre ! Oh !écoutez-moi, je veux tout vous dire ! Vous n'avez pas été heureux avecmoi, je le sais ; ma conscience me reproche bien des torts, mais je mesens la force de tout réparer. Écoutez-moi, marquis, car c'est uneconfession terrible que j'ai à vous faire ; jamais aucune femme n'a osédire à son mari ce que vous allez entendre. Jusqu'à ce jour... je vousai méprisé !... Jusqu'à ce jour, votre vue, votre existence m'ontobsédée comme un songe cruel... Écoutez-moi, vous dis-je !... Plus lecrime fut horrible, plus le repentir sera grand !...Pour rendre plusbrillante ma vie de jeune femme, vous avez attiré chez vous ce queParis compte de plus noble et de plus gracieux. On ne parle que de vosbals, que des chevaliers qui les embellissent ; eh bien! marquis, pourvous payer de tant de soins, de tant d'amour, je vous ai déshonoré !...Écoutez-moi encore !... Charles de l'Aubespine, cet ami qui vous est sidévoué, cet ami que vous avez obligé au prix de votre sang, eh bien!... il fut mon amant !... Ce baron d'Orgeval, votre parent, c'est lepremier qui me séduisit ! Le marquis de Lontjeac, le comte d'Harcourt,le chevalier du Mesnil-Guillaume, ont été mes amants !
Cet aveu si brusque, si inconcevable, anéantit le marquis ; il futatterré.
— Ne vous avais-je pas dit qu'aucune femme jusqu'alors n'avait oséfaire de pareils aveux.
Il parut recouvrer quelque peu d'énergie.
— Vous voulez donc que je vous tue ! A genoux, misérable femme !
— Marquis, lui dit-elle, en se levant avec fierté, croyez-vous que jeveuille implorer votre pitié, vous demander merci ; non : je vous aiavoué mes fautes, voilà tout ! Une âme vulgaire vous les auraitcachées, je ne l'ai pas voulu, moi ! J'ai craint pour votre vie, quim'est chère dès à présent ; car, si la bouche d'un autre vous l'eûtappris par des sarcasmes amers, vous vous seriez battu pour moi, etl'on vous aurait tué !... Maintenant, vous ne me refuserez plus de meclaustrer jusqu'à ma mort dans votre vieux château du Dauphiné ; si jevous l'avais demandé hier, j'aurais essuyé un refus ; aujourd'hui mademande sera accordée ; et là, je pourrai obtenir l'absolution de mesfautes par la prière !
L'éclair de colère qui avait animé le marquis pendant quelques instantsétait déjà disparu, il se rapprocha de sa femme.
— Il ne faut qu'un instant pour apprécier un homme, reprit la marquise,avec un son de voix doux et caressant ; vous êtes bon ; je sens combienje suis indigne de vous, combien votre cœur a dû souffrir en me voyantsi insouciante, si rieuse avec la foule, et si froide avec vous ! Jesens combien cette conduite est odieuse, tromper un homme qui ne voitque par vous, un homme qui vous a donné son nom ! Eh bien ! avec unoubli général, tout peut se réparer ! Le feu fait disparaître l'huilequi a taché le fer ; l'avenir sera pour nous !... Retirés loin dumonde, loin de la cour, où la débauche vicie l'air, et, comme unaimant, attire tout à elle, nous pourrons connaître encore ce que lavie a de charmes ; je vous entourerai de soins, d'affections ; ce seraune autre âme avec le même visage ! Il y a tant d'amour dans le cœurd'une femme ! Vous me pardonnerez, marquis, et chaque instant debonheur que vous goûterez, ce sera une de mes fautes qui s'effacera !
— Ah madame !... et il pleurait.
— Vous me pardonnerez, lui dit-elle alors en se jetant à ses pieds ;vous me pardonnerez ! Et je jure sur ce reliquaire, à la face de ceChrist, de n'être plus qu'à vous ; et je demande à Dieu qu'il fasseretomber sur ma tête le châtiment réservé aux blasphémateurs, si jamaisj'avais la pensée de devenir parjure.
— Mon amie, marquise, s'écria le faible de Marny, vaincu par cettedouleur réelle, et par cette belle tête suppliante ; oh ! que nem'as-tu épargné tant de chagrins !
Il la pressa sur son cœur, l'embrassa cent fois, et tout parut oublié.
— Nous quittons Paris dans trois jours, mon ami, je le désire.... Je leveux. Je ne vous demanderai plus qu'une chose avant de partir. Il fautm'acheter le droit d'une tombe à l'église Saint-Eustache.
— Le droit d'une tombe !... Toujours vos idées superstitieuses. Mais,puisque vous le voulez, marquise, vous l'aurez....
Le lendemain matin, le curé reçut une lettre de madame de Marny, danslaquelle on lui demandait un rendez-vous pour le soir, à trois heures,et le droit de tombe y était demandé.
Paul de Gondy se trouvait là quand le billet fut apporté ; il reconnutla livrée de la marquise ; alors, il lui fallut savoir ce que cettefemme qu'il avait aimée avec si peu de succès désirait de son ami ; levieux curé, ignorant toutes choses mondaines, communiqua le billet.
— Une pierre tumulaire ! répéta Gondy plusieurs fois. Mes paroles del'autre soir l'ont effrayée, mais cet effroi doit me servir. Monsieurle curé, dit-il avec beaucoup de gravité, vous n'ignorez pas queSaint-Eustache relève de l'archevêché, eh bien ! je vous prie derenvoyer la marquise à mon oncle, qui verra s'il doit accéder à sademande. Je pourrai, s'il est nécessaire, être utile à madame de Marny.
— Je vous l'adresserai, mon cher abbé. Et les deux amis se séparèrent.
A trois heures, la marquise arriva au presbytèrev; quand elle sut qu'illui fallait s'adresser à l'archevêque de Paris, elle devint plus pâle,ses yeux exprimèrent le découragement et la douleur.
— Si vous pouvez lever cette objection, messire, lui dit-elle, rien neme coûtera ; au lieu de quatre ou cinq mille livres qu'on exigeordinairement, j'en donnerai quarante, soixante, s'il le faut, maisépargnez-moi la peine d'aller supplier l'archevêque !
— Mes pouvoirs ne vont pas jusque-là, madame ; l'archevêque de Parisest, après notre saint père le pape et le roi, mon maître et monseigneur.
— Que puis-je faire ?
— Il n'y a qu'un homme qui puisse vous épargner la démarche qui vousrépugne.
— Un homme, monsieur ! quel est-il ? dites !
— C'est messire Paul de Gondy, le neveu de l'archevêque.
— Paul de Gondy ! mieux vaut encore l'archevêque, répéra-t-elledouloureusement.
Elle fut le jour même à l'archevêché, et obtint une audience pour lelendemain.
Mais le soir, le vieux François de Gondy avait été prévenu par sonneveu, qui avait quelque chose, disait-il, à demander au marquis deMarny, colonel d'un régiment de cavalerie. Le vieillard s'était démisde tous ses pouvoirs, et le laissait entièrement libre ; néanmoins ilreçut la marquise avec cette politesse et cette galanterie quicaractérisaient le clergé du dix-septième siècle, l'assura que sonneveu ferait tout ce qu'elle lui demanderait, et prétexta une visite àla régente pour qu'elle se retirât.
Alors madame de Marny vit qu'elle était à la merci de Paul de Gondy ;elle fut trois jours sans faire aucune démarche, dévorant son dépit etses douleurs : elle n'osait aller chez lui, parce que son mari ne laquittait plus ; il l'accompagnait partout, et elle ne voulait pointprovoquer sa jalousie, en allant chez un homme sur qui il avait déjàconçu des soupçons. Comme le marquis était protestant, il n'y avaitqu'à Saint-Eustache où il ne suivît pas sa femme ; il attendait dansson carrosse la fin des offices.
Le quatrième jour, la marquise écrivit une nouvelle lettre au curé,puis elle se rendit le soir à son confessionnal dans la chapellefermée, œuvre de du Hancy.
Ce fut Gondy qu'elle y trouva !
Elle parut peu surprise ; d'autres femmes à sa place se seraientretirées, elle n'y songea pas. La superstition disait à son âme qu'elleserait damnée, si, après sa mort, ses restes n'étaient pas enfouis sousles dalles de Saint-Eustache.
Gondy le premier rompit le silence.
— Vous avez donc enfin consenti à revenir, madame.
— C'est un devoir pénible que je remplis, monsieur ; il est vrai que jeviens en suppliante m'abaisser devant vous, pour obtenir, à prix d'oret avec honte, ce que d'autres paient une moindre valeur sans avoir àrougir. Mais il est sans doute écrit là haut que tel qui résisteaujourd'hui cédera demain. C'est notre histoire à tous deux, monsieur.
— Oui, Régine, c'est notre histoire : pendant deux années entières vousm'avez repoussé, humilié, vous m'avez brisé le cœur sans pitié, avecdélices ; vous m'avez raillé et sali par un affront ; aujourd'hui c'estl'heure des représailles. Mais bien souvent le désir de la vengeances'éteint quand la possibilité de frapper nous est offerte. Si, malgrétous vos torts, je vous avais toujours aimée, si je vous aimais encore,Régine, et que je vous dise : Un mot de ta bouche, et tout sera oublié!... il y aurait plus de bonheur peut-être... La part du ciel doitsembler si belle et si douce après mille ans de purgatoire ! il enserait ainsi.
— Que me dites-vous? s'écria la marquise effrayée, croyant entendreencore la voix lente et profonde qui lui avait dit de sinistresparoles. Songez-vous dans quel lieu nous sommes ! songez-vous que cetemple est celui de Dieu !...
— L'absolution du prêtre lave toutes les fautes... Mais que vous ai-jedonc fait, marquise, pour être avare avec moi de ce que vous avezprodigué à tant d'autres ? Peut-être mes amours à moi ne courraient pasla rue, et ne feraient pas voir au peuple les dégradations de lanoblesse et du clergé ; toutes choses dont il se vengera, croyez bien ;peut-être n'aurais-je point fait comme cet abominable Lontjeac, à quivous vous êtes livrée comme un enfant, et qui va partout répétant lecharme qu'il y a de vous posséder. Je n'aurais point fait cela moi, etpour les mœurs du jour je ne suis pas à la mode, j'en conviens, il fautqu'une dame puisse faire parade des chevaliers qu'elle a attachés à sonchar.
— Ah ! Gondy, par pitié !
— Mais, avec moi, vous auriez conservé votre réputation ; le remords etl'abus des plaisirs ne vous auraient pas tuée ; vous ne seriez pasméprisée! Toutes les femmes de la cour et de la bourgeoisie ne vousmontreraient pas au doigt, quoiqu'elles valent moins que vous, qui êtesplus belle. Eh bien ! un mot, un seul mot, et je dis demain à Lontjeac,en plein Louvre, qu'il a menti comme un renégat, afin que je puissel'empêcher immédiatement de le répéter de nouveau à d'autres.
Cette fois, ce n'était plus l'amant craintif, l'amant fasciné par lapassion ; c'était l'amant qui n'a plus rien à ménager, qui a ressaisitoute sa supériorité, toute son importance d'homme de qui on réclame unservice.
— Songez, dit-il, qu'avec moi, prêtre et partisan de l'épée, discretcomme une jeune fille avant les noces, votre honneur serait à couvert.Songez encore que la faveur que vous sollicitez dépend de moi.
— Et vous en profiteriez, monsieur ? Oh ! ce serait bien vil, bien malà vous, envers une femme faible et délaissée... qui n'a que son titrede femme pour lui servir d'aide et de protection !... Et vous, abbé,abbé de Gondy, vous ne rougiriez pas...
— Non, madame.
— Je suis bien malheureuse !
— Vous m'avez autrefois chassé de votre maison.
— Je le devais pour mon mari.
— C'est de cette époque que data votre liaison avec de l'Aubespine.
— O mon Dieu !
— Avant ne m'aviez-vous pas préféré ce fat de Lontjeac ?
— Je vous jure, monsieur...
— Ne jurez pas, madame ! ce serait un péché de plus... Mon duel avecd'Harcourt, c'était encore pour vous. Eh bien ! je consens à toutoublier, Régine ; bien plus, je tuerai le marquis de Lontjeac pourl'empêcher de médire davantage ; je forcerai les plus insolents à vousrespecter : un mot de toi, Régine, une parole, et je suis ton bien-aimé! et demain, tu auras le parchemin qui t'assure un lieu de refuge pourobtenir la rémission de tes fautes.
Il avait saisi une des belles mains de la marquise qu'il couvrait debaisers ; ses dernières paroles avaient tellement absorbé les espritsde Régine, qu'elle ne songeait pas à la lui retirer.
Comme il voulut l'attirer sur son sein, elle revint à elle, songea auserment qu'elle avait juré sur le reliquaire, repoussa Gondy avecforce, et sortit précipitamment de la chapelle.
— Je n'ai pu conclure encore, dit-elle au bon marquis, qui l'attendaitdans son carrosse...
Les préparatifs du voyage étaient tout-à-fait terminés ; le seul droitde tombe manquait ; la marquise sentait son mal s'accroître, et elle nevoulait pas quitter Paris sans avoir une certitude sur ce quil'intéressait tant. Ses nuits devenaient de plus en plus agitées ; sonsommeil était troublé par d'horribles visions, auxquelles la voix deSaint-Eustache venait toujours se mêler. A quelque prix que ce fût,elle voulut en finir.
Elle écrivit à Gondy, et comme son mari ne la quittait que lors de sesvisites à l'église de Saint-Eustache, le rendez-vous fut donné là. Ellel'attendait depuis long-temps lorsqu'il arriva ; l'abbé prétexta desdevoirs importants à remplir, puis il la fit revenir pendant troissoirs, l'humiliant à son tour ; et le dernier soir, ce ne fut pas dansla chapelle de du Hancy que le jeune prêtre reçut la belle marquise,mais dans un des appartements du presbytère, où force lui fut d'oublierle serment solennel qu'elle avait juré sur le saint reliquaire !...
Mais la marquise obtint l'écrit qui lui assurait la rémission de sesfautes. Elle ne quitta pas Paris, sa pulmonie s'étant déclarée aprèstant d'émotions cruelles ; tous les soins furent inutiles, elle mourut,et comme le marquis venait d'être tué au siège de Lerida, où l'avaitappelé son général, aucune épitaphe ne fut mise sur sa tombe, pour direau monde à venir qu'il avait existé jadis une marquise de Marny.
Paul de Gondy devint par la suite, comme chacun sait, coadjuteur, etcardinal de Retz.
L
OTTIN DE L
AVAL.
NOTES :
(1) Dulaure : Hist. De Paris
(2) Baillet, Vies des Saints.