Aller au contenu principal
Corps
Paris vu tel qu'il est.- ALondres, et se trouve à Paris : chez les libraires quivendent lesnouveautés, 1781.- In-8°, 31 p.

Saisie du texte et relecture : A. Michelson pour lacollectionélectroniquede la Médiathèque André Malraux deLisieux (09.IX.2005)
Seconde lecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées. Lescorrections manuellesapportées après édition auprésent exemplaire ont étéintégrées.
Texte établi sur l'exemplairede la médiathèque (BmLx : 18453).
 
PARIS
VU
TEL QU’ILEST.

~*~

EPITRE

A MON LIVRE.

TOUTest Compagnie, jusqu’aux Auteurs ; mais je suis seul.Cependantne craignez rien, mon Livre, vous ne serez pas moinsrecherché ; vousn’aurez pas de Prôneur, vous aurez des Lecteurs ;vous ne serez pasplacé dans les Bibliothèques, vous courrerez lestoilettes ; lespompons, les fleurs vous environneront ; les poudres, les essencesn’altéreront pas même votre couverture.Il pourra arriver qu’unePetite-Maitresse vous jette de dépit sur un sopha ; mais unAmantfolâtre vous sauvera du naufrage : on vous relira, on voustrouveravrai. Enfin, votre bonheur sera complet, puisque vous sereztémoin desplus jolies choses. J’espère que vousconnoîtrez le prix de votreexistence, & que vous en remercierez celui qui al’avantage d’êtrevotre père.


PARIS
VU TEL QU’IL EST.

JEm’ennuie en Province,dit un jour la Baronne de *** à son mari ;tout m’y paraît lourd, pesant, ridicule.J’ai entendu parler de Paris,je veux y aller. Point de replique ; vous ne m’avez pasépousé pour mefaire mourir….Partons.

A ce début onconnaît le caractère de la Baronne ;vive, tranchante, décidée, de l’espritsans jugement : avec ces défautselle faisait cependant les délices de son mari ; ilétait hommecomplaisant, & elle étoit jolie femme.

Prendre des avances sur les Fermiers,faire plierles bagages, monter en voiture & courir ; tout cela ne futl’affaire que d’un jour.

Quoi ! point d’aventures dansleur voyage, medira-t-on ? Tous les Héros des Contes & des Romanseu ont eû :c’est justement pour cette raison que je ne veux pas leur enfaire, ilfaut qu’ils arrivent à Paris, on les y attend.

Ah ! mon mari,s’écrie la Baronne du plus loinqu’elle apperçoit la Capitale, vois-tu cesMaisons, ces Palais ; c’estune Province, un Monde, un Univers : je commence à respirer.– Tu esfolle…. Je ne vois que des brouillards, &l’air y est plus épaisqu’en Province. – Ah ! il n’y a rien telque l’air de Paris, je le sens.

Dans ces promenades superbes (1), quicharment tousles Etrangers lorsqu’ils arrivent, étoit alors ungrand nombred’équipages ; plus loin une multitude de personnesrassemblées.Qu’est-ce que c’est, dit la Baronne,qu’on arrête, & voyons. Dejeunes Seigneurs, vêtus d’une manièreaussi leste qu’élégante,s’exerçaient à la couse &retraçaient les jeux des Anciens. Und’entr’eux fixe la Baronne. C’est unebeauté de Province, dit-il, ellene sera pas indifférente lorsqu’onl’aura mise à l’air de Paris. LaBaronne s’en apperçoit, rougit, disparait,& loue en elle-même lapolitesse qu’on vient de lui faire.

Arrivés à unhôtel ; il vous faut, dit le Maître,appartement pour Monsieur, appartement pour Madame. Non, dit le Baron,nous sommes accoutumés à demeurer ensemble.– Monsieur, cela est tropBourgeois, les personnes de qualité doivent se distinguer :d’ailleurs,dans ce pays-ci les femmes ont des affaires que les marisn’ont pas. Ila raison, dit la Baronne ; entrez dans votre appartement,qu’on m’ouvrele mien : il fallut en passer par-là.

Allons vîte, Laquais, tout auservice de Madame. –Et Monsieur ? – Il attendra. – Qu’onaille chez la Marchande de modes,qu’on fasse venir la Couturière, qu’onm’amène le Bijoutier, qu’onintroduise la Marchande d’étoffes de soie : il futdit, il fut fait. Enquatre jours Madame se trouve parée, embellie, àla mode, & en étatde paraître.

Que tu es charmante, ma femme,s’écrie le Baron enentrant chez elle, tu vas effacer toutes les BeautésParisiennes. –Monsieur ! ce sont mes affaires. – Comment, Monsieur ! est-ceque je nesuis plus ton mari ? – Il faut prendre l’air deParis, & parlercomme on y parle. Vous direz dorénavant Madame, & etmoi Monsieur ;je l’entends, je le veux.

On annonce le Chevalier Dorimont, Petit-maîtrefemillant, qui, comme bien d’autres, était habileà vivre aux dépens duPublic. Mon cousin, dit le Baron, c’est un homme charmant,pleind’esprit, & qui joue un rôle important danscette Ville. LePetit-maître entre, pirouette & pince son jabot. Bon jour,monadorable cousine ; en vérité, il faut avouer quevous êtes bien aimabled’être venue nous voir. Cette Ville vous en saurabon gré, vous vous yamuserez beaucoup, & je m’engage à vous yaccompagner. Le Baron& la Baronne le remercierent de ses offres obligeantes,& leretinrent à dîner.

Hé bien ! mon cousin, dit leBaron, comment vont lesaffaires ? Fort bien, répond le Chevalier. – Et lafortune ? – Elle estcapricieuse à son ordinaire. –L’avez-vous enfin fixée ? – Je serais lepremier dans le monde. – Vous m’entendez ?– Oh ! je m’entends bien ;j’ai un équipage, une maison montée,& je ne suis pas plus richequ’il y a dix ans. –C’est-à-dire, que vous n’avez rien.– Je n’en vispas moins honorablement. - Et comment faites vous ? – Commebien desgens à Paris ; j’intrigue, je joue,j’emprunte & je ne rends pas. –Est-ce le fait d’un honnête homme ? –Honnête homme à Paris ; ilfaudrait loger au sixième étage, &de-là, comme d’un observatoire,examiner & se taire. – Vous prétendriez mefaire croire qu’il n’y apoint d’honnêtes gens dans cette Ville ; je vaisdonc être bienattrapé. – Faites comme moi. – Jen’ai garde. – Tant pis, vous serezmal servi. – Je ne le crois pas. – Oh ! je voisbien qu’il faut vousinstruire, car aujourd’hui les jeunes gens en apprennent auxanciens ;mettez d’abord de côté vospréjugés de Province, ensuite écoutezmoi.

Vous savez ce que monpère me donna en partantde laProvince ? –Assurément peu de chose. –Hé bien ! avec ce peu je me fisbeaucoup d’honneur. Voyez ce que c’est quel’esprit. J’arrive à monhôtel, je commence par distribuer des gratifications auxDomestiques,je paie exactement les Maîtres, j’éviteles dettes criardes, maréputation est faite. Je veux faire des emplettes, on vients’informerde moi, on répond que je suis bon ; c’en estassez, on s’empresse à mefournir, on est à mes ordres, je n’attends pas uninstant. – Et commentpouvez-vous trouver des gens assez simples pour être vosdupes ? – Ilsen font bien d’autres de leur côté ; jene prends à mes Fournisseursque la centième partie de ce qu’ils volent auxSeigneurs. – Ils sontdonc bien riches ? – Pas un seul qui n’ait maisonde Ville & deCampagne. Mon Tailleur vient chez moi en Président, leCommis de monMarchand avec l’élégance d’unMarquis, le premier Garçon de mon Sellieren veste d’étoffe d’or & enhabit de velours ; ai-je tort ? – Jene vous approuverai pas. – Doucement, Monsieur le Baron,n’allez pasmoraliser ici, vous vous donneriez un ridicule, & pourl’honneur denotre Maison n’ayez pas l’ame Roturière: en un mot, je vous avertis enami, vous avez beau dire, vous ne fixerez jamais le vif argent dans nostêtes, l’air de Paris n’est pas celui dela Province.

Le dîner fini. Que faites-vousce soir, mon aimablecousine, dit le Chevalier ? Vous n’êtes pas icipour garderl’appartement, ni pour copier ces Amériquains, quiviennent passer sixmois à Paris & qui font toujours à leurscroisées comme des singes.La Foire St.-Germain est ouverte, c’est aujourd’huijour du beau monde; vous êtes faite pour y figurer. Monsieur le Baron, je nevous metspas de la partie ; les maris dans cette Ville rougissentd’aller avecleurs femmes, ils ne sortent plus qu’avec leurs maitresses.Monsieurrestera, dit la Baronne. La voiture est prête, Chevalier,donnez-moi lamain. Madame fit un petit signe de tête au Baron ; &il dut encores’en trouver bien content.

Que vous devez bâiller enProvince, mon aimablecousine, dit le Chevalier, toujours vis-à-vis un mariassommant par samorale. – Ah ! ne m’en parlez pas, latête me fait mal quand j’y pense.– Vive ce pays ici, au moins les femmes y sont àleur aise, elles ytiennent le premier rang ; & nous autres jeune gens, quoiquedédaigneux, légers, pétulans, nous nelaissons pas que de faire leursaffaires. A propos, j’avais promis à une Marquisede l’accompagner auSpectacle ; mais j’en suis biendédommagé : d’ailleurs, c’estune deces Beautés surannés qui ne savent plus quepayer. – Quoi ! payer ? –Oui, payer. – Expliquez-vous. – Icil’amour se trafique comme autrechose. De tendres Beautés reçoivent dessexagénaires, & donnent àdes Amans bien-aimés. Nos Dames, qui sontréduites à prendre leursgraces sur la toilette, enrichissent leurs Adonis, & ceux-ci sedivertissent avec de jeunes Elégantes. –Voilà du nouveau pour laProvince. – Que voulez-vous ? On est idiot dans ce pays-ci ;si l’on neprostitue pas ses moeurs dèsl’âge de quinze ans ; on n’assure sareputation que par des indécences ; on ne doit sonavancement dans lemonde qu’à la coquetterie des femmes. –Il paraît qu’elles ont tout enmain. – Elles forment seules la bonne compagnie. –Sûrement vous n’avezpas toujours eu sujet de vous en louer. – Le plus richeFinancier quise ruine est trompé tous les jours, que serait-cede  celui quin’a rien à leur offrir ? –J’aime votte franchise.

La Foire étaitbrillante. Modes nouvelles,habillemens légers, coëffuresélégantes, minois jolis, figuresgrotesques, vieilles Femmes en robe à la Polonaise, Fillesdu Monde enLévite, Abbés en chapeaux à la Suisse,Moines en bas de soie, Seigneurshabillés en coutil, Valets de Chambre en habitsbrodés, Laquais enmontre d’or & boucles à brillans. Commenttrouvez-vous cette Foire.mon aimable cousine, dit le Chevalier ; n’est pas uncoup-d’oeilintéressant ? – J’ai toujours entendudire qu’il n’y a qu’un Paris pourtout. – On a raison ; demeurez avec nous, croyez-moi : laProvince estle tombeau des plaisirs ; ici ils renaissent presque àchaque pas. Vousvoyez cette femme parée magnifiquement, que l’onsuit en foule : c’estune Actrice de l’Opéra, femme charmante ! je laconnais beaucoup, &je ne puis m’empêcher de l’admirer ; ellea l’âme noble, elle a déjàruiné quatre Seigneurs : mais elle fait beaucoup de bien,& je vousproteste qu’elle est préférableà cent dévotes qui ne donneraient pasune obole pour arracher une pauvre famille à lamisère. J’apperçoiscependant un mari avec sa femme ; c’est un Notaire, hommed’ordre : jedînai ces jours-ci avec lui, chez sa maitresse ; mais celan’empêchepas qu’il n’achette à sonépouse, argent comptant, des parures qu’uneDuchesse n’oserait prendre à crédit :au reste, s’il vient à dérangerses affaires, il se tuera.

Il fallu voir tout ce qu’il yavait de plusintéressant : Marionnettes spirituelles, Baladinséloquens, Voltigeursdécouplés, Animaux rares & industrieux. Tout estcivilisé dans cesiècle, dit le Chevalier, les bêtes ontl’esprit des hommes. On entreau Wauxhall. C’est ici le Palais des Fées,s’écrie la Baronne. – C’estle Temple des Graces, mon aimable cousine, le rendez-vous de cequ’il ya de mieux dans la Ville, les jeunes gens y trouvent à coupsûr de quoiescompter leur jeunesse. Y a-t-il quelque chose de plusdélicieux queces danses ? Quelle légèreté, quellesouplesse, quelles attitudes ! LaBaronne convint en sortant qu’on n’avait jamaisrien vu de plus beau,& le Chevalier prouva par-là que les Sciences enFrance étaient audernier période.

De retour àl’hôtel, le Chevalier se retire ;ilétait engagé dans une partie de jeu & unsoupersin, & iln’était pas homme à négligerses affaires.

Que pensez-vous, Madame, duChevalier ? dit leBaron ; quelle pauvre tête ! on ne me l’avait pointdépeint tel qu’ilest. – Il est fort aimable. – Peut-il  yavoir un étourdi pareil ?– Il parle bien. – Sans principe, sansprobité. – Il est fortconsidéré. - Devant à tout le mondesans s’en inquiéter. – On le saluede tout côté à la promenade.– Il fait peu d’honneur à ma famille.-Ila des amis qui l’estiment. - On ne pensait pas de cettemanière il y atrente ans. – On n’en était pas plusraisonnable. – Aujourd’hui lesjeunes gens n’ont qu’un esprit de filouterie& d’arrogance qui faithonte à la Nation ; le François se met enmauvaise réputation chezl’Etranger. – Eh ! que nous importe unêtre qui n’est pas Parisien ?

Le jour arrive oùl’on doitdîner chez un Fermier-Général ; grandetoilette, poudres, essences,blanc, rouge, rien n’est oublié. Vousn’y pensez pas, Madame, dit leBaron, vous allez gâter votre teint. – Monsieur,chacun fait comme ilveut. – Votre peau, comme celle des Dames de Paris, ne seraplus qu’unetoile passée à l’huile, semblableà celle que les Peintres gomment& colorent……. Ah ! plaisante histoire,s’écrie le Chevalier enentrant aussi subtilement qu’un vent-coulis, Monsieur leBaron fait lacour à son épouse, il a bien de la peineà se mettre à l’air de Paris ;je ne crois pas que nous en fassions quelquechose…… Mon aimablecousine, permettez-moi de vous présenterl’Abbé mon ami. –L’Abbé mefera plaisir. – C’est la perle desAbbés. - L’Abbé estintéressant . Ila tout ce qu’il faut pour s’avancer. –L’Abbé me parait avoir del’esprit. – Il est fécond engalanteries, comme Janot en bouffonneries.– L’Abbé fera son chemin.

On part : le Baron monte ledernier envoiture,& l’Abbé replace un pompon quiétait dérangé.

Les repas dans Paris sontobjet de vanité chez l’homme parvenu, aussi lacompagnie, fut-ellenombreuse & du plus haut ton. Les femmess’épièrent & separlèrent tout bas : les hommes se mesurèrent dela tête aux pieds,& ne se dirent mot. Airs dédaigneux, haussemensd’épaules, grimacesde cérémonie, pirouettes, rengorgemens. On louala beauté du servicesans y prendre garde. On effleura les mets sans en manger ; on but duvin sans en goûter : enfin le Champagne pétilladans les verres commel’esprit dans les têtes. L’un parla duThéâtre de la Guerre, l’autre duThéâtre de l’Opéra. Celui-ciexalta les victoires d’un Général ;celui-là les conquêtes d’une Actrice. Lebel-esprit se fit un mérited’avoir fait un Livre qui n’eut pas un plus longcours que lescoëffures & les rubans. L’Abbédit joliment qu’on en savait assez,puisque l’on possédait le grand art de jouer,babiller, rire &faire sa cour aux Dames. Le Philosophe fit briller son génieen secomparant à la brutte & ne regardantl’autorité que comme la loi duplus fort. Le Militaire signala sa bravoure, en assurantqu’ilpréférait les faveurs de Vénus auxlauriers de Mars, le plus mauvaissopha au meilleur lit de camp ; tous parlèrent sanss’entendre, rirentsans sujet, se quittèrent sans se dire adieu ; &chacun se retiracontent de soi.

Voilà, dit le Chevalier, cequi s’appelle une société, Monsieur leBaron ! On y fait plus d’espriten un quart-d’heure que dans votre Province en un an.– Dites plus defolies. – Respectez un peu nos usages, ou plutôt,respectez-vousvous-même. – Moi ! respecter vos persifflages, vosradotages, vospapillotages. – Prenez garde qu’on vous entende, onvous prendrait pourun bonhomme, & je m’intéresse àtout ce qui vous regarde. Allons àl’Opéra : mon aimable Cousine veuts’amuser, & je l’approuve.

Le sujetétait tiré dutasse. S’il me fait autant de plaisir, dit le Baron, quej’en ai eu enlisant le Poëme, je serai content. Admirez tantqu’il vous plaira, ditle Chevalier, pour moi je n’aime pas ces Amours sioutrés, ni cettemusique si atterrante ; le François veut êtrebercé & non pasrenversé. L’Auteur a un rival qui est plus doux,plus léger,& quime plaît d’avantage. Vous ne sauriez croire combiences deux Musiciensont excité de débats dans cette Ville pendantplus d’un an. LesGazettes & les Journaux ne parlaient que d’eux.J’ai mis plusieursfois l’épée à la main pourdéfendre mon opinion. Je connois deux amisqui sont irréconciliables, pour s’êtretrouvés d’un avis contraire :ils ont raison, tout Citoyen doit prendre parti dans une cause quiintéresse la Nation.

La Baronneétait plusoccupée à observer les lorginettesdirigées vers elle, qu’àécouter desgosiers Italiens, entés sur des gosiers François.Ce visage décrépitque vous voyez dans les premières loges, lui dit leChevalier, est unSeigneur octogénaire, le désespoir des jeunesgens ; il est encoreaussi brave en amour qu’il le fut autrefois en guerre. Plusloin est unjeune conseiller qui n’a jamais étudiéson Cujas que dans Candide. Jeconnois particulièrement sa Maitresse ; si Monsieur le Barona desprocès, je les garantis bons : elle est pluséloquente auprès de luique les meilleurs Avocats. Je vois un Officier en uniforme, il ignore,sans doute, qu’à Paris on ne doit pas porterl’habit de son état dansles assemblées. Ah ! bon. Voilà au moinsl’Abbé ** qui connaît lesusages, il est en bourse & en épée.

Le tems del’Opéra se passaà remarquer mille singularités importantes,& l’on n’oublia pas debattre des mains comme les autres.

Le lendemain on alla auxItaliens. Vous allez voir, dit le Comte, le plus beau Spectacle decette Ville, & la compagnie la plus divertissante.On ybâillaitautrefois ; mais deux jeunes Auteurs se sont emparés de laScène &ont pris soin de nous égayer.

On leve la toile. LesActeurs & les Actrices paraissent & sont applaudis. DejolisChansonnettes sur des airs connus, des saillies un peu libertines,sur-tout des traits mordans sur les maris, formaient lesPièces lesplus ingénieuses & les plus nouvelles.

Voilà donc ce que vousappellez du beau, dit le Baron ; il paraît que leléger & lefrivole ont seul le droit de plaire ici. Quoi ! vous allez encoremoraliser, dit le Chevalier, dans un lieu où on ne doit querire :quelque soit votre opinion, les deux jeunes Auteurs ne seront pas moinsregardés comme les Réformateurs duThéâtre Italien, & vous verrezqu’un jour ils y seront couronnés comme Voltairel’a été au ThéâtreFrançois. Oui, dit le Baron, avec cettedifférence qu’on a donné àl’unune couronne de Lauriers, & qu’à ceux-cion en donnera une deSainfoin. – Ne plaisantez pas, je sçais moiqu’ils ont distribué debonnes Etrennes au Foyer & aux Journalistes. – Je lecrois ; c’estpour avoir la liberté d’en offrir de mauvaises auPublic.

Les femmes sontcharmantes,mon aimable Cousine, dit le Chevalier. Presque toutes ontl’air d’êtreentretenues, dit le Baron. – Point du tout, vous vous trompez; à Parisles filles prennent souvent le ton des femmes honnêtes,& lesfemmes honnêtes le ton des filles ; les unes pour sortir plusaisémentavec leurs amans, & les autres pour plaire à leursmaris. Voiciquelqu’un qui vous salue, Chevalier, dit le Baronne.– Ah ! c’est unChimiste qui fait des expériences avec succès ;il rassemble unebrillante société : la Facultés’oppose à ses progrès ; mais quepeut-elle faire contre de jolies Femmes & desPrélats ? Auprès delui est un homme du plus grand mérite, fin connaisseur enOuvrages degoût, très-versé dans laLittérature ; jouant souvent la Comédie,&faisant supérieurement le rôled’Orosmane. – De quel état est-il ?–Vous ne le croirez pas ; mais ce que je vous dit est vrai : il estCordonnier. – Cordonnier ! – Vous êtessurpris, Monsieur le Baron, Oh !il est plus brillant que vous & moi, & donne souventà manger àde bons Gentilshommes ; il travaille pour les plus jolies femmes de laVille & de la Cour, & ne se rend jamais chez elle quedans savoiture. Je vais vous citer un trait qui vous fera connoîtrecombien ilmérite d’êtreconsidéré. Une jeune Marquise le fit prier depasser chezelle, & lui fit part du chagrin q’elle ressentait dene pas avoirun pied comme bien d’autres femmes qu’elle voyaiten société. Notreéloquent Cordonnier lui prouva que les petits piedsn’étaient point unebeauté réelle ; que nos plus habiles Peintresn’avaient jamaisreprésenté une Diane & uneVénus avec des petits pieds ridicules ;qu’il était contre la nature & lavérité, qu’une femme d’unetailleau-dessus de l’ordinaire & d’un certainembonpoint, fut appuyée surdeux faibles supports : enfin, il la consola en lui promettant dedonner au Public un Ouvrage qui détruirait cette modebarbare, deblesser les pieds pour les diminuer ; il est sous presse, jel’achetterai.

Le Baron ne pouvait riencomprendre à tout ce qu’il avait vu &entendu depuis qu’il était àParis. Les Français, disait-il, se sont apparemmentdonné le mot pourfaire rire les Etrangers. La Baronne était d’unsentiment biendifférent, aussi ses plaisirs le furent-ils bien-tôt. Les visites &les sociétés de Madame cessèrentd’être celles de Monsieur, ils ne sevirent plus que par cérémonies.

Un jeune Comte, aussiaimable & pensant aussi noblement que le Chevalier, avaitsçu plaire.On ne désirait que lui, il était de toutes lesparties ; & Madame,comme c’est l’ordinaire, avait des migraines decommande pour seménager des tête-à-tête.

On proposa un jour laComédie Française ; le Baronn’était point d’humeur àaller auSpectacle, mais il fallut y consentir pour ne point occasionner desvapeurs à Madame. La Pièce était uneTragédie ; Histoire lugubre :& l’intrigue conduite avec adresse, laPoésie cadencée avec goût,les coups de Théâtre ménagésavec art, déchiraient le coeur, &faisaient couler les larmes….. Voilà del’Young, de Shakespear, dit leBaron, je ne croyois pas que les Français faisissent si bienle flegme& le sombre des Anglais. Qu’on applaudisse tantqu’on voudra à leurgénie, dit le Chevalier, pour moi je n’estime queleurs Chevaux &leurs Jaquets. Belle gloire ! on a reçu l’Auteurde cette Pièce dans lasociété de nos beaux-esprits pour nous avoir faitpleurer. C’est qu’onveut qu’il nous fasse rire, répond le Comte. Onapplaudit.

Vous avez l’air de vousennuyer, mon aimable Cousine, dit le Chevalier. – Je nesçais pas ;mais je bâille comme si j’étais auSermon.- On ne bâille pas ici auSermon, nos Prédicateurs à la mode ont enfinl’habileté d’employer desgrimaces de toilette & des phrases deThéâtre qui égayent. Mais cetAbbé poupin, que vous voyez vis-à-vis,n’est pas plus à l’aise quevous, il est charmant ; un mari le surprit sottement avec sa femme. Sespreuves sont faites, sa réputation est établieauprès des joliesfemmes. – Cet Elégant qui nous regarde souvent, leconnaissez-vous,Chevalier ? – Oui, mon aimable Cousine, je lui faisquelquefoisl’honneur d’aller manger sa soupe. C’estun homme de la plus grandeintelligence ; il a bien 40,000 liv. de rente, quoiqu’il endoive deuxfois autant : mais ici l’on n'y prend pas garde, on ne juge quepar ceque l’on voit. Il faut que je vous conte son histoire. Il futMilitairependant sa jeunesse, & employa plusieurs annéesà s’assurerquelques infirmités pour sa vieillesse. Ennuyé deporter l’épée, ilentra dans le commerce ; une Marchande de chiffons surannéel’épousa,lui laissa toute sa fortune, & lui fit le plaisir de mourir.–Comment, une Marchande de chiffons ! Badinez-vous, Chevalier ?– Non,c’est le commerce qui a la vogue ; la gaze vole àla Cour & à laVille, comme les papiers dans les bureaux. – Doucement, nevous moquezpas de nos parures. – Assurément, je les respectebeaucoup ; maisrevenons à mon ami. Plusieurs personness’empressèrent de placer leurargent dans son commerce. Cette jeune Veuve jolie que vous voyez aveclui, vient d’y mettre ce qu’ellepossède. Elle lui plaît ; il setrouvera à la fin, qu’il aura eu & lesfaveurs & la fortune. –Est-ce que vous croyez qu’il fera banqueroute ? –Je serai bien étonné,s’il n’a pas cet esprit. Plaisant esprit,s’écrie le Baron ! qu’unesprit de friponnerie. – On est quatre fois plus richeaprès :d’ailleurs, c’est la mode. – Elle finiracomme les autres. NosMinistres sont trop sages pour laisser subsister un pareil abus.

On allait entrer dans unedisgression politique ; mais le Comte fit adroitement tomber laconversation sur des objets plus importans ; quand on est avec dejolies femmes, on ne doit s’occuper que de leurs plaisirs.

Nos Agréables n’étaientcependant pas ennemis des Sciences ; ils avaient lu des Livresinstructifs, le Sopha couleur de rose, l’Ecumoire, &milleBrochures Philosophiques, productions du génie, ouvrages dubon goût.Ils ne manquerent pas de confirmer dans l’esprit du Baron& de laBaronne l’idée qu’on leur avaitdonné en Province des beaux-esprits dela Capitale. Il y aura dans deux jours une Séancelittéraire, dit leComte, vous y aurez autant de plaisir qu’à unSpectacle ; vous pourrezdire, ajoute le Chevalier, que vous avez vu ce qu’il y a deplusmerveilleux dans l’Univers. Enfin, dit le Baron, jem’amuserai donc unefois dans cette Ville.

L’assemblée fut des plusnombreuses, il fallut même se passer de dîner pours’assurer d’êtreplacé. On se présente à la porte. LeSuisse, par une influence attachéeà sa place, s’apperçut que le Baronn’avait pas l’extérieur d’unHommede Lettres. – Vous pas être sçavant ? Ilest vrai, dit le Chevalier,que Monsieur n’a pas cultivé les hautes Sciences.– Quoi lui venirfaire ici ? – Si Monsieur le Baron n’entend pas, ilouvrira les yeux. –Ah ! les Barons entrer…..

Les Savans arrivent, sesaluent & se placent. Les Spectateurs se poussent les coudes,sepincent & ouvrent la bouche. Un Savant se lève enmesure, faitraisonner une voix grêle, une Epigramme vole au milieu del’assemblée.Un second rapproche des syllabes, forme des mots, & carde unejoliephrase. Enfin un troisième se distille en complimens,s’exhale enéloges ; l’encens brûle enl’honneur des Savans, ils se repaissent defumée. Alors les vapeurs du bel esprit montent auxtêtes, on entre enconvulsion, on crie, on bat des mains, on rompt les bancs, &unejolie femme s’extasie.

Qu’est-ce que c’est que celadit le Baron ? quelle cohue ! Sont-ce là ces Savans sivantés ? A-t-onjamais parlé d’une manière sipuérile ? Je ne reconnais plus ici desgrands Hommes du siècle dernier que les fauteuils.Bon-homme, s’écrieun Plumet, on voit bien que vous sortez du fond de la Province.–Monsieur, chacun doit avoir la liberté de penser &de parler commeil veut. – Non pas à Paris ; les premiers espritsde l’Univers doivententraîner tous les suffrages ; tout homme doit tremblerdevant eux. –Il est vrai que si dans les tems d’ignorance, les espritsressemblaientà ceux-ci, je ne suis pas étonné quenos Pères en ayent eu peur…..

Pendant cette dispute, leComte, la Baronne & le Chevalier avaient disparu. Quand on veutêtre bien reçu dans les bonnesSociétés, il ne faut pas prendrepubliquement le parti de la raison.

Qu’avez-vous fait, dit leChevalier au Baron, lorsqu’ils furent arrivésà l’Hôtel ? A quoi vousexposiez-vous ? Nous étions perdu de réputation,si on nous eutseulement soupçonné de votre compagnie : soyezdorénavant pluscirconspect ; cette scène vous a mis de mauvaise humeur ; jele voisbien ; c’est votre faute.

Eh !vîte, vîte, dit laBaronne : mes chevaux, mes gens ; allons au bal. – Quoi !Madame, vousn’êtes pas contente d’avoir vu desesprits fardés, vous voulez encorevoir des visages masqués ? – Monsieur, il estminuit. – Il n’est queneuf heures à ma montre. – Eh ! Monsieur, ayezdonc une horloge deParis : pensez-vous que le tems marche ici comme en Province ? Bonsoir, allez dormir.

Tout Paris étoit incognito àl’Opéra. Chacun, sous le costume qu’ilavait pris, manifestait, non cequ’il était, mais ce qu’il devaitêtre. Les modes réunissoient cequ’elles avaient de plus admirable pour former un groupped’Arlequins,de Polichinels, de Pantalons. Les Petits-Maîtresdéployaient leurgénie, soupiraient l’amour sur tous les tons,rappellaient la bonneéducation qu’ils avaient reçue,contrefaisaient leur voix, escaladaientles superlatifs, & s’efforçaient de direaux femmes les propos lesplus grotesques. O ! la charmante bigarrure. On se presse, on seheurte, on bâille, on s’ennuye, on courreaprès l’amour, après leplaisir, après l’esprit & tout celas’échappe comme un zéphir. Monaimable Cousine, dit le Chevalier, prenez-garde ici de vousméprendre :quelque désagrément que vous ayez eu, il faudradire à tout le mondeque vous vous êtes bien amusé, que vous avezentendu les plus jolieschoses, qu’on vous a fait les plus belles propositions, quevous yretournerez toujours avec un nouveau plaisir ; voilà le bon ton.D’ailleurs,vous sçavez qu’on ne peut pas existerdécemment à Paris, dans le temsdu carnaval, sans se trouver à cette assemblée.

Madame, dit le Baron,vousdevez être bien fatiguée d’avoirpassé la nuit. – Point du tout, je n’ypense pas. – Tenez, tout ce que vous avez vu àl’Opéra, n’est que lareprésentation de ce qui se passe journellement dans les sociétés deParis : on se moque, on persiffle, & on se contrefait pour nepointparaître tel qu’on est ; cette Ville medéplaît, je veux retourner enProvince ; dans quatre jours nous partirons.

La Baronne ne répond rien. Qui ne dit mot, consent ; c’est le vieux Proverbe ; mais ilfautqu’il cède à la mode.

On dispose sesaffaires depart & d’autre pour le voyage. Monsieurs’applaudissait du peu depeine que Madame témoignait à partir, jerecouvrerai le droit, sedisait-t-il en lui-même, de dire ma femme, & je seraiappellé monmari.

Voyez si Madame estprête,dit, le jour du départ, le Baron à sonDomestique.- Monsieur. – Quoi,Monsieur ! – Je ne sçais. – Quevoulez-vous dire ? – Madame n’est pasrentrée depuis hier.; on est fort inquiet dansl’Hôtel. – Comment,qu’apprends-je ? Voilà un tour de Paris. Allezvîte chez le Comte, leChevalier, sçachez ce qu’ils sontdevenus…..On court, on s’informe ; leChevalier était déménagé,le Comte était parti en poste avec une femmequ’il connaissait depuis peu. Un ami du Baron arrive sur cesentrefaites, & est instruit de l’affaire. Cela vousétonne, dit-ilau Baron ? Rien de plus commun dans ce Pays-ci. On se vole sansscrupule les femmes des uns des autres. – Vous parlezà votre aise.–Vous y êtes plus que jamais àl’aise ; prenez une Maitresse, vous vousconsolerez, comme tous ceux qui sont dans le même cas ;d’ailleurs danscette Ville, on n’a pas une jolie femmeimpunément. Eh, que luiservirait-il d’être venue à Paris pourretourner en Province ? Quellefigure y ferait-elle ?

Le Baron, sans s’arrêter àtoutes ces raisons, s’élance comme un furieux dansune voiture, courrecomme le vent, veut absolument rattraper sa femme.

Si mes Lecteurs sont curieuxde le rejoindre, il a pris la route de Bordeaux.

F   I  N.

(1) Les Champs Elisées.