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PYAT,Félix (1810-1889) : Un café de vaudevillistes en 1831(1832).
Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour lacollection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux(14.V.2009)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx :nc) de Parisou le livre des cent-et-un, Tome V, publié à Paris: Chez Ladvocat en 1832.
 
Uncafé de vaudevillistes en MDCCCXXXI
par
Félix Pyat

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La Sibérie et un atelier d’élèves en peinture ne sont pas plusinhospitaliers qu’un café de vaudevillistes.

Si vous n’avez commis ni roman, ni mémoire, ni un couplet dans toutevotre vie ; si l’on n’écrit pas à l’adresse de votre nom au moins homme de lettres,... je ne vous conseille pas d’entrer dans ce café,où tout le monde se connaît comme à l’estaminet d’une ville de province: vous y serez observé, pressé par les regards de tous, mal à l’aiseautant qu’une jeune fille, le premier jour du corset.

D’abord, le garçon qui a des moustaches et qui lit d’une main sonjournal favori ne vous servira pas de l’autre votre verre d’eau sucrée; car vous paierez comptant, vous qui n’êtes pas un habitué, vous, niauteur, ni journaliste, vous qui n’êtes pas un nom : vous crierez troisfois, Garçon ! avant que la dame du comptoir agite sa sonnette : lasonnette, la serviette et le comptoir, tout cela écoute l’auteur quiparle et gesticule vivement sans dire un seul mot de politique ; là,voyez-vous, ni Varsovie ou Lyon, ni le ministère ou le choléra-morbus,mais bien le vaudeville nouveau qui sera joué le soir !

Prenez patience ! écoutez, et vous serez initié aux mystères descoulisses, vous pénétrerez le rideau, vous connaîtrez quel genred’indisposition a fait faire relâche hier, quel auteur sera siffléaujourd’hui ; vous saurez l’argent qu’il faut payer pour avoir unsuccès, les dîners que coûte une idée, les truffes que vaut le coupletfinal, et quel vin aime la plus jolie figurante du théâtre.

Mais ceux des habitués qui vous auront vu entrer, s’approcheront devotre table et vous entoureront avec l’espionnage acharné et lavigilance discrète d’un voleur ou d’un agent de police : et alors, vousqui avez eu soif, vis-à-vis ce café, ne portez pas une figure comique,surtout un nom plaisant, et s’il faut, par malheur, que vous ayez unnom plaisant, que vous signiez, par exemple, Bonnichon ou Rigolard,n’ayez donc point avec vous un ami qui vous appelle et qui ait la voixforte ! Ils vous prendront votre nom. Prenez garde ! Ils vous serrentde plus près. Imprudent que vous êtes, taisez-vous ! Boutonnez bienvotre esprit jusqu’au menton, ayez la main sur vos paroles, serrez lecordon à votre langue : ne laissez pas traîner une expression ; mettezvos mots dans votre poche, mettez-vous tout dans votre poche si vouspouvez ; car vous n’êtes pas en sûreté ici : on fait le mouchoir à laconversation ici : ils vous voleront, discours, habits, figure : ilsvous prendront tout vif, tout entier, de la tête aux pieds. Vous nesavez pas combien ils sont habiles les filous ? Ils vous flatteront,ils vous feront causer, ils vous demanderont quelle heure il est àvotre montre. Ils vous feront poser devant eux. Une idée neuve, unematière à vaudeville, même un calembour, tout est enlevé, escamoté...S’ils ont mal entendu un mot en passant, ils vous diront : « Répétez,s’il vous plaît ! » Puis, tout haut, « Garçon, un verre de rum, » ettout bas : « Un crayon » ! Et l’on vous renferme au garde-mangerlittéraire, ou l’on vous entasse au milieu des plans, des fins decouplets et des bons mots, achetés, surpris, volés dans la journée,provisions mises en ordre, numérotées, chacune dans son rang et dans sacase : car chaque feuille de leur album est un bocal ou un rayon avecson étiquette ; ensuite a-t-on  besoin d’un bon mot surl’amour, d’un couplet sur la gloire, on ouvre le bocal amour, on tirele rayon gloire, et l’on trouve le bon mot tout prêt, le couplet toutfait.

Ces écumeurs de conversation, s’en vont furetant, espionnant, écrémanttout ce qu’ils entendent. Ils ramassent les miettes, essuient lesbancs, épongent les marbres : car là, pas un tabouret qui n’ait faitson couplet, pas une table qui n’ait composé son vaudeville. Chaquedalle porte un calembour : on vous montrera le coin qui a dit : Racineest un polisson.

Là on ne fume pas, et pourtant l’air est lourd et pénible à respirer,tout chargé qu’il est d’une odeur nauséabonde de théâtre, et tenantcomme en dissolution l’huile de quinquet et le calembour. La maîtressedu café est toujours laide et vend des billets de spectacle à moitiéprix ; l’enfant de la maison fait des bons mots, et le mari faitcrédit. Dans ce lieu sombre, toutes les figures sont brunes et presquesales. Vous avez rêvé Momus avec une grande bouche qui rit, des dentsblanches, les joues fraîches et rebondies, l’humeur gaie, franche, etmobile, et bruyante comme ses grelots, le Momus enfin des toiles dethéâtre ? Point. Au milieu de ce groupe noir qui joue là-bas au domino,voyez ce vieux front jaune et plissé comme un bon billet de banque, cefront à demi pelé que supporte un corps droit à peu près comme un arcde triomphe ; eh bien ! c’est le plus sonore des grelots de Momus ; cevieillard taciturne et laid, suant l’ennui et le dégoût par toute sapeau, vous représente le plus malin né des Français, le meilleur fou du peuple, celui qui a fait rire tout son siècle, qui a désopiléla rate à la terreur, et fait étouffer la restauration : il a gagné, jesuis sûr, avec la gaîté des cent jours, plus qu’un fournisseur d’armée: il a profité des pompons de théâtre et vécu de l’épaulette plus qu’unpassementier.

Autour du vieux, se pressent tous les apprentis, les novices, lescollaborateurs payés et les collaborateurs payants ; par exemple, cesriches qui veulent à tout prix être hommes de lettres, et achètentl’honneur d’afficher leur nom à la queue d’un nom connu ; tous géniesd’attelage et de fraternité, qui s’accouplent, s’appareillent ettirent, comme ils peuvent, une idée à deux, l’un sur l’autre porté.

La conversation ordinaire sur la pièce nouvelle où la débutante estquelquefois interrompue par la querelle d’habitude, de deux amisintimes qui se disputeront pour un mot volé par je ne sais lequel desdeux à l’autre ; écoutez, ils se diront plus d’injures que deux fillesde joie ; voilà qu’ils se renvoient mutuellement la honte comme unvolant qui va et vient sur deux raquettes habiles ! De stupidesbourgeois se couperaient la gorge pour la moitié de cette partied’outrage à gros jeu : eux, les gens d’esprit, ils joueront jusqu’à secavec l’impassibilité de l’habitude !

Et les autres ne font pas même attention.

Le café est toujours plein autant qu’une patache de comédiens ambulants: tous les oiseaux de passage de la littérature, tous les écrivainspercheurs s’abattent là : ils n’ont pas de résidence ailleurs qu’à latable de marbre : ils demeurent tous au café, les uns en face ducomptoir, les autres près du poêle ou bien à côté de la fenêtre : ilsvous donnent leur adresse, si vous n’êtes ni bottier ni tailleur ; ilsmangent là, ils travaillent là, ils dorment là ; c’est leur domicile ;c’est aussi leur bourse de commerce, où l’on cote le cours desthéâtres, où la matière à vaudeville est offerte, marchandée et payée :on y trouve des vendeurs de plans, pour un poulet truffé ou pour unelimonade, selon que l’intérêt dramatique monte ou descend. Caraujourd’hui les pièces ont leurs entrepreneurs, leurs coupons, leursactionnaires anonymes ou commanditaires ; il y a des maisons deconfiance, des compagnies avec leur raison sociale, des fournisseursqui étalent sur la rue : l’esprit est à prix fixe.

Ceux qui font le bruit et remuent la salle sont les simples amateurs,grands colporteurs de nouvelles, qui connaissent les gloires del’endroit par leur nom, et les garçons par leurs prénoms, qui croientgagner beaucoup en se frottant toujours aux gens d’esprit, qui ne selavent pas la main le jour qu’ils leur ont donné la main..

Les amateurs mettent le bois dans le poêle et servent là deboute-en-train ; ils jettent leurs paroles à la tête de qui veut lesramasser : car tous les auteurs chargés de la gaîté publique sontmornes et sérieux comme des prêtres musulmans. Ils ne savent querire... Ils ne répondent tout juste que pour prouver qu’ils ne sont passourds. D’ailleurs, brefs, laconiques et serrés autant qu’une lettre dechange ou un mot d’ordre. Il faut les voir s’observer entre eux et secraindre : ils ne font jamais rire les autres gratis ; ce serait autantde dépensé ; perte pour soi et gain pour autrui. L’esprit ! la gaîté !c’est leur métier, leur pain, leur fortune ! Donc, rien de plus vide,de plus stérile que leur conversation ou leurs lettres ordinaires. Ilsont une peine incroyable à parler ou à écrire quand ça ne rapporte pas: les pâtissiers ne consomment pas leurs brioches ; je ne connais qu’unbouffon de théâtre qui soit plus triste qu’un vaudevilliste. Il fauttant d’économie à ces réputations qui vivent des années sur un quart depièce.

Ces avares-là sont les habiles ; mais les plus jeunes, ceux qui ne vontpas encore applaudir leurs pièces eux-mêmes, pour contrebalancer dansle monde le gros ventre des confrères, et l’importance littéraire deleurs quarante ans arrondis, parlent tout haut ; les imprudents, sansse douter que là chaque idée neuve est à vendre ou à prendre : ilssucent follement leurs petits projets dramatiques, et s’en gargarisentla bouche ouverte devant tous ces vieux ruinés qui les volent tantqu’ils peuvent : et je vais à ce sujet vous raconter une histoireeffroyable.

Vous avez vu mon vieux vaudevilliste à son jeu de domino, calomnianttous ses confrères, triste et jaloux de toute gloire rivale, sanspudeur, sans goût, cuistre honteux et sale, prisant du tabac sec autantqu’une institutrice octogénaire, cherchant partout une idée chez lesautres : car, chez lui, tout est fini ; tout est vidé, tout est creuxdepuis long-temps. Une idée ! la moitié d’une, s’il vous plaît ! lacharité d’une idée. Il est usé plus qu’un cheval de poste. Si son pèreétait une idée, et d’abord s’il avait un père, il le vendrait à undirecteur de théâtre. Profanateur insensible, il a touché à tout : il apris partout... il a mis sa main noire sur toutes nos illustrations ;il a déshonoré tous nos malheurs... il a fait chanter Bonaparte àSainte-Hélène ; l’enseigne Bisson sur son vaisseau qui saute ! il afait chanter Béranger ; l’infâme !... Il fera des couplets sur lesmassacres de Lyon, et finira la peste par des chansons ! Vous avez vumon vieux vaudevilliste, ce courtisan de la multitude, lui, rimer laflatterie tous les soirs au théâtre ; immoler tout à cette multitudeblasée ; choisir, pour la remuer, les inspirations cyniques etpalpitantes d’actualité ; écouter aux portes, violer les fermetures dela vie privée, prendre dans les secrets des familles les anecdotesd’alcôve, les scandales à peine descendus du salon à la loge du portier.

Tout cela n’est rien auprès de mon histoire. Si je vous dis que c’estune histoire, par contradiction vous croirez que c’est un conte...C’est un conte.

Dernièrement, un bon et simple et spirituel jeune homme, avec beaucoupd’avenir et peu d’argent, naïf et crédule à l’excès, ayant foi dans letalent, comme une soeur novice dans l’amour de Dieu, vint de sa provincetout chargé de vaudevilles et d’espoir. Il avait fait en route plusd’un doux rêve de gloire, de femme et de fortune, quand la voiturel’emportait sur Paris, avec cette harmonie monotone des roues sur lepavé de la route. Oh ! les postillons ne fouettaient pas assez leschevaux. Paris ! Paris ! s’écriait-il. Il arriva ; et sa première nuità Paris fut un amer désenchantement : quand il se vit noyé, perdu dansces flots, comme une goutte d’eau dans une mer ! quand il se vitcoudoyé par un monde, au sortir de la diligence, faisant foule, toutesses illusions s’évanouirent. Il comprit bien alors, qu’égaré seul dansce désert d’hommes, il aurait peine à en sortir. Toutes ces têtesétaient aussi hautes que la sienne. Il souffrit de se voir inconnu, dene pas rencontrer un regard ami, une main à serrer : il ne concevaitpas encore cette jouissance égoïste du cordon sanitaire, ce bonheurtout parisien, que l’indépendance procure à l’homme parfaitement isolé.

Un profond découragement le prit au coeur. Alors il se mit à dévoreravec l’appétit du cancer la succession que son père lui avait laissée.Bientôt le jeune homme en était venu à ne plus entendre remuer à saporte la sonnette ou le marteau, sans un retentissement douloureux,sans le pressentiment vague et matinal du créancier : ce jeune hommeétait perdu.

Dans ses jours de débauche et de café, il avait connu le vieuxvaudevilliste. Sans doute il avait payé plus d’un souper au vieuxvaudevilliste, qui en revanche lui avait pris plus d’une phrase, plusd’un couplet. Le jeune homme lui prodiguait tout, entre deux vins,quand il était riche, quand son esprit était du superflu pour vivre.Mais quand son esprit devint son unique ressource, il était allé, luijeune homme confiant, trouver son vieux débiteur, et lui avait soumisun vaudeville tout fait, tout prêt, le priant d’apostiller l’oeuvre deson vieux nom, et de signer un passe-debout pour entrer au théâtre.

L’estomac n’a point de mémoire : mais comme la pièce était bonne, levieux se ressouvint d’avoir dîné avec l’auteur ; la pièce fut présentéesous le vieux nom, jouée et applaudie sous le vieux nom, et payée auvieux nom ; et le jeune homme vendit la première moitié de sa dernièredouzaine de chemises pour rembourser les dépenses de claqueurs, etautres menus frais de première représentation, de sorte qu’il fut pluspauvre après qu’avant son succès.

Encore un succès, dit-il, et je n’aurai plus de chemises !

Le vieux lui conseilla l’espérance. Cet esprit jeune et brillant dunovice allait au vieux comme un bon cheval à un lâche, comme la santédes jeunes filles à la caducité du saint roi David. Il exploitait cettemine si pleine et si riche. Chaque jour c’étaient de nouvelles idées,de nouveaux filons tirés de cette tête féconde ; et le jeune hommevoyait chaque jour sa détresse augmenter. Les créanciers faisaientqueue à sa mansarde. La faim et la misère avaient creusé ses joues, etil fallait chanter quand il avait faim, faire des couplets, rire d’unbout à l’autre du dialogue quand il avait froid. Enfin, cet autrevaudeville était achevé, et le maître, avide, promit de le faire jouer,cette fois, avec le nom de l’ouvrier. Pour s’assurer de son protecteur,le jeune homme plus défiant, ne lui livra pas le vaudeville final qu’ilgarda en portefeuille, se réservant de le remettre aux mains del’acteur le jour même de la représentation.

Cependant la représentation fuyait de jour en jour : les regretsrongeurs du passé, les embarras présents, les inquiétudes de l’avenirassiégeaient ensemble cette frêle existence du jeune homme.

Il avait cru porter son talent écrit sur le front, et il maudissait leshommes de le méconnaître. Oh ! quand il rentrait le soir dans samansarde étroite et sans feu, il la trouvait immense tout seul ; ilavait froid au coeur encore plus qu’aux pieds. Il fallait le voirquitter doucement un pantalon noir dentelé, crénelé, un pantalon àfranges et à meurtrières, n’ayant plus qu’une semaine à devenirguenille : puis, avec la même précaution et par un tour d’adresse, sesortir d’une chemise qu’il avait honte même de montrer à lablanchisseuse ; puis, pensant à son pays, à sa famille, il mourait dehonte, de rage et de misère, implorant comme son salut le sommeil sansrêve. Et pas un ami, pas même une femme ! dans ce Paris si plein, sivivant, où les couples s’assortissent si vite, pas un être qui pensaità lui, pas une âme inquiète de lui ! si pauvre et si malade, qu’unefigurante des Nouveautés n’en aurait pas voulu.

Or, le matin de la première représentation, le doyen du flonflon entraau café, sans ôter son chapeau, tout radieux et tout fier ; il but sademi-tasse, et essuya du dos de sa main ses lèvres poissées de café.Bon ! dit-il, en jetant les yeux sur l’affiche encadrée dans letreillis de cuivre ; Dieu veuille que je finisse ma journée comme jel’ai commencée ; j’ai pourtant trouvé mon vaudeville final !

Et alors il tira de sa poche un portefeuille de maroquin vert, humide ;il tira du portefeuille de maroquin vert un papier humide, couvertd’une écriture à lignes égales, ayant la physionomie cadencée decouplets. C’était le vaudeville final que le jeune homme s’étaitréservé de remettre lui-même à l’acteur. Et cependant son vieil ami letenait dans main, et le faisait sécher à la chaleur du poêle, enroulant le feuillet tout autour du tuyau.

Quand son papier fut sec, il ne paya pas sa demi-tasse et s’en alla authéâtre, à la répétition générale. Ordinairement les amoureux sedétestent à la répétition d’une pièce dans laquelle ils s’adorent. Dansles coulisses, ils se revanchent bien des douceurs qu’il faudra se direet se faire devant la rampe : il faudra se caresser, on se déchire ;s’embrasser, on se mord. C’est la traduction libre, le revers d’unamour qui dure deux actes, qui se lèvera et tombera avec le rideau deuxou trois fois la semaine, de sept à dix heures du soir ; d’un amour quia besoin du décorateur, du machiniste, des quinquets, des claqueurs, durouge, des bouchons brûlés ; d’un amour qui ne peut se passer dusouffleur, qui a des entr’actes, qui débute, qui se repasse, et segaufre, et se coiffe, et se plie dans l’armoire, et se pend auporte-manteau ; d’un amour qui a ses représentations à bénéfice, sesrelâches par indisposition, ses congés, ses doublures et ses feux.

Aussi comment voulez-vous qu’ils ne se maudissent pas tout le reste dujour, quand ils se sont engagés à s’idolâtrer deux heures par jour,quand leur amour a un dédit ; quand ils se sont mariés par-devant ledirecteur de théâtre, pour toute l’année d’une pâque à l’autre, chacunavec une dot de larmes, un fonds de soupirs, un capital de hoquets, unecorbeille de coups de poignards, et un revenu d’évanouissements ?

Quand le vieux vaudevilliste entra sur le théâtre, les jeunespremiers se reposaient de leur amour. C’est alors que la scène étaitcurieuse à voir et à entendre. Les mots les plus passionnés étaientprononcés avec un dégoût incroyable, les paroles d’amour étaient ditesavec haine... Certes, l’étranger qui entendrait peu la langue, à larépétition d’un gai vaudeville, comprendrait un affreux mélodrame. Lejeune homme eût retiré sa pièce, en la voyant répéter ainsi ; mais levaudevilliste coriace, aux illusions depuis long-temps racornies, neremarqua pas même ces querelles de comédiens, et raccommoda le coupleen distribuant le vaudeville final. La moue des divorcés ne tint pasdevant les joyeux couplets du jeune homme. Le pauvre jeune homme, ilétait toujours absent...

De grand matin, le vieil auteur montait chez lui, pour demander lescouplets. La clef était restée à une prétention de porte... Il entre,mais la chambre est vide ; ni meuble, ni homme, rien qu’un lit quin’est pas défait. Il se met à fureter tranquillement toute la chambre,visitant tous les coins, ne cherchant qu’une chose ; il ne trouvait pasle vaudeville final. Au milieu de tant de misère, de solitude et desilence, il eut une idée, le vaudevilliste ; il pensa droit à la Morgue!

Et, sans perdre de temps, il descend les étages aussi vite que le jeunehomme les montait lentement, et se dirige vers ce bâtiment carré, àcheminées en forme de tombe, temple de la mort violente, à deuxsecondes du quai aux Fleurs.

L’homme aura donné sa démission, disait-il en marchant ; qu’est devenule vaudeville final ? Il allait là-bas sans se tromper de chemin, toutaussi bien qu’un faiseur de mélodrame, une grisette, ou un étudiant enmédecine de première année. Il venait en ami réclamer l’héritage dumort ; un philantrope dirait qu’il venait le reconnaître.

Quand l’auteur entra dans cette salle odorante d’exposition, que je nevous dépeindrai pas après M. Léon Gozlan, le vaudevilliste avait laphysionomie moins triste qu’inquiète ; il pensait moins à son jeunehomme qu’au vaudeville final.

Parmi les lits serrés des locataires, il reconnut bientôt et lepantalon troué et les hardes usées, qui pendaient au croc, humides etroides, au-dessus d’un cadavre tout frais, étalé dans un coin, surl’oreiller de sapin noir.

Le front de l’auteur se dérida comme le front d’un homme qui respire enretrouvant ce qu’il a perdu. Il fit une exclamation qui n’était rienmoins que douloureuse : C’est lui !...

En effet le malheureux jeune homme avait été poussé à bout... Il ne luiétait bientôt plus resté l’argent d’un dîner, ni même d’un coup depistolet ; et ne pouvant ni vivre ni se brûler la cervelle à crédit,quand il n’avait plus qu’un sou pour se noyer du pont des Arts, alors,comme dit le facétieux vaudevilliste, il avait donné sa démissiond’homme, et, las d’exister, il était venu reposer là.

Le vaudevilliste sonna au greffe, tout tremblant de crainte que lescouplets ne fussent perdus. Il se donna au gardien pour l’ami et mêmeun peu pour le parent du noyé : à preuve, il montra de ses lettres, endemandant la confrontation de leur écriture avec celle du portefeuille; vous pensez s’il avait déjà dit au gardien : Le jeune homme a unportefeuille ? Ce portefeuille est de maroquin vert, un peu usé ? Dansce portefeuille il y a une grande feuille détachée et remplie decouplets ?... Donnez-moi le portefeuille ?... je vous en prie, leportefeuille ?...

A ces interrogations vives et redoublées, le gardien opposaittranquillement le registre des récépissés :

Reçu un corps ! sans bottes ni chapeau, avec une mauvaise chemise et unpantalon déchiré...

- Voilà ! dit le gardien, montrant les haillons pendus et gonflésd’eau, qui dégouttait sur la tête du mort.

- Et point de portefeuille ?... Mais mon vaudeville final ?...

- Que dites-vous ? reprit le gardien.

- Mais savez-vous qu’il me faut absolument les couplets pour ce soir?... Cherchez dans les poches... Il ne peut pas être perdu...

Le gardien comprenait peu ; il ouvrit néanmoins au vaudevilliste lacloison vitrée qui sépare les vivants des morts, qui sépare lesspectateurs des tableaux, placée là comme pour dire : Vous êtes priéde na pas toucher aux objets.

Ils entrèrent donc tous deux dans l’enceinte réservée, et se mirent àfouiller les habits... Enfin, le vaudevilliste rencontra leportefeuille de maroquin vert dans une poche de côté, il l’ouvrit, lefeuilleta et rencontra le vaudeville final... et quand il l’eut trouvé: Je le tiens ! s’écria-t-il, voyez !

Et là, tout de suite, sans sortir de cette chambre infecte, en face dumort, les pieds dans ce liquide rougeâtre, qui croupit, moitié eau,moitié sang, sur les dalles, le vaudevilliste, assis sur un lit quiétait vide, ne sentant rien, ne respirant rien, ne voyant rien que sonvaudeville final, lut les couplets tout d’une haleine, et les relutpour ne pas se tromper ; il les mit sur l’air, il répéta les bis,riant à chaque fin de couplet, et faisant rire de sonfredonnement  de vautour notre honnête gardien ; et le rireétait laid sur ces deux vieilles figures, comme des habits de femme surdes corps d’homme.

Après avoir chanté d’un bout à l’autre, le vaudevilliste, qui s’étaitlevé, disait au gardien : Tenez, c’est un portefeuille d’auteur... Descouplets, des chansons, bagatelles sans valeur...

Qu’un auteur se noie, le gardien de la Morgue n’en doute pas... que sonportefeuille ne contienne point de billets de banque, le gardien n’endoute pas non plus... Il savait peut-être aussi qu’un auteur qui a desbillets de banque, ne se noie pas... et puis ce monsieur, se disait leparent du défunt ; il avait des lettres, dans lesquelles on l’appelait: Mon cher ami, écrites de la même main que le papier du portefeuille: pourtant le gardien avait encore dix francs à être incrédule... Pourdix francs le vaudevilliste fut donc le parent, même l’ami et lesuccesseur du noyé.

Ainsi joyeux, il était sorti de la Morgue avec le maroquin vert ; ilétait venu prendre sa demi-tasse au café des vaudevillistes, avait faitsécher ses couplets et les avait portés à la répétition.

Le soir, ils furent chantés et applaudis... et le lendemain du succès,le vieux vaudevilliste, cherchant une idée, un sujet, se rappelaheureusement l’histoire de la veille, et dit en frappant dans ses mains: Bon ! je ferai un vaudeville là-dessus.

FÉLIX PYAT.